Le Pistolero s’adressa à Jake d’une voix lente, avec les inflexions ralenties et irrégulières de quelqu’un qui parle dans son sommeil :
— Nous étions trois, ce soir-là : Cuthbert, Alain et moi. On n’était pas censé se trouver là, car aucun de nous n’était sorti de l’enfance. On était encore dans nos lenges, comme on disait alors. Si on s’était fait prendre, Cort nous aurait écharpés vifs. Mais on ne s’est pas fait prendre. Je ne pense pas qu’aucun de ceux venus avant nous ne s’était fait prendre non plus. Un garçon devait porter les culottes de son père en privé, se pavaner devant le miroir, puis les raccrocher sur leur cintre ; c’était l’usage. Le père faisait semblant de ne pas avoir remarqué qu’elles étaient accrochées différemment, ou que son fils avait encore sur le visage le dessin des moustaches au bouchon noirci. Tu vois ?
Le garçon ne répondit rien. Il n’avait pas prononcé un mot depuis qu’ils avaient quitté la lumière du jour. Le Pistolero, en revanche, avait parlé avec fièvre et précipitation, pour combler le silence. Il ne s’était pas retourné vers la lumière lorsqu’ils avaient pénétré dans ce monde sous la montagne, mais le garçon, si. Le Pistolero avait lu la défaite du jour dans le doux miroir des joues de Jake : du rose pâle au blanc laiteux, de l’argenté blafard aux dernières touches ocre du crépuscule, puis plus rien. Le Pistolero avait allumé une torche et ils avaient poursuivi leur route.
Ils finirent par installer leur campement. Aucun écho de l’homme en noir ne leur parvenait. Peut-être lui aussi s’était-il arrêté pour se reposer. Ou peut-être avançait-il en flottant dans l’air, sans lumière, à travers les chambres obscures.
— Le Bal de la Nuit des Semailles — les vieux l’appelaient parfois le Commala, ça venait du mot employé pour désigner le riz — avait lieu une fois par an, dans le Hall du Couchant, reprit le Pistolero. Son vrai nom, c’était le Hall aux Aïeux, mais pour nous, c’était juste le Hall du Couchant.
Un bruit de ruissellement parvint à leurs oreilles.
— Un rite de cour, comme tous les bals de printemps, en somme, dit le Pistolero avec un rire de condescendance. Les murs inanimés transformèrent son rire en un sifflement, comme la respiration d’un idiot.
— Autrefois, on le lit dans les livres, c’était pour célébrer l’arrivée du printemps, qu’on appelait parfois la Nouvelle Terre ou le Renouveau du Commala. Mais tu sais, la civilisation…
Il laissa traîner sa phrase, incapable de décrire le changement inhérent à ce concept galvaudé, la mort du romantisme et la persistance de son ombre stérile et charnelle, un monde vivant de la respiration forcée des paillettes et de la pompe : les pas géométriques de cette valse des courtisans pendant le Bal de la Nuit des Semailles, qui avait remplacé les fougueuses réjouissances plus sincères et plus folles, mais qu’il ne pouvait plus appréhender que par une vague intuition ; la grandeur artificielle qui avait succédé aux passions véritables qui autrefois bâtissaient des royaumes et les maintenaient en vie. Il avait trouvé la vérité à Mejis, avec Susan Delgado, pour la reperdre plus tard. Il était une fois un roi, aurait-il pu raconter au garçon, Cet Aîné, ce Roi d’Eld dont le sang, bien que dilué, coule encore dans mes veines. Mais c’en est fini des rois, fiston. Dans le monde de la lumière, du moins.
— Ils en ont fait quelque chose de décadent, finit par dire le Pistolero. Un jeu, une mascarade.
Dans sa voix perçait tout le dégoût inconscient de l’ascète et de l’ermite. Son visage, s’il avait été baigné d’une lumière plus vive, aurait trahi de la sévérité et du chagrin, la forme la plus pure de condamnation. Sa force essentielle n’avait pas été épuisée ou édulcorée par le passage des années. Le manque d’imagination qui persistait sur ce visage était incroyable.
— Excepté ce Bal, conclut le Pistolero. Le Bal de la Nuit des Semailles.
Le garçon ne dit pas un mot, ne posa pas une question.
— Il y avait des lustres de cristal, du verre épais et des lampes à étincelles. Tout n’était que lumière, une véritable île de lumière. On s’était glissé sur l’un des vieux balcons, ceux dont on disait qu’ils n’étaient pas sûrs, on y avait mis des cordes pour interdire le passage. Mais on n’était que des jeunes garçons, et tu sais comment sont les garçons, il faut que jeunesse se passe. Pour nous, tout était dangereux, mais quel danger y avait-il là ? Est-ce qu’on n’avait pas été conçu pour vivre éternellement ? C’est ce qu’on croyait, même quand on discutait de notre mort glorieuse. On était au-dessus de tous les autres, et de là-haut, on voyait tout. Je ne me rappelle pas qu’aucun de nous ait parlé. On se contentait de boire la scène des yeux. Il y avait une grande table en pierre, à laquelle étaient assis les pistoleros et leurs femmes, à regarder ceux qui dansaient. Quelques pistoleros dansaient eux aussi, mais seulement quelques-uns. Et c’étaient les jeunes. Celui qui avait ouvert la trappe sous les pieds de Hax était l’un d’entre eux, si je me souviens bien. Les plus vieux restaient assis, et j’avais l’impression qu’ils étaient un peu embarrassés par toute cette lumière, toute cette lumière civilisée. On les révérait, on les craignait, ces figures tutélaires, mais ils ressemblaient à des valets d’écurie au milieu de cette foule de cavaliers avec leurs femmes ravissantes… Il y avait quatre tables circulaires encombrées de nourriture, et elles tournaient sans arrêt. Les garçons de cuisine allaient et venaient sans cesse, de sept heures du soir à trois heures du matin. Les tables étaient vraiment comme des horloges, et on sentait l’odeur du porc rôti, du bœuf, des homards, du poulet à la broche, des pommes au four. Les fumets changeaient à chaque nouvelle tournée. Des entremets glacés, des sucreries. Des broches gigantesques de viande flambée. Marten était placé à côté de ma mère et de mon père — je les reconnaissais, même de si haut — et, à un moment, il a dansé avec elle, lentement, en tourbillonnant, et les autres leur ont cédé la place sur la piste et ont applaudi quand ils ont eu fini. Les pistoleros n’ont pas applaudi, eux, mais mon père s’est levé lentement et il a tendu la main vers elle. Et elle s’est avancée jusqu’à lui, le sourire aux lèvres, tendant la sienne aussi. C’était un moment de gravité intense, même nous, on le sentait, dans notre cachette. À cette époque, mon père avait pris le contrôle de son ka-tet, il faut que tu intuites bien ça — le Tet du Fusil — et il était sur le point de devenir Dinh de Gilead, sinon de tout le Monde de l’Intérieur. Les autres le savaient. Marten le savait mieux que personne… sauf peut-être Gabrielle Verriss.
Le garçon finit par intervenir, visiblement avec réticence.
— C’était votre mère ?
— Si fait. Gabrielle-des-Eaux, fille d’Alan, femme de Steven, mère de Roland.
Le Pistolero tendit les mains devant lui en un geste moqueur qui semblait dire : Et me voilà, qu’est-ce que tu dis de ça ? Puis il les laissa retomber sur ses genoux.
— Mon père était le dernier seigneur de lumière.
Le Pistolero baissa les yeux sur ses mains. Le garçon n’ajouta rien.
— Je les revois danser, fit le Pistolero. Ma mère et Marten, le conseiller des pistoleros. Je les revois danser, tourbillonnant doucement, ensemble ou séparés, répétant les vieux pas de cour.
Il regarda le garçon, un sourire aux lèvres.
— Mais ça ne voulait rien dire, tu sais. Parce que le pouvoir avait été transmis, d’une manière qu’aucun d’entre nous ne connaissait, mais que nous comprenions tous, et ma mère était liée de façon viscérale à celui qui détenait et maniait ce pouvoir. N’en était-il pas ainsi ? Elle était bel et bien revenue à lui, à la fin de la danse, n’est-ce pas ? Et elle lui avait serré les mains. Avaient-ils applaudi ? La salle avait-elle résonné de leur joie, quand ces jolis garçons et leurs ravissantes compagnes l’avaient applaudie et louée de toutes leurs forces ? Alors ? Est-ce ce qui s’est passé ?
De l’eau amère goutta au loin, dans le noir. Le garçon ne dit rien.
— Je les revois danser, répéta le Pistolero avec douceur. Je les revois danser.
Il leva les yeux vers le toit de roche invisible et l’espace d’une seconde, il parut sur le point de hurler vers le ciel, de le couvrir d’injures, de le mettre au défi, aveuglément — ces tonnes de granit aveugles et muettes qui retenaient leurs minuscules existences, tels des microbes dans leurs entrailles de pierre.
— Quelle main aurait pu tenir le couteau qui a conduit mon père à sa mort ?
— Je suis fatigué, dit le garçon, puis il se tut de nouveau.
Le Pistolero sombra dans le silence et le garçon se retourna et posa la joue sur sa main, dos contre la pierre. La petite flamme en face d’eux vacilla. Le Pistolero se roula une cigarette. Il lui semblait voir encore la lumière de cristal, dans l’œil du souvenir ; entendre les hourras et les louanges à gorge déployée, dans le vide de cette terre déjà écartelée, qui faisait désespérément front contre l’océan gris du temps. Le souvenir de cette île de lumière le blessait amèrement, et il regrettait d’en avoir été témoin, comme d’avoir vu son père cocufié.
Il faisait jouer la fumée entre sa bouche et ses narines, en observant le garçon. Ces grands cercles que l’on se dessine sur la terre, se dit-il. Et on tourne, on retourne au départ, et le départ est de nouveau là : l’éternel retour, qui est depuis toujours la malédiction de la lumière du jour.
Dans combien de temps revenons-nous la lumière du jour ?
Il dormit.
Lorsque le son de sa respiration fut devenu lent et régulier, l’enfant ouvrit les yeux et regarda le Pistolero avec un amour souillé de nausée. Les dernières lueurs du feu lui attrapèrent un instant la pupille et s’y noyèrent. Il se recoucha.
Dans la monotonie du désert, le Pistolero avait pratiquement perdu toute notion du temps ; il acheva de la perdre dans l’obscurité, dans le cheminement sous les montagnes. Aucun d’eux n’avait les moyens de définir l’heure et le concept même d’heure perdit tout sens et toute réalité. Ils allaient en quelque sorte hors du temps. Une journée aurait tout aussi bien pu être une semaine, ou une semaine une journée. Ils cheminaient, dormaient, mangeaient de petits repas qui ne contentaient pas leur estomac. Ils avaient pour seul compagnon le ronflement rugissant de l’eau qui se vrillait un chemin à travers la roche. Ils en suivaient le cours et buvaient dans son onde profonde, plate et gorgée de minéraux, espérant qu’elle ne contenait rien qui pût les rendre malades ou les tuer. Parfois le Pistolero croyait voir des lumières dériver comme des Feux Fantômes sous la surface, puis il en concluait qu’il s’agissait de projections de son cerveau, qui n’avait pas oublié la lumière. Pourtant, il mit le garçon en garde et lui interdit de mettre les pieds dans l’eau.
Son télémètre interne les avait guidés avec régularité.
Le chemin longeant la rivière (car il s’agissait bel et bien d’un chemin — sans cahots, creusant une légère concavité) ne cessait de monter, en direction de la source. À intervalles réguliers, ils débouchaient sur des pylônes de pierre courbés, avec des pitons enchâssés ; peut-être y avait-on autrefois attaché des bœufs ou des chevaux de relais. Sur chaque poteau, une vasque en acier soutenait un flambeau électrique, mais tous avaient perdu vie et lumière.
Au cours de la troisième période de repos-avant-le-sommeil, le garçon alla faire un petit tour. Le Pistolero entendait les petites conversations des éboulis de cailloux sous les pieds précautionneux de Jake.
— Attention, lui dit-il. Tu ne vois pas où tu vas.
— J’avance en rampant. C’est… ça alors !
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Le Pistolero s’accroupit et saisit la crosse d’un de ses pistolets.
Il y eut un temps de silence. Le Pistolero écarquilla les yeux, en vain.
— On dirait une voie ferrée, fit le garçon d’une voix dubitative.
Le Pistolero se leva et se dirigea d’après la voix de Jake, avançant chaque pied avec précaution, pour éviter les embûches.
— Par ici.
