Le garçon trouva l’oracle, et l’oracle faillit le détruire. Un vague instinct tira le Pistolero de son sommeil, dans la pénombre de velours qui était tombée sur eux après le coucher du soleil. C’était au moment où Jake et lui avaient atteint l’oasis luxuriante et presque plane, le premier palier au-dessus des contreforts effondrés. Même dans le paysage misérable du dessous, quand ils avaient peiné et bataillé pas après pas sous le soleil assassin, ils entendaient le son des criquets frottant leurs pattes l’une contre l’autre de façon suggestive, dans le vert éternel des bosquets de saules, au-dessous d’eux. Le Pistolero était resté calme d’esprit, et le garçon en avait maintenu au moins l’apparence, en façade, et le Pistolero s’en était senti fier. Mais Jake n’avait pas pu dissimuler cette sauvagerie dans ses yeux, ses yeux blancs et fixes, les yeux d’un cheval qui sent l’eau et qui n’est retenu de s’emballer que par la chaîne ténue de l’esprit de son maître. Comme un cheval, à cet instant où seule la compréhension, et non la cravache, peut le maintenir calme. Le Pistolero mesurait bien en Jake ce besoin, il le sentait à la folie que paraissait insuffler dans son propre corps le bruit des criquets. Ses bras semblaient chercher désespérément l’argile, pour l’érafler, et ses genoux l’imploraient de les déchiqueter, en balafres minuscules, salées et exaspérantes.
Tout le long du chemin, le soleil les piétina. Même au crépuscule, lorsqu’il gonflait et virait au rouge fiévreux, il brillait d’un feu pervers à travers les entailles dans les contreforts à leur gauche, les aveuglant et transformant chaque larme de sueur en prisme de torture.
Puis la végétation était apparue : d’abord, rien que des buissons de crin jaune, s’accrochant avec une vitalité effarante au sol nu, au bord du ruissellement de l’eau. Plus haut, c’était le royaume de l’herbe de la sorcière, d’abord éparse, puis s’étalant en vastes plans verts et luxuriants… puis la douce odeur de l’herbe, la vraie, mêlée à celle de la fléole des prés, dans l’ombre des premiers pins nains. C’était là que le Pistolero avait vu fuser un éclair fauve, parmi les ombres. Il avait dégainé, tiré, et abattu le lapin avant même que Jake ait eu le temps de pousser un cri de surprise. La seconde d’après, il avait rengainé son arme.
— Ici, fit le Pistolero. Plus haut, l’herbe devenait plus dense, s’enfonçait dans un bosquet de saules verts dont la luxuriance donnait le vertige, après l’interminable cuvette stérile et desséchée. Il devait y avoir une source, voire plusieurs, et il y ferait même plus frais ; mais ils étaient mieux ici, à ciel ouvert. Le garçon avait marché aussi longtemps qu’il avait pu, repoussant ses limites, et il y avait peut-être des chauves-souris vampires dans le bosquet. Elles viendraient troubler le sommeil du garçon, même lourd, et si c’étaient bien des suceuses de sang, il était à craindre qu’aucun d’eux deux ne se réveillât… du moins pas dans ce monde-ci.
— Je vais chercher du bois, dit le garçon.
Le Pistolero sourit.
— Non, tu ne vas pas chercher du bois. Assieds-toi, prends place, Jake.
D’où venait cette expression ? Une expression de femme. De Susan ? Il ne se rappelait pas. Le temps est un voleur de mémoire : celle-là, il la tenait de Vannay, il le savait.
Le garçon s’assit. Lorsque le Pistolero revint, Jake dormait dans l’herbe. Une grosse mante religieuse se livrait à ses ablutions sur la mèche souple qui retombait sur le front du garçon. Le Pistolero s’étrangla de rire — pour la première fois depuis une éternité —, puis il alluma le feu et alla chercher de l’eau.
La jungle de saules était plus épaisse qu’il ne l’aurait cru, et le manque de lumière ajoutait à la confusion de l’ambiance. Mais il dégotta une source, copieusement gardée par les grenouilles et les quinquets. Il remplit une de leurs outres… et marqua une pause. Les sons qui emplissaient la nuit réveillaient en lui une sensualité anxieuse, un sentiment que même Allie, la femme avec laquelle il avait couché à Tull, n’avait pas réussi à susciter — la majorité du temps passé avec Allie l’avait été pour les affaires. Il mit ça sur le compte du changement brusque de luminosité entre le désert et le bosquet. Après tous ces kilomètres aveuglants et désolés, la douceur de la pénombre semblait presque décadente.
Il retourna au campement et dépouilla le lapin, tandis que l’eau bouillait sur le feu. Mélangé à leur dernière boîte de légumes, le lapin fit un excellent ragoût. Il réveilla Jake et le regarda manger, fatigué mais vorace.
— On restera ici demain, dit le Pistolero.
— Mais cet homme que vous suivez… ce prêtre…
— Il n’est pas prêtre. Et ne t’inquiète pas. Il attendra.
— Comment vous le savez ?
Le Pistolero ne put que secouer la tête. Son intuition était forte…, mais ce n’était pas une bonne intuition.
Après le repas, il rinça les boîtes dans lesquelles ils avaient mangé (en s’émerveillant une nouvelle fois de toute cette eau qu’il gaspillait) et, lorsqu’il se retourna, Jake s’était rendormi. Le Pistolero posa la main sur la poitrine de Jake, la sentant se soulever et redescendre, et cette sensation qui lui était devenue familière faisait toujours resurgir le souvenir de Cuthbert. Cuthbert avait l’âge de Roland alors, mais il paraissait tellement plus jeune.
Sa cigarette s’obstinait à s’affaisser au coin de ses lèvres, aussi la jeta-t-il dans le feu. Il observa l’incandescence jaune, si différente, tellement plus propre que celle de l’herbe du diable lorsqu’elle brûlait. L’air était d’une douceur extraordinaire, et il s’allongea en tournant le dos au feu.
Au loin, à travers le défilé qui menait à l’intérieur des montagnes, il entendit la voix sourde du tonnerre perpétuel. Il dormit. Il rêva.
Susan Delgado, sa bien-aimée, était en train de mourir sous ses yeux.
Il devait assister à ce spectacle, immobilisé par les deux villageois qui le retenaient par les bras, de chaque côté, le cou prisonnier d’un énorme collier rigide en fer rouillé. Ce n’était pas comme ça que ça s’était vraiment passé — il n’était même pas là —, mais les rêves avaient leur propre logique, n’est-ce pas ?
Elle était en train de mourir. Il sentait l’odeur de ses cheveux qui brûlaient, il les entendait crier charyou tri. Et il voyait la couleur de sa propre folie. Susan, ravissante jeune fille à sa fenêtre, fille du meneur de chevaux. Comme elle avait volé à travers l’Aplomb, son ombre mêlée à celle de sa monture, créature fabuleuse tout droit sortie de la légende, une créature sauvage et libre ! Comme ils avaient volé tous les deux, à travers le maïs ! À présent on lui lançait des enveloppes de maïs, lesquelles prenaient feu avant même de s’accrocher dans ses cheveux. Charyou tri, charyou tri, hurlaient-ils, ces ennemis de la lumière et de l’amour, et quelque part gloussait la sorcière. Rhéa, c’était le nom de la sorcière, et Susan noircissait dans les flammes, sa peau se craquelait et s’ouvrait, et…
Et que criait-elle ?
« Le garçon ! Roland, le garçon ! »
Il avait bondi, entraînant ses ravisseurs avec lui. Le joug lui déchirait le cou et il entendait les sons étranglés et déchirants jaillir de sa propre gorge. Il flottait dans l’air une odeur douce et écœurante de viande grillée.
