VIII L’ami des Rouges

Ils se rassemblèrent dans la clairière, une trentaine d’hommes en colère, la mine sombre, fatigués d’avoir marché à travers bois. La piste avait été assez facile à suivre, mais il semblait que les branches s’ingéniaient à les agripper et les racines à leur faire des crocs-en-jambe… La forêt n’était jamais prévenante pour l’homme blanc. Ils avaient perdu une heure quand la piste s’était arrêtée près d’un ruisseau, et ils avaient dû remonter puis redescendre le courant pour découvrir où les Rouges en étaient sortis et avaient remis leurs prisonniers sur la terre ferme. Le vieil Alvin Miller avait failli devenir fou en constatant qu’ils avaient entraîné ses gars dans l’eau – il avait fallu dix minutes à son fils Placide pour le calmer avant qu’il puisse se remettre en route. L’homme était tout bonnement malade de peur.

« J’aurais pas dû l’faire partir, j’aurais jamais dû le laisser s’en aller », ne cessait-il de répéter.

Et Placide, de son côté, ne cessait aussi de répéter : « Ç’aurait pu arriver n’importe où, faut pas t’en vouloir, on va bien les r’trouver, ils marchent encore, non ? » Dans tout ce qu’entendait Alvin Miller, c’était surtout la voix de Placide qui l’apaisait, c’était sa façon à lui… son talent, disaient même certains, et sa mère lui avait donné ce nom-là rapport à ce qu’il savait le mieux faire.

Puis ils entrèrent dans la clairière, et les pistes se divisèrent dans cinq ou six directions différentes avant de disparaître brusquement au bout de quelques pas. Ils découvrirent les sous-vêtements déchirés des garçons tout près dans la forêt, en direction du nord-ouest. Personne ne crut utile de les montrer à Alvin Miller, et lorsqu’il arriva sur place – c’est lui qui fermait la marche, Placide à ses côtés –, les caleçons avaient été ramassés, hors de vue.

« On n’arrivera jamais à suivre leur piste d’icitte, déclara Armure-de-Dieu. Les gamins, ils laissent plus d’traces, asteure… c’qui veut rien dire, m’sieur Miller, alors vous tourmentez donc pas. » Armure appelait son beau-père « monsieur Miller » depuis que le meunier l’avait expulsé de chez lui le jour où il était venu prétendre qu’Al junior mourait à cause de la famille qui commettait le péché d’user de charmes et de supplications. Ça semble pas normal d’appeler « p’pa » celui qui vous a éjecté de sa galerie. « P’t-être qu’ils ont porté les garçons ou qu’ils sont r’passés par derrière eux pour effacer leurs traces, comme qui dirait. On connaît tous qu’un Rouge, quand il veut pas laisser de traces, eh ben, y en a pas.

— Oui, on les connaît, les Rouges, dit Al Miller. Et aussi c’qu’y font aux jeunes Blancs quand ils…

— Tout ce qu’on connaît pour l’instant, c’est qu’ils veulent nous faire peur, dit Armure.

— Et ça marche, dit l’un des Suédois. Ils nous flanquent une peur bleue, à ma famille et moi.

— Et pis tout l’monde connaît qu’Armure-de-Dieu, c’est l’ami des Rouges. »

Armure regarda autour de lui pour savoir qui avait dit ça. « Si par “ami des Rouges” t’insinues qu’à mon avis les Rouges sont autant des êtres humains qu’les Blancs, alors c’est vrai. Mais si t’insinues que j’aime les Rouges mieux qu’les Blancs, alors montre un peu d’courage et sors me l’dire en face, que j’t’écrabouille la goule contre l’écorce d’un arbre.