Une main tâtonna dans le noir et toucha le visage du Pistolero. Le garçon était très bon dans le noir, meilleur que Roland lui-même. Ses yeux semblaient se dilater au point de perdre toute couleur : le Pistolero le constata à la faveur de la faible lumière qu’il avait allumée. Il n’y avait aucun combustible à l’intérieur de cette matrice de pierre, et ce qu’ils y avaient apporté tombait rapidement en cendres. Par moments, la pulsion de faire de la lumière était quasiment incontrôlable. Ils avaient découvert qu’on pouvait avoir aussi faim de lumière que de nourriture.
Le garçon se tenait à côté d’une paroi rocheuse incurvée que longeaient des portées métalliques parallèles, qui fuyaient dans l’obscurité. Chacune était jalonnée de nœuds noirs, sans doute d’anciens conducteurs d’électricité. À côté et en dessous, à quelques centimètres à peine du sol rocailleux, des rails de métal brillant. Quel genre d’engins avaient pu rouler là à une époque ? Le Pistolero ne pouvait imaginer que des bolides électriques aux lignes pures, filant leur chemin à travers cette nuit éternelle, précédés par leurs phares, leurs yeux épouvantés. Il n’avait jamais entendu parler de choses pareilles, mais il restait de nombreux vestiges de ce monde passé, aussi sûr qu’il y avait des démons. Une fois, le Pistolero avait croisé un ermite qui avait gagné un pouvoir quasi religieux sur une malheureuse troupe de pauvres bougres, par la simple possession d’une ancienne pompe à essence. L’ermite se tenait accroupi à côté de la pompe, l’entourant d’un bras possessif, et il prêchait, prononçant des sermons furieux et pitoyables. Parfois il plaçait l’embout, en acier toujours brillant et rattaché au tuyau de caoutchouc pourri, entre ses jambes. Sur la pompe, en lettres parfaitement lisibles (bien que constellées de rouille), s’étalait une légende au sens inconnu : AMOCO. Sans plomb. Amoco était devenu le totem d’un dieu du tonnerre, un dieu qu’ils avaient vénéré dans le sacrifice des moutons et le vacarme des moteurs : Vroooummmmm ! Vroouuum ! Vroum-vroum-vrooouummmmm !
Des primates, s’était dit le Pistolero. Rien que des primates sans importance, creusant le sable, là où autrefois s’étendait la mer.
Et maintenant une voie ferrée.
— On va la suivre, dit-il.
Le garçon ne répondit rien.
Le Pistolero éteignit la torche et ils dormirent.
Lorsque Roland s’éveilla, le garçon s’était déjà levé. Il était assis sur l’un des rails, et il regardait le Pistolero sans le voir, dans le noir.
Ils suivirent les rails comme des aveugles, Roland en tête, Jake derrière. Ils glissaient les pieds le long de l’un des montants, toujours comme des aveugles. Plus loin, à droite, le roulement régulier de la rivière leur tenait compagnie. Ils ne parlaient pas, et cela dura pendant trois périodes de veille. Le Pistolero ne ressentait pas le besoin urgent de réfléchir avec cohérence, ou de prévoir la suite. Il dormait d’un sommeil sans rêves.
Pendant la quatrième période de veille et de marche, ils tombèrent littéralement sur une draisine.
Le Pistolero s’y cogna à hauteur de la poitrine et le garçon, qui marchait de l’autre côté, le percuta du front et tomba en poussant un cri.
Le Pistolero alluma immédiatement la torche.
— Ça va ?
Dans ses paroles perçaient dureté et colère, et il tressaillit en s’entendant.
— Oui.
Le garçon se tenait le front avec précaution. Il secoua la tête pour vérifier qu’il n’avait pas menti. Ils se retournèrent pour regarder ce qu’ils avaient percuté.
Il s’agissait d’une plaque de métal carrée, tranquillement immobilisée au beau milieu des rails. Au centre, une poignée à bascule. Elle s’enfonçait dans un entrelacs de rouages. Le Pistolero ne comprit pas immédiatement le fonctionnement de la chose, mais le garçon si.
— C’est une draisine.
— Une quoi ?
— Une draisine, répéta le garçon avec impatience. Comme dans les vieux dessins animés. Regardez.
Il se hissa sur la pointe des pieds et actionna la poignée. Il réussit à la baisser, mais il dut y aller de tout son poids pour faire tourner l’engrenage. La draisine glissa d’une trentaine de centimètres sur les rails, en silence, hors du temps.
— Bien ! fit une voix mécanique étouffée, qui les fit tous deux sursauter. Bien, poussez encore une f…
La voix mécanique se tut.
— Elle est un peu rouillée, s’excusa le garçon.
Le Pistolero grimpa aux côtés de Jake et abaissa la poignée. La draisine avança sagement, puis s’immobilisa.
— Bien, poussez encore une fois, l’encouragea la voix mécanique.
Le Pistolero sentit un arbre de transmission tourner sous ses pieds. La sensation lui plut, ainsi que la voix mécanique (bien qu’il n’eût aucuns envie de l’entendre plus que nécessaire). Mis à part la pompe au relais, c’était la première machine qu’il voyait depuis des années qui fonctionnait toujours correctement. Pourtant l’engin suscitait chez lui un malaise. Certes, cette draisine les mènerait plus vite à l’homme en noir. Il ne doutait pas que ce dernier s’était une fois encore arrangé pour qu’ils la trouvent.
— Super, hein ? fit le garçon, d’une voix pleine de dégoût.
Le silence était pesant. Le Pistolero entendait le bruit de ses propres organes à l’œuvre à l’intérieur de son corps, ainsi que l’eau qui gouttait, et rien d’autre.
— Vous vous mettez d’un côté, et moi de l’autre, recommanda Jake. Il va falloir que vous poussiez tout seul, jusqu’à ce que ça roule bien. Alors je pourrai vous aider. Vous poussez, ensuite c’est moi qui pousse. Et ainsi de suite. Vous pigez ?
— Je pige, dit le Pistolero, les poings serrés de désespoir.
— Mais il faudra que vous poussiez tout seul jusqu’à ce que ça roule bien, répéta le garçon en le regardant.
Le Pistolero eut soudain dans la tête l’image très vivace du Grand Hall, environ un an après le Bal de la Nuit des Semailles. Il n’y avait plus alors pour tout décor que des éclats de verre épars, sillage de la révolte, des émeutes civiles et de l’invasion. À cette image succéda celle du visage d’Allie, la femme à la cicatrice de Tull, secouée d’avant en arrière par les balles, tuée sans raison aucune… à moins que le réflexe ne fût une raison. Puis vint le visage de Cuthbert Allgood, riant en descendant la colline vers sa mort, toujours en train de souffler dans ce foutu cor… puis il vit Susan, ses traits tordus, enlaidis par les larmes. Tous mes vieux amis, pensa le Pistolero, et il eut un sourire hideux.
— Je vais pousser, fit-il.
Et il se mit à pousser, et quand la voix résonna de nouveau (« Bien, poussez encore ! Bien, poussez encore ! »), il chercha à tâtons autour du pied de la poignée. Il finit par trouver ce qu’il cherchait : un bouton. Sur lequel il appuya.
— Au revoir, l’ami ! lança la voix mécanique avec entrain, puis elle leur accorda quelques heures d’un silence béni.
Ils roulèrent ainsi dans le noir, prenant de la vitesse, sans plus avoir à progresser à tâtons. La voix synthétique parla une fois, leur suggérant de grignoter les biscuits Croustipom’, puis une fois encore, pour dire qu’il n’y avait rien de meilleur à la fin d’une rude journée qu’une pause Chocochoc. Et, pour mettre en application ce sage conseil, elle se tut définitivement.
Une fois dérouillée, la draisine avança avec fluidité. Le garçon essayait de participer, et le Pistolero l’autorisait à prendre le relais pendant de courtes plages, mais il assura le plus gros du travail, soulevant et abaissant la poignée avec de grands gestes amples qui lui étiraient la poitrine. La rivière souterraine était leur compagne, tantôt se rapprochant par la droite, tantôt s’éloignant. À un moment, ils entendirent comme un écho gigantesque et vrombissant, comme si la rivière traversait le narthex d’une énorme cathédrale. Puis le son disparut d’un seul coup.
La vitesse et le vent qu’elle leur soufflait au visage semblèrent leur tenir lieu de lumière et les lâcher de nouveau dans un cadre temporel. Le Pistolero estimait qu’ils devaient parcourir entre quinze et vingt kilomètres par heure, toujours en suivant une côte légère, quasiment imperceptible, qui l’épuisait sans en avoir l’air. À chacun de leurs arrêts, il dormait lui-même comme une pierre. Ils n’avaient à nouveau pratiquement plus rien à manger, mais ni l’un ni l’autre ne s’en inquiétait.
Pour le Pistolero, la tension due à l’imminence du coup de théâtre était aussi imperceptible mais tout aussi réelle (et croissante) que la fatigue qu’il ressentait à manipuler la draisine. Ils étaient proches de la fin du début… du moins lui l’était. Il se sentait comme un acteur, debout au milieu de la scène, quelques minutes avant le lever de rideau ; en position, sa première réplique bien claire à l’esprit, il entendait le public invisible agiter les programmes et gigoter dans les fauteuils. Il vivait avec dans l’estomac une boule dense et constante d’anticipation sans nom et tout exercice physique qui le fatiguait assez pour le faire dormir était le bienvenu. Et lorsqu’il dormait bel et bien, c’était comme les morts.
Le garçon parlait de moins en moins, mais, dans la paix de l’une de leurs pauses-sommeil, peu de temps avant l’attaque des Lents Mutants, il interrogea presque timidement le Pistolero sur son rite de passage à l’âge adulte.
— Car je souhaite en savoir plus à ce sujet, dit-il.
Le Pistolero s’était calé le dos contre la poignée, une cigarette confectionnée à partir de sa réserve déclinante de tabac coincée au coin des lèvres. Il était sur le point de sombrer dans son habituel sommeil de plomb lorsque le garçon posa la question.
— Pourquoi souhaites-tu le savoir ? demanda-t-il, amusé.
Dans la voix du garçon perçait un entêtement curieux, comme s’il dissimulait son embarras.
— Je voudrais savoir, c’est tout.
Après une pause, il ajouta :
— Je me suis toujours demandé ce que ça faisait, de grandir. Je parie que c’est un paquet de mensonges.
— Ce dont tu as entendu parler, ce n’est pas la même chose que ce que moi j’ai vécu, répondit le Pistolero. Je pense que je l’ai fait pour la première fois peu de temps après ce dont tu as entendu parler…
— Quand vous avez affronté votre professeur, dit Jake d’un ton distant. C’est ça que je veux entendre.
Roland acquiesça. Oui, bien sûr, le jour où il était venu le trouver ; voilà une histoire que tout garçon souhaiterait entendre, évidemment.
— Mon véritable passage à l’âge adulte n’a pu survenir qu’après que mon père m’eut renvoyé. Puis ça s’est terminé en deux temps, sur place, puis sur la route.
Il marqua une pause.
— J’ai vu pendre un non-homme, une fois.
— Un non-homme ? Je ne comprends pas.
— On le sentait, sans pouvoir le voir.
Jake hocha la tête, paraissant comprendre.
— Il était invisible, fit-il.
Roland haussa les sourcils. Il n’avait jamais entendu ce mot auparavant.
— C’est comme ça qu’on dit ?
— Oui.
— Qu’il soit dit ainsi, alors. En tout cas, il y avait des gens qui ne voulaient pas que je le fasse… ils croyaient qu’ils seraient maudits si je le faisais, mais ce type avait pris goût au viol. Tu sais ce que c’est ?
— Oui, dit Jake. Et je parie qu’un type invisible doit être bon à ça, aussi. Comment vous l’avez coincé ?
— Je te raconterai cette histoire une autre fois.
Il savait qu’il n’y aurait pas d’autre fois. Ils savaient tous les deux qu’il n’y aurait pas d’autre fois.
— Deux ans plus tard, j’ai abandonné une fille dans un endroit qui s’appelait King’s Town, pourtant je ne voulais pas…
— Bien sûr que si, fit le garçon d’une voix qui, quoique douce, n’en était pas moins chargée de mépris. Fallait partir en chasse, vers cette Tour, c’est bien ça ? Fallait reprendre la route, comme les cow-boys sur la chaîne de mon père.
Dans le noir, le Pistolero sentit une vague de chaleur lui envahir le visage, mais, lorsqu’il s’adressa au garçon, ce fut d’une voix égale.
— C’était la dernière étape, ça. C’est là que je suis vraiment devenu adulte, je veux dire. Je n’ai pas vu les étapes, sur le coup. C’est après coup que j’ai mesuré le chemin parcouru.
Il se rendit compte avec un certain malaise qu’il éludait la question du garçon.
— J’imagine que le rite de passage à l’âge adulte faisait partie du processus, dit-il, avec une pointe d’amertume. C’était très formel. Presque stylisé. Comme une danse.