Le garçon le regardait du haut d’une fenêtre située bien au-dessus du bûcher funéraire, cette même fenêtre où Susan, qui lui avait appris à devenir un homme, s’était assise autrefois pour chanter de vieux airs : « Hey Jude », « Chanter en cheminant » et « Amour insouciant ». Il regardait par la fenêtre la statue d’albâtre d’un saint dans une cathédrale. Ses yeux étaient de marbre. Le front de Jake avait été transpercé d’une pique.
Le Pistolero sentit un hurlement fabuleux lui étrangler la gorge, ce hurlement qui signalait que sa folie remontait des confins de son ventre. « Nnnnnnnnnnn… »
Roland émit un grognement bruyant en sentant le feu le brûler. Il se redressa tout droit dans le noir, sentant encore autour de lui le rêve de Mejis qui l’étranglait, comme le joug de fer qu’il portait. À force de se tourner et de se retourner, il avait projeté la main dans les braises mourantes du feu. Il la porta à son visage, sentant le rêve s’enfuir, ne laissant que l’image dure de Jake, livide, celle d’un saint livré aux démons.
— Nnnnnnnn…
Il regarda autour de lui la pénombre mystique du bosquet de saules, les deux pistolets sortis, fin prêts. Ses yeux dessinaient deux meurtrières rouges dans les dernières lueurs du feu.
— Nnnnnnnn… Jake.
Le Pistolero se leva d’un bond et se mit à courir. Un amer disque de lune s’était levé et il pouvait suivre la piste du garçon dans la rosée. Il se baissa pour esquiver le premier saule, fit gicler l’eau de la source, sauta de l’autre côté en dérapant sur la berge humide (même maintenant, son corps savourait encore le contact de l’eau). Les branches lui giflaient le visage. La forêt se faisait plus dense, masquant l’éclat de la lune. L’herbe, qui lui arrivait maintenant aux genoux, le caressait, comme pour l’implorer de ralentir, de profiter de la douceur. De profiter de la vie. Des branches mortes à moitié pourries lui battaient les tibias, les cojones. Il fit une courte pause, levant la tête pour renifler l’air. Un fantôme de brise lui vint en aide. Le garçon ne sentait pas bon, bien sûr ; lui non plus, d’ailleurs. Les narines du Pistolero se dilatèrent comme celles d’un singe. L’odeur plus légère et plus jeune de la sueur du garçon était diffuse, huileuse, impossible à manquer. Le Pistolero trébucha sur un amas d’herbe, de ronces et de branches mortes, fonça à travers un tunnel de saules pleureurs et de sumacs. La mousse lui battait les épaules comme des mains flasques de cadavres. Des vrilles grises s’accrochaient à lui en gémissant.
À coups de griffes, il se fraya un passage à travers une dernière barricade et déboucha sur une clairière qui ouvrait sur les étoiles et sur le plus haut pic de la chaîne, dont le sommet blanc comme un crâne luisait à une altitude impossible.
Il vit un anneau de pierres noires debout, qui, au clair de lune, faisait penser à une sorte de piège surréaliste. Au centre se dressait une table de pierre… un autel. Très ancien, jaillissant du sol sur un épais pied de basalte.
Le garçon se tenait debout devant l’autel, tremblant et se balançant d’avant en arrière. Le long de son corps, ses mains s’agitaient, comme traversées par un courant d’électricité statique. Le Pistolero l’interpella d’un ton brusque, et Jake répondit par un son de négation inarticulé. Son visage, tache pâle dans le noir, était presque complètement dissimulé par son épaule gauche ; on y lisait un mélange de terreur et d’exaltation. Et autre chose, aussi.
Le Pistolero pénétra dans le cercle et Jake se mit à hurler avec un mouvement de recul, lançant les bras vers le haut. À présent son visage était visible. Le Pistolero le vit en proie à une terreur panique, laquelle se mêlait à la lueur d’un plaisir insoutenable.
Le Pistolero sentit son influence l’atteindre — l’esprit de l’oracle, le succube. Son bas-ventre se remplit soudain de lumière, une lumière douce et pourtant dure. Il sentit sa tête tourner et sa langue gonfler, devenant sensible à la salive même qui la recouvrait.
Sans réfléchir à ce qu’il faisait, il extirpa la mâchoire à demi pourrie de la poche où il l’avait gardée depuis qu’il l’avait trouvée dans le repaire du Démon qui Parle, au relais. Sans réfléchir, mais agir par instinct pur ne lui avait jamais fait peur. Ç’avait toujours été la voie la meilleure et la plus honnête, pour lui. Il brandit le rictus figé et préhistorique de la mâchoire à hauteur de ses yeux, tendant son autre bras sur le côté, le pouce et l’auriculaire dressés dans le signe ancestral de la fourche, pour se protéger du mauvais œil.
Le courant de sensualité s’écarta devant lui comme une tenture.
Jake hurla à nouveau.
Le Pistolero se dirigea vers lui et plaça la mâchoire devant ses yeux en proie à leur lutte intérieure.
— Regarde, Jake… regarde bien.
En réponse, il entendit un gémissement humide d’angoisse infinie. Le garçon essayait de détourner le regard, mais en vain. L’espace d’un instant, il parut sur le point de se faire écarteler, sinon physiquement, mentalement. Puis, soudain, ses deux yeux roulèrent vers l’arrière, tournant au blanc. Jake s’évanouit. Son corps heurta le sol mollement, et d’une main il toucha presque le gros pied de basalte de l’autel. Le Pistolero mit un genou en terre et prit le garçon dans ses bras. Il était étonnamment léger, aussi déshydraté qu’une feuille de novembre par leur longue marche dans le désert.
Autour de lui, Roland sentait la présence qui habitait ce cercle de pierres ronronner d’une colère jalouse — on était en train de lui dérober sa prise. Une fois franchie la limite du cercle, le Pistolero sentit la frustration jalouse décliner rapidement. Il porta Jake jusqu’au campement. Le temps d’y arriver, l’état d’inconscience agitée du garçon s’était transformé en un profond sommeil. Le Pistolero marqua un temps d’arrêt au-dessus des vestiges grisâtres du feu. Éclairé par la lune, le visage de Jake lui rappela à nouveau celui d’un saint d’église, sculpté dans l’albâtre. Il serra l’enfant contre lui et lui déposa un baiser sec sur la joue, prenant conscience qu’il l’aimait. Peut-être que ce n’était pas tout à fait exact. La vérité, c’était sans doute qu’il avait aimé ce gosse à la seconde même où il l’avait aperçu (tout comme il avait aimé Susan Delgado) ; il ne s’autorisait simplement pas à reconnaître ce fait. Car c’était un fait.
Et il lui sembla presque entendre le rire en cascade de l’homme en noir, quelque part au-dessus d’eux.
Jake, qui l’appelait : c’est ce qui réveilla le Pistolero. Il l’avait solidement attaché à l’un des buissons arides qui poussaient là, et le garçon était affamé et en colère. Au soleil, il était presque neuf heures et demie.
— Pourquoi vous m’avez ligoté ? demanda Jake d’un air indigné, tandis que le Pistolero desserrait les gros nœuds autour de la couverture. J’allais pas me sauver !
— Tu t’es sauvé, répondit le Pistolero, et l’expression sur le visage de Jake le fit sourire. J’ai dû aller te rechercher. Tu étais somnambule.
— C’est vrai ? lui demanda le garçon d’un air suspicieux. J’avais jamais fait un truc pareil av…
Soudain, le Pistolero sortit la mâchoire et la plaça sous le nez de Jake. Le garçon eut un mouvement de recul, grimaçant et levant le bras.
— Tu vois ?
