Il semblait à Alvin que l’hiver durait depuis la moitié de sa vie. Autrefois il aimait quand venait la neige ; il mettait l’œil à sa fenêtre, entre les craquelures du gel, et contemplait l’aveuglante réverbération du soleil sur l’océan blanc, lisse et ininterrompu. Mais dans ce temps-là, il avait toujours le loisir de rentrer au chaud à la maison, de manger la cuisine de m’man, de dormir dans un lit douillet. Non pas qu’il souffrît tellement à présent ; avec ce qu’il avait appris des coutumes des Rouges, il n’était pas à plaindre.
Tout de même, ça durait depuis trop longtemps. Presque un an depuis ce matin de printemps où il s’était mis en route avec Mesure pour gagner la rivière Hatrack. Ç’avait paru un si long voyage alors ; aujourd’hui, pour Alvin, ça ne représentait guère plus qu’une promenade d’une journée, comparé aux déplacements qu’il avait effectués. Ta-Kumsaw et lui étaient descendus si loin dans le Sud que les Rouges s’y servaient plus souvent de l’espagnol que de l’anglais quand ils voulaient parler la langue de l’homme blanc. Ils étaient allés vers l’ouest jusqu’aux régions embrumées qui bordent le Mizzipy. Ils avaient parlé aux Cree-Eks, aux Chok-Taws, aux Cherrikys « non civilisés » du pays des bayous. Et dans le Nord jusqu’aux confins du Mizzipy, où les lacs étaient si nombreux, si bien reliés les uns aux autres qu’on pouvait se rendre partout en canoë.
C’était le même discours dans tous les villages visités. « Nous te connaissons, Ta-Kumsaw, tu es venu parler de guerre. Nous ne voulons pas la guerre. Mais… si l’homme blanc s’approche par ici, nous nous battrons. »
Ensuite Ta-Kumsaw expliquait : lorsque l’homme blanc arriverait dans leur village, ce serait trop tard, ils seraient tout seuls ; les Blancs s’abattraient sur eux comme la grêle et les piétineraient dans la poussière. « Nous devons nous rassembler en une seule grande armée. Nous pouvons encore être les plus forts si nous nous décidons. »
Ça ne suffisait pas. Quelques jeunes hommes approuvaient de la tête, ils auraient aimé dire oui, mais les vieux ne voulaient pas la guerre, ils ne voulaient pas la gloire, ils voulaient la paix et la tranquillité, et l’homme blanc se trouvait encore loin, n’était encore qu’une rumeur.
Ta-Kumsaw se tournait alors vers Alvin et disait : « Raconte-leur ce qui est arrivé près de la Tippy-Canoe. »
Dès la troisième fois, Alvin savait déjà ce qui se passerait à la dixième, à la centième, à toutes les fois qu’il raconterait. Il le savait dès que les Rouges s’asseyaient autour du feu et se tournaient vers lui, la mine dégoûtée parce qu’il était blanc, mais intéressés parce qu’il était celui qui voyageait avec Ta-Kumsaw. Il avait beau raconter son histoire simplement, il avait beau mentionner le fait que les Blancs du territoire de la Wobbish croyaient Ta-Kumsaw coupable de les avoir enlevés et torturés, Mesure et lui, les Rouges écoutaient quand même avec déchirement, bouillants d’une rage de mauvais augure. À la fin du récit, les vieux saisissaient des poignées de terre, grattaient le sol comme pour libérer une terrible bête enfouie ; et les jeunes se passaient le tranchant de leurs couteaux de silex sur les cuisses, traçant de fines lignes de sang, comme pour apprendre la soif à leurs armes, comme pour apprendre la recherche et l’amour de la douleur à leur corps.
« Quand la neige aura quitté les rives de l’Hio, disait Ta-Kumsaw.
— Nous serons là », assuraient les jeunes hommes, et les vieux donnaient leur consentement d’un signe de tête. La scène se répétait dans tous les villages, dans toutes les tribus. Oh, des fois quelques-uns évoquaient le Prophète et conseillaient la paix ; on les traitait de « vieilles femmes » ; pourtant, à ce que voyait Alvin, la haine des vieilles femmes semblait la plus féroce de toutes.
Alvin ne reprochait cependant jamais à Ta-Kumsaw de se servir de lui pour attiser la colère contre sa propre race. Après tout, l’histoire qu’il devait raconter était véridique, non ? Il ne pouvait pas refuser de la dire, à personne, sous aucun prétexte, pas plus que sa famille ne pouvait refuser de parler, frappée par la malédiction du Prophète. Évidemment, les mains d’Alvin n’allaient pas se couvrir de sang s’il décidait de se taire. Mais il avait le sentiment de porter le même fardeau que tous les Blancs témoins du massacre de la Tippy-Canoe. C’était une histoire vraie, et si tous les Rouges qui l’entendaient en concevaient de la haine, réclamaient vengeance et désiraient la mort de chaque homme blanc qui ne reprendrait pas le bateau pour l’Europe, eh bien, était-ce une raison pour les laisser dans l’ignorance ? N’était-ce pas plutôt leur droit naturel de connaître la vérité afin qu’elle les guide vers le bien ou le mal, selon leur choix ?
Non pas qu’il fût donné à Alvin de parler ouvertement sur un sujet tel que les droits naturels. Il n’avait pas beaucoup l’occasion de discuter. Bien sûr, il restait toujours auprès de Ta-Kumsaw, à moins d’une longueur de bras de distance ; mais Ta-Kumsaw ne lui parlait presque jamais, sinon pour lui ordonner : « Attrape un poisson », ou : « Viens avec moi tout de suite ». Ta-Kumsaw montrait clairement qu’il n’éprouvait aucune amitié pour Alvin et qu’il admettait mal en réalité de se faire accompagner par un Blanc. Ta-Kumsaw marchait vite, à la façon des Rouges, et ne regardait jamais derrière lui pour vérifier si son jeune compagnon suivait ou non. Le seul moment où il semblait se préoccuper de sa présence, c’était quand il se tournait vers lui pour dire : « Raconte ce qui est arrivé près de la Tippy-Canoe. »
Une fois, après avoir quitté un village de Rouges tellement excités contre les Blancs qu’ils lorgnaient déjà sur son scalp, Alvin, par bravade, avait demandé : « Pourquoi tu m’dis jamais de leur raconter comment Mot-pour-mot, toi et moi, on est tous entrés dans la Butte-aux-huit-faces ? » Pour toute réponse, Ta-Kumsaw se mit à marcher si vite qu’Alvin dut courir la journée durant pour ne pas se laisser distancer.
Voyager avec Ta-Kumsaw, pour ce qui était de la compagnie, revenait à voyager seul. Alvin ne se souvenait pas avoir connu pareille solitude de toute sa vie. Alors, pourquoi je ne m’en vais pas ? s’interrogeait-il. Pourquoi je le suis ? Ça n’a rien d’amusant, je l’aide à préparer une guerre contre les miens, il fait de plus en plus froid, comme si le soleil s’arrêtait de briller et que d’un bout à l’autre du monde il n’y avait plus que des arbres nus et gris et de la neige éblouissante, et il ne veut même pas de moi auprès de lui.
