Mesure était rarement avec Alvin – trop rarement. Après l’aventure de la tornade sur le lac, il aurait cru que son petit frère allait se rendre compte du danger qu’il courait et qu’il serait impatient de partir. Au lieu de quoi, il semblait ne pas vouloir lâcher le Prophète d’une semelle, il gobait ses histoires et la sagesse poétique mais perverse que le Rouge dispensait.
En une occasion où Alvin lui tint compagnie assez longtemps pour s’asseoir et parler, Mesure lui demanda pourquoi il se donnait autant de peine. « Même quand ils causent anglais, les Rouges, j’les comprends pas. Ils causent d’la terre comme si c’était une personne, ils disent qu’il faut prendre seulement la vie qui s’offre, que la terre meurt à l’est du Mizzipy… Icitte elle meurt pas, Al, n’importe quel imbécile peut l’constater. Et même si elle a la p’tite vérole, la peste noire et dix mille envies aux ongles, y a pas un médecin qui connaît comment la soigner.
— Tenskwa-Tawa, lui, il connaît, dit Alvin.
— Eh ben, il a qu’à l’faire, et nous on rentre.
— Un aut’jour, Mesure.
— M’man et p’pa doivent être malades d’inquiétude, ils vont croire qu’on est morts !
— Tenskwa-Tawa, il dit que la terre, elle connaît ce qu’elle doit faire.
— V’là que tu remets ça ! La terre, c’est la terre, et elle a rien à voir avec p’pa qu’a réuni une troupe de genses qui fouillent les bois pour nous r’trouver !
— Pars sans moi, alors. »
Mais Mesure n’était pas encore prêt à ça. Il n’avait pas particulièrement envie d’affronter m’man s’il revenait à la maison sans Alvin. « Oh, il allait bien quand je l’ai laissé. Il s’amusait avec des tornades et il marchait sus l’eau avec un Rouge borgne. Il voulait pas rentrer tout d’suite, tu connais comme ils sont, les drôles, à dix ans. » Non, Mesure n’était pas chaud pour retourner chez lui maintenant, à moins d’avoir Alvin en remorque. Et il n’était pas certain de pouvoir le ramener contre son gré. Le gamin ne voudrait même pas entendre parler de s’échapper.
Le pire, c’était que si tous les Rouges aimaient bien Alvin et lui baragouinaient en anglais et en shaw-nee, aucun ne se donnait la peine de s’adresser à Mesure, en dehors de Ta-Kumsaw, et aussi du Prophète qui causait à tout bout de champ, même quand il n’y avait personne à l’écouter. Il commençait à se sentir seul, à déambuler à longueur de journée. Mais jamais loin. Personne ne lui parlait, non, mais dès qu’il s’éloignait des dunes pour se diriger vers les bois, quelqu’un lui décochait une flèche. Elle se fichait avec un bruit sourd dans le sable, tout près. Ils avaient drôlement plus confiance en leur adresse que lui. Mesure n’arrêtait pas d’imaginer des flèches qui dévieraient légèrement à gauche ou à droite et le transperceraient.
S’échapper, c’est une idée stupide, se dit-il après mûre réflexion. Les Rouges le dépisteraient en un rien de temps. Mais ce qu’il ne comprenait pas, c’était pourquoi on ne voulait pas le laisser partir. Les Rouges ne faisaient rien de lui. Il leur était totalement inutile. Et ils juraient qu’ils n’avaient pas l’intention de le tuer, ni même de l’esquinter un petit peu.
Mais quatre jours dans les dunes, ça finissait par bien faire. Il alla trouver Ta-Kumsaw et exigea carrément qu’on le laisse partir. Ta-Kumsaw parut ennuyé, mais c’était plutôt normal en ce qui le concernait. Cette fois-ci, pourtant, Mesure ne lâcha pas pied.
« Vous connaissez pas que c’est complètement idiot d’nous garder icitte ? C’est pas comme si on avait disparu sans laisser d’traces, vous savez. On a dû r’trouver nos chevaux, asteure, avec vot’nom d’écrit d’sus. »
Mesure s’aperçut pour la première fois que Ta-Kumsaw n’était pas au courant pour les chevaux. « Mon nom n’est pas écrit sur des chevaux.
— Sus les selles, chef. Vous l’savez donc pas ? Les Chok-Taws qui nous ont pris – puisque c’étaient pas vos hommes, qui m’plaisent pas trop non plus, j’tiens à vous l’dire –, eh ben, ils ont inscrit vot’nom sus ma selle, puis ils ont piqué l’cheval avec un couteau pour qu’il s’en aille au galop. Ils ont inscrit l’nom du Prophète sus la selle d’Alvin. Les bêtes ont dû filer tout droit à la maison. »
La figure de Ta-Kumsaw parut s’assombrir, ses yeux lançaient des éclairs. Si tu veux voir un dieu du ciel, songea Mesure, voilà à quoi ça ressemble. « Tous les Blancs, dit Ta-Kumsaw. Ils pensent que je vous ai enlevés.
— Vous étiez pas au courant ? demanda Mesure. Alors ça, c’est la meilleure ! À vous voir, j’croyais qu’vous autres, vous connaissiez tout ça. J’ai même voulu l’dire à quelques-uns de vos gars, mais ils m’ont tourné l’dos. Et durant tout ce temps-là personne le savait.
— Moi, je ne savais pas, dit Ta-Kumsaw. Mais quelqu’un savait. » Il s’éloigna à grands pas, malgré quelque difficulté à marcher dans du sable fuyant sous les pieds ; puis il se retourna. « Viens, j’ai besoin de toi ! »
Mesure le suivit donc jusqu’au wigwam recouvert d’écorce où le Prophète tenait ses classes de Bible, ou d’autre chose, à longueur de temps. Ta-Kumsaw ne se gênait pas pour montrer sa colère. Il ne prononça pas un mot ; il fit le tour du wigwam, dégageant à coups de pied les cailloux qui le maintenaient dans le sable. Puis il le prit par une extrémité et commença à lever. « Faut deux hommes pour ça », dit-il.
Mesure s’accroupit auprès de lui, assura sa prise et compta jusqu’à trois. Ensuite il souleva. Sans Ta-Kumsaw, et le wigwam ne se décolla que de cinq ou six pouces avant de retomber. « Pourquoi vous avez pas soulevé ?
— Tu n’as compté que jusqu’à trois, dit Ta-Kumsaw.