— Il n’y a pas lieu de se disputer », dit le révérend Thrower, le souffle court. L’exercice, ça n’était pas son fort, à Thrower, alors il venait seulement de rattraper les autres. « Notre Seigneur Dieu aime tous ses enfants, même les païens. Armure-de-Dieu est un bon chrétien. Mais nous savons tous que si jamais la guerre se déclare entre chrétiens et païens, Armure-de-Dieu se rangera du côté de la vertu. »

Un murmure d’approbation parcourut la troupe. En fin de compte, ils l’appréciaient tous, Armure ; il leur avait prêté de l’argent, à la plupart d’entre eux, ou fait crédit dans son magasin, et il n’était jamais sur leur dos pour se faire payer… Sans Armure, nombre de fermiers n’auraient pas pu s’en sortir pendant leurs premières années dans la région de la Wobbish. Mais reconnaissants ou non, ils savaient tous qu’il traitait les Rouges quasiment comme s’ils étaient blancs, ce qui paraissait plutôt louche par les temps qui couraient.

« On y est, en guerre, asteure, dit un homme. On a pas b’soin d’suivre leurs traces, à ces Rouges. On a leurs noms sus les selles, gravés dans l’cuir.

— Hé là, pas si vite ! reprit Armure-de-Dieu. Réfléchissez une minute ! Durant tout l’temps que Prophetville s’est construite, de l’aut’côté d’la Wobbish, en face de Vigor Church, est-ce qu’un Rouge vous a seulement chapardé quèque chose ? Battu un d’vos drôles ? Volé un cochon ? Fait du tort à l’un d’vous autres ?

— Moi, j’dis qu’enlever les gars d’Al Miller, c’est c’qui s’appelle faire du tort ! lança un homme.

— J’vous parle des Rouges de Prophetville ! Vous connaissez qu’ils ont jamais rien fait d’mal, ça vous l’savez ! Et vous savez aussi pourquoi. C’est par rapport que l’Prophète leur dit de vivre en paix, d’rester sus leurs terres et de pas faire de mal à l’homme blanc.

— C’est pas c’que dit Ta-Kumsaw !

— Et pis même s’ils avaient vraiment voulu commettre un crime horrible contre les Blancs – mais c’est pas c’que j’dis –, est-ce qu’y en a un parmi vous qui croit Ta-Kumsaw ou Tenskwa-Tawa assez bêtes pour signer leur nom ?

— Ils sont fiers de tuer des Blancs !

— Si l’Rouge avait d’la cervelle, il s’rait blanc !

— Vous voyez c’que j’veux dire par “ami des Rouges” ? »

Armure-de-Dieu connaissait ces gens et il savait que la plupart d’entre eux étaient encore de son côté. Même les râleurs n’allaient pas agir à la hâte ; ils ne bougeraient pas jusqu’à ce que le groupe décide de passer à l’action. Qu’ils l’appellent donc l’ami des Rouges, il s’en fichait, quand on avait peur et qu’on était en colère, on disait des mots qu’on regrettait par la suite. Du moment qu’ils attendaient. Du moment qu’ils ne se lançaient pas dans une guerre contre les Rouges.

Car Armure avait des doutes sur toute cette affaire. C’était vraiment trop facile, ce coup des chevaux renvoyés d’où ils venaient avec les noms inscrits sur la selle. Ça n’était pas dans la manière des Rouges, même des mauvais qui vous auraient tué à vue. Armure les connaissait assez pour savoir qu’ils ne torturaient que pour donner à leur prisonnier une chance de prouver sa bravoure, non pour terroriser les gens. (Du moins la plupart des Rouges – il circulait des histoires sur les Irrakwas avant qu’ils ne se civilisent.) Donc, ceux qui avaient agi ainsi ne se comportaient pas comme des Rouges ordinaires. Armure avait la quasi-conviction qu’ils avaient agi sur commande. Les Français, à Détroit, cherchaient depuis des années à déclencher les hostilités entre les Rouges et les colons blancs… c’étaient peut-être eux. Ou peut-être Bill Harrison. Ah oui, ça pouvait bien être lui, cette espèce d’araignée là-bas, dans son fort sur l’Hio. Armure jugeait cette hypothèse la plus vraisemblable. Évidemment, il ne se risquerait pas à le crier sur les toits, parce qu’on penserait qu’il en était jaloux, de Bill Harrison, ce qui était vrai… il était bel et bien jaloux. Mais il savait aussi que Harrison était un être malfaisant, prêt à tout pour parvenir à ses fins. Peut-être même à lancer des sauvages de Rouges du côté de Prophetville pour tuer quelques jeunes Blancs. Après tout, c’était Tenskwa-Tawa qui avait incité la plupart des Rouges de la région dépendant de Harrison à ne plus toucher au whisky et à venir à Prophetville. Et c’était Ta-Kumsaw qui avait fait fuir la moitié des colons blancs de là-bas. Il semblait à Armure que Harrison se cachait derrière tout ça, plus vraisemblablement que les Français.