Pourquoi continuait-il ? En partie à cause de la prophétie de Tenskwa-Tawa : Ta-Kumsaw ne mourrait pas tant qu’il resterait à ses côtés. Alvin n’aimait peut-être pas la compagnie de Ta-Kumsaw, mais il le savait un homme grand et valeureux ; s’il pouvait d’une manière ou d’une autre aider à le garder en vie, alors c’était son devoir de s’y employer du mieux possible.
Mais il y avait davantage, davantage que le devoir qu’il se sentait envers le Prophète de prendre soin de son frère ; davantage que le besoin qu’il éprouvait de partager le terrible châtiment de sa famille en répandant l’histoire de la Tippy-Canoe dans tout le pays de l’homme rouge. Alvin ne pouvait pas vraiment l’exprimer par des mots dans sa tête, tandis qu’il courait à travers bois, perdu dans un demi-rêve, que le vert de la forêt guidait ses pas et emplissait son crâne de la musique de la terre. Non, l’heure n’était pas aux mots. Mais il n’en avait pas besoin pour comprendre, pour sentir la justesse de ce qu’il accomplissait ; il avait l’impression d’être l’huile sur l’essieu de roue d’un chariot porteur de grands événements. Je pourrais m’user, me consumer sous la chaleur de la roue frottant sur l’axe, mais le monde change, et d’une façon ou d’une autre je participe à ce qui le fait avancer. Ta-Kumsaw bâtit quelque chose, il rassemble les hommes rouges pour ça.
Pour la première fois, Alvin comprenait qu’on pouvait bâtir à partir des gens, que lorsque Ta-Kumsaw disait aux Rouges de sentir avec un seul cœur et d’agir avec un seul esprit, ils devenaient plus grands qu’en restant de simples individus ; et bâtir ainsi, c’était s’opposer au Défaiseur, pas vrai ? Tout comme sa manie de fabriquer des petits paniers en tressant des brins d’herbe. Toute seule, l’herbe n’était rien que de l’herbe, mais une fois tressée elle devenait bien davantage.
Ta-Kumsaw fabrique quelque chose de nouveau là où il n’y avait rien, et ça ne pourra pas se faire sans moi.
À l’idée de participer à une création qu’il ne comprenait pas, la peur l’envahissait, mais aussi l’impatience de voir l’avenir. Il persévérait donc, allait de l’avant, ne ménageait pas ses efforts, parlait à des Rouges d’abord méfiants et pour finir pleins de haine, et contemplait la majeure partie de la journée le dos de Ta-Kumsaw qui courait devant lui, de plus en plus loin dans la forêt. Le vert des bois vira à l’or et au rouge, puis au noir lorsque les pluies d’automne s’abattirent sur les arbres dénudés, enfin au gris, au blanc, au silence. Et toute son inquiétude, tout son découragement, tout son désarroi, toute sa peine devant les atrocités qu’il voyait venir et celles qu’il avait vues dans le passé, tout se mua en une lassitude, un dégoût de l’hiver, une impatience que la saison change, que la neige fonde, que le printemps vienne, puis enfin l’été.
L’été, lorsqu’il regarderait en arrière et considérerait tout ce qu’il vivait aujourd’hui comme du passé. L’été, lorsqu’il connaîtrait à peu près le tour, bon ou mauvais, pris par les événements, et qu’il n’affronterait plus dans un recoin de son esprit cette terreur écœurante d’un blanc neigeux qui masquait tous les autres sentiments, comme la neige masquait le sol sous son manteau.
Jusqu’au jour où Alvin nota que l’air était plus doux, la neige plus molle sur l’herbe comme sur le sol, et tout bonnement absente des branches des arbres, qu’il surprit l’éclair rouge d’un oiseau s’apprêtant à trouver une épouse et à faire son nid pour la couvaison. Et ce même jour, Ta-Kumsaw bifurqua vers l’est, franchit une chaîne de collines et s’arrêta au sommet d’un rocher dominant une vallée de fermes de colons dans la partie septentrionale de l’État blanc d’Appalachie.
C’était un spectacle qu’Alvin n’avait encore jamais vu. Rien de commun avec la ville française de Détroit, où les gens vivaient entassés, ni avec les habitations éparses de la région de la Wobbish, où chaque ferme creusait comme un trou dans le vert de la forêt. Ici les arbres étaient disciplinés, alignés en rangs pour délimiter les champs de chaque fermier. Il fallait remonter sur les collines bordant la vallée pour les retrouver à l’état quelque peu sauvage. Et comme ce jour-là le sol s’était ramolli, on voyait des fermiers l’inciser de leurs charrues, tracer de minces sillons superficiels à sa surface, comme les guerriers rouges l’avaient fait sur leurs cuisses avec leurs couteaux de silex ; les Rouges avaient appris la soif à leurs armes, eux apprenaient à produire à la terre pour que, tel le sang qui avait jailli sur la peau des guerriers, le blé, le maïs, le seigle ou l’avoine jaillissent à leur tour, forment une mince pellicule de vie sur l’écorce terrestre, et cette plaie resterait ouverte tout l’été, jusqu’à ce que les faux de la moisson entrent en action. Puis à nouveau la neige formerait comme une croûte, pour guérir le sol jusqu’à la blessure de l’année suivante. Toute la vallée présentait le même aspect, éreintée comme un vieux cheval.
Je ne devrais pas penser ainsi, se dit Alvin. Je devrais être content de revoir des terres de Blancs. Des volutes de fumée s’échappaient d’une centaine de cheminées d’un bout à l’autre de la vallée. Beaucoup de gens vivaient là, les enfants sortaient pour jouer après être restés enfermés tout l’hiver, les hommes transpiraient dans l’air frais du début de printemps en accomplissant leur ouvrage, les bêtes travaillaient dur dans la vapeur qui montait de leurs naseaux et de leurs flancs chauds et palpitants. Comme à la maison, non ? C’était ce qu’Armure, p’pa et tous les autres Blancs voulaient faire de la région de la Wobbish, pas vrai ? C’était la civilisation, les familles se mêlaient des affaires des voisins, tout le monde jouait des coudes, la terre était divisée en parcelles pour qu’on sache bien à qui appartenait jusqu’au dernier pouce carré, qui avait le droit de l’exploiter et qui y pénétrait sans permission et ferait bien de déguerpir.
Mais après une année passée presque tout le temps avec des Rouges, sans véritablement côtoyer d’homme blanc en dehors de Mesure, pendant une brève période, et de Mot-pour-mot pendant un jour ou deux, eh bien, Alvin ne voyait plus cette vallée avec les mêmes yeux qu’avant. Il la voyait à la manière d’un homme rouge, et elle lui apparaissait comme la fin du monde.
« Qu’esse qu’on fait icitte ? » demanda-t-il à Ta-Kumsaw.
En guise de réponse, Ta-Kumsaw descendit tout de go de la colline et pénétra dans la vallée, comme s’il en avait le droit. Alvin n’y comprenait rien, mais il lui emboîta le pas.
