LE RELAIS

I

Une comptine lui avait trotté dans la tête toute la journée, le genre de truc obsédant qui vous rend dingue, qui ignore avec dédain tout ordre du conscient lui enjoignant de cesser. Ça donnait à peu près ce qui suit :

De pluie, plic-ploc, les plaines sont pleines

Voici la joie, voici la peine,

Mais de pluie, plic-ploc, les plaines sont pleines.

Linceul du temps, vie de souillure,

De cette vie, rien ne perdure,

Pourtant c’est du pareil au même,

Car que démence ou raison règne,

La pluie, plic-ploc, remplit les plaines.

Va dans l’amour, défie tes chaînes,

Ou l’avion portera la haine.

Il ne savait pas ce qu’était cette vion dans le dernier couplet, mais il savait pourquoi cet air lui était venu, au départ. C’était ce rêve récurrent, sa chambre dans le château, sa mère, qui lui avait chanté cette chanson ; lui était couché solennellement dans son lit minuscule, près de la fenêtre de toutes les couleurs. Elle ne la chantait pas le soir, parce que tous les petits garçons nés pour le Haut Parler doivent affronter seuls le noir, mais au moment de la sieste, et il se rappelait la lumière grise et lourde de pluie qui dessinait des arcs-en-ciel tremblotants sur la courtepointe. Il sentait le froid dans la pièce et la chaleur pesante des couvertures, l’amour qu’il avait pour sa mère et ses lèvres rouges, cette mélodie entêtante avec ses petites paroles absurdes, et sa voix.

Et voilà qu’elle revenait le rendre fou, comme un chien courant après sa propre queue, tournant dans son esprit tandis qu’il marchait. Il ne lui restait plus d’eau, et il savait qu’il avait tout d’un homme mort. Il n’aurait jamais cru en arriver là, et il le regrettait amèrement. Depuis midi, il ne regardait plus la route devant lui, mais ses pieds. Dans ce coin, même l’herbe du diable était devenue rabougrie et jaune. La croûte épaisse s’était désintégrée par endroits, où ne subsistaient que des gravats. Les montagnes ne s’étaient pas sensiblement espacées, bien qu’il se fût passé seize jours depuis qu’il avait quitté la cabane du dernier colon, un jeune homme mi-dément, mi-sain d’esprit, en bordure du désert. Il avait un oiseau, se rappela le Pistolero, mais il lui fut impossible de se souvenir de son nom.

Il regardait ses pieds se soulever et s’abaisser comme les navettes d’un métier à tisser, il écoutait la petite chanson absurde tourner en boucle dans son esprit en une pitoyable bouillie. Il se demanda quand il tomberait pour la première fois. Il ne voulait pas tomber, bien qu’il n’y eût personne pour le voir. C’était une question d’amour-propre. Un pistolero connaît l’amour-propre, cet os invisible qui vous tient le cou raide et la tête haute. Ce que son père ne lui avait pas transmis, c’est Cort qui le lui avait inculqué à coups de pied, professeur de maintien moral pour tous ces garçons, s’il en était. Cort, ouais, avec son gros nez rouge comme un gros oignon écarlate et sa figure balafrée.

Il s’arrêta et leva les yeux. Cela lui fit tourner la tête et, l’espace d’une seconde, tout son corps sembla flotter. Contre l’horizon lointain, les montagnes rêvassaient. Mais il y avait autre chose, au-dessus de lui, beaucoup plus près. À quoi ? Sept kilomètres à peine. Il plissa les yeux dans sa direction, mais il avait les yeux chassieux de sable et aveuglés par cette lumière blanche. Il secoua la tête et reprit sa marche. La comptine tournait et bourdonnait. Environ une heure plus tard, il tomba à terre et s’écorcha les mains. Il regarda les minuscules gouttes de sang sur sa peau desquamée avec incrédulité. Le sang n’avait pas l’air plus clair ; il ressemblait à du sang normal, mourant à l’air libre. Avec un air suffisant, aussi suffisant que le désert. Il secoua la main, éprouvant de la haine à l’état pur pour ces gouttes. Suffisant ? Pourquoi pas ? Le sang n’avait pas soif, lui. Le sang se faisait servir. Le sang se faisait offrir un sacrifice. Un sacrifice par le sang. Tout ce que le sang avait à faire, c’était couler… et couler… et couler.

Il baissa les yeux sur les éclaboussures qui avaient giclé sur la croûte dure et les regarda se faire aspirer avec une rapidité troublante. Qu’est-ce que tu dis de ça, le sang ? Qu’est-ce que ça fait, hein ?

Ô Doux Jésus, je suis mal barré.

Il se leva en se tenant la main contre la poitrine, et ce qu’il avait aperçu un peu plus tôt se trouvait en face de lui, si près qu’il en poussa un cri — un croassement enroué de poussière. C’était un bâtiment. Non, deux bâtiments, entourés d’une clôture écroulée. Le bois semblait vieux et fragile, sur le point de se décomposer. Du bois en train de se métamorphoser en sable. L’un des bâtiments avait été une écurie — la forme était caractéristique, impossible de se méprendre. L’autre était une maison, ou une auberge. Une gare de relais sur la ligne de diligences. La maison branlante en bois (le sable avait formé une croûte sur la charpente, jusqu’à la faire ressembler à un château de sable que le soleil avait durci à petit feu, en faisant une demeure temporaire) dessinait une ombre fine, une ombre dans laquelle quelqu’un était assis, appuyé contre le bâtiment. Et le bâtiment semblait pencher, sous le fardeau de ce poids.

Son poids à lui, donc. Enfin. L’homme en noir.

Le Pistolero se tenait debout, les mains contre la poitrine, sans avoir conscience de sa posture déclamatoire, bouche bée. Mais, au lieu de l’excitation immense à laquelle il se serait attendu (ou peut-être la peur, ou un effroi mêlé d’admiration), il ne ressentait qu’une culpabilité imprécise et atavique, causée par l’accès de haine aveugle que lui avait inspirée son propre sang quelques instants auparavant, et par cette comptine qui tournoyait sans fin dans son esprit :

… De pluie, plic-ploc,

Il avança, dégainant l’une de ses armes.

… les plaines sont pleines…

Il parcourut les trois cents derniers mètres en courant, d’une course cahotante et ramassée, sans chercher à se cacher ; il n’y avait nulle part où se cacher. Son ombre courte essayait de le prendre de vitesse. Il n’était pas conscient de ce que son visage n’était plus qu’un masque mortuaire d’épuisement, gris et poussiéreux. Il ne voyait rien, hormis la silhouette dans l’ombre. Il ne lui vint à l’esprit que plus tard que, peut-être, cette silhouette était celle d’un mort.

Il envoya un coup de pied dans une des barrières (qui se brisa en deux sans un bruit, semblant presque s’excuser) et traversa d’un bond en avant la cour de l’écurie, baignée de silence et de lumière aveuglante, brandissant son arme.

— Tu es cerné ! Tu es cerné ! Les mains en l’air, espèce de fils de catin, tu es…

La silhouette s’agita nerveusement et se leva. Le Pistolero se dit : Mon Dieu, il n’est plus que l’ombre de lui-même, que lui est-il arrivé ? Car l’homme en noir avait rapetissé de soixante bons centimètres et ses cheveux avaient complètement blanchi.