Mais il ne pouvait rien en dire, faute de preuves. Il lui fallait seulement s’efforcer de calmer les esprits en attendant d’en trouver une, irréfutable.

Ce qui risquait de se produire vite. Ils avaient amené le vieux Tack Sweeper, qui suivait en ahanant les meilleurs d’entre eux – il avait une vigueur remarquable pour un homme dont les poumons rendaient un son de hochet à chaque fois qu’il respirait. Tack Sweeper, il avait un talent, auquel il ne fallait pas trop se fier, il était le premier à le reconnaître. Mais parfois il obtenait de remarquables résultats. Il restait comme ça quelque part, les yeux fermés, et il arrivait à voir ce qui s’y était passé. Des petites visions brèves, quelques visages. Comme la fois où l’on avait craint que Jan de Vries se soit tué volontairement ou qu’il se soit fait assassiner : Tack avait vu qu’il s’agissait d’un accident, que son fusil lui était parti dans la figure ; on avait donc pu enterrer Jan dans le cimetière sans se soucier de pourchasser un meurtrier.

L’espoir, c’était donc que Tack révèle quelque chose sur ce qui s’était produit dans la clairière. Il repoussa tout le monde jusqu’à la lisière du bois pour dégager le terrain au milieu duquel il se mit à se déplacer ici et là, à pas lents, les yeux fermés. « Vous auriez pas dû autant vous énerver icitte, les gars, dit-il au bout d’un moment. Tout c’que j’vois, c’est vos caquetages. » Ils rirent, un peu confus. Ils auraient dû savoir qu’avant l’arrivée de Tack, fallait éviter d’embrouiller les souvenirs d’un lieu.

« Ç’a pas l’air bon. J’arrête pas d’voir des goules de Rouges. Un couteau, toutes sortes de coups de couteaux sus d’la peau. Une hachette qui tombe. »

Al Miller gémit.

« C’est la vraie pagaïe icitte, il s’est passé trop d’choses, dit Tack. J’arrive pas à bien voir. Non. Non, ça y est… un homme. Un Rouge, je l’reconnais, j’l’ai déjà vu… il est là, debout, il bouge pas d’un pouce, je r’connais sa figure.

— Qui c’est ? » fit Armure-de-Dieu. Mais il savait déjà, il sentait l’appréhension lui serrer le cœur, oh oui, il savait.

« Ta-Kumsaw », dit Tack. Il rouvrit les yeux, tout grands, et regarda Armure, l’air de s’excuser. « Moi non plus, j’aurais pas cru ça d’lui, Armure, fit-il. J’ai toujours pensé qu’y avait pas d’homme plus brave que Ta-Kumsaw. Mais il était icitte, et il commandait. Je l’ai vu d’bout, là, et il disait aux autres quoi faire. Il s’trouvait exactement là. Je l’vois bien, par rapport que personne s’est tenu à c’te même place aussi longtemps qu’lui. Et il fumait d’rage. Y a pas d’erreur là-d’sus. »

Armure le crut. Ils le crurent tous ; ils savaient qu’on pouvait se fier à Tack ; s’il disait qu’il en était sûr, c’est qu’il en était sûr. Mais il devait y avoir une explication. « P’t-être qu’il est venu sauver les garçons, qu’esse vous en dites ? P’t-être qu’il est venu empêcher une bande de Rouges excités de…

— Ami des Rouges ! cria quelqu’un.