Jake acquiesça, bouleversé.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— On n’a pas le temps de palabrer maintenant. Il faut que je m’absente quelque temps. Je serai peut-être parti toute la journée. Alors écoute-moi bien, fiston. C’est important. Si je ne suis pas revenu au coucher du soleil…
La peur traversa le visage de Jake.
— Vous m’abandonnez !
Le Pistolero se contenta de le regarder.
— Non, fit Jake après réflexion. J’imagine que, si vous vouliez m’abandonner, ce serait déjà fait.
— Voilà, c’est mieux. Là tu utilises ta tête. Maintenant écoute, je veux que tu sois très attentif. Je veux que tu restes ici pendant que je serai parti. Ici, dans le campement. Ne t’éloigne pas, même si ça te paraît l’idée du siècle. Et si tu te sens bizarre… bizarre, peu importe comment… tu prends cette mâchoire et tu la serres entre tes mains.
La haine et le dégoût, ainsi qu’un voile de perplexité, assombrirent le visage de l’enfant.
— Je ne pourrai pas… je… je ne pourrai pas, c’est tout.
— Si, tu pourras. Il le faudra peut-être. Surtout passé midi. C’est important. Tu te sentiras peut-être barbouillé, ou migraineux en la prenant pour la première fois, mais ça passera. Tu comprends ?
— Oui.
— Tu feras ce que je te dis ?
— Oui, mais pourquoi il faut que vous partiez ? éclata Jake.
— Il le faut, c’est tout.
Le Pistolero eut un nouvel aperçu fascinant de la volonté d’acier qu’abritait l’enveloppe corporelle de ce garçon, aussi énigmatique que cette histoire qu’il lui avait racontée, sur cette ville dont il était censé venir, où les bâtiments étaient si hauts qu’ils grattaient littéralement le ciel. Ce n’était pas Cuthbert que ce garçon lui rappelait, mais plutôt son autre ami le plus proche, Alain. Un garçon discret, aux antipodes de la démagogie et du charlatanisme à la Cuthbert, un garçon fiable, qui n’avait peur de rien.
— Très bien, fit Jake.
Le Pistolero posa la mâchoire par terre avec précaution, offrant à l’herbe son rictus, comme un fossile érodé qui aurait vu la lumière du jour après une nuit de cinq mille ans. Jake ne voulait pas la regarder. Il avait le visage pâle et l’air malheureux. Le Pistolero se demanda si cela serait bénéfique pour eux et pour lui de l’hypnotiser pour l’interroger, puis estima que non. Il savait trop bien que l’esprit du cercle de pierre était à n’en pas douter un démon, et très certainement aussi un oracle. Un démon sans forme, rien qu’une sorte de vague lueur sexuelle dotée de l’œil de la prophétie. Il se demanda brièvement si ce ne pouvait pas être l’âme de Sylvia Pittston, la géante dont le boniment religieux avait conduit Tull à sa perte, dans l’épreuve de force fatale… Mais non. Pas elle. Les pierres du cercle étaient anciennes. Sylvia Pittston n’était qu’une petite gueuse-la-morveuse, comparée à la chose qui avait fait sa tanière ici. Une chose ancienne… et rusée. Mais le Pistolero maîtrisait toutes les formes du parler et il ne pensait pas que le garçon aurait à utiliser le talisman. La voix et l’esprit de l’oracle auraient bien assez à faire avec lui. Le Pistolero avait besoin de savoir certaines choses, malgré le risque… et le risque était grand. Cependant, pour Jake autant que pour lui-même, il avait désespérément besoin de savoir.
Le Pistolero ouvrit sa blague à tabac et fourragea à l’intérieur, repoussant les lambeaux de feuilles sèches sur le côté, jusqu’à ce que ses doigts entrent en contact avec un minuscule objet enveloppé dans un fragment de papier blanc. Il le fit rouler entre ces doigts qui allaient disparaître bien trop tôt et leva vers le ciel un regard distrait. Puis il déroula le papier et en prit le contenu — une minuscule pilule blanche dont le contour s’était émoussé pendant le voyage —, qu’il garda dans la main.
Jake le regarda d’un air curieux.
— Qu’est-ce que c’est ?
Le Pistolero eut un rire bref.
— Cort nous racontait que c’étaient les Dieux Anciens qui pissaient dans le désert, et que c’était ce qui donnait la mescaline.
Jake eut seulement l’air perplexe.
— C’est une drogue, précisa le Pistolero. Mais pas une drogue qui t’endort. Une drogue qui te réveille complètement pour un petit moment.
— Comme le LSD, dit le garçon comme malgré lui, avant de reprendre un air perplexe.
— Le quoi ?
— Je ne sais pas, c’est sorti tout seul. Je pense que ça doit venir de… vous savez, d’avant.
Le Pistolero acquiesça, mais il avait des doutes. Il n’avait jamais entendu quiconque appeler la mescaline LSD, pas même dans les vieux livres de Marten.
— Ça va vous faire mal ? demanda Jake.
— Ça ne m’a jamais fait mal jusqu’ici, dit le Pistolero, conscient qu’il louvoyait.
— J’aime pas ça.
— Ne t’inquiète pas.
Le Pistolero s’accroupit devant l’outre, prit une gorgée d’eau et avala la pilule. Comme toujours, la réaction buccale fut immédiate : il lui sembla que sa bouche débordait de salive. Il s’assit près du feu éteint.
— Quand est-ce qu’il se passe quelque chose ? demanda Jake.
— Pas avant un petit moment. Reste tranquille.
Jake se tut, observant avec une suspicion non dissimulée le Pistolero qui se livrait calmement au rituel du nettoyage de ses armes.
Il les rangea puis s’adressa au garçon.
— Ta chemise, Jake. Retire-la et donne-la-moi.
À contrecœur, Jake retira par le haut sa chemise délavée, dévoilant sa cage thoracique maigre, et il la tendit à Roland.
Le Pistolero sortit une aiguille qu’il gardait dans la couture latérale de son jean, ainsi que du fil provenant d’un étui de douille vide dans son ceinturon. Il se mit à recoudre une longue déchirure dans une des manches de la chemise. Une fois sa tâche terminée, tandis qu’il rendait sa chemise au garçon, il sentit les premiers effets de la drogue — comme une contraction de l’estomac, et la sensation qu’on resserrait d’un cran tous les muscles de son corps, d’un tour de manivelle.
— Il faut que j’y aille, dit-il en se levant. Il est temps.
Le garçon se leva à demi, le visage assombri par l’inquiétude, puis se rassit.
— Soyez prudent. Je vous en prie.
— Rappelle-toi : la mâchoire, répondit le Pistolero.
Il posa la main sur la tête de Jake en passant et ébouriffa ses cheveux couleur de blé. Ce geste engendra chez lui un rire bref. Le garçon le regarda s’éloigner avec un sourire troublé, jusqu’à ce que sa silhouette eût disparu dans la jungle de saules.
Le Pistolero marcha d’un air déterminé jusqu’au cercle de pierres, s’arrêtant le temps de boire un peu d’eau fraîche à la source. Il voyait son propre reflet dans une minuscule flaque cernée de mousse et de nénuphars, et il se regarda un moment, aussi fasciné que l’avait été Narcisse. Les effets sur son psychisme commençaient à se faire sentir, ralentissant le cours de sa réflexion tout en paraissant augmenter la connotation de chaque idée et la moindre donnée microsensorielle. Les choses commençaient à prendre un poids et une épaisseur invisibles jusqu’alors. Il s’immobilisa, puis se remit debout et jeta un regard à travers l’entrelacs de branches. La lumière du soleil filtrait en un rayon oblique et doré où dansait la poussière, et il contempla pendant un petit moment le jeu des particules et des minuscules paillettes en suspension, avant de reprendre son chemin.