À sa surprise, alors qu’ils traversaient un champ à demi-labouré, le fermier ne leur cria même pas de faire attention aux sillons ; il leva simplement la tête, leur jeta un coup d’œil puis leur adressa un geste. « Salut, Ike ! » lança-t-il.
Ike ?
Ta-Kumsaw leva la main pour lui rendre son salut et continua son chemin.
Alvin faillit éclater de rire. Ta-Kumsaw… connu de fermiers civilisés dans un endroit pareil, si bien connu même qu’un homme blanc avait pu l’identifier de très loin ! Ta-Kumsaw… le plus féroce ennemi des Blancs dans toutes les forêts, qu’on interpellait sous un nom d’homme blanc ?
Mais Alvin se garda bien de demander une explication. Il se contenta de suivre jusqu’à ce que Ta-Kumsaw soit arrivé à sa destination.
C’était une maison qui ressemblait à toutes les autres, peut-être un peu plus vieille. Grande, en tout cas, ou plutôt agrandie en dépit du bon sens. Cet angle, là, c’était peut-être la cabane d’origine, avec ses fondations en pierre, à laquelle on avait ajouté une aile, plus importante que la cabane en rondins, sûrement devenue la cuisine, puis une autre aile par-devant, à un étage celle-ci, pourvue d’un grenier, puis encore une extension à l’arrière qui prenait sur le toit de la cabane, conservant néanmoins la forme du pignon qu’elle charpentait avec des madriers équarris, autrefois soigneusement badigeonnés à la chaux mais dont aujourd’hui la peinture s’écaillait pour laisser transparaître le gris du bois. Toute l’histoire de la vallée dans cette maison : d’abord un bout de cabane construite à la hâte pour se garder de la pluie pendant qu’on lutte contre la forêt, puis une période de répit qui permet d’ajouter une pièce ou deux pour le confort, puis un peu de prospérité, d’autres enfants, et le besoin de l’extérioriser par une façade à deux niveaux, enfin trois générations sous le même toit, et l’on ne bâtit plus par fierté mais pour des raisons de place, pour disposer des pièces nécessaires où loger les habitants.
C’était ce genre de maison, une maison qui présentait dans sa configuration toute l’histoire de la guerre victorieuse de l’homme blanc contre la terre.
Et voilà que Ta-Kumsaw s’approche d’une misérable petite porte à l’arrière ; il ne se donne même pas la peine de frapper, ouvre et entre.
Ce que voyant, eh bien, pour la première fois Alvin ne sut quelle attitude adopter. Par habitude, il avait envie de suivre Ta-Kumsaw dans la maison, comme il l’avait suivi dans une centaine de huttes rouges en torchis. Mais une autre habitude, plus ancienne, lui disait qu’on ne s’introduit pas comme ça chez les gens, quand il y a une vraie porte d’entrée et tout ce qui s’ensuit. On passe par devant, on frappe poliment et on attend que les habitants vous invitent à l’intérieur.
Alvin resta donc à la porte de derrière, que Ta-Kumsaw ne se soucia évidemment pas de refermer, et regarda les premières mouches de printemps s’égarer dans le couloir. Il entendait presque sa mère crier sur ceux qui laissaient les portes ouvertes pour que les mouches pénètrent et rendent tout le monde fou durant la nuit avec leurs bourdonnements qui empêchaient de dormir. À cette pensée, Alvin fit donc ce que m’man leur avait toujours recommandé : il passa le seuil et referma la porte derrière lui.
Mais il n’osait pas aller plus loin dans la maison que ce couloir de derrière, où de lourds manteaux pendaient à des patères et des bottes crottées s’entassaient pêle-mêle près de la porte. Se mouvoir lui donnait une impression bizarre. La chanson verte de la forêt l’avait assourdi pendant tant de mois qu’il ne restait plus que le silence quand elle s’en allait, presque entièrement étouffée par la cacophonie parasite d’une ferme d’homme blanc en pleine activité de printemps.
« Isaac », fit une voix de femme.
L’un des bruits de Blancs s’arrêta. Alors seulement, Alvin se rendit compte qu’il s’était agi d’un bruit réel, qu’on entend avec ses oreilles, non d’un bruit de la vie qu’on perçoit avec ses sens de Rouge. Il essaya de retrouver ce que c’était. Un rythme, un choc, un rythme régulier comme… comme un métier à tisser. C’était un métier à tisser qu’il avait entendu. Ta-Kumsaw avait dû entrer directement dans la pièce où tissait une femme. Mais il n’était pas un étranger ici, elle le connaissait sous le même nom que le fermier de tout à l’heure, dans les champs. Isaac.
« Isaac, répéta l’inconnue.
— Becca », dit Ta-Kumsaw.
Un simple nom, aucune raison pour que le cœur d’Alvin se mette à cogner. Mais la façon de le dire de Ta-Kumsaw, sa façon de parler… c’était un timbre de voix à faire cogner les cœurs. Mieux encore : Ta-Kumsaw le prononça, non pas avec les voyelles étrangement déformées des Rouges qui parlent anglais, mais avec un accent aussi pur que s’il venait d’Angleterre. Dame oui, ça ressemblait plus au révérend Thrower qu’Alvin ne l’aurait cru possible.
Non, non, ce n’était pas du tout Ta-Kumsaw, c’était un autre homme, un Blanc, qui se trouvait dans la même pièce que la femme blanche, voilà. Et Alvin s’avança doucement dans le couloir pour découvrir d’où sortaient les voix, pour voir l’homme blanc dont la présence expliquerait tout.
Mais il s’arrêta devant une porte ouverte et regarda dans une pièce où Ta-Kumsaw tenait une femme blanche par les épaules, les yeux baissés vers son visage, ceux de la femme levés vers le sien. Ils ne disaient rien, ils se regardaient. Pas un seul homme blanc dans la pièce.
« Mon peuple se rassemble près de l’Hio, dit Ta-Kumsaw de son étrange voix à l’accent anglais.
— Je sais, fit la femme. C’est déjà dans le tissu. » Puis elle se retourna pour considérer Alvin dans l’encadrement de la porte. « Et tu n’es pas venu seul. »
Alvin n’avait jusqu’ici jamais rencontré de regard comme le sien. Il était encore trop jeune pour rêver de femmes comme, il s’en souvenait, l’avaient fait les précoces Économe et Fortuné dès leurs quatorze ans. Ce ne fut donc nullement le sentiment d’un homme désirant une femme qu’il éprouva en regardant ses yeux. Il y plongea comme il lui arrivait parfois de plonger dans le feu, pour suivre la danse des flammes, sans leur demander d’avoir du sens, seulement pour suivre leurs ondoiements dictés par le pur hasard. C’est à quoi ressemblaient ses yeux, comme s’ils avaient assisté à des milliers d’événements qui tourbillonnaient encore dans leurs prunelles, et que personne ne s’était jamais soucié ou n’avait trouvé le moyen d’extraire ces visions pour en faire des histoires riches d’enseignement.