Il rit, d’un rire déplaisant.
Le garçon ne dit rien.
— Il était nécessaire de prouver sa valeur en combat singulier, dit le Pistolero en guise de début.
L’été. La canicule.
La Pleine Terre s’était abattue sur la Nouvelle Canaan comme un amant vampirique cette année-là, tuant la terre et les récoltes des métayers, et les champs de la ville forteresse de Gilead étaient devenus blancs et stériles. À quelques kilomètres vers l’ouest, près des frontières qui marquaient les limites du monde civilisé, la lutte avait déjà commencé. Les rapports étaient tous mauvais, et tous sombraient dans l’insignifiance, devant la chaleur qui harassait le centre. Le bétail vacillait, les yeux vides, dans les enclos des parcs à bestiaux. Les porcs grognaient sans aucun entrain, insoucieux des truies, du sexe ou des couteaux qu’on affûtait pour l’automne à venir. Les gens se plaignaient des impôts et des conscriptions, comme toujours ; mais sous le semblant de passion de la joute politique régnait une grande apathie. Le centre s’était effiloché comme un tapis usé qu’on aurait lavé, piétiné, secoué, accroché et fait sécher. Le lien qui retenait le dernier joyau autour du cou du monde était en train de se défaire. Les choses ne tenaient plus ensemble. La terre retenait son souffle dans l’été de l’éclipsé imminente.
Le garçon vagabondait dans le corridor supérieur de ce lieu de pierre qu’était sa demeure, ressentant tout cela, sans pourtant le comprendre. Lui aussi était vide et dangereux, et attendait d’être rempli.
Trois années avaient passé depuis la pendaison du cuisinier qui trouvait toujours des en-cas aux garçons affamés.
Roland avait grandi et ses épaules et ses hanches s’étaient étoffées. À présent, vêtu seulement de son jean délavé, âgé de quatorze ans, il ressemblait déjà à l’homme qu’il serait : grand, mince et rapide sur ses jambes. Il était toujours puceau, mais deux des plus jeunes souillons d’un marchand du Quartier Ouest de Gilead lui manifestaient de l’intérêt. Il s’était senti réagir, et cette réaction allait croissant. Même dans la fraîcheur du couloir, il sentait la sueur sur son corps.
Devant lui, les appartements de sa mère ; il s’en approchait sans curiosité particulière, s’apprêtant à passer devant pour monter sur le toit, où l’attendaient une brise légère et le plaisir de sa main.
Il avait dépassé la porte lorsqu’une voix l’interpella.
— Toi. Mon garçon.
C’était Marten, le conseiller. Sa tenue trahissait une désinvolture pénible et suspecte — un pantalon de whipcord noir, presque aussi moulant qu’un justaucorps, et une chemise blanche ouverte à mi-poitrine sur son torse imberbe. Sa chevelure était ébouriffée.
Le garçon le regardait en silence.
— Entre, entre donc ! Ne reste pas ainsi dans le couloir ! Ta mère désire te parler.
Sa bouche souriait, mais les traits de son visage étaient animés d’une humeur plus profonde, plus sardonique. Sous cet air — et dans ces yeux — il n’y avait que de la froideur.
En vérité, sa mère ne paraissait pas souhaiter lui parler. Elle était assise sur une chaise à dossier bas, près de la fenêtre, dans le salon central de ses appartements, celui qui donnait sur la pierre blanche et brûlante de la cour centrale. Elle portait une robe d’intérieur très simple, ample, qui glissait sans arrêt sur son épaule blanche ; elle jeta un regard au garçon, un seul — un éclair de sourire contrit, comme le soleil d’automne sur un ruisselet d’eau. Pendant l’entrevue qui suivit, elle regarda ses mains plutôt que son fils.
Il ne la voyait plus que rarement, désormais, et les fantômes des comptines
(Va, cours, vole)
avaient presque complètement déserté son esprit. Mais elle était une étrangère bien-aimée. Il ressentait une peur amorphe. Et ainsi naquit sa haine sourde pour Marten, le conseiller le plus proche de son père.
— Vas-tu bien, Ro ? lui demanda-t-elle avec douceur.
Marten se tenait à ses côtés, une main lourde et dérangeante posée près de l’épaule blanche de sa mère, à la naissance du cou blanc, et il leur souriait à tous deux. Ses yeux bruns, à force de sourire, avaient viré au noir.
— Oui, répondit-il.
— Et comment vont tes études ? Vannay est-il content ? Et Cort ?
Sa bouche se crispa en prononçant le second nom, comme si elle avait goûté quelque chose d’amer.
— Je fais de mon mieux, fit-il.
Ils savaient tous deux qu’il n’avait pas l’intelligence fulgurante d’un Cuthbert, ou même la vivacité d’un Jamie. Lui était un bûcheur et un matraqueur. Même Alain était plus doué pour les études.
— Et David ?
Elle connaissait son affection pour le faucon.
Le garçon leva les yeux vers Marten, qui souriait toujours à la cantonade, d’un air paternel.
— Il n’est plus de la première jeunesse.
Sa mère eut comme un tressaillement ; l’espace d’une seconde, le visage de Marten parut s’assombrir, et son emprise sur l’épaule de la mère de Roland se resserrer. Puis elle tourna la tête, regardant au-dehors la chaleur blanche du jour, et tout redevint comme auparavant.
C’est une comédie, pensa-t-il. Un jeu. Mais qui joue avec qui ?
— Tu t’es coupé sur le front, dit Marten, le sourire toujours aux lèvres, en pointant négligemment le doigt vers la dernière rossée
(merci pour cette journée instructive)
administrée par Cort.
— Seras-tu un combattant comme ton père ou es-tu seulement lent ?
Cette fois, elle tressaillit bel et bien.
— Les deux, répondit le garçon.
Il regarda Marten sans ciller et eut un sourire douloureux. Même à l’intérieur, il faisait très chaud.
Le sourire de Marten disparut tout à coup.
— Tu peux monter sur le toit, à présent, mon garçon. J’ai cru comprendre que tu avais à y faire.
— Ma mère ne m’a pas encore congédié, serf !
Le visage de Marten se tordit comme si le garçon l’avait giflé à la cravache. Il entendit le sursaut d’effroi de sa mère, tragique et insupportable. Elle prononça son nom.
Mais le sourire douloureux demeura intact sur le visage du garçon, qui fit un pas en avant.
— Me donneras-tu un signe d’allégeance, serf ? Au nom de mon père, dont tu es le serviteur ?
Marten le fixait, avec une incrédulité amère.
— Va, fit-il doucement. Va retrouver ta main.
Un sourire horrible sur les lèvres, le garçon partit.
Alors qu’il refermait la porte, lui parvinrent les gémissements de sa mère. C’était le gémissement d’une fée funeste. Et ensuite, sans pouvoir le croire, il entendit le serviteur de son père la frapper et lui ordonner de fermer son caquet.
De fermer son caquet !
Et ensuite il entendit le rire de Marten.
Et c’est toujours en souriant que le garçon se rendit à son épreuve.
Jamie était de retour d’une visite aux boutiquiers, et, voyant Roland traverser la cour d’entraînement, il courut lui raconter les dernières rumeurs de bains de sang et de révoltes, à l’ouest. Mais il tomba à côté, les mots restant dans le non-dit. Ils se connaissaient tous deux depuis la petite enfance et en grandissant, ils s’étaient défiés l’un l’autre, battus, et s’étaient livrés des milliers de fois à l’exploration de ces murs entre lesquels ils étaient nés.
Roland passa devant lui, le fixant sans le voir, souriant de son sourire douloureux. Il marchait en direction de la masure de Cort, dont les stores avaient été baissés pour repousser la chaleur sauvage de l’après-midi. Cort faisait toujours la sieste à cette heure-ci, afin de pouvoir profiter pleinement de ses escapades de cavaleur dans le labyrinthe infect des bordels de la basse ville.
Dans un accès d’intuition, Jamie sut ce qui était sur le point de se passer et, pris entre la peur et l’extase, il était partagé entre l’envie de suivre Roland et celle de courir chercher les autres.
Puis l’hypnose se brisa et il courut vers les demeures en hurlant « Cuthbert ! Alain ! Thomas ! ». Ses cris résonnaient comme une plainte chétive dans la canicule de l’après-midi. Ils savaient, tous, avec cette intuition qu’ont les garçons, que Roland serait le premier d’entre eux à tenter de franchir la ligne. Mais c’était trop tôt.
Le rictus monstrueux sur le visage de Roland le galvanisa plus qu’aucune nouvelle de guerre, de révolte ou de sorcellerie. Voilà qui était plus que des paroles échappées d’une bouche édentée au-dessus d’un plan de salades constellées de chiures de mouches.
Roland arriva devant la maison de son professeur et en ouvrit la porte d’un coup de pied. Elle vola en arrière, cogna de plein fouet le plâtre nu du mur et rebondit.
Jamais il n’avait pénétré à l’intérieur. L’entrée donnait sur une cuisine austère, fraîche et brune. Une table, deux chaises à dossier droit. Deux buffets. Du linoléum passé au sol, creusé en deux lignes noircies, l’un vers le comptoir d’où pendaient les couteaux, l’autre vers la table.
C’était donc là l’intimité de cet homme public. Le refuge fané d’un oiseau de nuit violent qui avait aimé trois générations de garçons, dont il avait fait de certains des pistoleros.
— Cort !
Il donna un coup de pied dans la table, l’envoyant voler à travers la pièce, contre le comptoir. Les couteaux accrochés au mur tombèrent en scintillant, tel un jeu de jonchets.
Dans la pièce voisine, il entendit un frémissement lourd, un raclement de gorge endormi. Le garçon n’entra pas, sachant qu’il s’agissait d’une feinte, et que Cort s’était réveillé en un éclair et s’était tenu près de la porte, l’œil brillant, dans l’attente de pouvoir briser le cou de ce présomptueux intrus.
— Cort, montre-toi, c’est un ordre, serf !
Il employait à présent le Haut Parler, et Cort ouvrit la porte à la volée. Il ne portait qu’un caleçon fin sur son corps trapu aux jambes arquées, zébré de cicatrices de haut en bas, et bosselé de nœuds de muscles. Son ventre était saillant et arrondi. Mais le garçon savait d’expérience que c’était de l’acier trempé. Vissé dans cette tête chauve et cabossée, l’œil valide le fixait.
Le garçon salua dans les formes.
— Ne m’enseigne plus tes leçons, serf. Aujourd’hui, tu es mon élève.
— Tu es en avance, piaillard, fit Cort d’un ton désinvolte, mais en employant lui aussi le Haut Parler. De deux ans pour le moins, d’après ce que je peux en juger. Je ne poserai la question qu’une seule fois : te dédies-tu ?
Pour toute réponse, le garçon se contenta de son ignoble sourire douloureux. Pour Cort, qui avait vu ce même sourire sur maints champs d’honneur ou de déshonneur ensanglantés sous un ciel écarlate, il s’agissait d’une réponse claire… la seule sans doute qu’il pût croire.
— C’est trop dommage, commenta distraitement le professeur. Tu étais un élève très prometteur… le meilleur en deux douzaines d’années, je dirais. Ce sera triste de te voir brisé, engagé ainsi dans une impasse. Mais le monde a changé. J’entends le galop des jours mauvais.
Le garçon demeura silencieux (et il aurait été bien incapable de fournir la moindre explication cohérente, s’il lui avait été demandé de le faire), mais, pour la première fois, l’horrible sourire s’adoucit quelque peu.
— C’est le sang qui parlera, dit Cort, la révolte et la sorcellerie à l’ouest, ou non. Je suis ton serf, mon garçon. Je reconnais ton ordre et m’incline — fût-ce la dernière fois — de tout mon cœur.
Et Cort, lui qui l’avait battu, bourré de coups de pied, lui qui avait fait couler son sang, qui l’avait maudit, le traitant de rejeton de la syphilis, mit un genou en terre et baissa la tête.
Le garçon toucha la chair vulnérable et parcheminée de la nuque avec émerveillement.
— Lève-toi, serf. Dans l’amour.
Cort se redressa lentement et ce qui perçait derrière le masque impassible de ses traits laminés pouvait bien être de la douleur.
— C’est du gâchis. Dédis-toi, espèce de jeune idiot. Je brise mon propre serment. Dédis-toi et attends.
Le garçon ne répondit rien.
— Très bien, si tu es décidé, qu’il en soit ainsi.
La voix de Cort prit un ton sec et professionnel.
— Une heure. Et tu as le choix des armes.
— Amèneras-tu ton bâton ?
— Comme toujours.
— Combien de bâtons t’ont été enlevés, Cort ?
