IX Le Lac Mizogan

De toute sa vie, jamais Alvin n’avait vu si vaste étendue d’eau. Debout au sommet d’une dune de sable, il contemplait le lac. Mesure se tenait auprès de lui, une main posée sur son épaule.

« P’pa m’a r’commandé de pas t’laisser approcher de l’eau, fit Mesure, et regarde-moi où c’est qu’ils t’ont amené. »

Le vent était vif et chaud, il soufflait parfois en rafales et faisait voler le sable comme autant de flèches minuscules. « Ils t’ont amené aussi, dit Al.

— Regarde, y a une grosse tempête qui s’en vient. »

Là-bas, au sud-ouest, les nuages s’assombrissaient, l’air mauvais. Il ne s’agissait pas d’un de ces orages d’été accompagnés d’une averse. Un éclair crépita à l’avant des nuages. Le coup de tonnerre se fit entendre beaucoup plus tard, assourdi par la distance. Tandis qu’il regardait, Alvin eut soudain l’impression que son champ de vision s’élargissait, qu’il voyait bien plus loin que précédemment, comme s’il parvenait à distinguer les tourbillons et les bouillonnements internes des nuées, à en sentir la chaleur et le froid, l’air glacé piquant vers le bas, l’air chaud s’élançant vers le haut, au milieu de circonvolutions qui agitaient un vaste pan circulaire du ciel.

« Une tornade, dit Al. Y a une tornade dans cet orage-là.

— J’en vois pas, fit Mesure.

— Elle arrive. Tiens, on voit l’air qui tourne. Regarde ça.

— J’te crois, Al. Mais c’est pas par icitte qu’on va trouver où s’cacher, m’est avis.

— Regarde-moi tout ce monde, dit Alvin. Si elle nous tombe dessus…

— Où t’as appris à prédire le temps ? demanda Mesure. T’as encore jamais fait ça. »

Al n’avait pas de réponse à donner. Il n’avait jamais, de cette façon-là, senti de tempête en lui. C’était comme la musique verte qu’il avait entendue la veille au soir ; il se passait des tas de choses bizarres depuis que les Rouges l’avaient capturé. Mais il n’allait pas perdre une minute de plus à se demander pourquoi il savait… c’était déjà beau de savoir. « J’ai quelqu’un à prévenir. »

Alvin dévala la dune ; il glissait de telle façon qu’à chaque pas il semblait bondir sur la déclivité, avant d’atterrir sur un pied et de rebondir. Jamais il n’avait descendu de colline aussi vite. Mesure lui courut après en criant : « Ils nous ont dit d’rester là-haut jusqu’à… » Une rafale de vent emporta ses paroles. Au pied de la colline, quand ils y parvinrent, le sable se faisait encore plus agaçant ; le vent en soulevait de grandes nappes des dunes pour les projeter au loin, avant de les laisser retomber. Al dut fermer les yeux, se les protéger de la main et détourner le visage… tout ce qui pouvait empêcher le sable de l’aveugler tandis qu’il se précipitait vers le groupe de Rouges rassemblés au bord de l’eau.

Ta-Kumsaw était facile à repérer, et pas seulement parce qu’il était grand. Les autres Rouges maintenaient un espace autour de lui, et il se dressait au milieu d’eux comme un roi. Al courut le rejoindre. « Y a une tornade qu’arrive ! cria-t-il. Y a une tornade dans ce nuage ! »

Ta-Kumsaw renversa la tête en arrière et éclata de rire ; le vent était si bruyant qu’Al l’entendit à peine. Puis Ta-Kumsaw avança la main par-dessus la tête d’Al pour toucher l’épaule d’un autre Rouge debout auprès de lui. « C’est le jeune garçon ! » hurla-t-il.

Al regarda l’homme à qui il s’adressait. Il n’avait pas du tout le maintien d’un roi… rien à voir avec Ta-Kumsaw. Il était légèrement voûté et il lui manquait un œil, la paupière inutile pendait sur une orbite vide. Sec d’allure, il avait des bras plus noueux que musclés et des jambes franchement maigrelettes. Saisi, les yeux levés vers son visage, Al le reconnut. Non, non, pas d’erreur.

Le vent tomba, l’espace d’une minute.

« L’homme-lumière, dit Alvin.

— L’enfant aux cancrelats, dit Tenskwa-Tawa, Lolla-Wossiky, le Prophète.