— C’est comme ça qu’on fait, chef. Un, deux, trois.
— Vous, les Blancs, vous êtes stupides. Tout le monde sait que quatre, c’est le chiffre fort. »
Ta-Kumsaw compta jusqu’à quatre. Cette fois ils produisirent leur effort ensemble, ils soulevèrent complètement le wigwam et le firent proprement basculer. Bien entendu, les occupants savaient maintenant ce qui leur arrivait, mais personne ne poussa de cris ni ne réagit autrement. Et une fois le wigwam renversé sur le dos comme une tortue échouée, Mesure découvrit le Prophète, Alvin et quelques Rouges, assis jambes croisées sur des couvertures étendues à même le sable ; et le Rouge borgne continuait de discourir comme si de rien n’était.
Ta-Kumsaw se mit à beugler en shaw-nee, et le Prophète lui répondit, d’abord doucement, puis progressivement de plus en plus fort. C’était une véritable prise de bec, le genre d’explication qui finit toujours par des coups, Mesure le savait d’expérience. Mais pas avec ces deux Rouges-là. Ils se bornèrent à hurler pendant une demi-heure puis ils restèrent tels quels, face à face, le souffle court, sans plus rien dire du tout. Le silence ne dura que quelques minutes, mais il parut plus long que la séance de hurlements.
« T’y comprends quèque chose ? demanda Mesure.
— J’connais seulement ce que l’Prophète a dit : Ta-Kumsaw allait venir aujourd’hui, et il serait très en colère.
— Ben alors, s’il était au courant, pourquoi il a rien fait pour l’empêcher ?
— Oh, il fait très attention avec ça. Il s’arrange pour que tout aille comme il faut, pour que la terre soye bien partagée entre les Blancs et les Rouges. S’il s’amuse à changer quèque chose, par rapport qu’il connaît c’qui va arriver, il risque de tout faire rater, de tout saboter. Alors il sait ce qui va arriver, mais il le dit à personne qui pourrait l’chambouler.
— Ben, à quoi ça sert de connaître l’avenir, si tu fais rien ?
— Oh, lui, il fait des choses, dit Alvin. Seulement, il dit pas forcément au monde ce que c’est. C’est pour ça qu’il a fait la tour de cristal quand la tempête est arrivée. Pour être sûr que la vision était correcte, pour être sûr que tout suivait bien le chemin prévu.
— Mais là, qu’esse qui s’passe ? Pourquoi ils se bagarrent ?
— C’est à toi de l’dire, Mesure. C’est toi qu’a aidé à retourner le wigwam.
— Ça m’dépasse. J’lui ai juste causé de leurs noms, à lui et au Prophète, inscrits sus nos selles.
— Il était au courant, dit Alvin.
— Eh ben, à l’voir, on aurait dit qu’il en avait jamais entendu parler.
— Je l’ai dit moi-même au Prophète, le soir après qu’il m’a emmené dans la tour.
— T’as jamais pensé qu’il en avait p’t-être pas causé à Ta-Kumsaw ?
— Pourquoi donc ? demanda Alvin. Pourquoi il y en aurait pas causé ? »
Mesure, sentencieusement, hocha la tête. « J’ai idée que c’est exactement la question que Ta-Kumsaw est après poser à son frère.
— C’est idiot d’avoir rien dit, fit Al. J’croyais que Ta-Kumsaw avait déjà envoyé quelqu’un prévenir la famille qu’on allait bien.
— Tu connais c’que j’pense, Al ? J’pense que ton Prophète nous a tous pris pour des gourdes. J’vois pas du tout pourquoi, mais j’pense qu’il suit un plan, et le coup d’nous empêcher de retourner chez nous autres, ça fait partie du plan. Et comme not’famille, les voisins, tout l’monde, y vont forcément prendre les armes, c’est pas dur à comprendre ce qu’il cherche. Le Prophète veut qu’y ait par icitte une bonne petite guerre bien saignante.
— Non ! fit Alvin. Le Prophète dit qu’aucun homme a l’droit d’en tuer un autre qui veut pas mourir ; et c’est aussi mal de tuer un homme blanc qu’un loup ou un ours que tu veux pas manger.
— P’t-être qu’il veut nous manger. Mais il va l’avoir, sa guerre, si on rentre pas à la maison dire aux parents qu’on est sains et saufs. »
Ce fut à cet instant que Ta-Kumsaw et le Prophète se turent. Et ce fut Mesure qui rompit le silence. « Vous croyez pas, vous autres, qu’il serait temps de nous renvoyer chez nous ? » demanda-t-il.
Le Prophète se laissa aussitôt descendre en position assise, jambes croisées, sur une couverture en face des deux Blancs.
« Rentre chez toi, Mesure, dit-il.
— Pas sans Alvin.
— Si, sans Alvin, fit le Prophète. S’il reste dans cette région, il mourra.
— Qu’esse vous m’chantez là ?
— Ce que j’ai vu de mes yeux ! dit le Prophète. Les choses à venir. Si Alvin rentre chez lui maintenant, il sera mort dans trois jours. Mais toi, tu pars, Mesure. Aujourd’hui, dans l’après-midi, c’est un très bon moment pour partir.
— Qu’esse vous allez faire d’Alvin ? Vous croyez qu’il sera plus en sécurité avec vous ?
— Pas avec moi, dit le Prophète. Avec mon frère.
— C’est une idée stupide ! s’écria Ta-Kumsaw.
— Mon frère va faire beaucoup de visites : les Français à Détroit, les Irrakwas, la nation d’Appalachie, les Chok-Taws et les Cree-Eks, toutes les sortes d’hommes rouges, toutes les sortes de Blancs qui peuvent empêcher une très mauvaise guerre de se déclarer.
— Si je parle aux Rouges, Tenskwa-Tawa, je leur dirai de venir se battre avec moi et de rejeter les hommes blancs de l’autre côté des montagnes, jusqu’à leurs bateaux, jusque dans la mer !
— Dis-leur ce que tu veux, répondit Tenskwa-Tawa. Mais pars cet après-midi même et emmène le garçon blanc qui marche comme un homme rouge.
— Non », fit Ta-Kumsaw.
Une expression de douleur passa sur le visage du Prophète, et il eut un bref gémissement. « Alors toute la terre mourra, pas seulement une partie. Si tu ne fais pas ce que je dis aujourd’hui, alors l’homme blanc tuera toute la terre, d’un océan à l’autre, du nord au sud… toute la terre morte ! Et les hommes rouges mourront, sauf quelques-uns qui subsisteront sur d’horribles petites parcelles de déserts, comme dans des prisons, toute leur vie, parce que tu n’auras pas obéi à ce que j’ai vu dans ma vision !