Frappé de stupeur, il s’immobilisa, la tête bourdonnant d’une mélodie éraillée. Son cœur battait à un rythme des plus lunatiques, et il se dit : Je suis en train de mourir ici…

Il inspira, faisant s’engouffrer dans ses poumons l’air chauffé à blanc, et il baissa la tête une seconde. Lorsqu’il la releva, il se rendit compte qu’il n’avait pas devant lui l’homme en noir, mais un garçon aux cheveux décolorés par le soleil, qui le contemplait avec des yeux dans lesquels ne brillait même pas une lueur d’intérêt. Le Pistolero le dévisagea d’un air impassible, puis secoua la tête, incrédule. Mais le garçon survécut à son refus de croire ; c’était une illusion forte. Une illusion vêtue d’un jean rapiécé au genou et d’une chemise marron en toile grossière.

Le Pistolero secoua de nouveau la tête et, les yeux au sol et l’arme toujours à la main, se dirigea vers l’écurie. Il n’arrivait pas encore à penser. Il avait la tête remplie de sable et il sentait monter une énorme douleur lancinante.

À l’intérieur, l’écurie était sombre et silencieuse, et étouffante de chaleur. Les yeux exorbités et le regard brouillé, le Pistolero inspecta les alentours. Il fit volte-face en titubant et vit le garçon, debout dans l’embrasure de la porte écroulée, qui le fixait. Une lame de douleur lui transperça lentement la tête, d’une tempe à l’autre, découpant son cerveau comme une orange. Il rengaina son arme, vacilla, tendit les mains comme pour repousser des fantômes, et tomba face contre terre.

II

Lorsqu’il se réveilla, il était allongé sur le dos, un petit tas de foin inodore sous la tête. Le garçon n’avait pas été capable de le déplacer, mais il avait veillé à son confort. Et il sentait la fraîcheur. Il baissa les yeux et vit que sa chemise était sombre et humide. Il se lécha les lèvres et sentit l’eau. Il cligna des yeux. Sa langue lui parut gonfler dans sa bouche.

Le garçon était accroupi à côté de lui. Dès qu’il vit le Pistolero ouvrir les yeux, il attrapa derrière lui une boîte de conserve cabossée remplie d’eau, qu’il lui tendit. Le Pistolero la saisit de ses mains tremblantes et s’autorisa une gorgée… juste une. Dès qu’elle fut descendue et arrivée dans son estomac, il en but un peu plus. Puis il se renversa le reste sur le visage, en soufflant par saccades. Sur les lèvres ravissantes du garçon se dessina un petit sourire grave.

— Voulez-vous manger quelque chose, monsieur ?

— Pas encore, fit le Pistolero.

Il se sentait toujours comme une nausée dans le crâne, causée par l’insolation, et l’eau bougeait bizarrement dans son estomac, comme si elle ne savait pas où aller.

— Qui es-tu ?

— Mon nom est John Chambers. Vous pouvez m’appeler Jake. J’ai une amie — enfin, c’est comme une amie, elle travaille pour nous — qui m’appelle ’Bama, parfois, mais vous pouvez m’appeler Jake.

Le Pistolero se redressa, et la nausée se fit immédiatement plus prégnante. Il se pencha vers l’avant et perdit un bras de fer avec son estomac.

— Il en reste, dit Jake.

Il prit la boîte et se dirigea vers le fond de l’écurie. Il s’arrêta et adressa au Pistolero un sourire incertain. Le Pistolero hocha la tête, puis la pencha vers l’avant et se la cala sur les mains. Le garçon était bien fait, beau, âgé de dix ou onze ans. Le Pistolero avait vu passer sur son visage l’ombre de la peur, mais c’était tant mieux. Il lui aurait fait bien moins confiance s’il n’avait pas montré la moindre crainte.

Il entendit monter du fond de la grange un cognement sourd et étrange. Il releva la tête d’un mouvement alerte, les mains se posant instantanément sur la crosse de ses pistolets. Le bruit dura environ quinze secondes, puis s’arrêta. Le garçon revint avec la boîte — à nouveau pleine.

Le Pistolero but, une fois encore avec précaution, et cette fois ce fut un peu mieux. La migraine commençait à diminuer.

— Je ne savais pas quoi faire de vous, quand vous êtes tombé, dit Jake. Pendant deux-trois secondes, j’ai cru que vous alliez me tirer dessus.

— C’est possible, oui. Je t’avais pris pour quelqu’un d’autre.

— Pour le prêtre ?

Le Pistolero lui darda un regard aigu.

Le garçon l’observait, les sourcils froncés.

— Il a fait son campement dans la cour. Moi j’étais dans la maison. C’est peut-être une gare, d’ailleurs, je ne sais pas. Je l’aimais pas, alors je suis pas sorti. Il est arrivé la nuit, et il est reparti le lendemain. Je me serais bien caché quand vous êtes arrivé, mais je m’étais endormi.

Il jeta un regard sombre au-dessus de la tête du Pistolero.

— J’aime pas les gens. Ils me font chier.

— Il ressemblait à quoi ?

Le garçon haussa les épaules.

— À un prêtre. Il était tout en noir.

— Une capuche et une soutane ?

— C’est quoi, une soutane ?

— Une robe, ça ressemble à une robe.

Le garçon acquiesça.

— Oui, c’est à peu près ça.

Le Pistolero se pencha en avant, et ce qui passa sur son visage provoqua un léger mouvement de recul chez l’enfant.

— Il y a combien de temps ? Dis-le-moi, au nom de ton père.

— Je… je…

D’un ton patient, le Pistolero dit :

— Je ne te ferai pas de mal.

— Je ne sais pas. Je ne me souviens pas du temps qui passe. Tous les jours se ressemblent.

Pour la première fois, le Pistolero se demanda clairement comment ce garçon était arrivé là, perdu dans les lieues desséchées de ce désert tueur d’hommes. Mais il refusait d’en faire un problème personnel, pas encore, du moins.

— Fais de ton mieux. Il y a longtemps ?

— Non. Pas longtemps. Ça fait pas longtemps que moi je suis là.

Le feu se ralluma en lui. Il s’empara de la boîte avec des mains à peine tremblantes, et but. Une bribe de la comptine lui revint en tête, mais cette fois-ci, au lieu du visage de sa mère, il vit celui balafré d’Alice, qui avait été sa gueuse dans feue la ville de Tull.

— Une semaine ? Deux ? Trois ?

Le garçon le regarda d’un air distrait.

— Oui.

— Oui quoi ?

— Une semaine. Ou deux.

Il détourna le regard, rougissant légèrement.

— Il y a trois crottes de ça. C’est le seul moyen que j’aie de mesurer, maintenant. Il a pas bu une goutte. J’ai même pensé que c’était peut-être le fantôme d’un prêtre, comme dans ce film que j’avais vu, y avait que Zorro qui avait deviné que c’était pas un prêtre — ni un fantôme, d’ailleurs. C’était juste un banquier qui voulait la terre parce qu’il y avait de l’or dessus. C’est Mme Shaw qui m’avait emmené voir ce film. C’était à Times Square.

Le Pistolero ne comprenait pas un mot de ce que racontait le garçon, aussi ne fit-il aucun commentaire.

— J’avais peur, dit le garçon. J’ai eu peur presque tout le long.

Son visage frissonnait comme du cristal à une seconde de la note ultime, suraiguë, destructrice.