— T’es réel », dit Al. Ni un rêve, ni une vision. Un homme réel qui avait surgi au pied de son lit, pour disparaître et réapparaître, le visage aussi éblouissant que le soleil, qu’on ne pouvait regarder sans douleur. Mais c’était le même homme. « Je t’ai pas guéri, reprit Alvin. Je m’excuse.

— Si, tu m’as guéri », fit le Prophète.

Al se rappela soudain pourquoi il avait couru au bas de la dune pour faire irruption au milieu d’une conversation entre les deux plus grands Rouges du monde, ces frères aux noms connus de tous les Blancs, hommes, femmes et enfants, à l’ouest des montagnes d’Appalachie. « Une tornade », lança-t-il.

Comme pour lui répondre, le vent reprit de plus belle ; il hurlait à présent. Al se retourna, ce qu’il avait vu et senti se réalisait. Quatre trombes se formaient, elles pendaient au-dessous de l’orage comme des serpents tombant des arbres, ondulant vers le bas, la tête prête à frapper. Toutes les quatre venaient droit sur eux, mais sans encore toucher le sol.

« Maintenant ! » cria le Prophète.

Ta-Kumsaw tendit à son frère une flèche à pointe de silex. Le Prophète s’assit dans le sable et se plongea le trait dans la plante du pied droit, puis dans celle du gauche. Le sang coula abondamment des blessures. Il fit ensuite subir le même sort à ses paumes, se plantant le silex si profondément dans les chairs que le dos des mains saignait aussi.

Presque sans réfléchir, Alvin poussa un cri et voulut projeter son esprit dans le corps du Prophète pour guérir les plaies.

« Non ! jeta le Prophète. C’est le pouvoir de l’homme rouge ; le sang de son corps, le feu de la terre ! »

Puis il fit demi-tour et se dirigea vers le lac Mizogan pour y pénétrer.

Non, pas y pénétrer. Mais marcher dessus. Alvin avait peine à le croire : sous les pieds ensanglantés, l’eau devenait lisse, aussi polie que du verre, et soutenait le Prophète. Son sang se répandait à la surface, rouge vif. Quelques pas plus loin, l’eau se gonflait, s’agitait ; des vagues fouettées par le vent s’élançaient vers la tache unie pour finir par s’étaler, se calmer, lisses à leur tour.

Le Prophète poursuivait sa marche, s’éloignait à la surface des eaux, et ses pas sanglants traçaient un chemin poli à travers la tempête.

Al regarda en arrière vers les tornades. Elles étaient tout près maintenant, presque au-dessus de leurs têtes. Il sentit les tourbillons en lui, comme s’il faisait corps avec les nuages, qu’ils traduisaient les émotions furieuses qui lui agitaient l’esprit.

Là-bas, sur le lac, le Prophète leva les mains et désigna l’une des trombes. Presque aussitôt, les trois autres remontèrent, ravalées par les nuages, et disparurent. Celle qui demeurait se rapprocha, jusqu’à se trouver directement à la verticale du Prophète, peut-être à une centaine de pieds au-dessus de lui. Mais elle était suffisamment proche pour qu’autour du chemin de verre poli tracé par l’homme rouge le lac se soulève par bonds, comme pour aller se perdre dans les nuées ; l’eau se mit aussi à décrire des cercles, à tourbillonner inlassablement sous la trombe, secouée par le vent.

« Viens ! » cria le Prophète.

Alvin ne l’entendit pas, mais il vit ses yeux – même d’aussi loin –, il vit bouger ses lèvres et sut ce que lui demandait l’homme-lumière. Il n’eut aucune hésitation. Il s’approcha crânement du lac et marcha sur les eaux.

Entre-temps, bien sûr, Mesure l’avait rejoint ; aux premiers pas que fit Al sur le verre chaud et poli du sentier du Prophète, il hurla vers lui, il voulut l’agripper. Mais avant d’avoir pu toucher son jeune frère, il se sentit saisi par les Rouges, tiré en arrière ; il cria à Alvin de revenir, n’y va pas, va pas sur l’eau…

Alvin l’entendit, et Alvin était mort de peur. Mais l’homme-lumière l’attendait sous la gueule de la tornade, debout à la surface du lac. Intérieurement, Al ressentait une envie irrépressible, comme Moïse à la vue du buisson ardent : il faut que je m’arrête pour regarder ça, avait dit Moïse, et c’était ce que se disait Alvin : il faut que j’aille voir ça de près. Car il ne s’agissait pas d’un phénomène connu dans l’univers naturel, vraiment. Il n’avait jamais entendu parler de supplication, de sortilège ou de sorcellerie capable d’invoquer une tornade et de changer en verre un lac en furie. Il ne savait pas à quoi se livrait l’homme rouge, mais c’était la chose la plus importante dont Alvin avait été ou serait probablement jamais témoin au cours de sa vie.