— Ta-Kumsaw n’obéit pas à ces visions de fou ! Ta-Kumsaw est le visage de la terre, la voix de la terre ! L’oiseau rouge me l’a dit, et tu le sais, Lolla-Wossiky ! »
Le Prophète murmura : « Lolla-Wossiky est mort.
— La voix de la terre n’obéit pas à un Rouge-à-whisky borgne. »
Le Prophète était frappé au cœur, mais il garda le visage impassible. « Tu es la voix de la colère de la terre. Tu livreras bataille contre une armée puissante de Blancs. Je te le dis, cela se produira avant la première chute de neige. Si l’enfant blanc Alvin n’est pas avec toi, alors tu mourras dans la défaite.
— Et s’il est avec moi ?
— Tu vivras, dit le Prophète.
— J’suis content de partir avec Ta-Kumsaw », dit Alvin. Lorsque Mesure voulut protester, il lui toucha le bras. « T’as qu’à dire à p’pa et m’man que j’vais bien. Mais je veux y aller. Le Prophète me l’a dit, j’peux apprendre beaucoup plusse avec Ta-Kumsaw qu’avec n’importe qui au monde.
— Alors moi aussi, j’vais avec toi, dit Mesure. J’ai donné ma parole à p’pa et à m’man. »
Le Prophète posa sur Mesure un regard froid. « Tu retourneras chez les tiens.
— Alors Alvin, il s’en vient avec moi.
— Ce n’est pas toi qui décides, répliqua le Prophète.
— Et c’est vous ? Pourquoi donc ? Parce que c’est vos gars qu’ont les flèches ? »
Ta-Kumsaw tendit le bras, toucha Mesure à l’épaule. « Tu n’es pas bête, Mesure. Quelqu’un doit retourner dire à ton peuple qu’Alvin et toi n’êtes pas morts.
— Si j’pars sans lui, comment j’vais l’savoir, qu’il est pas mort, vous pouvez l’dire ?
— Tu le sauras, dit Ta-Kumsaw, parce que je te le dis : tant que je vivrai, aucun homme rouge ne fera du mal à ce garçon.
— Et tant qu’il est avec vous, personne peut vous faire du mal à vous non plus, c’est ça ? Mon p’tit frère est un otage, c’est tout… »
Mesure voyait bien que Ta-Kumsaw et Tenskwa-Tawa avaient tous deux atteint la dernière limite de la rage avant qu’ils ne le tuent, et il se savait lui-même si furieux qu’il était prêt à écraser son poing sur la première figure venue. Et c’est ce qui aurait pu se produire si Alvin ne s’était levé pour prendre la situation en main, du haut de ses dix ans et de ses soixante pouces.
« Mesure, tu connais mieux qu’personne que j’peux faire attention tout seul. T’as qu’à dire à p’pa et m’man c’que j’ai fait aux Chok-Taws, et ils verront bien que j’suis capable. Ils voulaient que je m’en aille, n’importe comment, pas vrai ? Pour être apprenti forgeron. Eh ben, j’vais servir un p’tit moment d’apprenti à Ta-Kumsaw, c’est tout. Et l’monde connaît qu’en dehors p’t-être de Tom Jefferson, Ta-Kumsaw est le plus grand homme d’Amérique. Si j’peux faire que Ta-Kumsaw reste en vie, alors c’est ça, mon devoir. Et si tu peux empêcher qu’y ait une guerre en rentrant chez nous autres, alors c’est ça, ton devoir, à toi. Tu comprends ? »
Oui, Mesure comprenait, parfaitement, et il était même d’accord. Mais il savait aussi qu’il allait devoir affronter ses parents. « Y a une histoire dans la Bible, à propos d’Joseph, le fils à Jacob. C’était l’fils préféré de son père, mais ses frères le détestaient et ils l’ont vendu comme esclave ; puis ils ont pris quèques-uns d’ses vêtements, ils les ont trempés dans du sang de chèvre, ils les ont mis en lambeaux et sont revenus dire à leur père : “Regarde, il s’est fait manger par des lions.” Et le père, il a déchiré ses habits et il a pas arrêté d’avoir du chagrin, pour toujours.
— Mais justement, tu vas leur dire que j’suis pas mort.
— Je m’en vais leur dire que je t’ai vu ramollir une tête de hache comme du beurre, marcher sus l’eau, t’envoler dans une tornade… ça va les rassurer et leur faire chaud au cœur de savoir que tu mènes une vie tellement ordinaire avec ces Rouges-là. »
Ta-Kumsaw intervint. « Tu es un lâche, dit-il. Tu as peur de dire la vérité à ton père et ta mère.
— J’leur ai fait un serment, répliqua Mesure.
— Tu es un lâche. Tu ne prends pas de risque. Tu fuis le danger. Tu veux Alvin avec toi pour ta propre sécurité ! »
C’en était vraiment trop pour Mesure. Il balança le bras droit, visant le sourire de Ta-Kumsaw. Il ne s’étonna pas que Ta-Kumsaw bloque le coup, mais fut ahuri de voir avec quelle facilité il lui saisit le poignet et le tordit. Mesure, encore plus enragé, frappa de son autre poing vers l’estomac et cette fois toucha son but. Mais le chef avait le ventre aussi dur qu’une souche d’arbre et il lui attrapa cette main-là aussi ; il les tenait maintenant toutes les deux.
Mesure fit donc ce que sait faire tout bon lutteur. Il envoya son genou entre les jambes de Ta-Kumsaw.
Il n’avait jusqu’alors utilisé ce coup-là qu’en deux occasions, et chaque fois son adversaire s’était écroulé par terre, pour gigoter comme un ver à moitié écrabouillé. Ta-Kumsaw, lui, ne broncha pas, inflexible, comme s’il absorbait la douleur, de plus en plus furieux. Comme le Rouge lui tenait toujours les bras, Mesure crut sa dernière heure arrivée, proprement fendu en deux par le milieu… c’est dire à quel point Ta-Kumsaw avait l’air furibond.
Puis il le relâcha.
Mesure ramena ses bras, se frotta les poignets où les doigts du chef avaient laissé des marques blanches et douloureuses. Ta-Kumsaw avait l’air en colère, c’est vrai, mais après Alvin. Il se retourna et baissa le regard sur le gamin comme s’il allait le peler avant de le manger tout cru.