Et Alvin eut très peur qu’elle possède un pouvoir de sorcière dont elle se serait servi pour transformer Ta-Kumsaw en homme blanc.
« Je m’appelle Becca, dit la femme.
— Lui s’appelle Alvin », dit Ta-Kumsaw ; ou plutôt Isaac, car ce n’était plus du tout la voix de Ta-Kumsaw. « C’est le fils d’un fermier de la région de la Wobbish.
— C’est lui, le fil que j’ai vu courir dans le tissu, celui qui n’est pas resté à sa place. » Elle sourit à Alvin. « Approche-toi, dit-elle. Je veux voir le légendaire Petit Renégat.
— C’est qui ? demanda Alvin. Le petit gars René…
— Renégat. Des histoires circulent dans toute l’Appalachie, tu ne le sais pas ? Sur Ta-Kumsaw, qui un jour apparaît du côté de l’Osh-Kontsy, le lendemain sur les rives de la Yazoo, et qui incite les Rouges à massacrer et à torturer. Toujours accompagné d’un petit Blanc qui pousse les Rouges à encore plus de brutalité, qui leur apprend les méthodes secrètes de torture que l’inquisition papiste employait en Espagne et en Italie.
— C’est pas vrai », dit Alvin.
Elle sourit. Les flammes de ses yeux dansèrent.
« Les genses, ils doivent me détester, dit Alvin. J’connais même pas c’que c’est l’Enkyzisson.
— L’Inquisition », rectifia Isaac.
Une peur affreuse serra le cœur d’Alvin. Si les gens racontaient des histoires pareilles sur son compte, alors ils devaient le prendre pour un criminel, un monstre pour ainsi dire. « J’fais rien que suivre…
— Je sais ce que tu fais et pourquoi, le coupa Becca. Par ici, tout le monde connaît assez Isaac pour ne pas croire de tels mensonges sur lui et sur vous deux. »
Mais Alvin se fichait du « par ici ». Ce qui l’intéressait, c’était ce qu’on pensait chez lui, dans le pays de la Wobbish.
« Ne t’inquiète pas, dit Becca. Personne ne sait qui est ce légendaire garçon blanc. Certainement pas l’un des deux innocents hachés menu dans la forêt par Ta-Kumsaw. Certainement pas Alvin, ni Mesure. Lequel es-tu, au fait ?
— Alvin, dit Isaac.
— Ah oui, reprit Becca. Tu me l’as déjà dit. J’ai beaucoup de mal à retenir le nom des gens dans ma tête.
— Ta-Kumsaw, il a haché menu personne.
— Tu penses bien, Alvin, que par ici on n’a pas cru cette histoire-là non plus.
— Oh. » Alvin ne savait plus que dire, et comme il vivait depuis longtemps à la façon des Rouges, il adopta leur attitude dans le même genre de situation, une attitude à laquelle les Blancs songeaient rarement. Il s’abstint autant que possible d’ouvrir la bouche.
« Du pain et du fromage ? demanda Becca.
— Trop aimable. Merci », fit Isaac.
Ça, c’était la meilleure. Ta-Kumsaw qui disait merci comme un vrai gentleman. Chez les siens, évidemment, c’était un aristocrate plein de courtoisie. Mais il semblait toujours si froid dans la langue de l’homme blanc, il parlait si sèchement. Jusqu’à ce jour. Sorcellerie.
Becca agita une clochette.
« C’est un repas tout à fait simple, mais nous vivons simplement, dans cette maison. Particulièrement dans cette pièce. Et c’est très bien… elle est si simple. »
Alvin regarda autour de lui. Elle avait raison. Il s’apercevait seulement maintenant qu’il se trouvait dans la cabane en rondins d’origine, dont il restait une fenêtre plein sud qui laissait pénétrer la lumière du jour. Les murs étaient encore tous en bon vieux bois brut ; il ne l’avait pas remarqué à cause de tout le tissu tendu ici et là, suspendu à des crochets, empilé sur les meubles, mis en rouleaux. Un drôle de tissu, très coloré, mais dont les couleurs ne formaient pas de motifs, n’avaient pas de sens apparent ; elles allaient d’un côté puis de l’autre, changeant de nuances et de teintes, une grande bande de bleu, quelques étroites raies vertes, s’entremêlant les unes aux autres avant de se séparer plus loin.
Quelqu’un entra dans la pièce en réponse à la clochette de Becca, un vieil homme, d’après la voix ; elle l’envoya chercher à manger, mais Alvin ne vit même pas à quoi il ressemblait, il ne pouvait détacher les yeux du tissu. Pourquoi y en avait-il tant ? Pourquoi marier pareil assortiment de couleurs sans queue ni tête, aussi criard et aussi moche ?
Et où cela s’arrêtait-il ?
Il s’approcha d’un angle où peut-être une douzaine de rouleaux d’étoffe posés debout s’appuyaient les uns contre les autres, et il s’aperçut que chacun d’eux naissait du précédent. On avait pris l’extrémité de l’un pour l’enrouler sur elle-même et en commencer un nouveau ; l’étoffe sortait donc d’un rouleau, sautait au cœur de son voisin, et ainsi de suite, formant une longue pièce de tissu. Ce n’étaient pas plusieurs pièces bout à bout, mais une seule, enroulée sur elle-même jusqu’à ce qu’elle devienne trop lourde à déplacer et qu’un nouveau rouleau prenne le relais, sans l’intervention de ciseaux. Alvin se mit à aller et venir dans le local, faisant glisser ses doigts sur le « motif » du tissage, le suivant par-dessus les patères fixées au mur, redescendant vers les rouleaux entassés par terre. Il le suivit, il le suivit, jusqu’à ce qu’enfin, au moment même où le vieil homme revenait avec le pain et le fromage, il arrive au bout de l’étoffe. Elle sortait du métier à tisser de Becca.
Pendant tout ce temps, Ta-Kumsaw parlait à la femme avec sa voix d’Isaac, et elle lui répondait dans son registre profond et mélodieux qui laissait transparaître une très légère pointe d’accent étranger, comme certains Hollandais du côté de Vigor Church, qui avaient passé toute leur vie en Amérique mais gardaient une trace de leur pays d’origine dans leur prononciation. La nourriture attendait maintenant sur une table basse entourée de trois chaises ; resté près du métier, Alvin prêta alors attention à ce qu’ils disaient, surtout parce qu’il voulait absolument demander à Becca à quoi servait tout ce tissu. Elle avait dû passer plus d’une année à le tisser, pour qu’il y en ait une telle longueur, sans jamais prélever de coupons pour en faire quoi que ce soit. M’man traitait ça de honteux gaspille, posséder une chose et ne pas s’en servir, comme la jolie voix de Daily Framer qui chantait à longueur de journée chez elle mais ne participait jamais aux hymnes à l’église.