— Il n’a même pas fait de feu. Il est resté assis là, c’est tout. Je sais même pas s’il a dormi.

Tout près ! Plus près qu’il l’avait jamais été, par tous les dieux. Malgré son état de déshydratation extrême, il se sentait les mains légèrement moites ; poisseuses.

— Il y a de la viande séchée, suggéra le garçon.

— D’accord, fit le Pistolero. Très bien.

Le garçon se leva pour aller chercher quelque chose, les genoux craquant légèrement. Il avait une silhouette droite et longiligne. Le désert ne l’avait pas encore abîmé. Il avait les bras fins, mais sa peau, bien que bronzée, n’était ni sèche ni craquelée. Il a de l’énergie, pensa le Pistolero. Peut-être bien du sable dans l’estomac, aussi, ou bien il m’aurait déjà pris un de mes pistolets pour me descendre quand j’étais à terre.

Ou peut-être le garçon n’y avait-il tout bonnement pas pensé.

Le Pistolero but à nouveau dans la boîte de conserve.

Qu’il ait ou non du sable dans l’estomac, il n’est pas du coin.

Jake revint avec une pile de lanières de viande séchée, disposées sur ce qui ressemblait à une planche à pain décapée par le soleil. La viande était assez dure, filandreuse et salée pour faire chanter les commissures ulcérées des lèvres du Pistolero. Il mangea et but jusqu’à sentir la léthargie le gagner, et il s’adossa au mur.

Le garçon mangea peu, picorant les lambeaux noirs avec une étrange délicatesse.

Le Pistolero l’observait, et le garçon lui rendit son regard avec une certaine franchise.

— D’où viens-tu, Jake ? finit-il par lui demander.

— Je ne sais pas, fit le garçon en fronçant les sourcils. Pourtant je le savais. Quand je suis arrivé ici, je le savais, mais maintenant c’est tout flou, comme un cauchemar quand on se réveille. J’en fais plein, des cauchemars. Mme Shaw disait que c’était parce que je regardais trop de films d’horreur sur la onzième chaîne.

— Qu’est-ce que c’est, une chaîne ? — une idée un peu folle lui vint — C’est comme un rayon ?

— Non… c’est la télé.

— C’est quoi, la télé ?

— Je — le garçon se toucha le front — Des images.

— C’est quelqu’un qui t’a trimballé jusqu’ici ? Cette Mme Shaw, peut-être ?

— Non, dit le garçon. J’étais là, c’est tout.

— Qui est cette Mme Shaw ?

— Je ne sais pas.

— Pourquoi t’appelait-elle ’Bama ?

— Je ne me rappelle pas.

— Ça n’a aucun sens, ce que tu racontes, fit le Pistolero d’un ton catégorique.

Soudain le jeune garçon se retrouva au bord des larmes.

— J’y peux rien. J’étais ici, voilà tout. Si vous m’aviez posé des questions sur la télé et les chaînes, rien qu’hier, je vous parie que je m’en serais souvenu ! Alors que demain j’aurai probablement oublié que je m’appelle Jake… sauf si vous me le redites, et vous ne serez plus là, pas vrai ? Vous allez partir et moi je vais mourir de faim, parce que vous avez englouti presque toutes mes réserves de nourriture. J’ai pas demandé à être ici. J’aime pas ici. Ça fiche les jetons.

— Arrête de t’apitoyer sur ton sort. Fais avec.

— J’ai pas demandé à être ici, répéta le garçon avec un air de défi buté.

Le Pistolero se resservit un morceau de viande, le mâchant pour qu’il exsude son sel, avant de l’avaler. Le garçon était désormais mêlé à cette histoire, et le Pistolero était persuadé qu’il disait la vérité — il n’avait rien demandé. Lui-même… lui l’avait bien cherché. Mais il n’avait pas demandé à ce que le jeu se gâte à ce point. Il n’avait pas demandé à passer toute la population de Tull par les armes ; il n’avait pas demandé à abattre Allie, avec son joli visage triste, marqué les derniers temps par ce secret qu’elle avait finalement voulu se faire révéler, en prononçant ce mot, ce dix-neuf, comme une clef entrant dans un cadenas. Il n’avait pas demandé à devoir choisir entre le devoir et le meurtre pur et simple. Ce n’était pas juste, d’avoir à faire entrer en scène des spectateurs innocents et de leur faire dire des répliques étranges, qu’ils ne comprenaient pas. Allie, se dit-il, Allie au moins faisait partie de ce monde, à sa manière, avec les illusions qu’elle s’était construites. Mais ce garçon… ce foutu garçon…

— Raconte-moi ce que tu te rappelles, lui dit-il.

— Pas grand-chose. Et ça n’a plus aucun sens, maintenant.

— Raconte-moi. Peut-être que moi j’y verrai clair.

Le garçon se demanda visiblement par où commencer. Il y réfléchit très dur.

— Il y avait cet endroit… avant celui-ci. Un endroit haut, avec plein de pièces et un patio, duquel on pouvait regarder des bâtiments très hauts et de l’eau. Et dans l’eau, il y avait une statue.

— Une statue dans l’eau ?

— Oui. Une dame avec une couronne, une torche et… il me semble… un livre.

— Tu inventes, ou quoi ?

— Peut-être bien, oui, fit le garçon d’un ton désespéré. Dans les rues, il y avait des choses qui avançaient toutes seules. Des grosses et des petites. Les grosses étaient bleues et blanches. Les petites étaient jaunes. Plein de jaunes. J’allais à l’école à pied. Il y avait des sentiers en ciment à côté des rues. Des fenêtres pour regarder à l’intérieur et encore des statues, mais qui portaient des vêtements. Les statues vendaient les vêtements. Je sais que ça a l’air fou, mais c’étaient les statues qui vendaient les vêtements.

Le Pistolero secoua la tête et chercha à lire sur le visage du garçon la trace du mensonge. Il n’en vit aucune.

— J’allais à l’école à pied, répétait le garçon avec obstination. Et j’avais un — ses yeux se renversèrent et se fermèrent, et ses lèvres se mirent à tâtonner — un sac… un sac à livres… marron. J’emportais un déjeuner. Et je portais — à nouveau le tâtonnement, la torture de ce tâtonnement — une cravate.

— Une cravate ?

— Je ne sais pas.

Inconsciemment, le garçon porta la main à sa gorge, et ses doigts se crispèrent, dans ce que le Pistolero prit pour un geste de pendaison.

— Je ne sais plus. Tout a disparu, c’est tout.

Et il détourna le regard.

— Je peux te faire dormir ? demanda le Pistolero.

— Je n’ai pas sommeil.

— Je peux te donner sommeil, et faire en sorte que tu te souviennes.

— Comment vous feriez ça ? demanda Jake d’un air dubitatif.

— Avec ceci.