La drogue l’avait souvent gêné : son ego était trop fort (ou peut-être trop entier) pour aimer être décortiqué et mis en veilleuse, devenir la cible d’émotions plus sensibles — ces sensations le titillaient (et souvent, le rendaient fou), comme les moustaches d’un chat qui l’auraient effleuré. Mais, cette fois-ci, il se sentait plutôt paisible. Ce qui était une très bonne chose.
Il pénétra dans la clairière et alla droit dans le cercle. Il se planta là, libérant son esprit et le laissant vagabonder. Oui, ça montait, plus dur, plus vite. L’herbe hurlait sa couleur verte, la hurlait à son intention. Il lui semblait que s’il se baissait et se frottait les mains dedans, il se retrouverait avec de la peinture verte partout sur les doigts et les paumes. Il résista à l’impulsion malicieuse de tenter le coup.
Mais de l’oracle ne monta nulle voix. Pas de frémissement sexuel, ni d’aucune autre sorte.
Il se dirigea vers l’autel et se planta là un moment.
Toute pensée cohérente était devenue pratiquement impossible. Il avait une conscience aiguë de la présence de dents dans sa bouche, elles lui paraissaient toutes bizarres, de minuscules tombes plantées dans la terre humide et rose. Le monde était baigné de trop de lumière. Il grimpa sur l’autel et s’allongea. Son esprit était en train de devenir une jungle pleine de plantes-pensées étranges qu’il n’avait jamais vues ni même imaginées auparavant, une jungle qui avait poussé autour d’une source de mescaline. Le ciel était d’eau et lui se tenait en suspension au-dessus. Cette pensée lui donna le vertige, un vertige qui lui parut lointain et secondaire.
Un vers issu d’un poème ancien lui vint en mémoire, pas une voix de l’enfance cette fois-ci, non. Sa mère craignait les drogues et la nécessité de les utiliser (tout comme elle craignait Cort, et le besoin d’avoir recours à un homme qui battait les garçons) ; le vers lui venait du peuple Manni, au nord du désert, un clan qui vivait toujours entouré de machines pour la plupart hors d’usage… et qui lorsqu’elles marchaient dévoraient parfois les hommes. Les vers revenaient encore et encore, lui rappelant (de cette manière déconnectée, typique de la montée de mescaline) de la neige dans un globe comme celui qu’il possédait enfant, mystique et à moitié fantastique :
Hors de portée de tout homme
Une goutte d’enfer, une touche d’étrangeté
Les arbres qui surplombaient l’autel recelaient des visages. Il les contempla avec une fascination abstraite : ici un dragon vert qui se contorsionnait, là une nymphe des bois agitant ses bras de branches, ou encore un crâne vivant recouvert de bave gluante. Des visages. Des figures.
L’herbe de la clairière se mit soudain à claquer et à ployer.
Ça vient.
Ça vient.
De vagues frissons traversant sa chair. Tout ce chemin parcouru, se dit-il. Hier, allongé dans l’herbe douce de l’Aplomb avec Susan et aujourd’hui, ça.
Elle se serra contre lui, avec son corps fait de vent, sa poitrine de jasmin odorant, de rose et de chèvrefeuille.
— Énonce ta prophétie, dit-il. Dis-moi ce que j’ai besoin de savoir.
Un goût de métal lui envahit la bouche.
Un soupir. Un sanglot léger. Le Pistolero sentait ses organes génitaux durs et comprimés. Au-dessus de lui, au-delà des visages dans les feuilles, il apercevait les montagnes… dures, brutales, pleines de dents.
Contre lui, le corps remua, lutta. Il sentit ses poings se fermer. Elle avait convoqué une vision de Susan. C’était Susan au-dessus de lui, sa bien-aimée Susan Delgado, qui l’attendait dans une cabane de meneur de bétail abandonnée, les cheveux lâchés sur les épaules et dans le dos. Il pencha la tête, mais son visage à elle le suivit.
Jasmin, rose, chèvrefeuille, vieux foin… le parfum de l’amour. Aime-moi.
— Énonce ta prophétie. Énonce la vérité.
Je t’en prie, pleura l’oracle. Ne sois pas froid. Il fait déjà si froid, ici…
Des mains effleurant sa chair, le manipulant, faisant jaillir le feu en lui. Le tirant. Le pressant. Une fente noire et parfumée. Humide et chaude…
Non. Sèche. Froide. Stérile.
Aie pitié, pistolero. Ah, je t’en prie, j’implore tes faveurs ! Pitié !
Auras-tu pitié du garçon ?
Quel garçon ? Je ne connais pas de garçon. Ce n’est pas d’un garçon que j’ai besoin. Ô je t’en prie.
Jasmin, rose, chèvrefeuille. Le foin séché avec ses effluves de trèfle estival. L’huile tirée des urnes antiques. La chair qui s’embrase.
— Après, dit-il. Si ce que tu me dis peut m’être utile.
Maintenant. Par pitié. Maintenant.
Il laissa son esprit s’enrouler vers elle, dans une négation totale de toute émotion. Le corps suspendu au-dessus du sien s’immobilisa et sembla hurler. Il y eut quelques instants de bataille acharnée et vicieuse entre ses tempes — son cerveau était la corde grise et fibreuse qu’on tirait en tous sens. Pendant un moment, il n’y eut d’autres sons que le souffle silencieux de sa respiration et la brise légère qui faisait bouger les visages verts dans les arbres — clin d’œil, grimace. Pas de chants d’oiseaux.
Elle relâcha son étreinte. De nouveau ce sanglot. Il fallait faire vite, ou bien elle le quitterait. Rester maintenant signifiait pour elle perdre de sa force ; peut-être même périr. Il sentait déjà le souffle glacé se retirer pour déserter le cercle de pierres. Le vent faisait ondoyer l’herbe en une danse de supplice.
— La prophétie, répéta-t-il avant d’asséner une exigence plus sinistre encore. La vérité.
Un sanglot, un soupir de lassitude. Il aurait presque pu lui accorder la pitié qu’elle quémandait, seulement — il y avait Jake. S’il était arrivé une seconde plus tard la nuit précédente, il aurait retrouvé le petit mort, ou fou.
Dors, alors.
— Non.
Dors d’un demi-sommeil.
Ce qu’elle demandait était dangereux, mais sans doute nécessaire. Le Pistolero leva les yeux vers les visages dans les arbres. On y jouait une pièce, pour son divertissement. Des mondes naissaient et mouraient devant lui. Des empires se construisaient sur les sables rayonnants, où des machines éternelles peinaient dans une frénésie électronique abstraite. Des empires déclinaient, chutaient, renaissaient de leurs cendres. Des roues qui tournaient comme un liquide silencieux ralentissaient, se mettaient à grincer, à hurler, puis s’arrêtaient. Le sable venait obstruer les caniveaux d’inox de rues concentriques sous des cieux assombris, constellés d’étoiles comme des lits de joyaux glacés. Et sur tout ce décor soufflait le vent du changement, amenant les senteurs de cannelle de la fin octobre. Le Pistolero observa le monde qui changeait.
Et il dormit d’un demi-sommeil.
Trois. C’est le chiffre de ton destin.
Trois ?
Oui, le trois est mystique. Le trois est au cœur de ta quête. Plus tard viendra un autre chiffre. Le chiffre d’aujourd’hui est le trois.
Quel trois ?
On ne voit qu’une partie des choses, et ainsi s’obscurcit le miroir de la prophétie.
Dis-moi ce que tu peux.
Le premier est jeune, les cheveux noirs. Il se tient au bord du gouffre, le gouffre du vol et du meurtre. Un démon l’a envahi. Le nom de ce démon est HÉROÏNE.
Quel genre de démon ça peut être ? Je ne le connais pas, même dans les leçons de mon tuteur.