« Tu as fait tes sales tours d’homme blanc sur moi, dit-il.
— J’voulais pas qu’vous vous fassiez du mal, tous les deux, dit Alvin.
— Tu crois que je suis un lâche comme ton frère ? Tu crois que je crains la douleur ?
— Mesure, c’est pas un lâche !
— Il m’a fait tomber avec des tours d’homme blanc. »
Mesure ne supporta pas d’entendre cette même accusation. « Tu connais que j’y ai pas demandé d’faire ça ! J’te prends tout d’suite, si tu veux ! À la loyale !
— En donnant un coup de genou ? fit Ta-Kumsaw. Tu ne sais pas te battre comme un homme.
— Je t’affronte à la manière que tu veux », dit Mesure.
Ta-Kumsaw sourit. « Le gatlopp, alors. »
Un bon nombre de Rouges s’étaient à présent attroupés ; quand ils entendirent le mot “gatlopp”, ils laissèrent échapper des cris de joie et des rires.
Tous les Blancs d’Amérique connaissaient des histoires sur Daniel Boone, qui avait couru le gatlopp et qui avait continué de courir, la première fois qu’il avait échappé aux Rouges ; mais il en existait d’autres, des histoires, sur des Blancs qui s’étaient fait battre à mort. Mot-pour-mot en avait vaguement parlé durant son séjour l’année dernière. C’est comme un procès, il avait dit ; les Rouges te frappent, fort ou non, ça dépend s’ils jugent que tu mérites de mourir. S’ils t’estiment brave, ils cognent dur pour t’éprouver par la douleur. Mais s’ils te tiennent pour un lâche, ils te brisent les os, et tu ne sortiras jamais du gatlopp vivant. Le chef n’a pas autorité pour dire aux hommes avec quelle force il faut taper, ni où. C’est le système de justice le plus démocratique et le plus vicieux qui soit.
« Je vois que tu as peur du gatlopp, dit Ta-Kumsaw.
— ’videmment, tiens, répondit Mesure. Faudrait être idiot pour pas avoir peur, surtout avec tes gars qui ont déjà décidé que j’suis un lâche.
— Je passerai par le gatlopp avant toi, dit Ta-Kumsaw. Je leur dirai de me frapper aussi dur qu’ils te frappent.
— Ils le f’ront pas.
— Ils le feront si je leur demande », dit Ta-Kumsaw. Il dut remarquer la mine sceptique de Mesure car il ajouta : « Et s’ils ne le font pas, je recommencerai le gatlopp.
— Et s’ils me tuent, tu mourras ? »
Ta-Kumsaw parcourut du regard le corps de Mesure, de haut en bas. Mesure savait qu’il était maigre et costaud, à force d’abattre des arbres, de couper du bois, de porter des seaux, de ramasser les foins et de hisser des sacs de grain dans le moulin. Mais il n’était pas coriace. Il avait la peau horriblement cuite d’être resté quasiment nu en plein soleil, ici dans les dunes, malgré la couverture dont il avait essayé de se couvrir. Fort mais délicat, voilà quelle conclusion tira Ta-Kumsaw après avoir jaugé le corps de Mesure.
« Le coup qui te tuerait, dit-il, à moi, il me ferait un bleu.
— Alors, t’admets que c’est pas juste.
— C’est juste quand deux hommes affrontent la même douleur. Le courage, c’est quand deux hommes affrontent la même douleur. Tu ne veux pas que ce soit juste, tu veux que ce soit facile. Tu veux la sécurité. Tu es un lâche. Je savais que tu reculerais.
— Non, j’vais l’passer, ton gatlopp, dit Mesure.
— Et toi ! s’écria Ta-Kumsaw, le doigt pointé sur Alvin, tu ne touches à rien, tu ne guéris rien, tu ne soignes rien, tu n’enlèves pas la douleur ! »
Alvin ne répondit pas, il se contenta de le regarder. Mesure connaissait ce regard. Il prenait cet air-là quand il n’avait pas du tout l’intention de faire ce qu’on lui demandait.
« Al, fit Mesure. Vaudrait mieux m’promettre de pas t’en mêler. »
Al se borna à pincer les lèvres sans rien dire.
« Vaudrait mieux m’promettre de pas t’en mêler, Alvin junior, sinon j’rentre pas à la maison. »
Alvin promit. Ta-Kumsaw hocha la tête et s’éloigna pour parler en shaw-nee à ses hommes. Mesure se sentait malade de peur.
« Pourquoi as-tu peur, homme blanc ? demanda le Prophète.
— J’suis pas idiot, tiens, dit Mesure. Y a qu’un idiot pour pas avoir peur de courir le gatlopp. »
Le Prophète éclata de rire et s’en alla plus loin.
Alvin s’était rassis sur le sable ; il écrivait, ou dessinait, on ne savait trop, avec son doigt.
« Tes pas fâché contre moi, hein, Alvin ? Parce que, j’vais te dire, si t’es fâché contre moi, moi je l’suis deux fois plus contre toi. Tu leur dois rien, à ces Rouges, alors que des devoirs, t’en as envers ton papa et ta maman. Les choses étant ce qu’elles sont, j’peux pas te forcer, mais j’peux te dire que ça m’fait honte de te voir de leur bord contre ta famille et moi. »
Al leva les yeux, et des larmes en coulaient. « P’t-être que j’suis quand même du bord de ma famille, t’y as pensé ?
— Ben alors, t’as une drôle de façon d’faire, surtout quand on connaît que tu vas laisser p’pa et m’man s’manger les sangs pendant des mois, sûrement.
— Tu vois donc pas plus grand que not’famille à nous autres ? Tu t’es pas dit que l’Prophète, il suivait p’t-être un plan pour sauver des milliers de Rouges et de Blancs ?
— C’est là qu’on n’est pas d’accord, fit Mesure. Moi, j’crois qu’y a rien au-dessus de not’famille. »
Alvin écrivait toujours quand il s’éloigna. Il ne vint même pas à l’idée de Mesure que son frère écrivait dans le sable. Il avait vu, mais il n’avait pas regardé, il n’avait pas lu. Pourtant, à présent, les mots lui revenaient à l’esprit, SAUVE-TOI-VITE, voilà ce qu’avait écrit Al. Un message à son intention ? Pourquoi il ne l’avait pas dit tout haut, alors ? Rien n’avait de sens. Les mots ne lui étaient probablement pas destinés. Et il n’allait sûrement pas s’enfuir pour que Ta-Kumsaw et tous les Rouges se figurent pour de bon qu’il était un lâche. Et qu’est-ce que ça changerait s’il se mettait à courir maintenant ? Les Rouges l’attraperaient en un rien de temps, là-bas dans les bois, et ils le feraient quand même passer par le gatlopp ; seulement, ce serait encore pire pour lui.