Le Pistolero retira une balle de son ceinturon et la fit rouler entre ses doigts. Le mouvement était habile, fluide comme de l’huile. La balle faisait la roue sans effort, tournoyant du pouce à l’index, de l’index au majeur, du majeur à l’annulaire et de l’annulaire à l’auriculaire. Elle sauta hors du champ de vision puis réapparut, sembla flotter un court instant, puis fit machine arrière. La cartouche allait et venait entre les doigts du Pistolero. Les doigts eux-mêmes semblaient marcher comme l’avaient fait ses pieds, sur les derniers kilomètres qui l’avaient mené en ce lieu. Le garçon observait la scène, et son air dubitatif initial fut remplacé par un ravissement pur, puis par une fascination à laquelle succéda une impassibilité totale, lorsqu’il céda. Ses paupières glissèrent sur ses yeux. La cartouche allait et venait, comme dans une danse. Les yeux de Jake se rouvrirent, se fixèrent un peu plus longtemps sur le mouvement régulier et limpide des doigts du Pistolero, puis ils se refermèrent. Le Pistolero continua son envoulte, mais les yeux de Jake restèrent clos. Le garçon respirait lentement, d’un souffle calme et constant. Fallait-il vraiment en passer par là ? Oui. Pas de doute. Il y avait une certaine beauté froide là-dedans, comme ces bordures en dentelle qui frangent les blocs de glace. Une fois encore, il crut entendre sa mère chanter, non plus cette absurdité sur la pluie dans les plaines, mais une absurdité plus douce, venue de très loin, tandis qu’il oscillait au bord du sommeil : Petit oiseau, bébé adoré, amène donc ici ton panier.

Le Pistolero sentit dans sa bouche, et ce n’était pas la première fois, ce goût plombé du mal de l’âme. La cartouche entre ses doigts, manipulée avec une telle grâce, une grâce inconnue, devint soudain atroce, comme la trace d’un monstre. Il la laissa tomber dans sa paume, ferma le poing, et serra de toutes ses forces, jusqu’à avoir mal. Si la cartouche avait explosé, sur le moment il se serait réjoui de la destruction de sa main habile, car son seul véritable talent, c’était le meurtre. Le meurtre avait toujours existé dans le monde, mais se le dire ne lui était d’aucun réconfort. Le meurtre existait, et le viol, et toutes sortes de pratiques indicibles, et toutes au nom du bien, cette saloperie de bien, cette saloperie de mythe, pour le Graal, pour la Tour. Ah, cette Tour qui se dressait partout, au cœur de toutes choses (c’est ce qu’on disait), imposant sa masse gris-noir sur fond de ciel, et dans ses oreilles décapées par le désert, le Pistolero entendait la douce mélodie étouffée, la voix de sa mère : Va, cours, vole, et rapporte de quoi remplir ton panier.

Il balaya la chanson hors de son esprit, elle et sa douceur.

« Où es-tu ? », demanda-t-il.

III

Jake Chambers — parfois ’Bama — descend avec son sac rempli de livres. Il y a Sciences de la Terre, il y a Géographie ; il y a un carnet, un crayon, un déjeuner que la cuisinière de sa mère, Mme Greta Shaw, a préparé pour lui dans sa cuisine en chrome et Formica, où un ventilateur ronronne en permanence, aspirant les odeurs étrangères. Dans son sac à déjeuner, il a un sandwich au beurre de cacahuètes et à la confiture ; un autre tomate-salade-oignon. Et quatre biscuits Oréo. Ses parents ne le détestent pas, on dirait simplement qu’ils ne le remarquent même plus. Ils ont abdiqué, l’ont laissé à Mme Greta Shaw, à des nounous, à un précepteur l’été et à l’École Piper (une école Privée, Agréable et surtout, Blanche) le reste du temps. Jamais ils n’ont prétendu être autre chose que ce qu’ils sont : des professionnels, les meilleurs dans leurs domaines respectifs. Personne ne l’a serré contre son sein chaleureux, comme il arrive généralement dans les romans historiques à l’eau de rose que lit sa mère et dans lesquels Jake est allé piocher, à la recherche des « scènes chaudes ». Des romans « hystériques », comme les désigne parfois son père, « à en arracher son corsage ». « Tu peux parler », réplique sa mère avec un mépris infini dans la voix, derrière la porte close à laquelle Jake écoute. Son père travaille pour La Chaîne, et Jake pourrait le reconnaître dans une série de types maigres coiffés en brosse. Enfin, sûrement.

Jake ne sait pas qu’il hait tous ces professionnels, tous sauf Mme Shaw. Les gens l’ont toujours rendu perplexe. À commencer par sa mère, qui est maigre mais sexy et qui couche avec des amis malades. Son père parle parfois de gens de La Chaîne qui prennent « trop de coca » (sauf que lui, il dit « coco »). Ce jugement s’accompagne toujours d’un rictus sans humour et d’un petit reniflement sur l’ongle du pouce.

À présent il est dans la rue, Jake Chambers est dans la rue, il « bat le pavé ». Il est bien propre et bien élevé, beau à regarder, sensible. Une fois par semaine, il joue au bowling à L’Entre-Deux-Quilles. Il n’a pas d’amis, seulement des connaissances. Il n’a jamais pris la peine d’y réfléchir, mais ça le fait souffrir. Il ne sait pas ou ne comprend pas que la fréquentation à long terme de professionnels l’a amené à copier certains de leurs traits de caractère. Mme Greta Shaw (elle est plutôt mieux que le reste du lot, mais Bon Dieu, tu parles d’un prix de consolation), par exemple, fait des sandwiches très professionnels. Elle les coupe en triangle, elle retire proprement la croûte du pain, ce qui fait que, même s’il les mange pendant la mi-temps en cours de gym, il a l’air d’un pingouin au milieu d’un cocktail, avec dans l’autre main une flûte plutôt qu’un roman sportif ou de cow-boys de Clay Blaisdell emprunté à la bibliothèque de l’école. Son père gagne beaucoup d’argent, parce que c’est lui le maître de « la Mise à Mort » — ce qui signifie placer une émission plus forte sur sa Chaîne en face d’une émission moins forte sur une Chaîne concurrente. Son père fume quatre paquets de cigarettes par jour. Son père ne tousse jamais, mais il a un rictus dur, et il ne dit pas non à ce bon vieux « coco », de temps en temps.

Descendre la rue. Sa mère lui laisse de quoi payer un taxi, mais chaque jour il va à l’école à pied, balançant son sac de livres, parfois même son sac de bowling (bien que, la plupart du temps, il le laisse dans son casier), le parfait petit garçon américain, avec ses cheveux blonds et ses yeux bleus. Les filles commencent déjà à s’intéresser à lui (avec l’accord de leur mère) et il ne se dérobe pas avec cette arrogance et cette coquetterie puériles qu’ont les petits garçons. Il leur parle avec un professionnalisme inconscient qui les laisse perplexes, et elles n’y reviennent pas. Il aime la géographie et jouer au bowling, l’après-midi. Son père possède des parts dans une compagnie qui fabrique des machines automatiques pour redresser les quilles, mais l’Entre-Deux-Quilles n’utilise pas la marque de son père. Il ne se dit pas qu’il a pensé à ça, pourtant c’est le cas.

En descendant la rue, il passe devant Bloomingdale’s, dans la vitrine les mannequins sont vêtus de fourrures, de costumes 1900 à six boutons, certains ne portent rien du tout ; certains sont « nus tout nus ». Ceux-là, ces mannequins, sont parfaitement professionnels, et il déteste tout professionnalisme. Il est trop jeune pour avoir encore appris à se détester lui-même, mais le ver est dans le fruit ; avec le temps, il grossira, et fera tout pourrir.