Et le Prophète l’aimait. Alvin n’avait aucun doute là-dessus. L’homme-lumière s’était une fois tenu au pied de son lit et lui avait donné une leçon. Al se souvenait que l’homme-lumière s’était déjà volontairement blessé en cette occasion. Quel que soit son projet, le Prophète se servait de son sang et de sa douleur pour l’accomplir. Il se dégageait une réelle majesté d’une telle conduite. Dans ces conditions, comment blâmer Alvin d’éprouver un sentiment de vénération lorsqu’il s’engagea sur le lac ?

Derrière lui, le chemin ondulait, se liquéfiait, disparaissait. Il sentit les vagues lui lécher les chevilles. Il en était épouvanté, mais tant qu’il allait de l’avant il ne lui arrivait aucun mal. Et enfin Alvin rejoignit le Prophète, qui tendit la main pour lui saisir les siennes. « Reste avec moi, cria-t-il. Reste dans l’œil de la terre et regarde ! »

Alors la tornade plongea rapidement vers le lac ; l’eau bondit en l’air, dressant comme un mur autour d’eux. Ils se trouvaient au centre même de la trombe, aspirés vers le haut…

Jusqu’à ce que le Prophète avance une main sanglante pour toucher la colonne d’eau, qui à son tour devint lisse et dure comme du verre. Non, pas du verre. Elle était aussi claire et pure qu’une goutte de rosée sur une toile d’araignée. Il n’y avait plus de tempête désormais. Uniquement Alvin et l’homme-lumière au milieu d’une tour de cristal, lumineuse et transparente.

Seulement, la tour n’agissait pas comme une fenêtre s’ouvrant sur ce qui se passait à l’extérieur ; Al ne voyait pas plus le lac que la tempête ou le rivage à travers la paroi de cristal. Il voyait autre chose.

Il vit un chariot pris dans une rivière en crue, un arbre descendant le courant tel un bélier, un jeune homme sautant sur le tronc, le faisant rouler sur lui-même pour le détourner du chariot. Ensuite l’homme enchevêtré dans les racines de l’arbre, précipité, écrasé contre un rocher, puis emporté, ballotté par le courant, luttant, luttant encore pour vivre, pour respirer un tout petit peu plus longtemps, continuer de respirer, continuer de respirer…

Il vit une femme enceinte d’un bébé, il vit une petite fille, debout près d’elle, approchant la main pour lui toucher le ventre. Elle cria quelque chose, et l’accoucheuse s’avança, saisit la tête de l’enfant, le tira à l’air libre. La mère se déchira et saigna. La petite fille passa la main par en dessous et décolla quelque chose du visage du bébé ; le bébé pleura. L’homme dans la rivière, d’une manière ou d’une autre, entendit les pleurs, sut qu’il avait assez longtemps survécu ; alors il mourut.

Al ne savait qu’en penser. Jusqu’à ce que le Prophète lui chuchote à l’oreille : « La première chose qu’on voit ici, c’est le jour de sa naissance. »

Le bébé, c’était lui, Alvin junior ; l’homme qui était mort, son frère Vigor. Qui donc était la fillette qui lui avait retiré la coiffe de la figure ? Al ne l’avait jamais vue de sa vie.

« Je vais te montrer, dit le Prophète. La tour ne reste pas longtemps, et j’ai moi aussi des choses à voir, mais je vais te montrer. » Il prit Alvin par la main, et ensemble ils s’élevèrent dans la colonne de verre.

Ça ne ressemblait pas à l’essor, au vol d’un oiseau ; c’était comme si haut et bas n’existaient plus. Le Prophète le hissait, mais Al ne comprenait pas comment l’homme rouge se hissait, lui. Pas grave. Il y avait tant à voir. Tout au long de son ascension, il pouvait regarder dans toutes les directions et faire de nouvelles découvertes à travers la paroi de cristal. Jusqu’à ce qu’il s’aperçoive que chaque période du temps, chaque vie humaine devaient être visibles depuis cette tour. Comment ne pas se perdre dans tout ça ? Comment retrouver un événement précis dans les centaines, les milliers, les millions d’instants du passé ?

