Quand les écrivains s’expriment sur leur travail, dans la plupart des cas, c’est pour pondre des conneries[1]. C’est pourquoi on n’a jamais vu de livre intitulé Cent grandes introductions de la civilisation occidentale, ou Recueils des préfaces préférées du peuple américain. Ça n’engage que moi, bien entendu, mais après avoir rédigé une bonne cinquantaine d’avant-propos et de préfaces — sans parler de tout un livre sur le processus d’écriture — je me dis que j’ai le droit de faire celle-ci. Et je pense que vous pouvez me faire confiance si je vous dis que c’est peut-être l’une des rares occasions où j’ai quelque chose de valable à dire.
Il y a quelques années, j’ai suscité la colère de bon nombre de mes lecteurs en proposant une version révisée et augmentée de mon roman, Le Fléau. On peut le comprendre, j’étais assez anxieux de voir quel accueil serait réservé à ce livre, car Le Fléau est depuis toujours le roman préféré de mes lecteurs (pour ce qui est des fans les plus acharnés, j’aurais aussi bien pu mourir en 1980 sans qu’on me regrette plus que ça).
S’il existe une histoire de nature à rivaliser avec Le Fléau dans l’esprit des lecteurs, c’est probablement celle de Roland Deschain et de sa quête de la Tour Sombre. Et maintenant — bon sang ! — voilà que j’ai refait la même chose.
Sauf que ça n’est pas la même chose, pas exactement, et il faut que vous le sachiez. Je veux que vous sachiez ce que j’ai fait, et pourquoi. Ce n’est peut-être pas important à vos yeux, mais pour moi c’est très important, c’est pourquoi cet avant-propos échappe (je l’espère) à la règle des Conneries selon King.
Tout d’abord, je tiens à rappeler qu’au stade du manuscrit, Le Fléau avait subi des coupes sombres, non pas pour des raisons éditoriales, mais pour des raisons financières (il y avait aussi des histoires de reliure, mais je ne veux même pas m’engager sur ce terrain-là). Ce que j’ai publié dans les années 1980, c’étaient des extraits révisés du manuscrit original. J’avais aussi corrigé l’ensemble du livre, notamment pour prendre en compte l’épidémie de sida qui avait émergé entre l’édition originale et la publication de la version révisée, huit ou neuf ans plus tard. Le résultat, c’était l’ajout de cent mille mots, entre la première et la seconde version.
Dans le cas du Pistolero, le volume original n’était pas épais, et les ajouts ne représentent qu’environ trente-cinq pages, soit neuf mille mots. Si vous avez lu la première mouture du Pistolero, vous ne trouverez que deux ou trois scènes radicalement nouvelles. Les puristes de La Tour Sombre (et ils sont étonnamment nombreux, il suffit de faire un tour sur le Net pour s’en convaincre) vont vouloir relire le livre, et beaucoup le feront sans doute avec un mélange de curiosité et d’irritation. Je compatis, mais je dois dire que je me soucie moins d’eux que de ceux qui abordent l’histoire de Roland et son ka-tet[2] pour la première fois.
En dépit de l’existence de ces fervents disciples, le récit de la Tour est bien moins connu que ne l’est Le Fléau. Parfois, quand je fais des lectures, je demande aux participants s’ils ont lu certains de mes romans. Puisqu’ils se sont donné la peine de venir — parfois, il leur a fallu payer une baby-sitter et un plein d’essence — il n’est pas très surprenant d’en voir beaucoup lever la main. Puis je demande à ceux qui ont lu un ou plusieurs volumes de La Tour Sombre de garder la main levée. Et immanquablement, la moitié au moins baisse la main. La conclusion s’impose d’elle-même : bien que j’aie passé un temps incalculable à écrire ces livres, durant les trente-trois ans qui séparent 1970 de 2003, ils ont été lus par peu de gens, proportionnellement. Pourtant, ceux qui les ont lus sont devenus des passionnés, et je dois dire que je le suis aussi — assez pour ne jamais me résoudre à laisser Roland dans cet exil des personnages inachevés (rappelez-vous les pèlerins de Chaucer, en route pour Canterbury, ou encore ce dernier roman inachevé de Charles Dickens, Le Mystère d’Edwin Drood.) je pense que j’ai toujours supposé (dans un coin de ma tête, car je ne me rappelle pas y avoir réfléchi consciemment) que j’aurais le temps de finir, peut-être même que, l’heure venue, Dieu m’enverrait un télégramme pour m’en informer : « Ding-dong / Remets-toi au boulot, Stephen / Il est temps de finir La Tour. » Et, en fait, c’est un peu ce qui s’est produit, même si ce n’était pas sous la forme d’un télégramme, mais sous le choc d’une rencontre, avec un break Plymouth. Si le véhicule qui m’a renversé ce jour-là avait été un peu plus gros, ou s’il avait mieux visé, ça se serait fini en « ni fleurs ni couronnes », la famille King vous remercie de vous être uni à son deuil. Et la quête de Roland n’aurait jamais connu de fin, du moins de ma main.
Quoi qu’il en soit, en 2001 — quand je commençais à reprendre du poil de la bête — j’ai décidé que l’heure était venue d’achever l’histoire de Roland. J’ai remis tout le reste à plus tard et je me suis attaqué aux trois derniers volumes. Comme toujours, ce n’est pas tant pour les lecteurs qui me le demandaient que pour moi-même que je l’ai fait.
Bien qu’à l’heure où j’écris ces lignes (à l’hiver 2003), il reste encore à procéder aux corrections des deux derniers volumes, je les ai tous deux terminés l’été dernier. Et, pendant le temps de battement entre le travail éditorial sur le volume cinq (Les Loups de La Calla) et le volume six (Le Chant de Susannah), j’ai décidé qu’il était également temps de revenir à la case départ et de faire une révision complète de l’ensemble. Pourquoi ? Parce que ces sept volumes n’ont jamais vraiment été conçus comme des histoires distinctes, mais plutôt comme des chapitres d’un seul et même récit intitulé La Tour Sombre, et que le début n’était plus synchronisé avec la fin.