« Mange », dit Ta-Kumsaw. Quand il s’adressait aussi brutalement à Alvin, sa voix perdait sa délicatesse anglaise ; il redevenait le vrai Ta-Kumsaw. Alvin se sentit soulagé, il comprit qu’il n’y avait pas de sorcellerie là-dessous, que Ta-Kumsaw avait simplement deux manières différentes de parler ; mais évidemment, d’autres questions se posaient : comment le Rouge avait-il appris à s’exprimer ainsi ? Alvin n’avait jamais entendu la moindre rumeur comme quoi Ta-Kumsaw avait des amis blancs en Appalachie, et vous pensez bien qu’une histoire pareille, ça se saurait. Bien sûr, il n’était pas difficile de deviner pourquoi il aurait évité que le bruit s’en répande. Qu’est-ce que tous ces Rouges excités penseraient s’ils le voyaient ici, en ce moment ? Elle tournerait comment, sa guerre ?
Et au fait, comment Ta-Kumsaw pouvait-il provoquer cette guerre s’il avait de vrais amis blancs comme les gens de cette vallée ? La terre était sûrement morte ici, du moins de l’avis des Rouges. Comment Ta-Kumsaw parvenait-il à le supporter ? Alvin restait tellement sur sa faim qu’il avait beau s’empiffrer de pain et de fromage à s’en faire péter la panse, il ressentait toujours au fond de lui un tiraillement, un besoin de retrouver les bois et d’entendre le chant de la terre dans sa tête.
Le repas s’accompagna du caquetage charmant de Becca sur la vie quotidienne dans la vallée ; elle citait des noms qui ne disaient rien à Alvin, à ceci près qu’ils auraient tous pu désigner des habitants de Vigor Church… Il y avait même des gens qui s’appelaient Miller, ce qui n’avait rien d’étonnant car une vallée de cette importance devait sûrement donner du grain à moudre à plus d’un meunier.
Le vieil homme réapparut pour débarrasser la table.
« Tu es venu voir mon tissu ? » demanda Becca.
Ta-Kumsaw hocha la tête. « Je suis venu en partie pour ça. »
Becca sourit et le conduisit au métier. Elle s’installa sur son tabouret et réunit la dernière longueur de tissu sur ses genoux. Elle commença à environ trois pieds du bord de sa machine. « Là, dit-elle. Le rassemblement de ton peuple à Prophetville. »
Alvin la vit passer la main sur tout un paquet de fils qui semblaient sortir de leur propre chaîne pour migrer en travers du tissu et se regrouper vers la lisière.
« Des Rouges de toutes les tribus, dit-elle. Les plus forts de ton peuple. »
Les fibres tiraient sur le vert, mais elles étaient en fait plus grosses que la plupart des autres fils, solides et tendues. Becca ramena davantage de tissu sur ses genoux. Le regroupement prit plus de corps, devint plus net, et les fils brillèrent d’un vert plus éclatant. Comment des fils pouvaient-ils changer ainsi de couleur ? Et comment, malgré le mécanisme du métier, la chaîne arrivait-elle à se déplacer de cette façon ?
« Et maintenant, les Blancs qui se sont rassemblés contre eux », dit-elle.
Ma foi oui, il y avait un autre groupe de fils, plus compact à l’origine, mais qui grossissait en faisant quelques nœuds. Aux yeux d’Alvin, l’étoffe avait l’air d’une vraie loque, avec ses fils tout emmêlés et comprimés – qui porterait une chemise taillée dans un tissu pareil ? – et les couleurs ne rimaient à rien, elles se brouillaient sans chercher à former de motif ni à reproduire un ordre régulier.
Ta-Kumsaw tendit la main et tira l’étoffe à lui. Il tira jusqu’à ce qu’il découvre un endroit où tous ces fils d’un vert pur se relâchaient, puis s’arrêtaient pour la plupart. La chaîne du tissu y était fine et clairsemée, peut-être un fil sur les dix qu’elle comptait plus tôt ; comme une pièce élimée qui s’effiloche au coude d’une vieille chemise : quand on plie le bras, il ne reste plus qu’une dizaine de fils qui tracent des lignes sur la peau dans un sens, rien du tout dans l’autre.
Si les fils verts représentaient Prophetville, il ne pouvait y avoir d’erreur sur son sort. « Tippy-Canoe », murmura Alvin. Il comprenait à présent la signification du tissage.
Becca se pencha sur l’étoffe, et ses larmes coulèrent dessus.
Les yeux secs, Ta-Kumsaw tira encore sur le tissu, sans faiblesse. Alvin vit alors ce qu’il restait des fils verts, les rares rescapés du massacre de la Tippy-Canoe, émigrer jusqu’à la lisière et s’arrêter. Le tissu se faisait plus étroit d’autant de fils de chaîne disparus. Mais maintenant on distinguait un autre rassemblement, et les fils n’étaient pas verts. Essentiellement noirs.
« Le noir de la haine, dit Becca. Tu rassembles ton peuple par la haine.
— Crois-tu que ce soit l’amour qui conduise une guerre ? demanda Ta-Kumsaw.
— Voilà une raison pour refuser de faire aucune guerre, dit-elle avec douceur.
— Ne parle pas comme une femme blanche, dit Ta-Kumsaw.
— Mais c’en est une », fit Alvin, qui la trouvait pleine de bon sens.
Ils le regardèrent l’un et l’autre, Ta-Kumsaw impassible, Becca avec… amusement ? pitié ? Puis ils retournèrent au tissu.
Très vite ils arrivèrent là où le tissage passait par-dessus la poitrinière, puis sortait du métier lui-même. En cours de route, les fils noirs de l’armée de Ta-Kumsaw s’étaient resserrés, noués, entrelacés. Et d’autres fils, des bleus, des jaunes, des noirs, s’étaient regroupés ailleurs ; le tissage ressemblait à une horrible pelote. Il était plus épais, mais il ne paraissait pas plus solide à Alvin. Plutôt plus fragile, même. Moins bonne étoffe. Moins sûre.
« Ce tissu-là, il vaudra pas grand-chose si ça continue », dit-il.
Becca eut un sourire triste. « On n’a jamais rien dit d’aussi juste, mon garçon.
— Si c’te longueur, ça représente l’histoire d’une année, reprit Alvin, doit bien y avoir deux cents ans d’racontés icitte. »
Becca leva la tête. « Davantage encore, dit-elle.
— Comment vous découvrez tout c’qui s’passe pour le mettre dans l’tissage ?
— Oh, Alvin, il y a des choses que les gens font sans savoir comment, dit-elle.
— Et si vous changez les fils de place, vous pouvez pas changer l’histoire ? » Alvin pensait à un judicieux réarrangement, en répartissant les fils de façon plus régulière et en écartant les noirs les uns des autres.
« Ça ne marche pas comme ça, dit-elle. Ce que je fais ici ne change rien aux choses. Les choses qui arrivent me changent, moi. Ne t’inquiète pas pour ça, Alvin.
— Mais y a plus de deux cents ans, les Blancs étaient même pas arrivés dans c’te région de l’Amérique. Comment c’tissu, il peut r’monter si loin ? »
Elle soupira. « Isaac, pourquoi m’as-tu amené ce garçon qui me harcèle de questions ? »
Ta-Kumsaw lui sourit.