Ce qui revenait exactement à demander : combien de garçons ont pénétré dans la cour carrée au-delà du Grand Hall et en sont revenus en apprentis pistoleros ?
— Aucun bâton ne me sera enlevé aujourd’hui, fit lentement Cort. Je le regrette. Il n’y a qu’une occasion, mon garçon. La précipitation et le manque de mérite sont punis de la même sentence. Ne peux-tu attendre ?
Le garçon revit Marten, debout au-dessus de lui. Ce sourire. Et le bruit du coup derrière la porte close.
— Non.
— Très bien. Quelle arme choisis-tu ?
Le garçon ne répondit rien.
Cort exhiba une rangée de dents irrégulière.
— Voilà qui est sage. Dans une heure. Te rends-tu compte qu’il est fort probable que jamais plus tu ne revoies ton père, ta mère et tes ka-babés ?
— Je sais ce que signifie l’exil, dit doucement Roland.
— Maintenant, va, et médite sur le visage de ton père. Grand bien t’en fasse.
Et, sans se retourner, le garçon s’en alla.
Le sous-sol de la grange offrait une fraîcheur trompeuse, mêlée à l’humidité, à l’odeur de toiles d’araignées et d’eau souterraine. Le soleil l’éclairait de ses rayons poussiéreux, à travers les fenêtres étroites, mais la chaleur du jour n’y avait pas pénétré. C’est là que le garçon gardait le faucon et l’oiseau semblait à son aise.
David n’arpentait plus le ciel. Ses plumes avaient perdu de leur lustre, de cet éclat animal qu’elles revêtaient encore trois ans plus tôt, mais son regard était plus perçant et immobile que jamais. On ne peut se lier d’amitié avec un faucon, à ce qu’on dit, à moins d’être soi-même à moitié faucon, seul et solitaire, en escale dans ce monde, sans amis ni besoin d’amis. Le faucon n’accorde aucun prix ni à l’amour, ni à la morale.
David était devenu un vieux faucon. Le garçon espérait en être lui-même un jeune.
— Hai, dit-il doucement en tendant le bras vers le perchoir.
Le faucon avança sur le bras du garçon et y demeura immobile, décapuchonné. De l’autre main, le garçon alla chercher dans sa poche un lambeau de viande séchée. Le faucon l’arracha prestement d’entre ses doigts et le fit disparaître.
Le garçon se mit à caresser l’oiseau avec beaucoup de précaution. Cort n’en aurait probablement pas cru ses yeux, mais il ne croyait pas non plus que l’heure du garçon était venue.
— Je crois que c’est aujourd’hui que tu vas mourir, dit-il en continuant à le caresser. Je crois que tu vas servir de sacrifice, comme tous ces petits oiseaux avec lesquels je t’ai entraîné. Tu te rappelles ? Non ? Peu importe. À partir d’aujourd’hui, c’est moi le faucon, et ce même jour de chaque année, je tirerai dans le ciel, en mémoire de toi.
David se tenait sur son bras, silencieux, l’œil fixe, indifférent à sa propre vie et à sa propre mort.
— Te voilà devenu vieux, fit pensivement le garçon. Et peut-être n’es-tu pas mon ami. Il y a seulement un an, ce sont mes yeux que tu aurais essayé d’arracher, au lieu de ce bout de viande, n’est-ce pas ? Cort rirait bien. Mais si on s’en approche assez… si on s’approche assez de ce ladre… s’il ne se doute de rien… lequel l’emportera, David ? L’âge ou l’amitié ? David ne répondit pas.
Le garçon l’encapuchonna et se saisit de l’attache, enroulée au bout du perchoir. Ils quittèrent la grange.
La cour située derrière le Grand Hall n’était pas une véritable cour, mais plutôt un couloir vert dont les murs étaient formés par d’épaisses haies enchevêtrées. C’était le théâtre du rite de passage depuis des temps immémoriaux, bien avant l’époque de Cort ou de son prédécesseur, Mark, qui était mort poignardé par une main trop zélée, en ces lieux mêmes. Bon nombre de garçons avaient quitté le couloir par l’est, où entrait le professeur, et l’avaient quitté en hommes. La sortie est faisait face au Grand Hall, à toute la civilisation et aux intrigues du monde éclairé. D’autres, bien plus nombreux, s’étaient éclipsés furtivement, battus et ensanglantés, par la sortie ouest, celle par laquelle pénétraient toujours les garçons ; ceux-là étaient sortis garçons à jamais. L’issue ouest faisait face aux fermes et aux cabanes au-delà des fermes. Au-delà encore, le fouillis végétal des forêts barbares ; au-delà, Garlan. Et, après Garlan, le Désert Mohaine. Tout garçon qui devenait un homme progressait des ténèbres et de l’ignorance vers la lumière et la responsabilité. Tout garçon battu ne pouvait que battre en retraite, pour toujours et à jamais. Le passage était aussi vert et lisse qu’un tapis de jeu. Il mesurait exactement quarante mètres de long. En son centre se trouvait une bande de terre rasée. C’était la ligne, celle qu’on tentait de franchir.
À chaque extrémité s’entassaient en général des spectateurs et des parents tendus, car la date du rituel était souvent prévue avec une grande précision — le plus couramment, à l’âge de dix-huit ans (ceux qui n’avaient pas passé l’épreuve à vingt-cinq sombraient pour la plupart dans l’obscurité, devenaient fermiers, incapables qu’ils étaient d’affronter la réalité brutale du tout ou rien). Mais, ce jour-là, il n’y avait que Jamie DeCurry, Cuthbert Allgood, Alain Johns, et Thomas Whitman. Ils s’agglutinèrent du côté du garçon, bouche bée, ouvertement terrifiés.
— Ton arme, idiot ! siffla Cuthbert, au supplice. Tu as oublié ton arme !
— Je l’ai, répondit le garçon.
Il se demanda vaguement si la nouvelle de sa folie avait déjà atteint les demeures, sa mère — et Marten. Son père était à la chasse, et ne serait pas de retour avant plusieurs jours. Le garçon en ressentait une sorte de honte, car il savait qu’en son père il aurait trouvé de la compréhension, sinon son approbation.
— Cort est entré ?
— Cort est ici.
La voix venait du bout du couloir, et Cort s’avança d’un pas, vêtu d’un maillot court. Un large bandeau de cuir lui ceignait le front, pour empêcher la sueur de lui couler dans les yeux. Il portait une grosse ceinture sale, pour lui tenir le dos droit. Dans une main, il tenait un gros bâton de bois de fer, pointu à une extrémité, aplati à l’autre. Il prononça les premiers mots de cette litanie que tous, choisis par le sang aveugle de leurs pères depuis Arthur l’Aîné, connaissaient depuis leur premier âge, et qu’ils avaient apprise en prévision du jour où, peut-être, ils deviendraient eux aussi des hommes.
— Viens-tu ici dans un dessein sérieux, mon garçon ?
— Je viens dans un dessein sérieux.
— Viens-tu ici exclu de la maison de ton père ?
— C’est ainsi que je viens.
Et ainsi qu’il resterait, jusqu’à ce qu’il ait vaincu Cort. Si c’était Cort qui l’emportait, il demeurerait à jamais un exclu.
— Viens-tu avec l’arme de ton choix ?
— Oui.
— Quelle est cette arme ?
C’était le privilège du maître, l’occasion pour lui d’adapter son plan de bataille à la fronde ou à la lance, à l’arc ou au bah.
— David est mon arme.
Cort n’eut qu’un instant d’hésitation. Preuve de sa surprise, probablement même de sa confusion. C’était une bonne chose.
Ce pourrait être une bonne chose.
— Ainsi tu viens m’affronter, mon garçon ?
— Oui.
— En quel nom ?
— Au nom de mon père.
— Dis son nom.
— Steven Deschain, de la lignée du Grand Roi d’Eld.
— Dans ce cas, sois prompt.
Et Cort s’avança dans le couloir, faisant sauter son bâton d’une main à l’autre. Un soupir voltigea au-dessus des garçons, comme un oiseau, tandis que leur dan-dinh avançait à la rencontre de son maître.
David est mon arme, maître.
Cort avait-il compris ? Et, si tel était le cas, avait-il compris pleinement ? Si oui, tout était vraisemblablement perdu. Il avait tout misé sur l’effet de surprise — et sur ce qu’il restait de tripes à ce faucon. Resterait-il posé, stupide et impassible, sur le bras de Roland, pendant que ce dernier se ferait décerveler à coups de gourdin ? Ou bien s’échapperait-il dans le ciel vaste et brûlant ?
Alors qu’ils se rapprochaient l’un de l’autre, chacun d’un côté de la ligne comme l’exigeait la circonstance, le garçon desserra le capuchon du faucon de ses doigts inertes. Il tomba sur l’herbe verte, et Cort s’immobilisa. Roland vit les yeux du vieux guerrier se poser sur l’oiseau et s’arrondir de surprise, tandis que la prise de conscience montait doucement en lui. Maintenant il comprenait.
— Oh, espèce de petit crétin, grogna presque Cort, et Roland se sentit soudain furieux qu’on s’adressât ainsi à lui.
— Attaque ! cria-t-il en levant le bras.
Et David s’envola comme une balle brune et silencieuse, ses ailes courtes pompant l’air une fois, deux fois, trois fois, avant de piquer droit sur le visage de Cort, les serres en avant, plongeant le bec. Des gouttes rouges jaillirent dans l’air bouillant.
— Hai ! Roland ! hurla Cuthbert, fou de joie. Le premier sang versé ! Le premier sang pour ma poitrine !
Il se frappa le torse assez fort pour y imprimer un bleu qui mettrait plus d’une semaine à disparaître.
Cort vacilla en arrière, perdant l’équilibre. Le bâton de bois de fer s’éleva, battant vainement l’air autour de la tête de Cort. Le faucon n’était qu’une liasse de plumes ondulante et floue.
Pendant ce temps, le garçon s’avança comme une flèche, la main tendue à angle droit, le coude verrouillé. C’était sa chance, très probablement la seule qui se présenterait à lui.
Pourtant, le maître faillit encore être trop rapide pour lui. L’oiseau avait neutralisé quatre-vingt-dix pour cent de son champ visuel, pourtant Cort brandit de nouveau le bâton, bout plat en avant, et fit de sang-froid la seule chose qui à ce stade pouvait encore faire basculer l’issue du combat : gonflant les biceps, il se frappa le visage sans pitié, trois fois.
David tomba, brisé. Une aile continua de battre frénétiquement le sol. Les yeux froids de prédateur fixaient avec rage le visage sanglant et dégoulinant du professeur. Le mauvais œil de Cort saillait aveuglément de son orbite.
Le garçon envoya à Cort un coup de pied dans la tempe, le secouant fermement. C’aurait pu marquer la fin du combat, mais ce ne fut pas le cas. L’espace d’un instant, le visage de Cort devint mou ; puis il se jeta en avant, attrapant le garçon par le pied.
Le garçon fit un bond en arrière et trébucha. Il s’étala de tout son long. Il entendit, au loin, les cris de désarroi de Jamie.
Cort s’apprêtait à lui tomber dessus pour en finir. Roland avait perdu l’avantage, et ils le savaient tous les deux. Ils se regardèrent un moment, le maître debout au-dessus de l’élève, des gouttes de sang dégoulinant de la partie gauche de son visage, son mauvais œil presque fermé, ne laissant plus voir qu’une fine fente blanche. Pas de bordels pour Cort, ce soir.
Quelque chose déchira la main de Roland. C’était David, déchiquetant désespérément tout ce qu’il pouvait attraper. Il avait les deux ailes brisées. Qu’il fût toujours en vie était incroyable.
Le garçon l’empoigna comme une pierre, insoucieux des entailles, du bec qui plongeait dans la chair de ses poignets pour en arracher des rubans. Au moment où Cort se jetait sur lui, les bras déployés, Roland lança le faucon en l’air.
— Hai ! David ! Tue !
Alors Cort lui masqua le soleil et s’effondra sur lui.
L’oiseau était écrasé entre eux, et le garçon sentit un pouce calleux chercher son orbite. Il le retourna, tout en remontant la cuisse pour bloquer le genou de Cort qui cherchait à lui frapper l’entrejambe. Il abattit la main en trois coups brutaux sur la nuque de Cort. Comme s’il frappait de la pierre bosselée.
Cort poussa un grognement pâteux. Tout son corps frissonna. Roland vit vaguement une main tâtonner dans l’air, à la recherche du bâton et, la devançant dans un grand bond, il envoya le gourdin hors d’atteinte. David avait planté les serres d’une de ses pattes dans l’oreille droite de Cort. De l’autre, il labourait impitoyablement la joue du maître, la réduisant en charpie. Du sang chaud éclaboussa le visage du garçon, dans une odeur de copeaux de cuivre.