Ma conception de la révision n’a pas beaucoup varié, au fil des ans. Je sais que certains écrivains le font au fur et à mesure, mais personnellement, ma méthode consiste à m’immerger dedans et à procéder aussi vite que possible, de sorte que la lame narrative ne s’émousse pas et que je puisse venir à bout de l’ennemi le plus pernicieux du romancier, le doute. Revenir en arrière soulève trop d’interrogations : mes personnages sont-ils crédibles ? L’histoire est-elle prenante ? Est-ce que ça vaut vraiment quelque chose ? Est-ce que ça va intéresser qui que ce soit ? Est-ce que ça m’intéresse moi-même ?
Quand j’ai fini le premier jet d’un roman, je le mets de côté, avec toutes ses imperfections, pour le laisser reposer. Quelque temps plus tard — six mois, un an, deux ans, peu importe — j’y reviens avec un regard moins impliqué (mais toujours aimant), et j’entreprends de le corriger. Et, bien que chaque volume de La Tour Sombre ait été corrigé séparément, je n’ai jamais vraiment considéré l’ouvrage comme un tout avant d’avoir achevé le septième volume, La Tour Sombre.
Quand je me suis penché de nouveau sur le premier roman, celui-là même que vous avez entre les mains, trois vérités essentielles me sont apparues. La première était que Le Pistolero avait été écrit par un très jeune homme, et qu’à ce titre il présentait toutes les scories d’un travail de jeunesse. La deuxième, c’était qu’il contenait de nombreuses erreurs et de faux départs, particulièrement à la lumière des volumes suivants[3]. La troisième vérité, c’était que Le Pistolero n’avait même pas le même ton que les volumes ultérieurs — très honnêtement, il était difficile à lire. Je me suis trop souvent entendu m’en excuser, et conseiller aux gens de persévérer dans leur lecture, car le récit trouvait sa vraie voix dans Les Trois Cartes.
Dans un passage du Pistolero, Roland est décrit comme le genre d’homme à remettre de l’ordre dans des chambres d’hôtel inconnues. Je suis moi-même ce genre de type et, dans une certaine mesure, c’est en ça que consiste la réécriture : remettre de l’ordre, passer un grand coup d’aspirateur, récurer les toilettes. Au cours de cette réécriture, je me suis livré au grand ménage de printemps, et j’ai eu l’occasion de faire ce que tout romancier souhaite faire sur un récit terminé, mais qui nécessite un dernier coup de chiffon, pour le faire briller : tout mettre en ordre. Une fois qu’on sait comment va se dénouer l’intrigue, on doit au lecteur potentiel — et on se le doit à soi-même — de revenir en arrière et de tout mettre en ordre. C’est ce que j’ai essayé de faire ici, en veillant toujours à ce que les ajouts ou les modifications ne vendent la mèche et ne révèlent des secrets contenus dans les trois derniers volumes du cycle, des secrets que, pour certains, je garde jalousement depuis trente ans.
Avant d’en terminer, je crois devoir dire un mot du jeune homme qui s’était risqué à écrire ce livre. Ce jeune homme avait participé à beaucoup trop d’ateliers d’écriture, et s’était beaucoup trop imprégné des idées que véhiculent ce genre d’ateliers : que l’on écrit pour l’autre plus que pour soi, que la forme est plus importante que le fond, que l’ambiguïté est toujours préférable à la clarté et à la simplicité, qui ne sont que le reflet d’un esprit besogneux et terre à terre. En conséquence, je n’ai pas été surpris de trouver beaucoup de prétention dans le Roland du début (sans oublier une surabondance d’adverbes totalement inutiles). J’ai supprimé ce bla-bla autant que faire se pouvait, et je ne regrette aucune des coupes que j’ai choisies, dans ce but. À d’autres endroits du texte — ceux pour lesquels je m’étais détourné de la sacro-sainte parole des ateliers d’écriture, pour me concentrer sur une séquence particulièrement envoûtante — je n’ai eu quasiment aucune retouche à faire, à part quelques détails. Comme j’ai eu l’occasion de le dire ailleurs, Dieu seul comprend tout du premier coup.
Pour résumer, mon souhait n’était ni de museler, ni même de modifier radicalement la trame initiale. Malgré tous ses défauts, je lui trouvais un charme bien à elle. Tout chambouler serait revenu à répudier la personne qui avait écrit Le Pistolero à la fin du printemps et au début de l’été 1970, et je m’y refusais.
Mon souhait intime — et cela avant la sortie des derniers volumes, si possible — était de donner aux nouveaux initiés au conte de la Tour (et aux anciens lecteurs désireux de se rafraîchir la mémoire) un démarrage plus limpide et un accès facilité au monde de Roland. Et je voulais qu’ils aient en main un récit qui augure mieux des événements à venir. J’espère y être parvenu. Et si vous faites partie de ceux qui n’ont jamais visité les contrées dans lesquelles évoluent Roland et ses acolytes, j’espère que vous savourerez les merveilles qu’elles vous réservent. Car mon but premier était de raconter une histoire merveilleuse. Si vous tombez sous le charme de la Tour Sombre, ne serait-ce qu’un peu, je considérerai que j’ai accompli ma tâche, cette tâche commencée en 1970, et menée à bien en 2003. Pourtant, Roland serait le premier à faire remarquer qu’une telle période ne signifie pas grand-chose. Car, quand on est en quête de la Tour Sombre, le temps n’a strictement aucune importance.