« Petit, tu ne le diras à personne ? demanda-t-elle. Tu garderas le secret sur qui je suis et ce que je fais ?
— Je l’promets.
— Je tisse, Alvin. C’est tout. Dans ma famille, d’encore plus loin que nous nous souvenons, nous avons tous été tisserands.
— C’est Weaver vot’nom, alors ? Becca Weaver, la tisserande ? Mon beau-frère, Armure-de-Dieu, son p’pa, c’est un Weaver, et…
— Personne ne nous appelle des tisserands, dit Becca. S’il y avait un nom pour nous, on nous appellerait… non. »
Elle ne voulait pas le lui dire.
« Non, Alvin, je ne peux pas te charger d’un tel fardeau. Parce que tu voudrais revenir. Tu voudrais revenir pour voir…
— Voir quoi ? demanda Alvin.
— Comme Isaac, là. Je n’aurais jamais dû le lui dire non plus.
— Mais il a gardé l’secret. Il en a jamais parlé.
— Pourtant, il n’a pas gardé le secret envers lui-même. Il est venu pour voir.
— Voir quoi ? redemanda Alvin.
— Voir la longueur des fils qui passent dans mon métier. »
Alors seulement, Alvin remarqua la partie arrière du métier à tisser, où les fils de chaîne étaient maintenus en place par un cadre de fines lisses en acier. Les fils n’avaient pas de couleur. Ils étaient d’un blanc écru. Du coton ? Sûrement pas de la laine. Du lin, peut-être ? Avec toutes ces teintes dans le tissu fini, il n’avait pas vraiment fait attention à la matière.
« Elles viennent d’où, les couleurs ? » demanda Alvin.
Personne ne lui répondit.
« Y a des fils qui s’détendent.
— Il y a des fils qui s’arrêtent, dit Ta-Kumsaw.
— Il y en a beaucoup qui s’arrêtent, dit Becca. Et beaucoup qui commencent. La vie est ainsi.
— Qu’est-ce que tu vois, Alvin ? demanda Ta-Kumsaw.
— Si les fils noirs, c’est ton peuple, fit Alvin, alors j’dirais qu’y a une bataille qui s’prépare, et qu’y aura beaucoup de morts. Mais pas comme à la Tippy-Canoe. Moins grave.
— C’est ce que je vois, moi aussi, dit Ta-Kumsaw.
— Et ces autres couleurs, là, toutes emmêlées, c’est quoi ? Une armée de Blancs ?
— On dit qu’un certain Andrew Jackson de la région à l’ouest du Tennizy lève une armée. On l’appelle le vieil Hickory.
— Je connais l’homme, dit Ta-Kumsaw. Il a du mal à se tenir en selle.
— Il a fait avec les Blancs ce que tu as fait avec les Rouges, Isaac. Il a parcouru toute la région occidentale, du nord au sud, en tirant les gens de chez eux pour les haranguer sur la menace rouge. Sur toi, Isaac. Pour chaque guerrier rouge que tu as trouvé, lui a recruté deux Blancs. Et il pense que tu vas aller dans le nord rejoindre l’armée française. Il connaît tous tes plans.
— Il ne connaît rien du tout, trancha Ta-Kumsaw. Alvin, dis-moi, il y a combien de fils de cette armée blanche qui s’arrêtent ?
— Beaucoup. Plusse que des autres, peut-être. J’sais pas. C’est à peu près pareil.
— Alors, ça ne m’apprend rien.
— Ça t’apprend que tu auras ta bataille, dit Becca. Ça t’apprend qu’il y aura davantage de sang et de souffrances dans le monde grâce à toi.
— Mais ça ne parle pas de victoire, dit Ta-Kumsaw.
— Jamais. »
Alvin se demandait s’il suffisait d’en nouer un autre au bout des fils cassés pour sauver la vie de quelqu’un. Il chercha des yeux les bobines qui alimentaient la chaîne, mais ne put les trouver. Les fils tombaient de la traverse arrière du métier, tendus, comme tirés par un grand poids, et Alvin ne parvint pas à repérer d’où ils venaient. Ils ne touchaient pas le sol. Ils ne s’arrêtaient pas vraiment non plus. Jusqu’à un certain point, il les distinguait qui pendaient, bien raides sur toute leur longueur, mais quand il regardait un peu plus bas… plus de fils, plus rien du tout. Ils sortaient de nulle part, voilà, et l’œil humain était incapable d’observer ou de comprendre comment ils naissaient.
Mais Alvin, lui, était capable de voir avec d’autres yeux, des yeux qui voyaient à l’intérieur, comme lorsqu’il examinait du dedans les minuscules rouages du corps humain, les courants glacés au cœur de la pierre. Grâce à cette vision de l’invisible, il plongea le regard dans un seul fil et pénétra sa structure, suivant les fibres qui se torsadaient et se croisaient, s’entortillaient et s’accrochaient les unes aux autres pour donner une chaîne solide. Cette fois, il lui suffisait de les suivre. De les suivre jusqu’à ce qu’enfin, bien au-delà du point où les fils disparaissaient aux yeux ordinaires, il en découvre l’extrémité. La personne que ce fil précis représentait avait une vie bien longue devant elle avant de mourir.
Tous ces fils devaient s’arrêter à la mort des gens. Et un nouveau commencer à la naissance d’un bébé. Un autre fil sortir de nulle part.
« Ça ne finit jamais, dit Becca. Je vieillirai et je mourrai, Alvin, mais le tissage continuera.
— Vous savez lequel c’est, votre fil à vous ?
— Non, dit-elle. Je ne veux pas savoir.
— Moi j’crois que j’aimerais voir. J’voudrais connaître combien d’années j’vais vivre.
— Beaucoup, fit Ta-Kumsaw. Ou peu. L’important, c’est ce que tu en fais, de ces années.
— C’est important aussi, le temps que j’vais vivre, dit Alvin. Dis pas l’contraire, t’y crois pas toi-même. »
Becca se mit à rire.
« Mademoiselle Becca, dit Alvin, pourquoi vous faites ça, si vous avez pas de pouvoir sus ce qui s’passe ? »
Elle haussa les épaules. « C’est un travail. Tout le monde a un travail à faire, et ça, c’est le mien.
— Vous pourriez aller voir les genses et tisser des vêtements qu’ils porteraient.
— Qu’ils porteraient et qu’ils useraient, dit-elle. D’ailleurs, Alvin, je ne peux pas sortir.
— Quoi ? Vous restez tout l’temps enfermée ?
— Je reste ici, toujours, dit-elle. Dans cette pièce, auprès de mon métier.
— Je t’ai une fois suppliée de partir avec moi, dit Isaac.
— Et moi, je t’ai une fois supplié de rester. » Elle leva la tête et lui sourit.
« Je ne peux pas vivre longtemps là où la terre est morte.