Le poing de Cort frappa l’oiseau une première fois, lui brisant le dos. Au deuxième coup, la tête bascula en craquant, tordue. Et pourtant les serres labouraient toujours. Il n’y avait plus d’oreille, maintenant ; rien qu’un trou rouge creusé sur le côté du crâne de Cort. Le troisième coup envoya le faucon dans les airs, libérant enfin le visage de Cort.
À la seconde où il vit clairement ce visage, le garçon frappa la base du nez de son maître avec la tranche de la main, usant de toutes les forces qui lui restaient pour briser l’os. Du sang gicla.
La main aveugle et furieuse de Cort attrapa les fesses du garçon, tenta de lui arracher son pantalon, de l’entraver.
Roland roula sur le côté, trouva le bâton de Cort et se redressa sur les genoux.
Cort se mit lui aussi à genoux, le visage tordu par un rictus. Tableau incroyable, ils se faisaient ainsi face de part et d’autre de la ligne, à cela près qu’ils avaient changé de place, et que Cort se trouvait à présent du côté où se trouvait Roland au début de l’épreuve. Le visage du vieux guerrier était voilé de sang. L’œil qui voyait toujours roulait furieusement dans son orbite. Le nez écrasé formait un angle horrible. Les deux joues pendaient en lambeaux.
Le garçon tenait le bâton de l’homme comme un joueur de Gran’ Points attendant le lâcher de l’oiseau de cuir.
Cort fit une double feinte, puis lui fonça droit dessus.
Le garçon se tenait prêt, pas le moins du monde leurré par ce dernier tour, dont ils savaient tous deux qu’il était bien pitoyable. Le bois de fer décrivit un arc aplati et s’abattit sur le crâne de Cort avec un son mat. Il tomba sur le côté, suivant le garçon d’un regard aveugle et las. Un filet de bave se mit à couler de ses lèvres.
— Rends-toi ou meurs, dit le garçon, la bouche remplie de coton mouillé.
Et Cort sourit. Il avait presque totalement perdu conscience, et il allait rester alité une semaine dans sa cabane, drapé dans les ténèbres du coma, mais en cette seconde il s’accrochait avec toute la force de sa vie sans ombre et sans pitié. Il vit dans les yeux du garçon ce besoin de palabrer, et même avec un rideau de sang devant les yeux, il comprit ce que ce besoin avait de désespéré.
— Je me rends, pistolero. Je me rends le sourire aux lèvres. En ce jour tu t’es rappelé le visage de ton père, et celui de tous ceux qui sont venus avant lui. Quelle merveille tu as accomplie !
L’œil valide de Cort se ferma.
Le Pistolero le secoua doucement, mais avec insistance. Les autres s’étaient regroupés autour d’eux, l’attiraient contre eux et lui tapaient dans le dos avec des mains tremblantes. Mais, pris de peur, ils se reculèrent, sentant s’ouvrir un nouveau gouffre. Et pourtant ce n’était pas aussi étrange que cela, car il y avait toujours eu un gouffre entre celui-ci et les autres.
L’œil de Cort s’ouvrit de nouveau en roulant.
— La clef, dit le Pistolero. Mon patrimoine, maître. J’en ai besoin.
Son patrimoine, c’étaient les pistolets, non pas ceux, lourds, de son père — lourds comme le bois de santal —, mais des pistolets tout de même. Réservés aux heureux élus. Dans le caveau massif, situé sous la caserne, et dans lequel, selon la loi immémoriale, il devait maintenant demeurer, loin du sein de sa mère, étaient accrochées ses armes d’apprenti, des six-coups à barillet, en acier et nickel. Pourtant ces armes avaient connu son père au cours de son apprentissage, et à présent son père gouvernait — au moins de nom.
— En as-tu donc un besoin si terrible ? marmonna Cort, comme dans le sommeil. Aussi pressant ? Si fait, je le crains. Un besoin aussi impérieux aurait dû t’assommer. Et pourtant tu as gagné.
— La clef.
— Le faucon, c’était un fin stratagème. Une arme de choix. Combien de temps as-tu mis à entraîner ce salopard ?
— Je n’ai jamais entraîné David. J’en ai fait mon ami. La clef.
— Sous ma ceinture, pistolero.
L’œil se referma.
Le Pistolero fouilla sous la ceinture de Cort, sentant la forte pression du ventre, les muscles énormes à présent relâchés et au repos. La clef était accrochée à un anneau de laiton. Il l’empoigna et la serra fort, refrénant une folle envie de la lancer vers le ciel en signe de victoire.
Alors qu’il se relevait et se tournait enfin vers les autres, la main de Cort chercha son pied à tâtons. L’espace d’une seconde, le Pistolero craignit un dernier assaut et se raidit, mais Cort se contenta de lever l’œil vers lui et de tendre un doigt couvert d’escarres.
— Je vais dormir, à présent, murmura-t-il calmement. Je vais prendre le chemin. Peut-être irai-je même jusqu’à la clairière, tout au bout, je ne sais pas. Je ne t’enseignerai plus, pistolero. Tu m’as surpassé, et deux années plus tôt que ton propre père, qui était lui-même le plus jeune. Mais laisse-moi te conseiller.
— Quoi ?
Dans sa voix, l’impatience.
— Efface immédiatement ce regard de ton visage, l’asticot.
À sa grande surprise, Roland obéit (bien que, tapi derrière son propre visage comme chacun de nous, il n’en sût rien).
Cort approuva d’un signe de tête, et murmura un mot, un seul.
— Attends.
— Quoi ?
L’effort qu’il en coûtait à cet homme de parler donnait à ses paroles un poids particulier.
— Laisse la rumeur et la légende te précéder. Voici ceux qui les colporteront toutes deux.
Ses yeux papillotèrent au-dessus de l’épaule du Pistolero.
— Des idiots, peut-être. Attends que pousse la barbe de ton ombre. Laisse-la s’étoffer.
Un sourire grotesque se peignit sur son visage.
— Avec le temps, les mots peuvent enchanter un enchanteur même. Comprends-tu le sens de mes paroles, pistolero ?
— Oui. Je le crois.
— Accepteras-tu mon dernier conseil en tant que professeur ?
Le Pistolero bascula en arrière sur ses talons, s’accroupissant en une posture de réflexion qui augurait des poses que prendrait l’homme qu’il allait devenir. Il leva les yeux vers le ciel. L’ombre gagnait, prenant des teintes pourpres. La chaleur du jour déclinait et à l’ouest, des têtes de cumulo-nimbus annonçaient de la pluie. À plusieurs lieues de là, des lames de foudre tailladaient le flanc placide des collines. Au-delà, les montagnes. Au-delà, les fontaines jaillissantes du sang et de la déraison. Il était fatigué, fatigué dans ses os et plus encore.
Il baissa les yeux vers Cort.
— Ce soir je mettrai mon faucon en terre, maître. Puis je descendrai dans les bordels de la basse ville, pour informer celles qui s’enquerront de vous. Peut-être en réconforterai-je une ou deux, en passant.
Les lèvres de Cort s’entrouvrirent en un sourire douloureux, puis il s’endormit.
Le Pistolero se releva et se tourna vers les autres.
— Confectionnez une civière et portez-le jusque chez lui. Puis faites venir une infirmière. Non, deux infirmières. D’accord ?
Ils le fixaient toujours, pris dans un instant suspendu qu’aucun d’eux n’osait rompre immédiatement. Ils cherchaient toujours la couronne de feu, ou la métamorphose magique.
— Deux infirmières, répéta le Pistolero, puis il sourit.
Ils lui rendirent son sourire. Un sourire nerveux.
— Espèce de sale meneur de chevaux, se mit soudain à hurler Cuthbert, souriant jusqu’aux oreilles. Tu ne nous as même pas laissé assez de viande sur l’os !
— Le monde ne va pas changer demain, dit le Pistolero, citant ce vieil adage le sourire aux lèvres. Alain, mou du cul ! Bouge ta graisse.
Alain entreprit de faire la civière ; Thomas et Jamie prirent ensemble la direction du hall principal et de l’infirmerie.
Le Pistolero et Cuthbert se regardèrent. Ils avaient toujours été les plus proches — du moins aussi proches que le permettaient les nuances de leurs caractères respectifs. Il y avait dans les yeux de Bert une lueur ouverte et spéculative, et le Pistolero ne maîtrisa qu’à grand-peine le besoin de lui dire de ne pas passer l’épreuve avant un an ou même dix-huit mois, de crainte de devoir partir à l’ouest. Mais ils avaient traversé une grande aventure ensemble, et le Pistolero ne voulait risquer de dire une telle chose avec ce qui passerait pour de l’arrogance. Voilà que je commence à comploter, se dit-il, avec une pointe de consternation. Puis il songea à Marten, à sa mère, et il lança à son ami un sourire trompeur.
Mon destin est d’être le premier, pensa-t-il, en prenant pleinement conscience pour la première fois. Je suis le premier.
— Allons-y, dit-il.
— Avec plaisir, pistolero.
Ils sortirent par l’issue est du couloir bordé de haies. Thomas et Jamie revenaient déjà avec les infirmières. On aurait dit des fantômes, dans leurs robes d’été blanches et vaporeuses, avec la croix rouge sur la poitrine.
— Veux-tu que je t’aide, pour le faucon ? demanda Cuthbert.
— Oui, répondit le Pistolero. Ce serait adorable, Bert.
Et plus tard, lorsque l’obscurité fut venue, et avec elle les orages effrénés, tandis que d’énormes caissons fantomatiques traversaient le ciel en roulant et que les éclairs nettoyaient les ruelles malfamées de la basse ville dans un grand incendie bleu, tandis que les chevaux à l’attache attendaient la tête baissée et la queue pendante, le Pistolero prit une femme et coucha avec elle.
Ce fut bref et bon. Quand ce fut terminé, et qu’ils restèrent étendus côte à côte sans parler, il se mit à grêler par rafales féroces et bruyantes. En bas, au loin, on jouait « Hey Jude » façon ragtime. L’esprit du Pistolero, pensif, se tourna vers l’intérieur de lui-même. Et ce fut dans ce silence éclaboussé de grêle, juste avant que le sommeil ne s’empare de lui, qu’il pensa pour la première fois qu’il était peut-être aussi le dernier.
Le Pistolero ne raconta pas tout cela au garçon, mais peut-être laissa-t-il filtrer l’essentiel. Il avait déjà remarqué à quel point ce garçon était perceptif, pas si différent d’Alain, qui avait une force faite d’empathie et de télépathie mêlées, et qu’on appelait le don de shining.
— Tu dors ? demanda le Pistolero.
— Non.
— Tu as compris ce que je t’ai raconté ?
— Compris ? répéta le garçon avec un dédain surprenant. Compris ? Vous voulez rire ?
— Non.
Mais le Pistolero se sentait sur la défensive. Jamais auparavant il n’avait fait le récit de son rite de passage, car il se sentait pris dans une certaine ambivalence, à ce sujet. Bien sûr, le faucon avait fait une arme parfaitement acceptable, pourtant il avait fallu un tour, aussi. Et une trahison. La première d’une longue liste. Et dis-moi… suis-je vraiment sur le point de jeter ce garçon en pâture à l’homme en noir ?
— J’ai compris, ça c’est sûr, fit le garçon. C’était un jeu, n’est-ce pas ? Est-ce qu’une fois adultes, les hommes doivent toujours jouer ? Est-ce que tout doit leur servir de prétexte pour un autre genre de jeu ? Est-ce qu’il existe des hommes qui deviennent vraiment adultes, ou bien est-ce qu’ils se contentent de devenir majeurs ?
— Tu ne sais pas tout, répliqua le Pistolero, tentant de réprimer une colère sourde. Tu n’es qu’un garçon.
— C’est sûr. Mais je sais ce que je suis pour vous.
— Ah oui ? Et qu’es-tu ? demanda le Pistolero d’un ton tendu.
— Un jeton de poker.
Le Pistolero sentit monter la pulsion d’attraper un caillou et de fracasser le crâne du garçon. Au lieu de quoi, il s’adressa à lui calmement.
— Va dormir. Les garçons ont besoin de sommeil.
Et dans son esprit résonna la voix de Marten, en écho : Va retrouver ta main.
Il s’assit dans le noir, le dos raide, terrifié et anesthésié par l’horreur (pour la première fois de son existence), l’horreur de cette haine de soi qui surgirait peut-être, après.
Durant la période de veille qui suivit, la voie ferrée se rapprocha de la rivière souterraine, et ils tombèrent sur les Lents Mutants.
Ce fut Jake qui aperçut le premier et il poussa un cri.