On ne voit qu’une partie des choses, et ainsi s’obscurcit le miroir de la prophétie. Il y a d’autres mondes, pistolero, et d’autres démons. Ces eaux-là sont profondes. Cherche les portes, cherche-les attentivement. Cherche les roses et les portes dérobées.
Le deuxième ?
Elle vient sur des roues. Je ne vois rien de plus.
Le troisième ?
La mort… mais pas pour toi.
L’homme en noir ? Où est-il ?
Tout près. Bientôt tu converseras avec lui.
De quoi parlerons-nous ?
De la Tour.
Et le garçon ? Jake ?
Parle-moi du garçon !
Ce garçon est ta porte vers l’homme en noir. L’homme en noir est ta porte vers les trois. Les trois sont ta voie vers la Tour Sombre.
Comment ? Comment est-ce possible ? Pourquoi faut-il qu’il en soit ainsi ?
On ne voit qu’une partie des choses, et ainsi le miroir…
Dieu te maudisse.
Aucun dieu ne m’a maudite.
Pas de condescendance avec moi, Chose.
Comment devrais-je t’appeler ? Catin stellaire ? Pute des vents ?
Il en est qui vivent de l’amour qui passe par ces lieux ancestraux… même en ces temps tristes et malfaisants. Il en est d’autres, pistolero, qui vivent du sang. Parfois même, à ce que je vois, du sang des jeunes garçons.
Ne peut-il être épargné ? Si.
Comment ?
C’est assez, pistolero. Lève le camp et retourne au nord-ouest. Au nord-ouest, on a encore besoin d’hommes qui vivent par les balles.
J’ai prêté serment sur les armes de mon père, et sur la traîtrise de Marten.
Marten n’est plus. L’homme en noir a dévoré son âme. Tu le sais bien.
J’ai juré.
Alors tu es damné.
Fais de moi ce que tu veux, chienne.
Cette avidité.
L’ombre se balançait au-dessus de lui, l’enveloppait. Il y eut une extase soudaine, coupée net par une galaxie de douleur, aussi faible et éclatante que ces étoiles rougies frappées par leur propre fin. Au point d’orgue de leur accouplement, des visages se présentèrent à lui d’eux-mêmes : Sylvia Pittston ; Alice, la femme de Tull ; Susan ; une douzaine d’autres.
Et enfin, après une éternité, il la repoussa hors de lui ; il avait repris ses esprits, il était courbatu et dégoûté. Non ! Ce n’est pas assez ! Ce…
— Laisse-moi partir, dit le Pistolero.
Il se redressa, et faillit tomber de l’autel en essayant de se remettre sur pied. Elle le toucha, essaya de l’attirer (chèvrefeuille, jasmin, suaves senteurs) et il la repoussa violemment, tombant à genoux. En titubant, il se rendit aux limites du cercle. Il le franchit en vacillant, sentant un poids énorme tomber de ses épaules. Il poussa un profond soupir, un frisson proche du sanglot. En avait-il assez appris pour justifier cette impression de profanation ? Il n’en savait rien. Avec le temps il finirait sans doute par le savoir. Tandis qu’il reprenait son chemin, il la sentait, debout derrière les barreaux de sa prison, à le regarder s’éloigner d’elle. Il se demanda combien de temps passerait avant que quelqu’un d’autre traverse le désert et la découvre, seule et affamée. L’espace d’un instant, il se sentit tout petit devant tous ces possibles temporels.
— Vous vous sentez mal !
Jake se leva d’un bond en voyant le Pistolero franchir la dernière ligne d’arbres en traînant les pieds, et se diriger vers le campement. Le garçon s’était blotti contre les ruines de leur feu minuscule, la mâchoire sur les genoux, et grignotait les os de lapin d’un air abattu. Il courut vers le Pistolero, avec sur le visage une expression de détresse qui fit sentir à Roland le plein poids et toute la laideur de la trahison imminente.
— Non, dit-il. Je me sens fatigué, c’est tout. Éreinté. Tu peux lâcher ça, Jake, dit-il en désignant la mâchoire d’un geste distrait.
Le garçon s’empressa de la jeter avec violence et de se frotter les mains sur sa chemise. De façon complètement inconsciente, il releva la lèvre supérieure en grondant, en signe de dégoût.
Le Pistolero s’assit — tomba presque —, les articulations douloureuses, l’esprit embrumé et comme roué de coups, et il reconnut là les derniers effets déplaisants de la mescaline. Son entrejambe le lançait d’une douleur sourde. Il se roula une cigarette avec lenteur et précaution, sans penser à rien. Jake l’observait. Le Pistolero éprouva l’envie soudaine de parler au garçon dan-dinh, après lui avoir raconté tout ce qu’il avait appris, puis il repoussa cette tentation avec horreur. Il se demanda si une partie de lui — son esprit ou son âme — n’était pas en train de se désintégrer. Ouvrir son cœur et son âme sur commande, et à un enfant ? L’idée même était insensée.
— On dort ici, ce soir. Demain on commence à grimper. J’irai faire un tour plus tard, pour voir si je ne peux pas tuer quelque chose pour le dîner. Il faut qu’on reprenne des forces. Maintenant il faut que je dorme. OK ?
— Pas de problème. Roupillez un bon coup.
— Je ne comprends pas.
— Faites comme vous voulez.
— Ah.
Le Pistolero acquiesça et s’allongea. Roupiller un bon coup, se dit-il. Roupiller. Un bon coup.
Lorsqu’il se réveilla, les ombres sur l’herbe de la clairière s’étaient allongées.
— Fais un feu, dit-il à Jake en lui lançant sa pierre et son briquet. Tu sais t’en servir ?
— Oui, je crois.
Le Pistolero se dirigea vers le bosquet de saules puis s’arrêta en entendant la voix du garçon. S’arrêta net.
— Fuse, fuse, belle étincelle, où donc est mon père ? murmurait l’enfant, et Roland entendait le tchic-tchic-tchic sec du briquet — on aurait dit le cri d’un petit oiseau mécanique. Dois-je m’étendre ? Dois-je m’éteindre ? Que ton feu réchauffe ma tanière.
Il a dû m’entendre et il répète mes paroles, se dit le Pistolero, pas surpris le moins du monde de constater qu’il avait la chair de poule et qu’il tremblait des pieds à la tête comme un chien mouillé. Il m’a entendu, il répète des mots que je ne me rappelle même pas avoir prononcés, et je vais le trahir ? Ah Roland, es-tu prêt à trahir une créature de bon aloi, dans un monde si triste et dénaturé ? N’existe-t-il rien qui puisse le justifier ?
Des mots, c’est tout.
Si fait, mais des mots anciens. Des mots bons.
— Roland ? appela le garçon. Ça va ?
— Ouais, fit-il d’un ton bourru, et l’odeur âcre de la fumée lui piqua vaguement les narines. Tu y es arrivé.
— Oui, répondit le garçon avec simplicité, et Roland n’eut pas besoin de se retourner pour savoir qu’il souriait.
Le Pistolero reprit sa marche, obliqua vers la gauche, ne faisant que longer le bosquet. Il choisit une ouverture en pente, qui donnait sur une étendue d’herbe épaisse, recula dans l’ombre et attendit en silence. Il entendait faiblement le craquement clair du feu de camp qu’avait ranimé Jake. Le bruit le fit sourire.
Il resta debout, immobile, pendant dix minutes, puis quinze, puis vingt. Trois lapins apparurent, et quand ils se mirent à brouter, il dégaina. Il les abattit, les dépouilla et les vida, puis les rapporta au campement. Jake avait déjà mis l’eau à bouillir à feu doux.
Le Pistolero lui adressa un signe de tête approbateur.
— Beau travail.
Jake rougit de plaisir et lui rendit la pierre et le briquet en silence.