Le Prophète s’arrêta, attira Alvin à sa hauteur pour qu’ils voient tous deux la même chose, joue contre joue, haleines mêlées, les battements de cœur de l’homme rouge emplissant l’oreille de l’enfant blanc.

« Regarde », dit le Prophète.

Une ville, voilà ce que vit Alvin, éclatante sous le soleil. Des tours de glace, on aurait dit, ou de verre transparent, parce que la lumière du soleil ne faiblit même pas lorsque l’astre se coucha derrière la cité, qui d’ailleurs ne projetait pas d’ombres sur les prairies environnantes. Dans la ville, il y avait des gens, comme des silhouettes brillantes qui se déplaçaient en tous sens, qui s’élevaient et descendaient dans les tours, sans ailes ni escaliers. Le plus important, cependant, ce n’était pas le spectacle de cette ville, mais la sensation qu’il produisait en lui. Pas une sensation de paix, non, le calme était absent de ce qu’il éprouvait. De l’excitation, plutôt son cœur battait à la vitesse d’un cheval au grand galop. Les gens, là-bas, ils n’étaient pas parfaits, ils connaissaient parfois la colère, parfois la tristesse. Mais personne n’avait faim, personne n’était ignorant et personne n’avait l’obligation de faire quelque chose à la volonté d’un autre. « Elle s’trouve où, c’te ville ? souffla Alvin.

— Je ne sais pas, dit le Prophète. Chaque fois que je viens ici, je la vois d’une façon différente. Un jour je vois ces grandes tours étroites, un autre de grosses buttes de cristal, ou bien uniquement des gens qui vivent sur une mer de cristal en feu. Je crois que cette ville a été très souvent déjà construite dans le passé. Je crois qu’elle le sera encore.

— Tu vas la construire ? C’est pour ça, Prophetville ? »

Des larmes perlèrent aux yeux du Prophète, coulant de son œil valide, suintant sous la paupière flasque de l’autre. « L’homme rouge ne peut pas bâtir cette ville tout seul, dit-il. Nous faisons partie de la terre, et cette ville ne relève pas seulement de la terre. La terre, c’est le bien et le mal, la vie et la mort, tout ensemble, le silence vert. »

Alvin pensa à sa perception de la musique verte, mais il se tut car le Prophète disait des choses qu’il voulait entendre, et Al était suffisamment intelligent pour savoir qu’il vaut parfois mieux écouter que parler.

« Mais cette ville, poursuivit le Prophète, la Cité de Cristal, c’est la lumière sans l’obscurité, la propreté sans la saleté, la santé sans la maladie, la force sans la faiblesse, l’abondance sans la faim ni la soif, la vie sans la mort.

— Les genses dans c’te ville, là, ils sont pas tous heureux, dit Alvin. Ils vivent pas éternellement.

— Ah, fit le Prophète. Tu ne vois pas la même chose que moi.

— Ce que j’vois, c’est qu’ils la construisent. » Il fronça les sourcils. « D’un bout, ils la construisent, et de l’autre elle s’écroule.

— Ah, fit le Prophète. La ville que je vois, moi, ne s’écroulera jamais.

— Ça veut dire quoi, alors ? Comment ça s’fait qu’on voit pas pareil ?

— Je ne sais pas, Petit Cancrelat. Je ne l’ai jamais montrée à personne. Maintenant, redescends, attends-moi en bas. J’ai des choses à voir, et le temps va bientôt reprendre ses droits. »

Il suffisait de penser à la descente pour qu’Alvin commence à s’enfoncer ; il atteignit directement le fond et posa le pied sur le sol clair et miroitant. Le sol ? Pour ce qu’il en savait, ç’aurait aussi bien pu être le plafond. Il en sortait de la lumière, comme celle qui brillait à travers les parois, et là aussi, il voyait des images.