Il arrive au coin et se plante là, son sac sur l’épaule. La circulation ronronne — des bus bleu et blanc qui grognent, des taxis jaunes, des Volkswagen, un gros camion. Il n’est qu’un petit garçon, mais pas comme les autres, et du coin de l’œil il voit l’homme qui va le tuer. C’est l’homme en noir, et il ne voit pas son visage, rien que la robe qui tourbillonne, les mains tendues et ce sourire dur, professionnel. Il tombe sur la chaussée, les bras en croix, sans lâcher son sac qui contient le déjeuner extrêmement professionnel de Mme Greta Shaw. Il jette un bref regard à travers un pare-brise polarisé à un homme d’affaires horrifié qui porte un chapeau bleu nuit dans le rebord duquel est glissée une petite plume coquette. Quelque part une radio hurle du rock’n’roll. Une vieille dame sur le trottoir d’en face pousse un hurlement — elle porte un chapeau noir avec une voilette ; on dirait une voilette de deuil. Jake ne ressent rien d’autre que de la surprise, et cette perplexité vertigineuse dont il est coutumier — c’est donc ainsi que ça se termine ? Avant même d’avoir battu son propre record de deux/soixante-dix ? Il atterrit sur la chaussée dure et regarde une crevasse rebouchée à l’asphalte, à quelques centimètres de ses yeux. Le sac est éjecté de sa main. Il est en train de se demander s’il s’est écorché les genoux quand la voiture de l’homme d’affaires au chapeau bleu à plume coquette lui roule dessus. C’est une grosse Cadillac bleue modèle 1976, avec des pneus Firestone à flanc blanc. La voiture est presque de la même couleur que le chapeau de l’homme d’affaires. Elle brise la colonne de Jake, lui réduit les viscères en bouillie, et fait jaillir le sang de sa bouche en un jet sous pression. Il tourne la tête et voit les feux arrière rougeoyants de la Cadillac et la fumée qui fuse de sous ses roues bloquées. La voiture a aussi écrasé son sac, le barrant d’une large traînée noire. Il tourne la tête de l’autre côté et voit une grosse Ford grise s’immobiliser à quelques centimètres de son corps dans les crissements stridents des pneus. Un type noir qui vendait des bretzels et des sodas dans une carriole accourt vers lui. Le sang s’échappe du nez de Jake, de ses oreilles, de ses yeux, de son rectum. Ses parties génitales ont été écrasées. Il se demande avec irritation s’il s’est beaucoup écorché les genoux. Il se demande s’il sera en retard à l’école. À présent, c’est le conducteur de la Cadillac qui arrive vers lui en courant, incapable de faire une phrase. De quelque part monte une voix calme, terrible, la voix de la fatalité, qui dit : « Laissez-moi passer, je suis prêtre. Un Acte de Contrition… ».

Il voit la robe noire et ressent une horreur soudaine. C’est lui, l’homme en noir. Jake détourne le visage avec les dernières forces qui lui restent. Quelque part une radio joue une chanson du groupe de rock Kiss. Il voit sa propre main qui gît sur le trottoir, petite, bien galbée. Il ne s’est jamais rongé les ongles.

Et, les yeux posés sur sa main, Jake meurt.

IV

Accroupi, les sourcils froncés, le Pistolero était abîmé dans une intense réflexion. Il était fatigué, il avait le corps douloureux et les pensées lui venaient de plus en plus lentement. En face de lui, l’étonnant garçon dormait, les mains entre les genoux, la respiration calme. Il avait raconté son histoire sans trop d’émotion, même si sa voix avait tremblé sur la fin, quand il en était arrivé aux mots « prêtre » et « Acte de Contrition ». Bien sûr, il n’avait pas parlé au Pistolero de sa famille, ou de son propre sentiment de dichotomie et de perplexité, mais cela avait transparu malgré tout — assez pour que le Pistolero se fasse une idée. Le fait qu’il n’ait jamais existé de ville telle que la décrivait le gamin (à moins qu’il se fût agi de la ville mythique de Lud) n’était pas le point le plus troublant de son récit, mais demeurait dérangeant. La totalité était dérangeante. Le Pistolero avait peur des implications.

— Jake ?

— Hein, hein ?

— Veux-tu te souvenir de tout ça à ton réveil, ou l’oublier ?

— L’oublier, fit le garçon sans hésiter. Quand le sang m’est sorti de la bouche, il avait le goût de ma propre merde.

— D’accord. Tu vas dormir, maintenant, compris ? Dormir pour de vrai. Vas-y, allonge-toi bien, si tu veux.

Jake s’allongea, il paraissait petit, paisible et inoffensif. Le Pistolero ne le croyait pas inoffensif. Il se dégageait de lui quelque chose de mortel, un frisson implacable, la puanteur d’un nouveau piège. Il n’aimait pas ce qu’il ressentait, mais il aimait bien le garçon. Il l’aimait beaucoup.

— Jake ?

— Chuuuut. Je dors. Je veux dormir.

— Oui. Et quand tu te réveilleras, tu ne te rappelleras rien de tout ça.

— D’ac’. Bien.

Le Pistolero le regarda pendant un court instant, repensant à sa propre enfance, dont il lui semblait parfois qu’elle avait été vécue par quelqu’un d’autre — quelqu’un qui avait fait un saut à travers un objectif temporel pour devenir un autre —, mais qui à présent lui paraissait d’une proximité poignante. Il faisait très chaud dans l’écurie du relais, et il but de l’eau, avec précaution. Il se leva et se rendit au bout de la grange, s’arrêtant pour jeter un œil à l’intérieur d’une stalle. Dans le coin gisaient un petit tas de foin blanc et une couverture pliée proprement, mais ça ne sentait pas le cheval. Ça ne sentait rien, d’ailleurs. Le soleil avait saigné à blanc toute odeur et n’avait rien laissé. L’air était parfaitement neutre.

La stalle s’ouvrait au fond sur une petite réserve sombre, avec une machine en inox, au milieu. La rouille et la moisissure l’avaient épargnée. On aurait dit une baratte à beurre. À gauche saillait un embout chromé, qui se prolongeait par un tuyau ondulant sur le sol. Le Pistolero avait déjà vu des pompes de ce genre dans des lieux secs, mais jamais d’aussi grosses. Il n’arrivait pas à imaginer à quelle profondeur ils — un « ils » bien lointain — avaient dû creuser avant de tomber sur de l’eau, l’eau secrète, à jamais noire, sous le désert.

Pourquoi n’avait-on pas retiré la pompe, quand la gare avait été désaffectée ?

À cause des démons, peut-être.

Il frissonna violemment, comme une torsion abrupte de la colonne vertébrale. Une chair de poule brûlante lui parcourut la peau, avant de se résorber progressivement. Il s’approcha de l’interrupteur de commande et appuya sur MARCHE. La machine se mit à ronfler. Au bout de trente secondes environ, l’embout éructa un jet d’eau claire et fraîche, qui coula dans le tuyau chargé de la diffuser. Il en coula peut-être dix litres, jusqu’à ce que la pompe s’arrête d’elle-même, dans un « clic » final. Cette machine était aussi déplacée dans cet espace-temps que le grand amour, et pourtant elle était aussi concrète qu’un Jugement, un rappel silencieux du temps où le monde n’avait pas encore changé. Elle fonctionnait probablement sur générateur atomique, vu qu’il n’y avait pas d’électricité à mille cinq cents kilomètres à la ronde et que des piles sèches n’auraient pas tenu aussi longtemps. La machine avait été fabriquée par une firme du nom de North Central Positronics. Le Pistolero n’aimait pas ça.