Le Pistolero, qui regardait droit devant lui en actionnant la draisine, tourna brusquement la tête vers la droite. De sous eux montait une lueur verdâtre digne de Halloween, qui battait faiblement. Ils prirent pour la première fois conscience de l’odeur — légère, humide, nauséabonde.
La lueur verdâtre était un visage — ou ce qu’une âme charitable aurait appelé un visage. Au-dessus du nez aplati saillait une paire d’yeux d’insecte, qui les fixait d’un air impavide. Le Pistolero sentit dans son intestin et dans ses parties une contraction atavique. Il accéléra légèrement le rythme des va-et-vient de ses bras.
Le visage lumineux s’éteignit.
— Pour l’amour du ciel, c’était quoi, ça ? demanda le garçon en rampant jusqu’à lui. Qu’est-ce…
La phrase mourut dans sa gorge lorsqu’ils passèrent à côté d’un groupe de trois formes qui scintillaient faiblement, debout entre les rails et la rivière invisible, à les regarder sans bouger.
— Ce sont des Lents Mutants, répondit le Pistolero. Je ne pense pas qu’ils nous feront des ennuis. Ils ont sans doute plus peur de nous que nous d’…
L’une des formes se détacha du groupe et se traîna dans leur direction. Le visage rappelait celui d’un débile affamé. Le corps nu, opalescent, s’était transformé en un entremêlement hideux de membres et de ventouses tentaculaires.
Le garçon hurla à nouveau et s’agglutina contre le Pistolero comme un chien affolé.
L’un des tentacules qui tenaient lieu de bras à la chose vint s’aplatir en travers de la plate-forme de la draisine. Il suintait des relents d’humidité et d’obscurité. Le Pistolero lâcha le manche et dégaina. Il logea une balle dans le front du débile affamé. Il bascula en arrière, sa luminescence marécageuse s’effaça comme une lune dans l’éclipsé. L’empreinte lumineuse du coup de feu, qui s’était imprimée sur leurs rétines obscurcies, ne se dissipa qu’à regret. L’odeur de la poudre répandue brûlait encore, chaude, sauvage et incongrue dans ce tombeau.
Il y en avait d’autres, beaucoup d’autres. Aucun n’avançait ouvertement vers eux, mais tous se rapprochaient des rails, bande silencieuse et immonde.
— Il va peut-être falloir que tu pompes à ma place, dit le Pistolero. Tu pourras ?
— Oui.
— Alors tiens-toi prêt.
Le garçon se tenait près de lui, en position. Ses yeux ne percevaient les Lents Mutants qu’au moment où ils les dépassaient, ne cherchant pas à percer l’obscurité, ni à voir plus que nécessaire. Le garçon ressentit une poussée de terreur médiumnique, comme si son moi intime avait littéralement jailli par ses pores pour former un bouclier. S’il avait le don de shining, pensa le Pistolero, cela n’était pas impossible.
Le Pistolero continua à pomper régulièrement, sans accélérer le mouvement de ses bras. Les Lents Mutants sentaient leur terreur, il le savait, mais il se demandait si la terreur suffirait à les mettre en branle. Lui et le garçon, après tout, étaient des créatures de la lumière, des créatures intactes. Comme ils doivent nous haïr, se dit-il, et il se demanda s’ils avaient haï de même l’homme en noir. Il pensait que non, ou peut-être était-il passé parmi eux telle l’ombre d’une aile noire, dans cette noirceur plus profonde encore.
Le garçon émit un son de gorge et le Pistolero tourna la tête de façon presque désinvolte. Quatre d’entre eux prenaient d’assaut la draisine en trébuchant — l’un d’eux notamment cherchait une prise.
Le Pistolero lâcha la poignée et dégaina de nouveau, de ce même mouvement souple et endormi. Il abattit le meneur d’une balle dans la tête. Le mutant poussa un soupir proche du sanglot et un rictus se dessina sur son visage. Ses mains devinrent molles et visqueuses comme du poisson, mortes ; les doigts formaient comme des gousses qui auraient baigné dans la boue humide. L’une de ces mains cadavériques attrapa le pied du garçon et se mit à tirer.
Le garçon poussa un hurlement dans la matrice de granit.
Le Pistolero tira dans la poitrine du mutant. Il se mit à baver à travers son sourire. Jake basculait sur le côté. Le Pistolero le saisit par le bras et fut presque déséquilibré lui-même. La chose était d’une force à peine croyable. Le Pistolero lui mit une autre balle dans la tête. Un œil s’éteignit comme une bougie soufflée. Pourtant la créature tirait toujours. Ils s’engagèrent dans une lutte acharnée pour le corps de Jake, qui tressautait et se tortillait. Les Lents Mutants tiraient sur ses jambes par saccades, comme sur un bréchet. Leur vœu serait indéniablement de faire ripaille.
La draisine perdait de la vitesse. Les autres commencèrent à les encercler — les boiteux, les estropiés, les aveugles. Peut-être ne cherchaient-ils qu’un Jésus qui pourrait les soigner, les sortir des ténèbres, comme Lazare.
C’est la fin, pour le garçon, pensa le Pistolero avec une froideur parfaite. C’est la fin qu’il a programmée. Laisser faire et pomper ou bien tenir bon et se faire enterrer. La fin pour le garçon.
Il tira de toutes ses forces sur le bras de Jake et tua le mutant d’une balle dans le ventre. Pendant une seconde suspendue, son emprise se resserra encore et Jake se remit à glisser du bord. Puis les paluches boueuses et mortes lâchèrent prise, et le Lent Mutant tomba le visage à terre, souriant toujours, derrière la draisine qui ralentissait.
— J’ai cru que vous alliez me laisser, sanglotait le garçon. J’ai cru… j’ai cru…
— Accroche-toi à mon ceinturon, fit le Pistolero. Accroche-toi aussi fort que tu peux.
Les mains remontèrent jusqu’à son ceinturon et s’y arrimèrent. La respiration du garçon se faisait par grands halètements convulsifs et silencieux.
Le Pistolero se remit à jouer des bras à un rythme régulier, et la draisine reprit de la vitesse. Les Lents Mutants reculèrent et les regardèrent s’éloigner avec des visages à peine humains (ou d’une humanité pathétique), des visages qui produisaient cette phosphorescence sourde, propre aux poissons étranges des profondeurs, qui vivent sous cette incroyable pression noire ; des visages qui ne trahissaient ni colère ni haine, seulement ce qui ressemblait à du regret, idiot et à peine conscient.
— Ils se dispersent, souligna le Pistolero.
Les muscles bloqués de son bas-ventre et de ses parties se relâchèrent un soupçon.
— Ils se…
Les Lents Mutants avaient placé des pierres sur les rails. La voie était bloquée. Ils l’avaient fait à la va-vite, il ne faudrait sans doute pas plus d’une minute pour tout défaire, mais ils n’en demeuraient pas moins bloqués. Et il faudrait que quelqu’un descende dégager le passage. Le garçon se mit à gémir et s’accrocha au Pistolero en tremblant. Le Pistolero lâcha le manche de la draisine et cette dernière alla cogner sans bruit contre les rochers, où elle s’immobilisa dans une secousse.
Les Lents Mutants commencèrent à se rapprocher, presque avec désinvolture, presque comme s’ils ne faisaient que passer par là, perdus dans un rêve de ténèbres, et qu’ils avaient trouvé quelqu’un à qui demander leur chemin. Une assemblée de damnés sous cette montagne ancestrale.
— Ils vont nous avoir, hein ? demanda le garçon d’un ton calme.
— Jamais de la vie. Tais-toi une seconde.
Il jeta un œil en direction de la voie. Les mutants étaient faibles, et il allait de soi qu’ils n’avaient pas pu bouger eux-mêmes les rochers qui leur bloquaient le passage. Rien que des petites pierres. Juste histoire de les retarder, d’obliger quelqu’un à…
— Descends, dit le Pistolero. Il va falloir que tu les déplaces. Je te couvre.
— Non, chuchota le garçon. Je vous en supplie.
— Je ne peux pas te confier une arme et je ne peux pas déplacer les pierres et tirer à la fois. Il faut que tu descendes.
Les yeux de Jake roulèrent d’une manière horrible. Pendant un instant, son corps trembla à l’unisson des pensées qui se tordaient dans son esprit, puis il gagna le bord de la plateforme en se tortillant, descendit et se mit à balancer les pierres à droite et à gauche, avec une rapidité maladive, sans lever la tête.
Le Pistolero dégaina et attendit.
Deux des créatures, titubant plus qu’elles ne marchaient, s’avancèrent vers le garçon, tendant leurs bras mous comme de la guimauve. Les pistolets remplirent leur tâche, zébrant l’obscurité de lances de lumière incandescente qui enfonçaient dans la rétine du Pistolero leurs aiguilles de douleur. Tout en hurlant, le garçon continuait à balancer les pierres de part et d’autre de la voie. La phosphorescence diabolique sautait et dansait. Plus difficile à percevoir désormais, et c’était bien là le pire. Tout n’était plus qu’ombres et images rémanentes.
L’une des créatures, qui ne brillait plus qu’à peine, se jeta soudain sur le garçon, avec des bras de croque-mitaine en caoutchouc. Elle roulait mollement des yeux humides qui lui mangeaient la moitié de la tête.
Jake poussa un nouveau hurlement et se retourna pour l’affronter.
Le Pistolero tira sans même réfléchir, avant que sa vision tachetée de pointes de lumière ne trahisse ses mains en un tremblement fatal. Quelques centimètres à peine séparaient les deux têtes. Ce fut le mutant qui tomba.
Jake se remit à lancer les pierres avec des mouvements vifs. Les mutants fourmillaient juste au-delà de la limite du visible, se rapprochant petit à petit, dangereusement près. D’autres les avaient rejoints, augmentant les troupes.
— Bien, dit le Pistolero. Remonte. Vite.
Dès que le garçon bougea, les mutants se jetèrent sur eux. Jake avait déjà sauté sur la plate-forme et tentait de se remettre debout. Déjà le Pistolero avait repris les commandes et pompait à fond. Les deux pistolets avaient repris leur place. Il leur fallait fuir au plus vite. C’était leur seule chance.
Des mains inconnues frappaient la plaque métallique de la plate-forme. À présent le garçon s’accrochait à deux mains au ceinturon du Pistolero, et il avait enfoui le visage dans le bas de son dos.
Un groupe de créatures se mit à courir sur la voie, leurs figures remplies de cette attente stupide et désinvolte. Le Pistolero était gonflé d’adrénaline ; la draisine volait littéralement sur les rails, trouant l’obscurité. Ils percutèrent avec force les quatre ou cinq pitoyables mutants. Ils volèrent comme des bananes pourries.
En avant, toujours plus avant, dans les ténèbres maléfiques, tournoyantes et silencieuses.
Au bout d’un long moment, le garçon leva le visage contre le vent, mu par le besoin de savoir, malgré sa peur. Les fantômes lumineux des balles scintillaient toujours sur ses rétines. Il n’y avait rien d’autre à voir que l’obscurité et rien d’autre à écouter que le roulement de la rivière.
— Ils sont partis, dit-il, craignant soudain que la voie ferrée ne s’interrompe dans le noir, et redoutant le fracas douloureux quand ils sauteraient par-dessus les rails pour plonger vers leur perte, en tourbillonnant.
Il était déjà monté dans des voitures ; une fois, son père, cet être dénué d’humour, avait roulé à cent trente sur l’autoroute du New Jersey ; il s’était fait arrêter par un flic qui avait ignoré le billet de vingt qu’Elmer Chambers avait glissé dans son permis, et qui lui avait mis une contredanse de toute façon. Mais il n’avait jamais fait de balade dans ce genre, à l’aveuglette, avec pour compagnons le vent et la terreur, devant comme derrière, avec le grondement de la rivière comme une voix qui gloussait — la voix de l’homme en noir. Les bras du Pistolero étaient les pistons d’une usine humaine devenue folle.
— Ils sont partis, fit timidement le garçon, et le vent lui arrachait les mots sur les lèvres. Vous pouvez ralentir, maintenant. On les a semés.
Mais le Pistolero n’entendait pas. Ils carénaient vers l’avant, dans l’étrange obscurité.
Ils continuèrent ainsi pendant trois « jours » sans incident.
Au cours de la quatrième période de veille (au milieu ? Aux trois quarts ? Ils n’en savaient rien — tout ce qu’ils savaient, c’est qu’ils n’étaient pas encore assez fatigués pour s’arrêter), ils entendirent un grand bruit sourd derrière eux. La draisine vacilla et leurs corps furent immédiatement projetés vers la droite, à l’encontre de la gravité, tandis que les rails dessinaient un tournant progressif à gauche.