Pendant que le ragoût cuisait, le Pistolero profita des dernières lueurs du jour pour retourner dans le bosquet. Au bord de la première mare, il tailla dans les tiges rigides qui poussaient à proximité des berges marécageuses. Plus tard, quand le feu ne serait plus que braises et que Jake se serait endormi, il en ferait des cordes qui leur seraient peut-être d’une quelconque utilité, par la suite. Mais son intuition lui disait que l’escalade ne serait pas particulièrement difficile. Il sentait le ka à l’œuvre à la surface des choses, et cela ne lui paraissait même plus étrange.
Les lianes lui saignèrent leur sève verte sur les mains tandis qu’il les rapportait au campement où l’attendait Jake.
Ils se levèrent avec le soleil et plièrent bagages en une demi-heure. Le Pistolero avait espéré tirer un dernier lapin dans le champ, mais le temps manqua et aucun lapin ne vint brouter. Le paquetage qui contenait leurs provisions était devenu si petit et si léger que Jake le portait sans peine. Il s’était étoffé, ce garçon ; ça se voyait à l’œil nu.
Le Pistolero portait l’eau, fraîchement puisée à l’une des sources. Il enroula ses trois cordes autour de la taille. Elles lui donneraient une sécurité au moment de passer le cercle de pierre (le Pistolero craignait que le garçon ne ressentît un regain de peur, mais lorsqu’ils le franchirent en haut du monticule rocheux, Jake se contenta de lancer un regard en direction des pierres, avant de se concentrer sur un oiseau qui voltigeait contre le vent). Assez vite, les arbres perdirent de la hauteur, et leur feuillage de l’épaisseur. Les troncs s’entortillaient et les racines semblaient lutter avec la terre dans une quête acharnée de la moindre trace d’eau.
— Tout est tellement vieux, fit Jake d’un air abattu lorsqu’ils s’arrêtèrent pour se reposer. N’y a-t-il rien de jeune, dans ce monde ?
Le Pistolero sourit et lui donna un coup de coude.
— Toi.
Jake répondit par un sourire blême.
— Ce sera dur à escalader ?
Le Pistolero lui lança un regard curieux.
— Les montagnes sont hautes. Penses-tu que ce sera dur à escalader ?
Jake lui rendit son regard, les yeux voilés, perplexes.
— Non.
Ils repartirent.
Le soleil atteignit son zénith, parut y rester un temps très court (le plus court depuis le début de leur traversée du désert), puis redescendit, les replongeant dans les ombres. Des paliers rocheux saillaient de la pente comme les accoudoirs de fauteuils géants enterrés dans le sol. L’herbe s’était transformée en broussailles jaunies. Ils finirent par se retrouver face à une profonde crevasse semblable à un conduit de cheminée, qu’ils contournèrent par le haut, en escaladant un petit monticule friable. Le granit ancien s’était émietté alors qu’ils posaient le pied sur ce qui ressemblait à des marches, mais comme ils en avaient eu tous les deux l’intuition, le début de leur entreprise, au moins, fut aisé. Ils firent une pause au sommet, sur un escarpement large d’à peine plus d’un mètre. Ils observèrent le désert au loin, qui s’enroulait autour des hautes terres comme une énorme patte jaune. Plus loin encore, il leur renvoyait la lumière blanche de son bouclier aveuglant, qui s’estompait en vagues de chaleur moins vives. Le Pistolero se rappela avec étonnement que le désert avait bien failli l’assassiner. De là où ils étaient, dans cette nouvelle fraîcheur, le désert apparaissait comme très imposant, mais pas mortel.
Ils se remirent en route, reprenant leur ascension, trébuchant sur des éboulements de pierre, s’accroupissant et se redressant sur les plans inclinés constellés d’éclats de quartz et de mica. La roche était chaude et agréable au toucher, mais le fond de l’air avait nettement fraîchi. En fin d’après-midi, le Pistolero entendit les roulements assourdis du tonnerre. Cependant, la ligne montante des montagnes obstruait la vue de la pluie de l’autre côté.
Lorsque les nuages prirent des teintes mauves, ils établirent leur campement sur le surplomb d’une saillie rocheuse. Le Pistolero accrocha la couverture, en une sorte d’auvent. Ils s’assirent à l’entrée, pour observer le ciel qui déployait sa cape sur le monde. Jake laissa pendre ses pieds au-dessus du vide. Le Pistolero roula sa cigarette du soir en observant le garçon du coin de l’œil, avec une pointe d’humour.
— Fais attention de ne pas bouger pendant ton sommeil, sinon tu pourrais bien te réveiller en enfer.
— Aucun risque, répondit-il avec sérieux. Ma mère dit toujours que…, il s’interrompit net.
— Elle dit quoi ?
— Que je dors comme un mort.
Il leva les yeux vers le Pistolero, qui vit que la bouche du garçon tremblait, tandis qu’il luttait pour retenir ses larmes — il n’est encore qu’un gosse, se dit-il, et la douleur le déchira, tel ce pic de glace que vous plante dans le front l’eau trop froide. Rien qu’un gosse. Pourquoi ? Question idiote. Quand un garçon, blessé dans son corps ou dans son esprit, posait cette question à Cort, cette machine de guerre balafrée et ancestrale, dont le travail consistait à apprendre aux fils de pistoleros le b.a.-ba de ce qu’ils devaient savoir, Cort répondait : Pourquoi un a est-il rond ? Et pourquoi on ne peut pas en faire un i ? Oublie le pourquoi, debout, tête de pus ! Debout ! Le jour vient à peine de naître !
— Pourquoi je suis ici ? demanda Jake. Pourquoi j’ai oublié tout ce qui s’est passé, avant ?
— Parce que l’homme en noir t’a amené ici. Et à cause de la Tour. La Tour se trouve à une sorte de… nœud de puissance. Une liaison, dans le temps.
— Je n’y comprends rien !
— Moi non plus, fit le Pistolero. Mais il se passe quelque chose. Dans mon temps à moi. « Le monde a changé », voilà ce qu’on dit… ce qu’on dit depuis toujours. Mais aujourd’hui il change plus vite. Il est arrivé quelque chose au temps. Il ramollit.
Ils restèrent assis en silence. Une brise, légère mais cinglante, leur picotait les jambes. Quelque part, elle s’engouffra dans une brèche rocheuse avec un hoooooouuuuuu profond.
— D’où venez-vous ? demanda Jake.
— D’un endroit qui n’existe plus. Tu connais la Bible ?
— Jésus et Moïse. Bien sûr.
Le Pistolero sourit.
— C’est ça. Mon pays porte un nom biblique… la Nouvelle Canaan, il s’appelait. La terre du lait et du miel. Dans la terre de Canaan de la Bible, le raisin est censé être si gros que les hommes doivent porter les grappes sur des charrettes. Chez nous, il n’était pas si gros, mais c’était un beau pays.
— Je connais l’histoire d’Ulysse, dit Jake d’un ton hésitant. C’est dans la Bible ?
— Peut-être. Je n’ai jamais été un spécialiste, je ne peux rien te dire de certain.
— Mais les autres… vos amis…
— Il n’y a pas d’autres. Je suis le dernier.
Une minuscule lune décharnée se leva, posant son regard fendu sur l’amas de rochers sur lequel ils étaient assis.
— C’était joli ? Votre pays… votre terre ?
— Très beau. Il y avait des champs et des forêts, et des rivières, et de la brume le matin. Mais ça, ce n’est que joli. Ma mère disait que la seule beauté véritable réside dans l’ordre, l’amour et la lumière.
Jake eut un murmure évasif.