Les guerriers formèrent deux rangs dans le sable. Ils portaient de lourdes branches ramassées par terre ou coupées sur les arbres. Mesure regarda un vieil homme ôter les colliers du cou de Ta-Kumsaw puis le débarrasser de son pagne. Le chef se tourna vers Mesure et sourit. « L’homme blanc est tout nu quand il n’a pas de vêtement. L’homme rouge n’est jamais nu sur sa terre. Le vent, c’est mon vêtement, et aussi le feu du soleil, la poussière de la terre, l’eau de la pluie. Tous, ils m’habillent. Je suis la voix et le visage de la terre !
— On y va, dit Mesure.
— Je connais quelqu’un qui dit qu’un homme comme toi n’a pas de poésie dans l’âme, dit Ta-Kumsaw.
— Et moi, j’connais plein d’monde qui dit qu’un homme comme toi n’a pas d’âme du tout. »
Ta-Kumsaw lui lança un regard mauvais, aboya quelques mots à ses hommes, puis s’avança entre les deux rangées.
Il marchait sans hâte, le menton relevé, arrogant. Le premier Rouge le frappa en travers des cuisses avec le petit bout d’une branche. Ta-Kumsaw la lui arracha des mains, la retourna dans l’autre sens et la lui rendit pour qu’il le frappe à nouveau, cette fois dans la poitrine ; le coup expulsa l’air de ses poumons. De sa place, Mesure l’entendit grogner.
Les deux rangées se poursuivaient jusqu’en haut d’une dune, et l’ascension de la colline était lente. Ta-Kumsaw ne s’arrêta jamais sous les coups. Ses hommes gardaient une mine sombre, consciencieuse.
Ils lui permettaient de montrer son courage, alors ils lui faisaient mal, mais sans porter de coups irrémédiables. Les cuisses, le ventre et les épaules étaient particulièrement visés. Rien aux jambes, rien au visage. Mais n’allez pas croire qu’il avait la partie belle. Mesure voyait ses épaules, en sang à cause de l’écorce rugueuse des branches. Il s’imaginait recevoir les coups qui pleuvaient et savait qu’on le frapperait plus fort. Je suis le roi des imbéciles, se dit-il. Me voici à mesurer mon courage avec le plus grand homme d’Amérique, de l’avis de tout le monde.
Ta-Kumsaw parvint au bout et se retourna pour faire face à Mesure depuis le haut de la dune. Il avait le corps qui dégoulinait de sang et il souriait. « Viens me rejoindre, brave homme blanc », lança-t-il.
Mesure n’hésita pas. Il s’avança vers le gatlopp. Ce fut une voix derrière lui qui l’arrêta. Le Prophète, qui criait en shaw-nee. Les Rouges le regardèrent. Quand il eut fini, Ta-Kumsaw cracha. Mesure, ignorant de ce qu’il avait dit, repartit en avant. Quand il parvint au premier Rouge, il s’attendit au même genre de coup qu’avait reçu Ta-Kumsaw. Mais il ne se passa rien. Il fit un autre pas. Rien. Peut-être que pour montrer leur mépris ils voulaient le frapper dans le dos, mais il grimpa de plus en plus haut sur la dune sans qu’il y ait le moindre coup, le moindre geste.
Il aurait dû se sentir soulagé, il le savait, mais au lieu de ça il était en colère. Ils avaient permis à Ta-Kumsaw de montrer son courage, et voilà que du passage de Mesure dans le gatlopp ils faisaient un parcours de honte et non d’honneur. Il se retourna brusquement pour s’adresser au Prophète qui se tenait au pied de la dune, un bras sur les épaules d’Alvin.
« Qu’esse que vous leur avez dit ?
— Je leur ai dit que s’ils te tuaient, tout le monde croirait que Ta-Kumsaw et le Prophète ont enlevé les jeunes garçons pour les assassiner. Je leur ai dit que s’ils te faisaient la moindre marque, quand tu rentrerais chez toi tout le monde croirait que nous t’avons torturé.
— Et moi, j’dis que j’veux ma chance de montrer que j’suis pas un lâche !
— Le gatlopp est une idée stupide, bonne pour ceux qui oublient leur devoir. »
Mesure baissa la main et arracha un gourdin de celle d’un homme rouge. Il s’en frappa les cuisses, frappa et frappa encore, cherchant à faire couler le sang. C’était douloureux, mais pas trop, parce que, volontairement ou non, ses bras hésitaient à infliger des coups au corps dont ils dépendaient. Alors il rendit brutalement le gourdin au guerrier et lui demanda : « Tape-moi !
— Plus un homme est grand, plus il sert d’autres hommes, dit le Prophète. Un homme petit ne sert que lui-même. Plus grand, il sert sa famille. Encore plus grand, sa tribu. Puis son peuple. Il est le plus grand quand il sert tous les hommes et toutes les terres. Pour toi-même, tu montres du courage. Pour ta famille, ta tribu, ton peuple, mon peuple, pour la terre et tous ceux qui y vivent, tu passes par le gatlopp sans avoir de marques sur toi. »
Lentement Mesure lui tourna le dos, gravit la colline jusqu’à Ta-Kumsaw sans qu’on le touche.
Ta-Kumsaw recracha par terre, cette fois aux pieds de Mesure.
« J’suis pas un lâche », dit Mesure.
Ta-Kumsaw s’en alla. Il descendit la colline, tantôt en marchant, tantôt en trébuchant, tantôt en glissant. Les guerriers du gatlopp s’en allèrent eux aussi. Mesure resta au sommet de la colline ; il enrageait, il se sentait humilié, abusé.
« Pars ! hurla le Prophète. Marche vers le sud ! »
Il tendit un petit sac à Alvin qui grimpa la colline à quatre pattes et le remit à son frère. Mesure l’ouvrit. Il contenait du pemmican et du maïs séché qu’il sucerait en route.
« Tu t’en viens avec moi ? demanda Mesure.