— Et moi, je ne peux pas vivre un instant loin de mon tissage. La terre vit en toi, Isaac, comme vivent en moi toutes les existences d’Amérique. Mais je t’aime. Même aujourd’hui. »
Alvin se sentit de trop. C’était comme s’ils avaient oublié sa présence, alors qu’il venait à peine de leur parler. Il finit par se dire qu’ils préféraient probablement rester seuls. Il s’éloigna donc, retourna au tissu et se remit à le suivre, dans l’autre sens cette fois-ci, l’examinant en hâte mais minutieusement, le long des murs, parmi les rouleaux et les piles, à la recherche de l’extrémité la plus ancienne.
Impossible de la trouver. Sans doute, il avait dû regarder du mauvais côté ou se tromper de sens à un moment donné, parce qu’il reconnut bientôt un chemin familier, celui-là même qui l’avait mené la première fois au métier. Il fit demi-tour et, très vite, s’aperçut qu’il revenait encore vers la machine. Il ne pouvait pas plus remonter en arrière pour trouver l’extrémité la plus ancienne du tissu que redescendre en aval pour voir d’où sortaient les nouveaux fils.
Il se retourna vers Ta-Kumsaw et Becca. Les chuchotements de leur conversation avaient cessé. Ta-Kumsaw était assis en tailleur sur le sol, devant Becca, tête baissée. Elle lui passait tendrement les mains dans les cheveux.
« C’tissu, l’est plus vieux qu’la plus vieille partie de la maison », dit Alvin.
Becca ne répondit pas.
« C’tissu, il existe depuis toujours.
— D’aussi loin que des hommes et des femmes ont su tisser, le tissu est passé dans le métier.
— Mais pas ce métier-là. Il est neuf, çui-ci, dit Alvin.
— On en change de temps en temps. On bâtit le nouveau autour du précédent. C’est ce que font les hommes de chez nous.
— C’tissu, l’est plus vieux que les plus vieilles fermes de Blancs en Amérique, dit Alvin.
— Autrefois il faisait partie d’un autre tissu plus important. Mais un jour, là-bas en Europe, on a vu un grand nombre de fils passer la lisière. Mon arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-grand-père a fabriqué un nouveau métier. On avait les fils qu’il fallait. Ils sortaient de l’ancienne étoffe ; c’est à partir de là qu’ils ont été repris. Il y a une continuité… c’est ce que tu vois.
— Mais c’est chez nous autres, asteure.
— C’est ici et c’est en même temps là-bas. Ne cherche pas à comprendre, Alvin. Moi, il y a longtemps que j’ai renoncé. Mais n’es-tu pas content de savoir que tous les fils de la vie composent un unique et grand tissu ?
— Qui donc tisse les Rouges partis dans l’Ouest avec Tenskwa-Tawa ? demanda-t-il. Ces fils-là, ils sont sortis du tissu.
— Ça ne te regarde pas, dit Becca. Disons qu’un autre métier a été fabriqué et emporté dans l’Ouest.
— Mais Ta-Kumsaw, il a dit qu’aucun Blanc passerait à l’ouest du fleuve. Le Prophète aussi, il l’a dit. »
Ta-Kumsaw pivota lentement sur le sol, sans se lever. « Alvin, fit-il, tu n’es qu’un petit garçon.
— Et je n’étais qu’une petite fille, lui rappela Becca, la première fois que je t’ai aimé. » Elle se tourna vers Alvin. « C’est ma fille qui a emporté le métier dans l’Ouest. Elle a pu y aller parce qu’elle n’est qu’à moitié blanche. » Elle caressa de nouveau les cheveux de Ta-Kumsaw. « Isaac est mon mari. Ma fille Wieza est sa fille.
— Mana-Tawa, dit Ta-Kumsaw.
— J’ai cru un moment qu’Isaac choisirait de rester ici, de vivre avec nous. Mais j’ai vite vu que son fil s’écartait des nôtres, alors même que son corps était présent. Je savais qu’il partirait pour vivre avec son peuple. Je savais pourquoi il était sorti de la forêt, seul, pour venir nous trouver. Il existe une faim plus grande que celle de l’homme rouge pour le chant de la forêt vivante, plus grande que le désir du forgeron pour le fer rougi au feu et trempé, plus grande même que l’attirance du sourcier pour le cœur évidé de la terre. Cette faim a conduit Ta-Kumsaw à notre maison. Ma mère était encore la tisserande, à l’époque. J’ai appris à Ta-Kumsaw à lire et à écrire ; il a dévoré la bibliothèque de mon père et lu tous les autres livres de la vallée, puis nous en avons fait venir de Philadelphie, qu’il a lus aussi. Il s’est alors choisi son nom, d’après l’auteur des Principes. Quand nous avons été en âge, il m’a épousée. J’ai eu un bébé. Il est parti. Quand Wieza a eu trois ans, il est revenu, lui a fabriqué un métier et l’a emmenée à l’ouest, de l’autre côté de la montagne, vivre avec son peuple.
— Et vous avez laissé vot’fille s’en aller ?
— Comme l’une de mes ancêtres qui travaillait sur un vieux métier et qui a laissé s’en aller sa fille de l’autre côté de l’océan, dans ce pays-ci, avec un métier neuf et son père pour veiller sur elle, oui, je l’ai laissée s’en aller. » Becca sourit tristement à Alvin. « On a tous une tâche à accomplir, mais pour toute tâche digne de ce nom il y a un prix à payer. Quand Isaac l’a emmenée, je me trouvais déjà dans cette pièce. Tout ce qui est arrivé était bien.
— Vous avez même pas d’mandé comment qu’elle allait, vot’fille, quand il est entré ! Et vous l’avez toujours pas d’mandé.
— Je n’en avais pas besoin, dit Becca. Il n’arrive aucun mal aux gardiennes du métier.
— Ben, si vot’fille, elle est partie, qui c’est qui va prendre vot’place ?
— Peut-être qu’un autre mari passera bientôt par ici. Un mari qui restera dans cette maison, qui me fera un nouveau métier, pour moi, et puis un deuxième pour une fille encore à naître.
— Et qu’esse qui vous arrivera, alors ?
— Tu poses trop de questions, Alvin », dit Ta-Kumsaw. Mais sa voix était douce, lasse, anglaise ; Alvin n’avait pas peur du Ta-Kumsaw qui lisait les livres des Blancs, et il ne tint pas compte du léger reproche.
« Qu’esse qui va vous arriver quand vot’fille va vous remplacer ?
— Je ne sais pas, dit Becca. Mais on raconte que nous allons au lieu d’où sortent les fils.
— Vous y faites quoi ?
— Nous filons. »
Alvin essaya d’imaginer la mère de Becca, sa grand-mère et les autres femmes encore avant elles, toutes en rang ; il essaya d’imaginer combien il y en aurait, penchées sur leurs rouets, à dévider des fils de la broche, du fil de chaîne tout écru et blanc qui s’en irait ailleurs, qui s’écoulerait et disparaîtrait quelque part jusqu’à ce qu’il se casse. Ou peut-être, lorsqu’il se cassait, tenaient-elles l’ensemble, une vie humaine entière, dans leurs mains, puis le jetaient-elles en l’air pour qu’un souffle de vent l’emporte ; il retombait alors et s’accrochait au métier de quelqu’un. Une vie flottant au gré du vent, rattrapée puis tissée dans l’étoffe de l’humanité ; née tel jour, au gré du hasard, elle luttait ensuite pour trouver son chemin dans le tissu, serpentait pour en pénétrer la résistance.