Tout en fumant, le Pistolero réfléchit au passé — les soirées dans l’immense hall central, les centaines de silhouettes richement apprêtées dessinant les pas lents et réguliers de la valse ou les ondulations plus rapides et plus légères de la polkam. Avec Aileen Ritter à son bras, celle que ses parents avaient choisie pour lui supposait-il, avec ses yeux plus brillants que les pierres les plus précieuses ; et la lumière des lampes à étincelles enchâssées dans les lustres de cristal scintillant dans les coiffures élaborées des courtisanes ; et leurs intrigues amoureuses à demi cyniques. Le hall était gigantesque, île de lumière immémoriale, tout comme tout le Domaine Central, qui était constitué de près d’une centaine de châteaux de pierre. Il y avait bien des années qu’il ne l’avait revu, des années d’inconnu ; et en le quittant pour la dernière fois, pour se lancer sur la piste de l’homme en noir, Roland avait eu mal au point de détourner la tête. Déjà, à l’époque, les murs étaient écroulés, les herbes folles envahissaient les cours, les chauves-souris nichaient entre les poutres imposantes du hall central, et les galeries résonnaient du vol feutré et des murmures des hirondelles. Les terrains où Cort leur avait enseigné le tir à l’arc, le maniement des armes et la fauconnerie, étaient livrés au foin, au trèfle et aux ronces. Dans la gigantesque cuisine où Hax tenait autrefois sa cour fumante et aromatique, une colonie de Lents Mutants grotesques avait élu domicile, et le contemplait depuis les recoins sombres et les colonnades de l’office, protégée par les ombres. La vapeur chaude imprégnée du parfum mordant de bœuf ou de porc rôti s’était transformée en relents lourds de moisissure et de mousse. Des champignons géants, blancs et vénéneux, poussaient dans les recoins où même les Lents Mutants n’osaient pas s’aventurer. La cloison en chêne de l’énorme cellier pendait, béante, et l’odeur la plus poignante était celle qui s’en échappait, une odeur qui semblait exprimer avec une finalité impassible la dure évidence de la dissolution et de la décomposition : l’odeur forte et incisive du vin qui a tourné au vinaigre. Il n’avait pas eu à lutter pour détourner la tête vers le sud et tout laisser derrière lui…, mais son cœur en avait été meurtri.
— Il y a eu la guerre ? demanda Jake.
— Encore mieux que ça, répondit le Pistolero en jetant d’une pichenette la petite pointe incandescente de sa cigarette. Il y a eu une révolution. On a gagné chaque bataille, mais on a perdu la guerre. Personne n’a gagné cette guerre, sauf peut-être les pillards. Ils ont dû en avoir pour des années, avec toutes ces richesses.
— J’aurais voulu vivre là-bas.
— Vraiment ?
— Vraiment.
— Il est temps d’aller se coucher, Jake.
Le garçon, qui n’était plus qu’une ombre pâle, se retourna sur le côté et se roula en boule, sous la couverture tendue au-dessus de lui. Le Pistolero monta la garde près de lui pendant environ une heure, perdu dans ses longues et graves réflexions. Les méditations de ce genre étaient nouvelles pour lui, elles étaient empreintes d’une douceur mélancolique, mais n’avaient strictement aucune utilité pratique : il n’y avait d’autre solution au problème Jake que celle offerte par l’Oracle… et faire machine arrière était tout bonnement impossible. La situation avait peut-être quelque chose de tragique, mais le Pistolero ne le voyait pas ; il ne voyait que la prédestination qui avait toujours existé. Et son naturel finit par reprendre le dessus et il dormit profondément, sans rêver.
L’ascension devint plus sinistre le lendemain, tandis qu’ils avançaient toujours en direction de l’étroit V formé par le passage dans la montagne. Le Pistolero progressait doucement, sans avoir l’air de se presser. Sous leurs pieds, la pierre morte ne portait nulle trace de l’homme en noir, mais le Pistolero savait qu’il était passé par là avant eux… et pas seulement parce que Jake et lui l’avaient observé durant son escalade, minuscule insecte, depuis les contreforts. Son arôme était imprimé sur l’air froid de chaque courant descendant. C’était une odeur huileuse et sardonique, aussi irritante pour le nez que la puanteur de l’herbe du diable.
Les cheveux de jake avaient beaucoup poussé, et ils bouclaient légèrement à la base de sa nuque bronzée. Il grimpait dur, progressant avec assurance et sans acrophobie apparente lorsqu’ils franchissaient des gouffres ou devaient escalader des saillies. Deux fois déjà il avait atteint des endroits inaccessibles au Pistolero, y arrimant une de leurs cordes afin que le Pistolero pût progresser par à-coups, prise après prise.
Le matin suivant, ils continuèrent leur montée à travers un amas de nuages froids et humides qui masquait les pentes effondrées en dessous d’eux. Des plaques de neige dure et grenue commençaient à apparaître, nichées dans les poches rocheuses les plus profondes. Elle scintillait comme du quartz et sa texture était aussi sèche que du sable. L’après-midi, ils découvrirent sur l’une de ces plaques une trace de pas solitaire. Jake la contempla pendant un moment avec une fascination terrifiante, puis releva des yeux emplis de crainte, comme s’il s’attendait à voir l’homme en noir se matérialiser dans sa propre empreinte. Le Pistolero lui tapota l’épaule et pointa le doigt vers l’avant.
— Avance. Le jour se fait vieux.
Plus tard, ils établirent leur campement aux dernières lueurs du jour sur une large saillie plane, orientée au nord et à l’est de l’entaille au cœur de la montagne. L’air était glacial ; ils voyaient la vapeur de leurs souffles, et le son moite du tonnerre, dans les derniers reflets pourpres et rouge sang, avait quelque chose de surréaliste, de légèrement fou.
Le Pistolero pensait que le garçon commencerait peut-être à poser des questions, mais Jake n’en posa aucune. Il sombra presque immédiatement dans le sommeil. Le Pistolero suivit son exemple. Il rêva de nouveau de Jake en saint d’albâtre, avec un clou planté au milieu du front. Il se réveilla en sursaut, la bouche béante, et ses poumons goûtèrent l’air rare et froid de l’altitude. Jake dormait à ses côtés, mais son sommeil n’était pas paisible. Il se retournait en grommelant, chassant ses fantômes à lui. Le Pistolero se rallongea avec peine, et se rendormit.
Une semaine après la découverte de l’empreinte par Jake, ils se retrouvèrent un court instant face à face avec l’homme en noir. Et, en cet instant, le Pistolero eut le sentiment d’embrasser tout ce qu’impliquait la Tour elle-même, car cet instant lui parut s’étendre à l’infini.
Ils poursuivirent vers le sud-est, atteignirent ce qui devait être le milieu de cette chaîne cyclopéenne et, au moment même où leur progression s’annonçait pour la première fois réellement difficile (au-dessus, les saillies de glace et les buttes battues par les vents hurlants semblaient pencher vers eux et donnaient au Pistolero un sentiment très déplaisant de vertige inversé), ils se mirent à descendre à nouveau le long de l’étroit passage. Dans l’angle, un chemin serpentant les mena en serpentant vers un canyon, au fond duquel un courant gris ardoise, ourlé de glace, bouillonnait avec une force vertigineuse.
Le même après-midi, le garçon s’immobilisa soudain et se retourna vers le Pistolero, qui s’était arrêté pour se laver le visage dans l’eau.
— Je sens son odeur, dit Jake.
— Moi aussi.
Devant eux, la montagne déployait ses dernières défenses… une gigantesque plaque de granit infranchissable, qui remontait jusqu’à l’infini nuageux. Le Pistolero s’attendait à tout moment à ce qu’un coude de la rivière les conduisît sur une cascade et sur la roche lisse et insurmontable… vers une voie sans issue. Mais l’air autour d’eux avait cette qualité étrange et particulière commune aux lieux d’altitude, celle de tout amplifier ; ils mirent en fait une journée de plus à atteindre cette grande paroi de granit.