— J’vais avec Ta-Kumsaw, répondit Alvin.
— J’aurais pu y passer, par leur gatlopp, dit Mesure.
— Je sais, dit Alvin.
— S’il voulait pas que j’y passe, comment ça s’fait que l’Prophète a permis qu’on l’prépare ?
— Il l’a pas dit. Mais y a quèque chose de terrible qui va arriver. Et ça, il veut qu’ça arrive. Si t’étais parti avant, quand je t’ai dit de t’ensauver…
— Ils m’auraient rattrapé, Al.
— Ça valait l’coup d’essayer. Asteure, en t’en allant, tu fais exactement ce qu’il veut.
— Il a en tête que j’me fasse tuer, ou quoi ?
— Il m’a promis que tu t’en sortirais vivant, Mesure. Et toute la famille. Ta-Kumsaw et lui aussi.
— Alors, qu’esse qui va s’passer de si terrible ?
— J’sais pas. Et ça m’fait peur. J’crois qu’il m’envoie avec Ta-Kumsaw pour m’sauver la vie. »
Une fois encore. Mesure tenta sa chance :
« Alvin, si tu m’aimes, viens-t’en avec moi. »
Alvin se mit à pleurer. « Mesure, je t’aime, mais j’peux pas. » Sans cesser de pleurer, il dévala la dune. Ne voulant pas assister à son départ, Mesure se mit en marche. Presque plein sud, légèrement à l’est. Il n’aurait pas de difficulté à trouver son chemin. Mais il était malade de peur, et de honte pour les avoir laissés lui dire de partir sans son frère. J’ai tout raté. Je suis quasiment bon à rien.
Il marcha le reste de la journée et passa la nuit sur un tas de feuilles, dans un creux de terrain. Le lendemain, il marcha jusqu’en fin d’après-midi, lorsqu’il parvint à une rivière coulant vers le sud. Elle devait se jeter dans la Tippy-Canoe ou la Wobbish, l’une ou l’autre. Elle était trop profonde pour qu’il se déplace dans son lit et la berge trop envahie de végétation pour qu’il puisse la longer. Il garda donc le cours d’eau à portée d’oreille et progressa à travers bois. Il n’était pas un Rouge, aucun doute là-dessus. Il s’écorchait aux buissons et aux branches, les insectes le piquaient ; ça ne lui faisait aucun bien sur ses coups de soleil. Et il n’arrêtait pas de foncer tête baissée dans des fourrés dont il ne pouvait ressortir qu’en faisant demi-tour. Comme si la terre était son ennemie, qu’elle le ralentissait. Il rêvait d’un cheval et d’une bonne route.
Pourtant, ç’avait beau être dur de traverser la forêt, il se sentait de taille à le faire. En partie parce qu’Alvin lui avait durci les pieds. En partie parce qu’il respirait plus profondément qu’avant. Mais il y avait plus. On avait insufflé dans ses muscles une force qu’il n’avait jamais ressentie jusqu’alors. Il n’avait jamais été aussi vivant que maintenant. Et il songea : « Si j’avais un cheval en ce moment, j’crois bien que j’aimerais faire le chemin à pied. »
Ce fut à l’approche du soir du second jour qu’il entendit un bruit de pataugeage du côté de la rivière. Pas d’erreur : on menait des chevaux au pas dans son lit. Ça voulait dire des Blancs, peut-être même des gens de Vigor Church qui les recherchaient toujours, Alvin et lui.
Il se fraya tant bien que mal un chemin jusqu’au cours d’eau, en s’égratignant affreusement au passage. Ils se dirigeaient vers l’aval, loin de lui, quatre hommes à cheval. Ce ne fut qu’une fois dans la rivière, braillant à tue-tête, qu’il remarqua leur uniforme vert de l’armée des États-Unis. Il n’avait jamais entendu dire qu’ils remontaient jusque dans ces régions. C’était un pays où les Blancs ne s’aventuraient guère, pour ne pas provoquer les Français de Fort Chicago.
Ils l’entendirent tout de suite et firent pivoter leurs montures afin de le repérer. À peine l’eurent-ils aperçu que trois d’entre eux apprêtèrent leur mousquet.
« Tirez pas ! » s’écria Mesure.
Les soldats vinrent vers lui, progressant avec lenteur à cause des chevaux qui peinaient à remonter le courant.
« Tirez pas, pour l’amour du Ciel, dit Mesure. Regardez, j’suis pas armé, j’ai même pas d’couteau.
— Il cause drôlement bien anglais, hein ? fit un soldat à son voisin.
— ’videmment, tiens ! J’suis un Blanc.
— Elle est bonne, celle-là, fit un autre soldat. C’est la première fois que j’en entends un qui s’dit blanc. »
Mesure baissa les yeux sur sa peau. Elle était écarlate à cause des coups de soleil, mais beaucoup plus claire que chez n’importe quel vrai Rouge. Il portait un pagne, il était sale et avait l’air d’un sauvage. Mais sa barbe avait un peu poussé, non ? Pour une fois, il aurait voulu être velu, exhiber une grosse barbe épaisse et une toison sur la poitrine. Là, il n’y aurait pas eu d’erreur, car les Rouges n’étaient guère poilus. Dans la circonstance, les soldats ne remarqueraient pas le duvet clair de sa moustache ou les rares poils de son menton avant de s’être approchés tout près.
Et ils ne prenaient pas de risques non plus. Un seul s’avança vers lui. Les autres restèrent en arrière, le mousquet à la main, prêts à ouvrir le feu au cas où Mesure aurait des comparses postés en embuscade sur la berge. Il comprit que l’homme qui chevauchait vers lui crevait de trouille, à sa façon de regarder d’un côté puis de l’autre, comme s’il s’attendait à voir un Rouge lui décocher une flèche. Quel crétin, se dit Mesure ; il y avait peu de chance de surprendre un Rouge dans les bois avant d’avoir déjà sa flèche dans le corps.
Le soldat ne vint pas directement à lui. Il lui tourna autour pour se placer à côté. Puis il fit une boucle à une corde et la jeta dans sa direction. « Tu t’attaches ça autour de la poitrine, sous les bras, dit le soldat.
— Pour quoi donc faire ?
— Comme ça, j’pourrai t’emmener.
— Des clous, fit Mesure. Si j’avais su qu’vous alliez m’traîner au bout d’une corde au milieu d’la rivière, je s’rais resté sus la berge pour rentrer tout seul à pied.