— Vous l’connaissez, Ta-Kumsaw ! C’est pas un lâche, et enlever ces gamins, c’est un acte de lâche, vous l’connaissez bien, quand même !

— Un Rouge, on l’connaît jamais.

— Ta-Kumsaw, il a pas pris les garçons ! insista Armure-de-Dieu. Je l’sais ! »

Puis tout le monde se tut, car le vieil Al Miller se frayait un passage pour s’approcher d’Armure-de-Dieu. Il dévisagea son gendre, oui, et la colère lui donnait une figure infernale. « Tu sais rien du tout, Armure-de-Dieu Weaver. T’es la pire raclure de pot d’chambre qui soye. D’abord, t’as marié ma fille et t’y as défendu de s’adonner aux sortilèges, comme le crétin qu’tu es, d’après que c’était l’œuvre du diable. Pis t’as laissé tous ces Rouges s’installer dans l’pays. Et quand on a pensé construire une palissade, t’as dit : “Non, si on construit une palissade, ça donnera seulement aux Français l’occasion de l’attaquer et d’y foutre le feu. On va être amis avec les Rouges, comme ça ils nous laisseront tranquilles, on va commercer avec les Rouges.” Eh ben, regarde c’que ç’a donné ! Regarde où ç’a nous a menés ! On est drôlement contents de t’avoir écouté, asteure ! J’crois pas qu’tu soyes l’ami des Rouges, Armure-de-Dieu, j’crois que t’es l’abruti le plus coupable qu’a jamais traversé l’Hio pour s’en venir dans l’Ouest, et les seuls qui soyent encore plus bêtes que toi, c’est nous autres si on t’écoute une minute de plusse ! »

Puis Al Miller se retourna face aux hommes qui le regardaient avec du respect sur le visage, comme s’ils venaient de découvrir la majesté pour la première fois de leur vie. « Depuis dix ans on fait comme nous dit Armure. Mais moi, j’en ai assez. J’ai perdu un garçon dans la rivière Hatrack en venant dans c’pays, et c’te ville, elle porte son nom. Asteure, j’en ai perdu deux autres. Il m’reste plus que cinq fils, mais je m’en vais leur coller un fusil dans les pattes, j’vous l’garantis, et les emmener à Prophetville pour expédier les Rouges en enfer, même si on doit tous y passer ! Vous m’entendez ? »

Pour ça, ils l’entendaient, et comment ! Ils l’entendaient et ils lui répondirent par des cris d’approbation. C’étaient les paroles qu’ils attendaient, des paroles de colère, de haine, de vengeance, et personne ne pouvait mieux les leur offrir qu’Alvin Miller, un homme d’ordinaire paisible, qui ne cherchait jamais querelle à qui que ce soit. Qu’il soit le père des garçons capturés ne donnait que plus de poids à son discours.

« C’que j’vois, moi, reprit Al Miller, c’est que Bill Harrison avait bel et bien raison. Y a pas moyen que l’homme rouge et l’homme blanc, ils se partagent cette terre. Et j’m’en vais vous dire aut’chose : c’est pas moi qui partirai de d’là. Y a ben trop d’mon sang d’répandu icitte pour que j’fiche le camp. D’sus c’te terre ou d’sous, moi j’reste. »

Moi pareil, dirent tous les autres. T’es dans l’vrai. Al Miller. On reste.