Le Pistolero commençait à sentir de nouveau un pincement de jouissance anticipée, ce sentiment que tout était enfin à portée de main. Il avait déjà connu ça — maintes fois — et pourtant il lui fallut à nouveau lutter contre son impulsion de se mettre à courir, pour tromper son impatience.
— Attendez !
Le garçon s’était subitement arrêté. Ils se trouvaient face à un tournant abrupt de la rivière ; l’eau bouillonnait et écumait autour de l’attache érodée d’une boule de grès géante. Toute la matinée, ils étaient restés dans l’ombre des montagnes, progressant dans le canyon qui allait en se rétrécissant.
Jake tremblait violemment et il était d’une pâleur inquiétante.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Faisons demi-tour, murmura-t-il. Demi-tour, vite.
Le Pistolero resta impassible.
— Je vous en prie.
Le garçon avait les traits tirés, et sa mâchoire tremblait tandis qu’il réprimait une peur atroce. À travers l’épaisse couverture de pierre, ils entendaient toujours les roulements du tonnerre, aussi réguliers que des machines dans la terre. La fente de ciel qu’ils apercevaient au-dessus d’eux était d’un gris gothique et tumultueux, les courants chauds et froids se rencontraient et s’affrontaient.
— S’il vous plaît, je vous en prie !
Le garçon brandit le poing, comme pour frapper le Pistolero à la poitrine.
— Non.
Une soudaine prise de conscience se peignit sur son visage.
— Vous allez me tuer. Lui il m’a tué une première fois, et cette fois, c’est vous qui allez me tuer. Et je crois que vous le savez.
Le Pistolero se sentit monter un mensonge aux lèvres, et il le prononça.
— Ça va aller.
Puis un second, pire encore.
— Je veille sur toi.
La figure de Jake prit une teinte grise et il se tut. Malgré lui il tendit la main, et le Pistolero et l’enfant contournèrent le coude ainsi, main dans la main. De l’autre côté, ils se retrouvèrent face à face avec la dernière façade de pierre. Et l’homme en noir.
Il se tenait à cinq mètres à peine au-dessus d’eux, juste à droite de la cascade dont les trombes jaillissaient d’un énorme trou déchiqueté dans la roche, pour venir s’écraser et se répandre en bas. Un vent invisible faisait onduler sa longue robe à capuche. Dans une main, il tenait un bâton. Il tendait l’autre vers eux en une parodie de geste de bienvenue. Il ressemblait à un prophète et sous ce ciel déchaîné, perché sur une saillie de pierre, un prophète de l’Apocalypse, avec la voix de Jérémie.
— Pistolero ! Comme tu accomplis bien les prophéties des Anciens ! Bienvenue à toi ! Bienvenue et bienvenue !
Il partit d’un grand rire et s’inclina, tandis que l’écho répercutait le son au-dessus du mugissement de l’eau.
Sans réfléchir, le Pistolero avait dégainé ses pistolets. Le garçon se réfugia derrière lui, comme une petite ombre.
Roland tira trois fois avant de pouvoir maîtriser ses mains traîtresses… les échos de bronze rebondissaient sur les façades rocheuses qui s’élevaient tout autour d’eux, couvrant le sifflement du vent et le vacarme de l’eau.
Un jet de poussière granitique sauta au-dessus de la tête de l’homme en noir ; un autre à gauche de sa capuche, un troisième à droite. Les trois coups avaient proprement raté leur cible.
L’homme en noir éclata de rire — un rire plein, joyeux, qui semblait une provocation aux échos affaiblis des coups de feu.
— Tu tuerais toutes tes réponses aussi facilement que ça, pistolero ?
— Descends, répondit Roland. Descends, je te prie, et les réponses fuseront.
À nouveau ce rire tonitruant, moqueur.
— Ce ne sont pas tes balles que je crains, Roland. C’est plutôt l’idée que tu te fais des réponses qui m’effraie.
— Descends.
— Nous parlerons de l’autre côté, il me semble, répondit l’homme en noir. De l’autre côté nous tiendrons longuement conseil et nous palabrerons.
Son regard passa brièvement sur Jake et il ajouta.
— Rien que toi et moi.
Jake tressaillit et recula avec un petit gémissement, et l’homme en noir fit volte-face, faisant tourbillonner sa cape dans l’air gris, comme une aile de chauve-souris. Il disparut dans la crevasse qui vomissait l’eau avec une force monstrueuse. Le Pistolero, par un effort funeste de sa volonté disciplinée, réussit à ne pas lui tirer dessus une nouvelle fois — Tu tuerais toutes tes réponses aussi facilement que ça, pistolero ?
Il n’y eut plus que le son du vent et de l’eau, le son qui habitait ce lieu de désolation depuis mille ans. Pourtant l’homme en noir s’était tenu là. Douze ans après leur dernier regard, Roland l’avait vu de nouveau en face, tout près, il lui avait parlé. Et l’homme en noir avait ri.
De l’autre côté nous tiendrons longuement conseil et nous palabrerons.
Le garçon, tremblant des pieds à la tête, leva les yeux vers lui. Pendant un instant, le Pistolero vit le visage d’Allie, la fille de Tull, se superposer à celui de Jake, avec sa cicatrice sur le front comme une accusation muette, et il ressentit une haine puissante pour chacun d’eux (il lui faudrait beaucoup de temps pour remarquer que la cicatrice d’Allie et le clou planté dans le front de Jake dans ses rêves étaient situés au même endroit). Jake perçut peut-être un relent de ses sombres réflexions ; une plainte monta dans sa gorge. Puis il se tordit les lèvres et fit taire sa peur. Il avait l’étoffe d’un homme de bien, peut-être même d’un pistolero digne de ce nom, si on lui en laissait le temps.
Rien que toi et moi.
Le Pistolero ressentit une soif incroyable, une soif sans nom dans les tréfonds inconnus de son corps, une soif qu’aucune gorgée d’eau ou de vin ne saurait étancher. Des mondes tremblèrent, presque à portée de ses doigts, et avec une sorte d’instinct, il lutta pour ne pas se laisser corrompre, conscient dans la partie la plus froide de son esprit qu’une telle lutte était vaine, et le serait toujours. À la fin, il ne restait que le ka.
Il était midi. Il leva les yeux vers le ciel, laissant la lumière voilée et changeante du jour baigner une dernière fois le soleil ô combien vulnérable de sa propre droiture. On ne paie jamais la trahison par l’argent, se dit-il. Le prix de toute trahison se solde par la chair.
— Viens avec moi ou reste, dit le Pistolero.
Le garçon réagit par un sourire dur et sans joie — le sourire de son père, l’eût-il connu.
— Et ça ira si je reste, bien sûr… Je serai bien, là, tout seul, dans les montagnes. Quelqu’un viendra me sauver. Avec du gâteau et des sandwiches. Et puis du café dans un Thermos, aussi. Pas vrai ?
— Viens avec moi ou reste, répéta le Pistolero, et il sentit qu’il se produisait quelque chose dans son esprit. Un dédoublement. C’est l’instant où la petite silhouette en face de lui cessa d’être Jake, pour devenir seulement le garçon, entité impersonnelle à déplacer et à manipuler.
Un cri perça l’immobilité balayée par le vent ; le garçon et lui l’entendirent tous les deux.
Le Pistolero se remit à escalader et, après un temps, Jake le suivit. Ensemble ils gravirent les rochers effondrés le long de la cascade froide comme l’acier, et se tinrent là où s’était tenu l’homme en noir avant eux. Et ensemble ils pénétrèrent là où il avait disparu. Les ténèbres les engloutirent.