Il retourna s’asseoir auprès du garçon, qui avait placé une de ses mains sous sa joue. Bien joli, ce garçon. Le Pistolero rebut un peu d’eau et croisa les jambes, s’asseyant en tailleur. Tout comme le frontalier au bord du désert, celui avec son oiseau (Zoltan, le nom revint brutalement au Pistolero, l’oiseau s’appelait Zoltan), le garçon avait perdu toute notion du temps, mais il semblait indubitable qu’il s’approchait de l’homme en noir. Le Pistolero se demanda, et ça n’était pas la première fois, si, pour une raison connue de lui seul, cet homme ne se laissait pas rattraper. Peut-être le Pistolero jouait-il le jeu de l’homme en noir. Il tenta d’imaginer à quoi ressemblerait leur confrontation, et rien ne lui vint.

Il avait très chaud, mais il n’avait plus de nausées. La comptine lui revint en tête mais cette fois-ci, au lieu de penser à sa mère, il pensa à Cort — Cort, cet homme sans âge, une véritable locomotive, le visage zébré de cicatrices laissées par les coups, les balles et les lames émoussées. Les cicatrices de la guerre, et de l’instruction des arts de la guerre. Il se demanda si Cort avait jamais ressenti un amour capable de laisser des cicatrices comparables à celles-là. Il pensa à Susan, à sa mère et à Marten, l’enchanteur inachevé.

Le Pistolero n’était pas homme à s’appesantir sur le passé ; sans cette vague conception de l’avenir et de son propre tempérament affectif, il aurait été un homme sans imagination, un dangereux nullard. Par conséquent, l’état présent de sa réflexion le surprenait grandement. Chaque nom en appelait d’autres — Cuthbert, Alain, le vieux Jonas avec sa voix chevrotante. Et encore Susan, la ravissante jeune fille à sa fenêtre. Les pensées de ce genre le ramenaient toujours vers Susan, et à cette immense plaine vallonnée connue sous le nom de l’Aplomb, et aux pêcheurs qui jetaient leurs filets dans les baies de la Mer Limpide.

Le pianiste de Tull (mort lui aussi, tous morts à Tull, et de sa main) connaissait ces lieux, même si lui et le Pistolero ne les avaient évoqués que cette unique fois. Sheb aimait les vieilles chansons, il les avait jouées autrefois dans un saloon appelé le Repos du Voyageur, et c’était l’une d’elles que le Pistolero fredonnait doucement :

L’amour, ô l’amour, l’amour insouciant,

Vois ce qu’amour a fait, négligemment.

Perplexe, le Pistolero eut un petit rire. Je suis le dernier de ce monde verdoyant et chamarré. Et malgré toute sa nostalgie, il ne s’apitoyait pas sur son sort. Le monde avait changé sans pitié, mais ses jambes à lui n’avaient pas vieilli, et l’homme en noir n’était plus très loin. Le Pistolero hocha la tête, satisfait.

V

Lorsqu’il s’éveilla, il faisait presque noir et le garçon avait disparu.

Le Pistolero se leva, entendit ses articulations craquer, et se dirigea vers la porte de l’écurie. Sous le porche de l’auberge, une petite flamme dansait dans la pénombre. Il se laissa guider par elle, et son ombre longue et noire s’étira dans la lumière rougeâtre et ocre du coucher de soleil.

Jake était assis près d’une lampe à pétrole.

— Il y avait de l’huile dans un bidon, dit-il, mais j’avais peur d’en faire brûler dans la maison. Tout est tellement sec…

— Tu as fait ce qu’il fallait.

Le Pistolero s’assit, voyant sans y penser la poussière des années se soulever autour de son derrière. Il se dit que c’était un miracle que le porche ne se soit pas tout bonnement écroulé sous le poids conjugué de leurs deux corps. La flamme de la lampe dessinait sur le visage du garçon des ombres délicates. Le Pistolero sortit sa tabatière et se roula une cigarette.

— Il faut qu’on palabre, fit-il.

Jake acquiesça de la tête, et le choix de ce mot le fit sourire légèrement.

— Tu dois savoir que je suis à la poursuite de cet homme que tu as vu.

— Vous allez le tuer ?

— Je ne sais pas. Il y a une chose qu’il faut qu’il me dise. Il faudra peut-être que je l’oblige à m’emmener quelque part.

— Où ça ?

— Trouver une tour, répondit le Pistolero.

Il plaça sa cigarette au-dessus du verre de la lampe et tira dessus. La fumée s’éleva et fut emportée par la brise nocturne. Jake la regarda s’éloigner. Son visage ne trahissait ni peur ni curiosité, encore moins de l’enthousiasme.

— Alors je pars demain, reprit le Pistolero. Il va falloir que tu me suives. Combien reste-il de cette viande ?

— Un petit peu, c’est tout.

— Et de maïs ?

— Un peu plus.

Le Pistolero hocha la tête.

— Il y a une cave ?

— Oui.

Jake posa les yeux sur lui. Ses pupilles s’étaient élargies, devenant énormes et fragiles.

— Il faut tirer un anneau par terre, mais je ne suis pas descendu. J’avais peur que l’échelle craque et que je ne puisse pas remonter. Et puis ça sent mauvais. C’est le seul endroit par ici qui sente quelque chose.

— On se lèvera tôt pour voir s’il y a quelque chose qui vaille la peine d’être emporté. Et puis on partira.

— D’accord.

Le garçon marqua une pause, puis reprit :

— Je suis content de ne pas vous avoir tué pendant votre sommeil. J’avais une fourche et j’y ai pensé. Mais je ne l’ai pas fait, et maintenant je n’aurai plus peur de m’endormir.

— De quoi aurais-tu peur ?

Le garçon lui jeta un regard inquiétant.

— Des revenants. Que lui revienne.

— L’homme en noir, compléta le Pistolero.

Ce n’était pas une question.

— Oui. C’est un homme mauvais ?

— Je dirais que ça dépend d’où on se place, répondit distraitement le Pistolero.

Il se leva et lança son mégot au loin.

— Je vais me coucher.

Le garçon lui adressa un regard timide.

— Je peux dormir dans l’écurie avec vous ?

— Bien sûr.

Le Pistolero resta debout sur les marches, à regarder en l’air, et le garçon se joignit à lui. Le Vieil Astre était bien là-haut, ainsi que La Vieille Mère. Il lui semblait que, s’il fermait les yeux, il entendrait les coassements des premiers quinquets de printemps, qu’il sentirait l’odeur verte, quasi estivale, des pelouses qu’on vient de tondre (et qu’il entendrait aussi, peut-être, le claquement indolent des balles en bois quand les dames de l’aile est, déjà en chemise dans les miroitements du crépuscule qui tendait vers la pénombre, jouaient aux Points), il voyait presque Cuthbert et Jamie se glisser par les trous de la haie, l’invitant à faire une virée avec eux…

Ça ne lui ressemblait pas de penser autant au passé.

Il se détourna et saisit la lampe.

— Allons dormir, dit-il.

Ensemble, ils regagnèrent la grange.

VI

Le lendemain matin, il partit explorer la cave.