Il y avait de la lumière, droit devant… une lueur si faible et étrange qu’au début elle leur parut un élément totalement inconnu, ni terre, ni air, ni feu, ni eau. Elle n’avait pas de couleur distincte et ils ne la discernaient que parce qu’ils avaient recouvré la vision de leurs mains et de leurs visages, et distinguaient au-delà de l’immédiate proximité. Leurs yeux étaient devenus si sensibles à la lumière qu’ils remarquèrent la lueur plus de sept kilomètres avant d’en apercevoir la source.
— La fin, fit le garçon d’une voix tendue. C’est la fin.
— Non, répondit le Pistolero avec une étrange assurance. Non, ce n’est pas la fin.
Et ça ne l’était pas. Ils atteignirent la lumière, mais pas celle du jour.
À mesure qu’ils approchaient de l’origine de la lueur, ils virent pour la première fois que la paroi rocheuse à leur gauche s’était effondrée et que leurs rails étaient rejoints par d’autres, qui se croisaient en une toile d’araignée complexe. La lumière avait tissé un faisceau de lignes fuyantes polies. Sur une voie gisaient de sombres wagons couverts, sur une autre des diligences de transport de passagers, une voiture qu’on avait adaptée aux rails. Ces engins rendirent le Pistolero nerveux, comme des galions fantômes emprisonnés dans des Sargasses souterraines.
La lumière se fit plus forte, leur brûlant un peu les yeux, mais augmentant à un rythme assez lent pour leur permettre d’adapter progressivement leur vision. Ils avançaient de l’ombre vers la lumière comme des plongeurs remontant des abysses insondables, par lents paliers.
Devant eux, s’approchant peu à peu, un immense hangar s’étendait dans l’obscurité. Dans son flanc, découpant des carrés de lumière jaune, s’ouvrait une série de vingt-quatre entrées, d’abord de la taille de fenêtres de maisons de poupées ; puis, à mesure qu’ils approchaient, ils constatèrent qu’elles atteignaient une hauteur de plus de six mètres. Ils franchirent l’une de celles situées au milieu. Au-dessus s’étalaient des caractères, formant des messages dans des langues diverses, d’après ce que put voir le Pistolero. Il fut abasourdi de constater qu’il déchiffrait le dernier ; il s’agissait d’une ancienne racine de Haut Parler et le message disait :
À l’intérieur, la lumière était plus vive. Les rails se croisaient et se mêlaient dans une série d’aiguillages. Çà et là des feux de signalisation tricolores fonctionnaient encore, alternant inlassablement le rouge, le vert et l’orange.
Ils roulèrent entre les quais de pierre noircis par le passage de milliers de véhicules, puis ils se retrouvèrent dans une sorte de terminal central. Le Pistolero laissa la draisine s’arrêter doucement, et ils balayèrent les environs du regard.
— On dirait le métro, dit le garçon.
— Le métro ?
— Peu importe. Vous ne sauriez pas de quoi je parle. Moi-même je ne sais pas de quoi je parle, ou plutôt je ne sais plus.
Le garçon sauta sur le ciment craquelé. Ils inspectèrent les échoppes désertées et silencieuses où autrefois on vendait ou échangeait des journaux et des livres. Un chausseur. Un armurier (le Pistolero, rendu soudain fébrile par l’excitation, aperçut des revolvers et des carabines ; après un examen plus minutieux, il constata que les barillets avaient été obstrués au plomb. Il prit toutefois un arc, qu’il s’accrocha en travers du dos, ainsi qu’un carquois de flèches mal lestées et quasiment inutilisables). Un magasin de vêtements pour femmes. Quelque part, un convertisseur brassait l’air indéfiniment, depuis des millénaires — mais peut-être plus pour très longtemps. À un moment précis de son cycle, il émettait un grincement, qui rappelait que le mouvement perpétuel, même sous des conditions de contrôle strict, n’était encore qu’une illusion. L’air avait un arrière-goût mécanisé. Les chaussures du garçon et les bottes du Pistolero produisaient un écho plat.
Le garçon se mit à crier :
— Hé ! Hé…
Le Pistolero se retourna et alla vers lui. Le garçon se tenait, cloué sur place, près du stand de livres. À l’intérieur, affalée dans le coin, se trouvait une momie. Elle portait un uniforme bleu à galons dorés — un uniforme de cheminot, à première vue. Sur les genoux de la chose morte était plié un vieux journal dans un état de conservation parfait, qui tomba en poussière dès que le Pistolero posa le doigt dessus. Le visage de la momie rappelait une vieille pomme ratatinée. Avec précaution, le Pistolero toucha la joue. Une petite bouffée de poussière s’éleva. Quand elle se dissipa, ils purent voir à travers la chair, à l’intérieur de la bouche de la momie. Une dent en or étincelait au fond.
— Du gaz, murmura le Pistolero. Les Anciens avaient conçu un gaz qui aurait pu faire ça. En tout cas, c’est ce que Vannay nous avait raconté.
— Celui qui enseignait tout par les livres.
— Oui. Lui-même.
— Je parie que ces Anciens s’en sont servi pour faire la guerre, dit le garçon d’un air sombre. Qu’ils ont tué d’autres Anciens, avec ça.
— Je suis sûr que tu as raison.
Il devait y avoir une douzaine d’autres momies. À part deux ou trois, toutes portaient l’uniforme bleu et or. Le Pistolero en déduisit que le gaz avait été diffusé quand les lieux étaient vides, en dehors des heures de grosse circulation. Peut-être que, très longtemps auparavant, cette gare avait été un objectif militaire pour une armée et une cause disparues de longue date.
Cette réflexion le déprima.
— On ferait mieux d’avancer, dit-il en se dirigeant vers la voie 10 et la draisine.
Mais le garçon ne bougea pas, faisant de la résistance.
— J’y vais pas.
Surpris, le Pistolero se retourna.
Le visage du garçon se tordait en tremblant.
— Vous n’obtiendrez pas ce que vous voulez tant que je serai vivant. Alors je vais tenter ma chance tout seul.
Le Pistolero acquiesça d’un air vague, se haïssant pour ce qu’il était sur le point de faire.
— OK, Jake, dit-il doucement. Que tes journées soient longues et tes nuits plaisantes.
Il se retourna, marcha droit sur les pontons de pierre et sauta souplement sur la plate-forme de la draisine.
— Vous avez conclu un pacte avec quelqu’un ! lui cria le garçon. Je le sais !
Sans répondre, le Pistolero posa l’arc contre le manche en T, hors d’atteinte.
Le garçon serrait les poings, l’angoisse lui tordait atrocement les traits.
Vois avec quelle facilité tu leurres ce jeune garçon, se dit le Pistolero à lui-même. Encore et toujours, sa merveilleuse intuition — son shining — l’a conduit jusqu’ici, et comme toujours tu lui fais, passer l’obstacle. Et comment cela pourrait-il poser la moindre difficulté — après tout, il n’a pas d’autre ami que toi.
Une pensée soudaine et fulgurante lui vint (presque une vision), l’idée que tout ce qu’il avait à faire, c’était tout arrêter, faire demi-tour, prendre le garçon avec lui et en faire le centre d’une force nouvelle. La Tour ne devait pas nécessairement se gagner de cette manière humiliante et dégradante, si ? Il n’avait qu’à reprendre sa quête quand le garçon aurait pris de l’âge, quand à eux deux ils seraient capables de balayer l’homme en noir de leur route comme un vulgaire jouet en plastique qu’on remonte.
Ben voyons, se dit-il avec cynisme. Ben voyons.
Il sut avec une froideur soudaine que faire machine arrière signifierait la mort pour eux deux — la mort ou pire : finir ensevelis, avec les Lents Mutants aux trousses. Toutes les facultés qui se dégradent. Avec, peut-être, les armes de son père qui leur survivraient longtemps à tous deux, conservées dans leur splendeur de la pourriture comme des totems pas si différents de la vieille pompe à essence oubliée.
Allez, un peu de cran, s’exhorta-t-il avec hypocrisie.
Il tendit la main vers la poignée et se mit à pomper. La draisine s’éloigna doucement du ponton de pierre.
— Attendez ! se mit à hurler le garçon.
Et il se mit à courir en diagonale, en direction du point où la draisine émergerait, aux limites de l’obscurité environnante. Le Pistolero eut l’impulsion d’accélérer, de laisser le garçon seul, avec au moins une incertitude.
Au lieu de quoi il l’attrapa au vol. Sous la fine chemise, tandis que Jake s’accrochait à lui, le cœur papillonnait et battait à tout rompre.
La fin était à présent toute proche.
Le bruit de la rivière était devenu très puissant, remplissant de son tonnerre jusqu’à leurs rêves. Le Pistolero, plus par caprice qu’autre chose, laissa le garçon manœuvrer la draisine pendant qu’il tirait une partie de ses mauvaises flèches, qui traînaient derrière elles de fins rubans de fil blanc, dans l’obscurité.
L’arc était très mauvais lui aussi, dans un état de conservation à peine croyable, mais il se bandait et visait horriblement et le Pistolero savait que rien ne pourrait améliorer ça. Même en le recordant, il ne pourrait rien pour le bois fatigué. Les flèches ne portaient pas loin dans le noir, mais la dernière qu’il tira revint humide et glissante. Le Pistolero se contenta de hausser les épaules lorsque le garçon lui demanda à quelle distance ils se trouvaient de l’eau, mais il se dit intérieurement que la flèche n’avait pas pu aller au-delà de cent mètres — et encore, dans le meilleur des cas.
Et la rivière, qui tonnait de plus en plus fort, de plus en plus près.
Pendant la troisième période de veille après qu’ils eurent quitté la gare, une lueur spectrale se mit de nouveau à rayonner. Ils avaient pénétré dans un long tunnel creusé dans une étrange roche phosphorescente et les murs humides scintillaient et étincelaient de milliers d’étoiles miniatures. Le garçon les appelait des faux cils. Ils voyaient les choses comme dans une sorte d’irréalité bizarre, comme dans une maison hantée.
Le fracas brutal de la rivière était canalisé jusqu’à eux par la roche qui les emprisonnait, et qui en amplifiait naturellement la puissance. Pourtant le son demeurait étrangement constant, même lorsqu’ils approchèrent du carrefour que le Pistolero attendait avec certitude, car les murs s’élargissaient, reculaient. L’angle qu’ils formaient vers le haut se faisait plus prononcé.
Les rails pénétrèrent dans la lumière nouvelle. Les touffes de faux cils rappelaient au Pistolero ces tubes captifs de gaz des marais qu’on vendait parfois pendant la Fête de la Moisson. Au garçon, elles rappelaient des banderoles de néon sans fin. Mais dans cette luminescence, ils voyaient tous deux que la roche qui les avait si longtemps emprisonnés prenait fin devant eux en deux péninsules jumelles aux bords déchiquetés, tendues vers un golfe de ténèbres… l’abîme au-dessus de la rivière.
Les rails se poursuivaient, passant au-dessus de ce gouffre insondable, portés par un tréteau remontant à Mathusalem. Et au-delà, à une distance qui paraissait à peine croyable, perçait une tête d’épingle lumineuse, ni phosphorescente ni fluorescente, la lumière du jour, dure et vraie. Aussi minuscule qu’un trou d’aiguille dans une étoffe sombre, et pourtant lourde d’un sens effroyable.
— Arrêtez-vous, fit le garçon. Arrêtez-vous une minute, s’il vous plaît.
Sans poser de questions, le Pistolero laissa la draisine ralentir d’elle-même. La rivière vrombissait, ses grondements réguliers et retentissants venant d’en dessous et de devant eux. La luminosité artificielle de la roche humide lui fut soudain odieuse. Pour la première fois, il sentit une main oppressante le toucher, et la pulsion de s’échapper, de se délivrer de cet enterrement vivant, se fit poignante et impossible à museler.
— On va continuer, dit le garçon. Est-ce que c’est ce qu’il veut ? Il veut qu’on pousse la draisine au-dessus de… ça… et qu’on tombe ?
Le Pistolero savait bien que non, pourtant il répondit :
— Je ne sais pas ce qu’il veut.
Ils descendirent et s’approchèrent précautionneusement du bord du gouffre. Sous leurs pieds, la roche continuait de monter, jusqu’au moment où le sol se détacha soudain des rails et se déroba sous eux. La voie se poursuivait seule, trouant l’obscurité.
Le Pistolero se mit à genoux et regarda en bas, scrutant les ténèbres. Il distinguait vaguement un réseau complexe, incroyable, de poutrelles et d’étais métalliques, qui disparaissaient vers le tumulte de la rivière et qui se rejoignaient en une arche gracieuse soutenant la voie ferrée au-dessus du vide.
Mentalement, il imaginait sur l’acier l’œuvre du temps et de l’eau, ce tandem fatal. Quelle résistance avait encore la structure ? Un peu ? Presque pas ? Pas du tout ? Soudain il revit la figure de la momie, il revit comment la chair, solide en apparence, avait été réduite en poussière par une pichenette de son doigt.