— Et si tu t’passes pas c’te corde autour dans les cinq secondes, les collègues vont t’faire sauter la tête.
— Qu’esse que c’est, cette histoire ? demanda Mesure. J’suis Mesure Miller. J’ai été capturé avec mon p’tit frère Alvin y a presque une semaine et je m’en r’toume chez moi à Vigor Church.
— Eh ben, c’est-y pas beau, ça ? » fit le soldat. Il ramena la corde à lui, toute trempée, et la jeta à nouveau. Cette fois, Mesure la reçut dans la figure. Il l’attrapa et la retint dans sa main. Le soldat tira son épée. « Tenez-vous prêts à tirer, les gars ! cria-t-il. C’est l’renégat c’est lui !
— Renégat ? Je… »
Mesure finit par se dire que quelque chose ne tournait pas rond. Ils savaient qui il était et ils voulaient quand même le faire prisonnier. Avec trois mousquets et l’épée qu’on lui pointait sous le nez, ils avaient une bonne chance de le tuer à la moindre tentative de fuite. C’était l’armée des États-Unis, non ? Une fois qu’ils l’auraient amené auprès d’un officier, il pourrait s’expliquer et tout s’arrangerait. Il se passa donc la corde par-dessus la tête et tira la boucle autour de sa poitrine.
Ce ne fut pas trop pénible tant qu’ils restèrent dans l’eau ; parfois il se laissait flotter. Mais bientôt les soldats sortirent du lit de la rivière et l’obligèrent alors à marcher à leur suite tandis qu’ils avançaient avec précaution à travers bois. Ils décrivaient un arc de cercle par l’est, ils contournaient Vigor Church par-derrière.
Mesure essaya de parler, mais ils lui ordonnèrent de la fermer. « J’te préviens, on nous a dit qu’on pouvait ramener les renégats de ton espèce morts ou vifs. Un Blanc accoutré comme un Rouge… on connaît c’que tu vaux. »
De leur conversation, il parvint à glaner quelques renseignements. Ils étaient en reconnaissance pour le compte du général Harrison. Ça le rendait malade, Mesure, de penser qu’on en était arrivé à inviter cette fripouille de trafiquant d’alcool à monter dans le Nord. Et il avait rappliqué drôlement vite, en plus.
Ils campèrent pour la nuit dans une clairière. Ils faisaient un bruit épouvantable, et Mesure se dit que ce serait miracle s’ils n’avaient pas tous les Rouges du pays à fouiner dans le coin avant l’aube.
Le lendemain, il refusa tout net qu’on le traîne au bout d’une corde. « J’suis presque nu, j’ai pas d’armes, alors vous m’tuez ou vous m’laissez monter à cheval. » Ils avaient beau dire qu’ils pouvaient le ramener mort ou vif, Mesure savait que c’étaient des accroires. Malgré leur rudesse, ces hommes n’avaient pas très envie de tuer des Blancs de sang-froid. Il se retrouva donc en croupe derrière un soldat qu’il tenait par la taille. Ils gagnèrent bientôt une région sillonnée de routes et de pistes et progressèrent plus vite.
Juste après midi, ils atteignirent un camp militaire. Pas très nombreux, les militaires : peut-être une centaine en uniformes, plus deux cents autres marchant au pas et faisant l’exercice sur une pâture transformée en terrain de manœuvres. Mesure ne se souvenait pas du nom de la famille qui vivait ici. Il s’agissait de nouveaux venus, frais débarqués de la région de Carthage. De toute manière, leur identité n’avait plus d’importance. Harrison avait établi son quartier général dans leur maison, et les éclaireurs y conduisirent tout droit Mesure.
« Ah, fit Harrison. L’un des renégats.
— J’suis pas un renégat, dit Mesure. On m’a malmené comme un prisonnier tout le long du chemin. Les Rouges m’ont mieux traité que vos soldats blancs, moi j’vous l’dis.
— Ça ne m’étonne pas, fit Harrison. Ils t’ont très bien traité, j’en suis sûr. Il est où, l’autre renégat ?
— L’autre renégat ? Vous voulez dire mon frère Alvin ? Vous connaissez qui j’suis et vous m’laissez pas m’en retourner chez moi ?
— Tu réponds à mes questions, je verrai ensuite si je réponds aux tiennes.
— Mon frère Alvin, il est pas icitte et il va pas venir ; et vu c’que j’vois, j’suis bien content qu’il soye pas venu.
— Alvin ? Ah oui, on m’a dit que tu prétendais être Mesure Miller. Eh bien, nous savons que Mesure Miller a été assassiné par Ta-Kumsaw et le Prophète. »
Mesure cracha par terre. « Vous l’savez ? À cause de quèques vêtements déchirés avec du sang dessus ? On m’la fait pas aussi facilement. Vous croyez que j’vois pas c’que vous mijotez ?
— Mettez-le en cellule, dit Harrison. Et qu’on le soigne bien.
— Vous tenez pas du tout à c’que l’monde connaisse que j’suis vivant, par rapport qu’il se dirait qu’on a pas besoin d’vous dans le Nord ! cria Mesure. Je serais pas étonné d’apprendre que c’est vous qu’avez envoyé ces Chok-Taws nous capturer !
— Si c’est vrai, fit Harrison, à ta place je ferais attention à mes façons de parler et à ce que je raconte. Je me soucierais surtout de rentrer chez moi vivant, si possible. Regarde-toi donc, mon gars. La peau rouge comme un cardinal, un pagne, l’air d’un sauvage, un vrai cauchemar. Non, je crois que s’il arrivait qu’on t’abatte par erreur, personne ne nous le reprocherait, absolument personne.
— Mon père le saurait, répliqua Mesure. Ce genre d’invention, ça prend pas avec lui, Harrison. Et Armure-de-Dieu, il…
— Armure-de-Dieu ? Cette pitoyable mauviette ? Celui qui raconte partout que Ta-Kumsaw et le Prophète sont innocents et qu’on ne devrait pas se préparer à leur régler leur compte ? Plus personne ne l’écoute, Mesure.
— On l’écoutera. Alvin est vivant, et lui, vous l’attraperez jamais.
— Pourquoi ça ?
— Il est avec Ta-Kumsaw.
— Ah, et où donc ?
— Pas par icitte, vous pouvez en être sûr.
— Tu l’as vu ? Et le Prophète ? »
La lueur d’intérêt dans les yeux de Harrison fit reculer Mesure et l’incita à tenir sa langue. « J’ai vu c’que j’ai vu, répondit-il. Et je dis c’que j’dis.