Jake avait dit vrai : ça sentait mauvais. Une puanteur humide de marécage, qui donna la nausée au Pistolero et l’étourdit un peu après l’air aseptisé et inodore du désert et de l’écurie. La cave sentait le chou, le navet et la pomme de terre, avec leurs longs yeux aveugles, livrés à la pourriture éternelle. L’échelle, cependant, paraissait tout à fait robuste, aussi descendit-il.

Le sol était en terre battue, et de la tête il touchait presque les poutres du plafond. Il y avait encore des araignées vivantes là-dedans, d’une grosseur dérangeante, avec un corps gris moucheté. La plupart étaient des mutantes, sans plus grand-chose à voir avec l’espèce d’origine. Certaines avaient des yeux au bout d’antennes, d’autres pas loin de seize pattes.

Le Pistolero jeta un coup d’œil circulaire et attendit que ses yeux s’accommodent à l’obscurité.

— Ça va ? fit la voix nerveuse de Jake, du dessus.

— Oui.

Il fit la mise au point sur le coin de la pièce.

— Il y a des boîtes de conserve. Attends.

Il se dirigea vers le coin avec précaution, rentrant la tête dans les épaules. Il aperçut un vieux carton, dont l’un des battants était replié vers le bas. C’étaient des boîtes de légumes — haricots verts, haricots beurre — et trois de corned-beef.

Il en ramassa autant qu’il pouvait en porter dans les bras et retourna vers l’échelle. Il grimpa jusqu’à mi-hauteur et tendit son chargement à Jake, qui s’agenouilla pour le réceptionner. Il redescendit faire le plein.

C’est au troisième voyage qu’il entendit le grognement secouer les fondations.

Il se retourna, scrutant l’obscurité, et sentit une vague d’horreur irréelle le balayer, un sentiment à la fois languissant et abject.

Les fondations étaient constituées d’énormes blocs de grès qui devaient être réguliers au moment de la construction du relais, mais qui formaient à présent des zigzags et des angles tordus. On aurait dit que le mur était gravé d’étranges hiéroglyphes sinueux. Et à la jonction entre deux de ces blocs au sens abstrus, un mince filet de sable s’écoulait, comme si de l’autre côté quelque chose était en train de se creuser un passage avec une urgence déchirante et bornée.

Le grognement montait et descendait, devenant plus fort, jusqu’à ce que la cave tout entière résonne de ce bruit abstrait de douleur formidable et d’effort atroce.

— Remontez ! hurla Jake. Oh, doux Jésus, monsieur, remontez !

— Va-t’en, lui dit calmement le Pistolero. Attends dehors. Si je ne suis pas revenu quand tu auras compté jusqu’à deux… non, trois cents, alors tire-toi de là.

— Remontez ! hurla de nouveau Jake.

Le Pistolero ne répondit pas. De sa main droite il tâta le cuir.

À présent, il y avait dans le mur un trou gros comme une pièce de monnaie. À travers l’écran de sa propre terreur, il entendait sur le sol les pieds de l’enfant qui courait. Soudain la coulée de sable cessa. Le grognement se tut, mais on entendait une respiration régulière et pénible.

— Qui êtes-vous ? demanda le Pistolero.

Pas de réponse.

Et dans le Haut Parler, gorgeant sa voix du vieux tonnerre de l’ordre, Roland exigea :

— Qui es-tu, Démon ? Parle, s’il te sied te parler. Mon temps est précieux ; ma patience plus chère encore.

— Va lentement, répondit une voix traînante et épaisse venue du mur. Et le Pistolero sentit la terreur irréelle, comme issue d’un rêve, monter en lui jusqu’à en être presque compacte. C’était la voix d’Alice, la femme avec laquelle il était resté dans la ville de Tull. Mais elle était morte ; il l’avait vue tomber lui-même, une balle entre les deux yeux. Des formes semblaient danser devant ses yeux, venues d’en haut.

— Va lentement, pistolero, passés les monts des Drawers. Prends garde au tahine. Aussi longtemps que tu voyageras avec ce garçon, l’homme en noir voyagera avec ton âme dans sa poche.

— Que veux-tu dire ? Parle !

Mais le souffle s’était tu.

Le Pistolero resta un moment immobile, pétrifié, puis l’une de ces énormes araignées lui tomba sur le bras et remonta frénétiquement jusqu’à son épaule. Avec un grognement involontaire, il la balaya de la main et finit par bouger les pieds. Il ne voulait pas passer à l’étape suivante, pourtant la coutume était stricte, inviolable. Ramenez les morts d’entre les morts, disait le vieux proverbe ; seul un cadavre a le don de prophétie. Il s’approcha du trou et donna un coup de poing dans la paroi. Le grès s’émietta facilement sur les bords et, avec un raidissement des muscles, le Pistolero enfonça la main à travers le mur.

Où elle rencontra une masse solide, avec des protubérances et des contours bien nets. Il la tira à lui. Il tenait une mâchoire, pourrie à son extrémité. Les dents penchaient de part et d’autre.

— Très bien, dit-il doucement.

Il la fourra brutalement dans sa poche arrière et remonta l’échelle, en transportant tant bien que mal les dernières boîtes de conserve. Il laissa la trappe ouverte. En entrant, le soleil tuerait les araignées mutantes.

Jake était au milieu de la cour de l’écurie, recroquevillé sur le sol crevassé et jonché de gravats. En apercevant le Pistolero, il poussa un cri, recula de quelques pas, puis courut vers lui en pleurant.

— J’ai cru qu’il vous avait eu, qu’il vous avait eu. J’ai cru…

— Il ne m’a pas eu. Rien ne m’a eu.

Il prit le garçon contre lui, sentant son visage, chaud contre sa poitrine, et ses mains, sèches contre sa cage thoracique. Il sentait les pulsations rapides du cœur du garçon. Plus tard, il comprit que c’était à ce moment qu’il avait commencé à l’aimer — ce qui était sans doute ce que l’homme en noir avait prévu depuis le début. Y avait-il jamais eu piège plus efficace que le piège de l’amour ?

— C’était un démon ? demanda la voix étouffée.

— Oui. Un démon qui Parle. On n’a plus rien à faire ici. Allez. Il est temps de frapper le chemin.

Ils se rendirent à l’écurie, et le Pistolero emballa grossièrement la couverture sous laquelle il avait dormi — elle était chaude et pleine de piquants, mais c’était tout ce qu’il y avait. Ensuite, il remplit ses outres à la pompe.

— Tu porteras une des outres. Autour des épaules… tu vois ?

— Oui.

Le garçon leva vers lui des yeux pleins de vénération, qu’il dissimula vivement. Il balança l’un des sacs par-dessus son épaule.

— Est-ce que c’est trop lourd ?

— Non, ça va.

— Dis-moi la vérité dès maintenant. Je ne pourrai pas te porter, si tu as une insolation.

— Je n’aurai pas d’insolation. Ça va aller.

Le Pistolero hocha la tête.

— On va dans les montagnes, n’est-ce pas ?

— Oui.

Ils se mirent en route, sous le martèlement continu du soleil. Jake, dont la tête atteignait les coudes du Pistolero qui se balançaient, marchait à sa droite, légèrement devant ; les extrémités ourlées de cuir brut de l’outre lui battaient quasiment les tibias. Le Pistolero avait croisé deux autres outres en travers de son torse et portait la nourriture au bout d’une courroie, au creux de l’aisselle, en la maintenant contre lui du bras gauche. Dans la main droite, il tenait son sac, sa tabatière et le reste de son gunna.