« Grâce à Armure, là, on n’a pas de palissade, et y a pas d’fort de l’armée américaine plus près que Carthage City. Si on s’bat tout d’suite, on risque d’y perdre tout ce qu’on a, nos familles et nos biens. Alors on va s’tenir à distance des Rouges autant qu’on peut et aller quérir de l’aide. Une douzaine d’hommes vont descendre à Carthage City supplier Bill Harrison d’nous envoyer une armée, et p’t-être d’amener ses canons si c’est possible. J’ai plus mes deux garçons, et mille Rouges pour chacun, ça suffira pas pour que j’soye vengé ! »


* * *

Les douze cavaliers se mirent en route le lendemain matin à la première heure. Ils partirent des champs communaux, qui se remplissaient de chariots à mesure que les familles des fermes isolées venaient en ville se faire héberger chez des parents et des amis proches. Mais Al Miller n’était pas là pour les voir partir. La veille, ses paroles les avaient mis en branle, mais il n’allait pas prendre leur tête pour autant. Il ne voulait pas commander. Il voulait seulement que ses garçons reviennent.

Dans l’église, Armure-de-Dieu était assis sur le banc tout devant, découragé. « On fait une terrible erreur, dit-il au révérend Thrower.

— C’est ce que font les hommes, dit Thrower, quand ils prennent leurs décisions sans l’aide du Seigneur.

— C’était pas Ta-Kumsaw, je l’sais. Ni l’Prophète non plus.

— Il n’est pas prophète, pas de Dieu, en tout cas, fit Thrower.

— C’est pas un meurtrier non plus, poursuivit Armure. P’t-être que Tack avait raison, p’t-être que Ta-Kumsaw avait à voir là-d’dans. Mais y a une chose que j’connais. Ta-Kumsaw, c’est pas un tueur. Même quand il était jeune, durant la guerre du général Wayne, y avait une bande de Rouges décidés à brûler vifs un groupe de prisonniers, comme ils faisaient en c’temps-là… des Chippy-Was, j’crois bien que c’était. Et v’là qu’arrive Ta-Kumsaw, tout seul, ce Shaw-Nee, là, sans personne avec lui, et il les arrête. “On veut que l’homme blanc nous respecte, qu’il nous traite en nation, qu’il leur dit. L’homme blanc nous respectera pas si on agit comme ça ! Faut qu’on soye civilisés. Pas de prisonniers scalpés, torturés, brûlés, tués.” C’est ça qu’il leur a dit. Et il a pas changé depuis. Il tue dans la bataille, oui, mais durant tous ses raids dans l’Sud il a pas tué une seule personne, rendez-vous compte ! Si c’est Ta-Kumsaw qu’a les gars Miller, alors ils sont autant en sécurité que s’ils dormaient chez eux auprès d’leur maman. »

Thrower soupira. « J’imagine que vous connaissez ces Rouges mieux que moi.

— Je les connais mieux qu’personne. » Il eut un rire amer. « Alors on me traite d’ami des Rouges et on n’écoute pas un mot de ce que j’dis. Asteure, ils appellent à la rescousse ce tyran de trafiquant de whisky de Carthage City. Qu’il fasse n’importe quoi, il sera un héros. Et alors, ils l’éliront gouverneur pour de bon. Zut, probable qu’ils l’éliront président, si jamais la Wobbish rejoint les États-Unis.

— Je ne connais pas ce Harrison. Ce ne peut pas être le démon que vous dépeignez. »

Armure éclata de rire. « Des fois, révérend, j’vous trouve aussi naïf qu’un p’tit enfant.

— Et c’est ainsi que le Seigneur nous désire. Armure-de-Dieu, soyez patient. Tout cela finira selon la volonté du Seigneur. »

Armure s’enfouit le visage dans les mains. « C’est bien ce que j’espère, révérend. Oh oui. Mais j’arrête pas d’penser à Mesure, un bon gars comme on aime en trouver, et à ce gamin, Alvin, si mignon, auquel son papa tient tellement, et… »

Le visage de Thrower se fit menaçant. « Alvin junior, murmura-t-il. Qui aurait imaginé que le Seigneur se servirait de païens pour parvenir à ses fins ?

— De quoi vous parlez ? demanda Armure.