Il vit un immense nuage de poussière tourner de plus en plus vite sur lui-même, mais au lieu de cracher la poussière il l’aspirait ; soudain il se mit à rougeoyer, puis il prit feu, et c’était le soleil, aussi vrai que deux et deux font quatre. Alvin avait quelques connaissances sur les planètes, parce que Thrower en parlait, aussi ne fut-il pas surpris de voir ces points de lumière rouges qui bien vite s’affaiblirent. Au bout d’un moment, à la place du mélange de poussière et d’obscurité, il n’y eut plus que des mondes et de l’espace vide. Il vit la Terre, toute petite, mais alors il se rapprocha et comprit comme elle était grande, et sa rotation rapide, une face éclairée par le soleil, l’autre dans l’ombre. Debout dans le ciel, semblait-il, il surplombait la face éclairée, mais il voyait tout ce qui s’y passait. D’abord de la roche nue, vomie par les volcans ; puis, sortant de l’océan, des plantes qui se dispersent, croissent, des fougères et des arbres. Il voit les poissons sauter dans la mer, la vie ramper sur le rivage battu par la marée, puis les insectes et autres bestioles bondir et grignoter les feuilles, s’attraper et se dévorer les uns les autres. Les animaux ne cessent de se développer, de plus en plus gros, si vite qu’Alvin ne peut suivre leur évolution ; la Terre continue de tourner, et il voit de gigantesques, de monstrueuses créatures dont il n’a jamais entendu parler, certaines affublées de longs cous comme des serpents, ou de mâchoires et de dents pour arracher des arbres d’une seule bouchée, on dirait. Et puis ils disparaissent, et voici des éléphants, des antilopes, des tigres et des chevaux, toute la vie terrestre, qui ressemble de plus en plus à l’idée qu’Alvin se fait du monde animal. Mais nulle part il ne voit un seul homme. Il découvre des singes et des êtres poilus qui se tapent dessus avec des cailloux, des êtres qui marchent sur leurs pattes arrière mais qui ont l’air aussi gourdes que des grenouilles. Puis il voit, oui, des gens, bien qu’il n’en soit pas certain au premier abord, parce qu’ils sont noirs et qu’il n’a rencontré qu’un seul Noir dans sa vie, un esclave appartenant à un colporteur des Colonies de la Couronne de passage à Vigor Church, peut-être deux ans plus tôt. Mais ils ont l’air tout à fait humain, noirs ou non, et ils cueillent des fruits dans les arbres et des baies dans les buissons, se partageant la nourriture, une ribambelle de négrillons sur leurs talons. Une bagarre éclate entre deux jeunes, et le plus grand tue le plus petit. Le papa rebrousse alors chemin et flanque un coup de pied au meurtrier pour le chasser du groupe. Puis il ramasse le cadavre et le ramène à la maman ; en larmes, ils couchent l’enfant mort par terre et le recouvrent de pierres. Ils rassemblent ensuite la famille et se remettent en marche ; au bout de quelques pas, ils recommencent à manger, s’arrêtent de pleurer et repartent comme avant, comme si de rien n’était. C’est des gens, c’est sûr, pense Alvin. C’est bien comme ça que font les gens.

La Terre continue sa rotation, et le tour suivant fait apparaître toutes sortes de populations : à la peau sombre dans les pays chauds, à la peau claire dans les pays froids, passant par toutes les nuances entre les deux. Sauf en Amérique, qu’éclaire maintenant le soleil. En Amérique les gens sont à peu près tous pareils, tous rouges, au nord comme au sud, au chaud comme au froid, sous les pluies comme dans les déserts. Et le pays est en paix, comparé à l’autre partie du monde. Alvin trouve ça bizarre : l’autre continent, avec toutes ses races et nations différentes, eh bien, il change à chaque nouvelle rotation de la planète, des régions entières se déplacent, tout se mélange sans arrêt, et ce ne sont que guerres perpétuelles, partout. De l’autre côté, en Amérique, il y a aussi quelques guerres, mais pas aussi violentes, pas aussi dures. Les gens vivent à un rythme différent. La terre y possède un cœur qui bat, elle a sa vie propre.

De temps en temps, d’autres gens arrivent du vieux continent, surtout des pêcheurs. Déviés de leur route, détournés par les tempêtes, fuyant leurs ennemis. Ils arrivent et, pendant un moment, ils vivent en Amérique comme ils vivaient auparavant : ils bâtissent vite, se reproduisent de même et tuent autant qu’ils le peuvent. C’est comme une maladie. Mais ensuite, soit ils se mêlent aux Rouges et on ne les distingue plus, soit ils se font exterminer. Aucun d’eux ne garde ses coutumes de l’ancien monde.

Jusqu’à nos jours, se dit Alvin. Quand nous, on est arrivés, on était trop solides. C’est peut-être comme quand on attrape deux ou trois rhumes, on se dit qu’on ne tombera jamais vraiment malade, puis on attrape une bonne variole et on s’aperçoit qu’on n’avait jamais vraiment connu la maladie.