Et tandis que l’imagination le guidait ainsi, il crut aussi comprendre autre chose sur ce tissu. Plus les fils se tissaient étroitement, plus ils le renforçaient. Ceux qui gambadaient en surface pour ne s’immerger que de temps en temps dans la trame, s’ils apportaient beaucoup de couleur à l’étoffe, n’ajoutaient guère à sa solidité. Alors que d’autres, dont la teinte transparaissait à peine, enfouis, entrelacés, maintenaient l’ensemble. Il y avait de l’abnégation dans ces fils, dans ces botteleurs anonymes. À partir d’aujourd’hui et pour toujours, quand il verrait des gens discrets, des hommes ou des femmes qu’on remarque peu et qu’on oublie souvent, mais qui participent à la vie du village, de la ville, de la cité, qui lient les habitants entre eux, qui les maintiennent ensemble, Alvin les saluerait en silence et leur rendrait hommage dans son cœur, car il savait que leurs vies assuraient une étoffe robuste, un tissage serré.
Il se souvint aussi des nombreux fils qui se terminaient où Ta-Kumsaw devait livrer bataille. C’était comme si le Rouge avait donné des coups de ciseaux dans l’étoffe.
« Y a pas moyen d’réparer ? demanda Alvin. Y reste plus d’espoir d’empêcher c’te bataille d’arriver, pour que tous ces fils se cassent pas ? »
Becca secoua la tête. « Même si Isaac refusait de partir, la bataille aurait lieu sans lui. Non, les fils ne se cassent pas à cause de quelque chose qu’Isaac a fait. Ils se sont cassés dès l’instant où des hommes rouges ont adopté une ligne de conduite aboutissant inévitablement à leur mort dans la bataille ; Isaac et toi, vous n’avez pas parcouru le pays pour apporter la mort, si c’est ce qui te tracasse. Pas plus que le vieil Hickory n’a tué des gens. Vous proposiez des choix. Rien ne les obligeait à vous croire. Rien ne les obligeait à choisir la mort.
— Mais ils connaissaient pas que c’était ça qu’ils choisissaient.
— Si, ils le savaient, dit Becca. On le sait toujours. On ne se l’avoue pas à soi-même, jusqu’au dernier instant, mais à cet instant, Alvin, on voit défiler toute sa vie devant soi et on comprend comment on a choisi, jour après jour, la façon dont on va mourir.
— Et si par hasard y a quelque chose qui tombe sus la tête de quelqu’un et qui l’écrabouille ?
— C’est qu’il a choisi de se trouver à un endroit où se produit ce genre d’accident. Et qu’il ne regardait pas en l’air.
— J’y crois pas, dit Alvin. J’pense que les genses, ils peuvent toujours changer ce qui va arriver, et j’pense qu’y a des choses qui arrivent que personne a jamais voulues. »
Becca lui sourit, tendit le bras. « Approche, Alvin. Laisse-moi te tenir contre moi. J’aime ta foi naïve, mon enfant. Je veux m’accrocher à cette foi, même s’il m’est impossible de la partager. »
Elle le serra un moment, et le bras dont elle l’entourait, un bras à la fois fort et tendre, rappelait tellement à Alvin celui de sa maman qu’il pleura un peu. Il pleura même beaucoup plus qu’il ne l’aurait souhaité, si tant est qu’il aurait souhaité pleurer. Il se garda bien de demander à voir son propre fil, et cependant il se disait qu’il devait être facile à trouver : le seul qui naissait dans la section des Blancs du tissu, mais qui s’en éloignait pour se teinter de vert. Sûrement le vert des partisans du Prophète.
Une autre chose dont il était sûr, tellement sûr qu’il ne l’interrogea pas, et Dieu sait pourtant qu’il n’hésitait pas à poser toutes les questions qui lui passaient par la tête : Becca savait quel était le fil de Ta-Kumsaw, et elle savait aussi que leurs deux fils, à Ta-Kumsaw et à lui, étaient liés l’un à l’autre, pendant un certain temps du moins. Tant qu’Alvin resterait avec le Rouge, Ta-Kumsaw vivrait. Alvin savait qu’il y avait deux dénouements à la prophétie : celui où il mourait le premier et laissait tout seul Ta-Kumsaw, auquel cas le Rouge mourait à son tour ; et celui où aucun ne mourait, et leurs fils se prolongeaient jusqu’à ce qu’ils disparaissent. On aurait pu imaginer un troisième dénouement possible : il quittait tout bonnement Ta-Kumsaw. Mais s’il faisait ça, Alvin ne serait plus Alvin, inutile alors d’envisager pareille éventualité, ce n’en était pas une.
Alvin passa la nuit sur un tapis, par terre dans la bibliothèque, après avoir lu quelques pages d’un livre écrit par un dénommé Adam Smith. Où dormait Ta-Kumsaw, Alvin l’ignorait et s’abstint de poser la question. Ce qu’un homme fait avec son épouse ne regarde pas les enfants, il le savait ; mais il se demanda si la principale raison du retour de Ta-Kumsaw dans cette maison ne tenait pas, plutôt qu’à son désir d’examiner le métier, à cette faim dont Becca avait parlé. Le besoin de faire une autre fille pour s’occuper du métier de la tisserande. Ce n’était pas une mauvaise idée, de l’avis d’Alvin, que le tissu de l’Amérique blanche passe entre les mains de la fille d’un homme rouge.
Au matin, Ta-Kumsaw le remmena à travers bois. Ils ne parlèrent pas de Becca, ni de rien d’autre ; on reprenait les vieilles habitudes, Ta-Kumsaw n’ouvrait la bouche que pour donner des ordres. Alvin ne l’entendit plus jamais prendre sa voix anglaise, si bien qu’il en vint à se demander s’il ne l’avait pas rêvée.
Sur la rive nord de l’Hio, non loin de l’embouchure où se déverse la Wobbish, l’armée, des Rouges se regroupa, plus de Rouges qu’Alvin n’en avait imaginés dans le monde entier. Plus de gens qu’il n’en avait jamais imaginés réunis dans un même lieu en même temps.
Comme un tel rassemblement ne pouvait manquer de connaître la faim, les animaux venaient aussi aux hommes, devinant leur besoin, accomplissant ce pour quoi ils étaient nés. La forêt savait-elle que son seul espoir de résister à la hache de l’homme blanc dépendait de la victoire de Ta-Kumsaw ?
Non, estimait Alvin, la forêt faisait seulement ce qu’elle avait toujours fait, elle s’arrangeait pour nourrir les siens.
Il pleuvait et la brise était fraîche, le matin où ils quittèrent l’Hio en direction du nord. Mais qu’était la pluie pour des hommes rouges ? Le messager des Français était arrivé de Détroit. Le moment était venu d’unir les deux forces et d’attirer le vieil Hickory vers le nord.