— De rien, Armure, de rien. Je dis seulement que toute cette affaire traduit peut-être exactement, exactement, la volonté du Seigneur. »

En haut de la colline, chez les Miller, Al n’avait pas bougé de la table du petit déjeuner. Il n’avait pas touché au dîner de la veille, et lorsqu’il avait voulu manger ce matin, il avait failli vomir sur son repas. Fidelity avait tout débarrassé et, debout maintenant derrière lui, elle lui frictionnait les épaules. Pas une seule fois elle ne lui avait reproché : « Je t’avais bien dit de pas les envoyer. » Mais ils le savaient tous les deux. C’était comme une épée suspendue entre eux, qui leur faisait craindre de tendre la main vers l’autre. Le silence fut brisé par l’arrivée d’Économe, une carabine à l’épaule. Il la déposa près de la porte d’entrée, saisit une chaise à la volée pour s’asseoir à califourchon et regarda ses parents. « Y sont partis, ils vont quérir l’armée. »

À sa grande surprise, son père baissa seulement la tête pour la poser sur ses bras, croisés sur la table.

Maman le regarda, le visage miné par l’inquiétude et le chagrin. « Depuis quand t’as appris à t’servir de ça ?

— Fortuné et moi, on s’est entraînés, dit-il.

— Et tu vas tuer des Rouges avec ? »

Économe fut étonné de son ton dégoûté. « J’y compte bien, fit-il.

— Et quand tous les Rouges seront morts, que tu feras un grand tas de leurs cadavres, esse que Mesure et Alvin sortiront de là-d’sous et me r’viendront à la maison ? »

Économe secoua la tête.

« Hier soir, y a un Rouge qu’a r’trouvé sa famille, tout fiérot d’avoir tué des jeunes Blancs. » Sa voix se brisa, mais elle continua tout de même, car lorsque Fidelity Miller avait quelque chose à dire, elle le disait. « Et p’t-être que sa femme ou sa maman lui a donné une petite tape de félicitation, ou lui a fait une bise et lui a préparé à dîner. Mais t’avise jamais de passer c’te porte pour me dire que t’as tué un homme rouge. Par rapport que t’auras pas de dîner, pas plus que d’bise ni de tape sur l’épaule, ni un seul mot, t’auras plus d’chez toi et plus d’maman, tu m’entends ? »

Pour ça, il l’entendit, mais pas de cette oreille. Il se leva, repartit vers la porte et reprit son arme. « Tu penses comme tu veux, maman, dit-il, mais c’est la guerre, alors je m’en vais tuer des Rouges, puis je m’en vais revenir à la maison et je m’en vais m’en vanter bien fort. Et si à cause de ça tu veux plus être ma mère, alors autant que tu cesses de l’être dès à présent, attends pas que j’revienne. » Il ouvrit la porte mais marqua une pause avant de la claquer derrière lui. « Fais pas c’te tête, maman. P’t-être que j’vais pas rev’nir du tout. »

Jamais encore il n’avait parlé à sa mère comme ça et il n’était pas certain d’en éprouver de la satisfaction. Mais elle était folle, elle ne comprenait pas qu’on était en guerre désormais, que les Rouges avaient déclaré ouverte la chasse aux Blancs, et donc qu’on n’avait plus le choix.

Ce qui l’embêtait le plus, pourtant, tandis qu’il enfourchait son cheval et s’éloignait vers chez David, c’était qu’il croyait bien, sans certitude, que papa pleurait. Ça, c’était la meilleure. Hier, papa s’emportait contre les Rouges, puis voilà que maman parlait contre la guerre, et papa pleurait sur sa chaise. C’était peut-être de vieillir qui le rendait comme ça. Mais ça n’était pas les affaires d’Économe, pas maintenant. Peut-être que papa et maman ne voulaient pas qu’on tue les Rouges pour avoir pris la vie de leurs fils, mais Économe savait que c’était ce qu’il leur réservait pour avoir pris la vie de ses frères. Le sang de Mesure et d’Alvin, c’était son sang, et ceux qui avaient fait couler son sang allaient eux aussi verser le leur, un gallon pour une goutte.

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