Alvin sentit une main sur son épaule.

« C’est donc là que tu regardais, dit le Prophète. Qu’est-ce que tu as vu ?

— J’crois que j’ai vu toute la création du monde, répondit Al. Tout comme dans la Bible. J’crois que j’ai vu…

— Je sais ce que tu as vu. Tout le monde le voit, tous ceux qui viennent ici.

— T’as dit qu’avant moi t’avais encore amené personne, il m’semble.

— Pour venir ici… il existe beaucoup de portes. Certains y parviennent en traversant le feu. D’autres l’eau. D’autres en se faisant ensevelir dans la terre. D’autres en tombant dans un trou d’air. Ils viennent ici et ils voient. Puis ils repartent et racontent ce qu’ils se rappellent, du moins ce qu’ils ont compris ; ils le racontent avec les mots dont ils disposent, et d’autres écoutent et se rappellent, du moins ce qu’ils peuvent comprendre. C’est ici qu’on reçoit la vision.

— J’veux pas m’en aller, dit Alvin.

— Non, et l’autre non plus.

— Qui ça ? Y a quelqu’un d’autre icitte ? »

Le Prophète secoua la tête. « Pas physiquement. Mais je le sens en moi, qui regarde par mon œil. » Il se tapota la pommette sous son œil valide. « Pas celui-ci, l’autre.

— Tu peux pas dire qui c’est ?

— Blanc, fit-il. Ça n’a pas d’importance. Qui que ce soit, il n’a pas fait de mal. Je crois même que, peut-être… il fera une chose bonne. Maintenant, on s’en va.

— Mais j’veux connaître toutes les histoires qu’on voit icitte ! »

Le Prophète éclata de rire. » Même en vivant éternellement, tu ne pourrais pas. Ces histoires-là changent plus vite qu’on ne peut les voir.

— Comment j’ferai pour revenir ? J’veux tout voir, tout !

— Je ne te ramènerai jamais, dit le Prophète.

— Pourquoi ? J’ai fait quèque chose de mal ?

— Chut, Petit Cancrelat. Je ne te ramènerai jamais parce que je ne reviendrai jamais ici moi-même. C’est la dernière fois. J’ai vu la fin de tous mes rêves. »

Alvin s’aperçut alors combien le Prophète avait l’air triste. Le chagrin lui défaisait le visage.

« Je t’ai vu, ici. J’ai vu que je devais t’amener. Je t’ai vu aux mains des Chok-Taws. J’ai envoyé mon frère te chercher, pour qu’il te ramène.

— C’est par rapport que tu m’as conduit icitte que tu pourras jamais plus revenir ?

— Non. C’est la terre qui a choisi. La fin est proche. » Il sourit, mais d’un sourire affreux à voir. « Votre pasteur, le révérend Thrower, un jour il m’a dit : si ton pied est malade, coupe-le. C’est ça ?

— Je m’rappelle pas.

— Moi si, dit le Prophète. Cette partie de la terre, elle est déjà malade. Faut la couper, ainsi le reste de la terre vivra.

— Qu’esse tu veux dire ? » Des images se formèrent dans l’esprit d’Alvin, de morceaux de terre se détachant pour s’abîmer dans la mer.

« L’homme rouge ira à l’ouest du Mizzipy. L’homme blanc restera à l’est. La partie blanche de la terre sera tout à fait morte, amputée. Pleine de métal et de fumée, de fusils et de mort. Les hommes rouges qui resteront dans l’Est deviendront blancs. Et les hommes blancs n’iront pas à l’ouest du Mizzipy.

— Y a déjà des Blancs à l’ouest du Mizzipy. Des trappeurs et des marchands, surtout, mais aussi un peu d’fermiers avec leurs familles.

— Je sais, dit le Prophète. Mais ce que j’ai vu aujourd’hui… Je sais comment obliger l’homme blanc à ne jamais retourner dans l’Ouest, et l’homme rouge à ne jamais rester dans l’Est.

— Comment tu vas faire ça ? demanda Alvin.

— Si je le dis, répondit le Prophète, ça ne se réalisera pas. Il y a des choses ici, on ne peut pas en parler, sinon elles changent et elles disparaissent.

— C’est la Ville de Cristal ? voulut savoir Alvin.