— On va marcher, maintenant, dit le Pistolero.
Il s’attendait presque à ce que le garçon rechigne de nouveau, mais c’est lui qui précéda le Pistolero sur les rails, entamant sa traversée sur les lattes de métal soudées d’un pas ferme et assuré. Le Pistolero suivit Jake au-dessus de l’abîme, prêt à le rattraper s’il trébuchait.
Le Pistolero sentit une fine couche de sueur recouvrir sa peau. Le tréteau était pourri, complètement pourri. Il le sentait battre sous ses pieds au rythme des assauts fulgurants de la rivière en contrebas, trembler sur ses câbles invisibles. On est des acrobates, pensa-t-il. Regarde, mère, sans filet. Je vole.
Il s’agenouilla une fois pour examiner les traverses sur lesquelles ils avançaient. Elles étaient piquetées de rouille (il en sentait l’origine sur son visage — l’air frais, l’agent de la décomposition ; ils devaient être très proches de la surface, à présent), et un coup de poing sur le métal fit trembler dangereusement la structure. À un moment, il entendit un grognement menaçant sous ses pieds et il sentit son appui sur le point de céder, mais il avait déjà changé de position.
Le garçon, plus léger de cinquante kilos au moins, était bien sûr plus en sécurité, du moins jusqu’à ce que les choses empirent progressivement.
Derrière eux, la draisine s’était fondue dans l’obscurité ambiante. Le ponton de pierre sur la gauche se prolongeait d’une trentaine de mètres. Il se projetait plus loin que celui situé à leur droite, mais ils étaient déjà loin devant, seuls au-dessus du vide.
Au début, la petite tête d’épingle lumineuse parut se jouer d’eux, et ne pas se rapprocher (voire s’éloigner à la vitesse exacte à laquelle ils progressaient vers elle — voilà qui aurait fait un beau tour de magie, en effet), mais le Pistolero comprit peu à peu qu’elle grossissait, que ses contours se précisaient. Ils étaient toujours au-dessous d’elle, mais les rails montaient à sa rencontre.
Le garçon émit un grognement de surprise et fit un brusque écart sur le côté, les bras décrivant de grands moulinets au ralenti. Il sembla tituber au bord pendant une éternité, avant de reprendre la marche.
— J’ai bien failli y rester, dit doucement le garçon, sans aucune émotion. Il y a un trou. Faites un grand pas si vous ne voulez pas décrocher un aller simple vers le fond. Jacques a dit : faites un pas de géant.
C’était un jeu que le Pistolero connaissait sous le nom de « Mère a dit », il se rappelait bien les parties avec Cuthbert, Jamie et Alain, mais il ne dit rien et se contenta d’enjamber le trou.
— Faites demi-tour, dit le garçon sans sourire. Vous avez oublié de dire « Jacques a dit ».
— J’implore ton pardon, mais je ne pense pas.
La traverse sur laquelle le garçon avait posé le pied venait de céder et elle plongea paresseusement, se balançant au bout d’un rivet rouillé.
Plus haut, toujours plus haut, leur marche prenait des allures de cauchemar qui durait, et qui leur paraissait bien plus long qu’il n’était en réalité ; l’air lui-même semblait s’épaissir, prendre la consistance du caramel mou, et le Pistolero avait l’impression de devoir nager, et non marcher. Son esprit essayait encore et encore de se concentrer, de prendre en considération de manière absurde l’espace monstrueux qui séparait ce tréteau de la rivière qui grondait en bas. Son cerveau le visualisait avec un raffinement de détails impressionnant, ainsi que ce qui pourrait se passer : le hurlement du métal qui se tord et qui cède, le vacillement de son propre corps sur le côté, la tentative désespérée de saisir une prise inexistante, le bruit de ferraille des talons de ses bottes raclant à petits coups l’acier trompeur et pourri… puis la chute, en tourbillonnant encore et encore, le jet chaud dans son entrejambe quand la vessie lâcherait, le souffle du vent sur son visage, qui ferait se dresser ses cheveux en une caricature de terreur, qui lui retournerait les paupières, l’eau noire qui bondirait à sa rencontre, plus vite, couvrant jusqu’à ses cris…
Le métal hurla sous lui et il recula sans se presser, faisant basculer son poids et en cet instant crucial ne songeant pas à la chute, ni combien ils avaient avancé, ni à la distance qu’il leur restait à parcourir. Ne songeant pas au fait que le garçon n’était qu’un objet secondaire, ou que son honneur à lui était finalement sur le point de se monnayer. Quel soulagement ce serait, une fois l’affaire conclue !
— Trois rivets disparus, fit froidement le garçon. Je vais sauter. Là ! Ici ! Geronimo !
Le Pistolero vit sa silhouette se découper un instant sur la lumière du jour, tel un blason, une aigle éployée, maladroite et courbée, les bras tendus pour se faire croire que, si tout le reste devait échouer, il restait la possibilité de voler. Il atterrit et sous son poids, l’édifice se mit à trembler en tous sens. Sous eux, le métal protesta et quelque chose tomba loin en dessous ; il y eut un bruit de choc, puis un « plouf ».
— Ça va ? Tu es passé ?
— Oui-là, répondit le garçon. Mais c’est vraiment pourri. Comme les idées de certaines personnes, peut-être. Je ne pense pas que ça vous supportera très longtemps. Moi oui, mais pas vous. Faites demi-tour. Faites demi-tour maintenant et fichez-moi la paix.
Il parlait d’une voix froide, mais où l’hystérie était sous-jacente, où elle battait comme son cœur battait lorsqu’il avait sauté sur la draisine et que Roland l’avait rattrapé au vol.
Le Pistolero sauta par-dessus le trou. Un grand pas fit l’affaire. Un pas de géant. Mère a dit : Sautez. Le garçon tremblait de tous ses membres.
— Faites demi-tour. Je ne veux pas que vous me tuiez.
— Pour l’amour de l’Homme Jésus, avance, fit le Pistolero d’un ton brutal. Ce qui est sûr, c’est que tout va s’écrouler, si on reste à palabrer comme ça.
À présent, le garçon marchait en titubant, les mains tremblantes tendues devant lui, les doigts écartés.
Ils poursuivirent leur ascension.
Oui, c’était beaucoup plus pourri. Les trous étaient de plus en plus fréquents. Un rivet manquant, deux, voire trois, et le Pistolero s’attendait à tout instant à trouver le grand vide entre les rails qui les obligerait ou bien à faire demi-tour, ou bien à marcher sur les rails mêmes, en équilibre précaire au-dessus de l’abîme.
Il gardait les yeux rivés à la lumière du jour.
La lueur avait pris de la couleur — du bleu — et, à mesure qu’ils approchaient, elle se faisait plus douce, faisant pâlir l’éclat des faux cils. Encore cent, deux cents mètres ? Impossible à dire.
Ils marchaient, et il baissa les yeux sur ses pieds, avançant de traverse en traverse. Lorsqu’il releva la tête, la lueur devant eux avait pris la forme d’un trou, et il ne s’agissait plus de lumière, mais d’une sortie. Ils y étaient presque.
Plus que cinquante mètres. Pas plus. Une centaine de petits pas. C’était faisable. Peut-être auraient-ils l’homme en noir. Peut-être que, en pleine lumière, les fleurs du mal de son esprit se flétriraient et que tout deviendrait possible.
La lumière du soleil s’obscurcit soudain.
Il leva la tête, écarquillant les yeux comme une taupe dans son trou, et il vit une silhouette qui obstruait la lumière, qui l’engloutissait, ne laissant passer autour de ses épaules et dans la fourche de l’entrejambe que des fentes d’un bleu moqueur.
— Salut, les garçons !
L’écho de la voix de l’homme en noir leur parvint, amplifié par cette gorge de pierre naturelle, sa bonne humeur sarcastique lui conférant des accents puissants. À l’aveuglette, le Pistolero chercha de la main la mâchoire, mais elle avait disparu, perdue sans doute, épuisée.
Il éclata de rire au-dessus d’eux et le son se propagea partout, se répercutant comme une vague remplissant une grotte. Le garçon poussa un cri et vacilla, ses bras battant l’air en moulinets frénétiques dans l’air rare.
Du métal se déchira et se décolla en dessous d’eux ; les rails penchaient en un lent balancement, comme en rêve. Le garçon plongea, et une main s’envola comme une mouette dans le noir, haut, plus haut, puis il se retrouva suspendu au-dessus de l’abîme ; il se balança là, ses yeux sombres tendus vers le Pistolero dans une prise de conscience finale, aveugle et éperdue.
— Aidez-moi.
Un mugissement, un vacarme :
— Fini de jouer. Viens maintenant, pistolero. Ou jamais tu ne m’attraperas.
Cartes sur table. Toutes les cartes sauf une. Le garçon se balançait, carte de tarot vivante, le pendu, le marin phénicien, innocent, perdu, juste au-dessus de la vague d’une mer sombre comme le Styx.
Alors attends, attends une minute.
— Je m’en vais ?
Il parle si fort, difficile de se concentrer.
— Aidez-moi. Aidez-moi, Roland.
Le tréteau se tordait de plus en plus, hurlant, se détachant de lui-même, cédant…
— Alors je dois te quitter.
— Non ! Tu ne pars PAS !
Les jambes du Pistolero se détendirent en un bond soudain, brisant la paralysie qui s’était emparée de lui ; il fit un vrai pas de géant au-dessus du garçon suspendu, plongea et atterrit dans un dérapage, vers cette lumière qui lui offrait la Tour figée dans sa mémoire en une noire nature morte…
Dans le silence soudain.
La silhouette avait disparu, jusqu’aux battements de son cœur avaient disparu avec le tréteau qui s’enfonçait toujours, amorçant sa danse finale vers les profondeurs, se détachant. Sa main trouva le bord rocheux et éclairé de la damnation. Et derrière lui, dans ce silence atroce, il entendit la voix du garçon.
— Allez-vous-en. Il existe d’autres mondes que ceux-ci.
C’est alors que le tréteau se détacha de tout son poids ; et tandis que le Pistolero se hissait vers la lumière et la brise et la réalité d’un nouveau ka, il tourna la tête vers l’arrière, s’évertuant, dans sa torture, d’être Janus l’espace d’une seconde — mais il n’y avait rien, rien que le silence de l’effondrement, car le garçon ne poussa pas un cri dans sa chute.
Puis Roland se releva, se traîna sur l’escarpement rocheux qui donnait sur une plaine herbeuse, vers laquelle l’homme en noir se tenait debout, jambes écartées et bras croisés.
Le Pistolero vacillait sur ses jambes, blanc comme la mort, les yeux énormes qui nageaient sous son front, sa chemise maculée de la poussière blanche qu’il avait récoltée en rampant, dans un dernier effort. Il lui apparut soudain qu’il subirait sans doute d’autres dégradations de l’esprit, plus loin sur la route, des dégradations à côté desquelles celle-ci lui paraîtrait infinitésimale, et pourtant il voulait la fuir, le long des couloirs, à travers des villes, de lit en lit ; il allait fuir le visage du garçon, essayer de l’enfouir dans le sexe et dans la tuerie, pour finalement pénétrer dans une dernière pièce, et le voir en train de le fixer au-dessus de la flamme d’une chandelle. Il était devenu le garçon ; le garçon était devenu lui. Il devenait un loup-garou, et il s’était engendré lui-même. Dans ses rêves les plus profonds il deviendrait le garçon et il parlerait son étrange langage de la ville.
C’est la mort. C’est ça ? C’est ça ?
Il descendit lentement la colline rocheuse, d’une démarche vacillante, vers l’homme en noir qui l’attendait. Là, le soleil de la raison avait anéanti les rails, comme s’ils n’avaient jamais existé.
L’homme en noir repoussa sa capuche du dos de ses deux mains, en riant.
— Alors ! cria-t-il. Pas la fin, mais la fin du commencement, hein ? Tu progresses, pistolero ! Oh, comme je t’admire !
Le Pistolero dégaina à une vitesse aveuglante et tira douze fois. Les éclairs des coups de feu firent pâlir le soleil même, et l’écho sourd des détonations rebondit sur les escarpements rocheux derrière eux.
— Voyez-vous ça, fit l’homme en noir en riant. Oh, voyez-vous ça. On fait de la grande magie, ensemble, toi et moi. Tu ne me tues pas plus que tu ne te tues toi-même.
Il s’éloigna à reculons, face au Pistolero, lui souriant de toutes ses dents et lui faisant signe.
— Viens. Viens. Viens. Jacques a dit « viens ».
Le Pistolero le suivit dans ses bottes rompues, jusqu’au lieu de palabre.