— Dis plutôt ce que je te demande, sinon tu es déjà mort, le menaça Harrison.
— Tuez-moi, et j’dirai rien du tout. Mais j’vais vous raconter quèque chose. J’ai vu l’Prophète appeler une tornade dans une tempête. Je l’ai vu marcher sus l’eau. Je l’ai vu prophétiser, et ses prophéties se sont toutes réalisées. Il connaît tout c’que vous manigancez. Vous croyez faire à votre volonté, mais en fin de compte vous servirez ses plans à lui, attendez et vous verrez.
— Quelle idée ! fit Harrison en gloussant. Si je comprends bien, mon gars, ça sert ses plans que tu sois en mon pouvoir, hein ? » Il adressa des deux mains un signe aux soldats qui entraînèrent Mesure dehors et le firent descendre dans le caveau à légumes. Ils le soignèrent comme il faut en cours de route : ils l’envoyèrent à terre à coups de pieds, à coups de poings, et s’en donnèrent à cœur joie avant de le balancer dans l’escalier et de barricader la porte derrière lui.
Comme les fermiers venaient de la région de Carthage, la porte du caveau avait une serrure en plus d’une barre. Au milieu des carottes, des patates et des araignées, Mesure étudia les battants du mieux qu’il put. Son corps n’était que douleurs. Toutes les écorchures et tous les coups de soleil n’étaient rien auprès des chairs à vif à l’intérieur de ses cuisses, pour avoir chevauché en croupe les jambes nues. Et ça, ce n’était rien comparé à ce qu’il endurait après la rossée qu’on lui avait administrée entre la maison et son cachot.
Mesure ne perdit pas davantage de temps. Il en savait assez pour comprendre que Harrison ne pouvait pas le laisser repartir vivant. Il avait lancé ses éclaireurs à leur recherche, à Alvin et lui. S’ils restaient en vie, ça ruinerait tous ses plans, et ce serait vraiment dommage car les événements tournaient à son avantage. Après tant d’années, voilà qu’il s’installait à Vigor Church, qu’il transformait les hommes du cru en soldats et que plus personne n’écoutait Armure-de-Dieu.
Mesure n’aimait pas beaucoup le Prophète, mais à côté de Harrison le Prophète était un saint.
Un saint, vraiment ? Le Prophète lui avait fait attendre le gatlopp… pourquoi ? Pour qu’il parte dans l’après-midi de l’avant-veille et non pas dans la matinée. Pour qu’il arrive à la Tippy-Canoe au moment où les soldats la descendaient. Il aurait sinon gagné Prophetville et traversé la rivière pour revenir à Vigor Church sans avoir croisé le moindre soldat. Ils ne l’auraient jamais trouvé s’il ne les avait pas entendus et appelés lui-même. Est-ce que tout ça faisait partie du plan du Prophète ?
Bah, et puis après ? Peut-être que c’était une bonne chose, le plan du Prophète, et peut-être que non… Pour l’instant, Mesure n’en pensait guère de bien. Mais il n’allait sûrement pas attendre de voir quelle tournure il prendrait, sagement assis dans un caveau à légumes.
Il se fraya un passage à travers les pommes de terre jusqu’au fond du cellier. Il y avait à son goût trop de toiles d’araignée qui lui collaient à la figure et se prenaient dans ses cheveux, mais l’heure n’était pas à se soucier de la propreté des lieux. Il se dégagea bientôt un espace dans le fond et repoussa le plus gros des pommes de terre vers l’avant. Quand ils ouvriraient les battants, ils ne verraient qu’un tas de patates. Rien ne révélerait son déblayage.
Le caveau était bâti sur le modèle courant. On avait fait un trou, on l’avait boisé pour recevoir un toit, puis on avait recouvert le toit de toute la terre retirée du trou. Il pourrait creuser dans la paroi du fond et remonter derrière son cachot sans que ça se remarque de la maison. Il lui faudrait creuser avec les mains, mais c’était du bon terreau de la Wobbish. Une fois sorti, il ressemblerait davantage à un Noir qu’à un Rouge, mais il s’en fichait pas mal.
L’ennui, c’est que la paroi du fond, ce n’était pas de la terre mais du bois. Ils avaient muré le caveau, du haut en bas. Des gens consciencieux. Le sol était en terre, bon. Mais ça voulait dire creuser un tunnel par en dessous de la paroi avant de remonter. Pour ce travail, la nuit ne suffirait plus, il lui faudrait des jours. Et à n’importe quel moment on pourrait le prendre sur le fait. Ou tout bonnement le traîner dehors et l’abattre. Ou même ramener les Chok-Taws pour qu’ils achèvent ce qu’ils avaient commencé… qu’ils lui donnent l’air d’une victime torturée par Ta-Kumsaw et le Prophète. Tout était possible.
Il n’était pas à plus de dix milles de chez lui. Ça, ça le rendait carrément fou. Si près des siens, et eux ne s’en doutaient même pas, ils ne savaient pas qu’il avait besoin de leur aide. Il se souvint de la fillette de la Hatrack, des années plus tôt, cette torche qui les avait vus bloqués dans la rivière et qui leur avait envoyé du secours. C’est ce qui me faudrait en ce moment, j’ai besoin d’une torche, quelqu’un qui me découvrirait et m’enverrait du secours.
Mais il y avait peu de chances que ça arrive. Pas à lui, Mesure. Ah, s’il s’agissait d’Alvin, il se produirait au moins huit miracles, tout le nécessaire pour le sortir de là vivant. Mais Mesure, lui, ne pouvait compter que sur lui-même.
Il creusait depuis dix minutes quand il s’arracha la moitié d’un ongle. Ça faisait très mal, et il savait qu’il saignait. Si on le sortait maintenant, on saurait qu’il perçait un tunnel. Mais c’était sa seule chance. Il continua donc de creuser, malgré la douleur, s’arrêtant de temps en temps pour rejeter une pomme de terre qui avait roulé dans le trou.
Il ne tarda pas à retirer son pagne pour se faciliter la tâche. Il grattait la terre avec les mains, puis il l’entassait sur le tissu qu’il hissait hors de l’excavation. C’était moins efficace qu’avec une pelle, mais beaucoup mieux que d’enlever le déblai poignée par poignée. Il disposait de combien de temps ? Des jours ? Des heures ?