— Non, dit le Prophète. C’est la rivière de sang. C’est la forêt de métal.

— Montre-moi ! Fais-moi voir c’que t’as vu !

— Non, dit le Prophète. Tu ne garderais pas le secret.

— Pourquoi je l’garderais pas ? Si j’donne ma parole, j’la tiendrai !

— Tu pourrais la donner autant que tu veux, Petit Cancrelat, mais la vision te ferait crier de peur et de douleur. Et tu le dirais à ton frère. Tu le dirais à ta famille.

— Esse qu’il va leur arriver quèque chose ?

— Personne ne mourra dans ta famille, dit le Prophète. Ils seront tous sains et saufs quand ce sera fini.

— Montre-moi !

— Non, répéta le Prophète. Je vais maintenant faire disparaître la tour, et tu te rappelleras ce que nous avons fait ici et ce que nous nous sommes dit. Mais la seule façon pour toi de revenir un jour, c’est de trouver la Ville de Cristal. »

Le Prophète s’agenouilla là où le mur touchait le sol. Il enfonça ses doigts ensanglantés dans la paroi et souleva. Elle remonta, se dissolut, ce ne fut plus que du vent. Ils étaient à présent entourés par le décor qu’ils avaient quitté tant d’heures plus tôt, semblait-il. L’eau, la tempête, la trombe refluant vers les nuages au-dessus de leurs têtes. Des éclairs fulguraient tout autour d’eux, et la pluie se mit à tomber, si drue qu’elle masqua le rivage. Les gouttes, en atteignant le cristal, y restaient un instant avant de se muer en cristal elles aussi, et de se fondre dans la plaque sous leurs pieds.

Le Prophète en gagna le bord le plus proche du rivage et s’avança sur l’eau en furie. Elle se solidifia sous son pied, mais continua d’onduler légèrement… elle n’était pas aussi solide que la plate-forme. Le Prophète tendit la main derrière lui et saisit celle d’Alvin pour le tirer sur le nouveau chemin qu’il créait à la surface du lac. Un chemin qui n’était pas aussi lisse qu’avant, et plus ils progressaient, plus l’eau s’agitait, plus elle s’enflait, plus elle était glissante ; il devenait difficile de gravir et de passer les vagues.

« Nous sommes restés trop longtemps ! » cria le Prophète.

Alvin sentait l’eau sombre, sous la mince couche de verre, qui roulait sa haine. Le néant, surgi d’un cauchemar ancestral, cherchait à éventrer le cristal pour s’emparer d’Alvin, l’entraîner dans ses profondeurs, le noyer, le réduire en petits, tout petits morceaux, et l’abandonner dans les ténèbres.

« C’était pas moi ! » hurla Alvin.

Le Prophète se retourna, le souleva et le hissa sur ses épaules. La pluie harcelait Alvin, le vent essayait de l’arracher des épaules du Rouge. Il s’accrocha fermement aux cheveux de Tenskwa-Tawa. Il devinait qu’à présent les pieds du Prophète s’enfonçaient à chaque pas de plus en plus dans l’eau. Derrière eux, il n’y avait plus trace du chemin, tout avait disparu, et les vagues montaient de plus en plus haut.

Le Prophète trébucha, tomba ; Alvin chuta, lui aussi, vers l’avant, certain qu’il allait se noyer…

Et il se retrouva étendu sur le sable humide du rivage ; l’eau léchait la grève autour de lui, aspirait le sable par en dessous dans ses efforts pour le ramener dans le lac. Ensuite, des mains robustes sous ses bras, qui l’éloignent, lui font remonter la plage vers les dunes.

« L’est resté là-bas, l’Prophète ! » cria Alvin. Ou crut-il crier… sa voix n’était qu’un murmure, il produisit à peine un son. Ça n’avait pas d’importance, le vent faisait tellement de bruit. Il ouvrit les yeux, aussitôt fouettés par le sable et la pluie.

Puis les lèvres de Mesure furent contre son oreille, qui lui criaient : « L’Prophète va bien ! Ta-Kumsaw l’a sorti du lac ! J’t’ai cru mort, pour sûr, quand c’te trombe t’a aspiré ! Tu vas bien ?

— J’ai tout vu ! » cria Alvin. Mais il était si faible maintenant qu’il ne pouvait plus articuler le moindre mot, et il n’insista pas, il laissa son corps s’amollir puis, à bout de forces, sombra dans le sommeil.

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