Ils franchirent le portail extérieur du relais et retrouvèrent les ornières estompées de la piste de la diligence. Ils devaient marcher depuis une quinzaine de minutes, lorsque Jake se retourna pour faire un signe d’adieu aux deux bâtiments. Ils semblaient se blottir dans l’espace titanesque du désert.

— Adieu ! cria Jake. Adieu !

Puis il se tourna vers le Pistolero, l’air troublé.

— J’ai l’impression que quelque chose nous observe.

— Quelque chose ou quelqu’un, acquiesça le Pistolero.

— Quelqu’un qui se cachait là-bas ? Caché tout du long ?

— Je ne sais pas. Je ne crois pas.

— Vous pensez qu’il faut y retourner ? Y retourner pour…

— Non. On en a fini avec cet endroit.

— Très bien, fit Jake avec ferveur.

Ils marchèrent. La piste de la diligence passa au sommet d’un promontoire de sable figé, et, lorsque le Pistolero jeta un regard circulaire, le relais avait disparu. Une fois encore, il n’y avait plus que le désert, et rien que le désert.

VII

Ils avaient quitté le relais depuis trois jours ; les montagnes paraissaient à présent plus nettes, mais il ne fallait pas s’y fier. Ils voyaient le désert monter progressivement, en douceur, se fondre aux contreforts, aux premiers versants nus, le soubassement perçant à travers l’écorce terrestre, triomphal et menaçant, le triomphe de l’érosion. Plus haut, la terre s’aplanissait à nouveau sur une courte distance, et pour la première fois depuis des mois, voire des années, le Pistolero vit de la vraie verdure, vivante. De l’herbe, des épicéas miniatures, peut-être même des saules, tous nourris par l’écoulement de la neige située plus en amont. Au-delà, la roche reprenait ses droits, en monticules cyclopéens, dans sa splendeur effondrée, jusqu’à la calotte aveuglante de neige. Plus à gauche, une gigantesque crevasse ouvrait la voie vers les falaises de grès, plus petites et érodées, les plateaux et les buttes, voilés par l’écran gris des averses quasiment ininterrompues. La nuit, Jake restait assis pendant plusieurs minutes avant de tomber de sommeil, fasciné par les coups de sabre éclatants de la foudre lointaine, blanche et mauve, zébrant la limpidité de l’air nocturne.

Le garçon tenait bien la piste. Il était robuste, mais plus important encore, il semblait combattre l’épuisement avec une réserve de calme et de volonté que le Pistolero appréciait et admirait. Il parlait peu et ne posait pas de questions, pas même concernant la mâchoire que le Pistolero tournait et retournait entre ses mains en fumant sa cigarette du soir. Le Pistolero percevait que le garçon se sentait très flatté par sa compagnie — peut-être même exalté — et cela le perturbait. Ce garçon s’était trouvé sur son chemin — aussi longtemps que tu voyageras avec ce garçon, l’homme en noir voyagera avec ton âme dans sa poche — et le fait que Jake ne le ralentît pas ne faisait qu’ouvrir des perspectives plus sinistres encore.

Ils croisaient à intervalles réguliers les restes symétriques des feux de camp de l’homme en noir, et il semblait au Pistolero que ces restes étaient à présent beaucoup plus récents. Le soir du troisième jour, le Pistolero fut certain d’avoir aperçu au loin la lueur d’un autre feu de camp, quelque part dans les premières pentes des contreforts. Mais il n’en tira pas le plaisir qu’il aurait attendu auparavant. L’une des devises de Cort lui revint à l’esprit : « Faut se méfier de l’homme qui fait semblant de boiter ».

Le quatrième jour après leur départ du relais, peu avant deux heures, Jake trébucha et faillit bien tomber.

— Là, assieds-toi, dit le Pistolero.

— Non, ça va.

— Assieds-toi.

Le garçon obéit. Le Pistolero s’agenouilla à côté de lui, afin de le faire profiter de son ombre.

— Bois.

— Ce n’est pas ce qui est convenu, je ne dois pas, pas avant…

— Bois.

Le garçon but, trois gorgées. Le Pistolero humidifia le coin de la couverture, beaucoup moins chargée à présent, et apposa le tissu mouillé sur les poignets et le front du garçon, qui étaient brûlants de fièvre.

— À partir de maintenant, nous nous reposerons chaque après-midi, à cette heure-ci. Quinze minutes. Tu veux dormir ?

— Non.

Le garçon lui adressa un regard honteux, auquel le Pistolero répondit par un air impassible. Distraitement, il extirpa une balle de son ceinturon et se mit à la faire danser entre ses doigts, amorçant une envoulte. Le garçon l’observait, fasciné.

— C’est chouette, fit-il.

Le Pistolero acquiesça.

— Ça c’est vrai !

Et, après une pause :

— Quand j’avais ton âge, je vivais dans une ville fortifiée, je te l’ai déjà dit ?

Somnolent, le garçon fit non de la tête.

— Eh bien ! c’est fait. Et il y avait un homme mauvais…

— Le prêtre ?

— Disons que parfois je me le demande, pour tout te dire. Je me demande s’ils n’étaient pas deux. Je crois maintenant que c’étaient des frères. Peut-être même des jumeaux. Mais est-ce que je les ai déjà vus tous les deux ensemble ? Non, jamais. Cet homme mauvais… ce Marten… c’était un magicien. Comme Merlin. On connaît Merlin, là d’où tu viens ?

— Merlin, et Arthur, et les Chevaliers de la Table Ronde, répondit Jake d’un air rêveur.

Le Pistolero sentit une pulsion ignoble le traverser.

— Oui, Arthur l’Aîné, tu dis vrai, sois-en remercié. J’étais très jeune…

Mais le garçon dormait assis, les mains proprement posées sur les genoux.

— Jake.

— Oui-là !

L’irruption de ce mot dans la bouche du garçon le fit méchamment sursauter, mais il ne laissa pas sa voix le trahir.

— Lorsque je claquerai des doigts, tu te réveilleras. Tu te sentiras frais et reposé. Tu as bien intuité ?

— Oui.

— Alors allonge-toi.

Le Pistolero plongea la main dans son sac et en retira de quoi se rouler une cigarette. Il manquait quelque chose. Il chercha à sa manière minutieuse et appliquée et le trouva. L’élément manquant, c’était cet exaspérant sentiment d’urgence, ce sentiment d’être à tout moment sur le point de se faire distancer, comme si la piste allait se tarir, ne lui abandonnant qu’une trace de pas à demi effacée. Tout cela avait disparu, et le Pistolero était de plus en plus persuadé que l’homme en noir voulait se faire prendre. « Faut se méfier de l’homme qui fait semblant de boiter. »

Que se passerait-il ensuite ?

La question était trop vague pour retenir son attention. Cuthbert y aurait vu un intérêt, un intérêt plein d’entrain (il en aurait probablement tiré une blague), mais Cuthbert avait disparu, aussi sûrement que le Cor de Deschain, et le Pistolero ne pouvait qu’avancer dans la voie qu’il connaissait.

Tout en fumant, il observa le garçon, et son esprit revint sur Cuthbert, qui riait toujours (même à la mort, il était allé en riant) et sur Cort, qui ne riait jamais, et sur Marten, qui souriait parfois — d’un sourire mince et silencieux, qui brillait d’un éclat dérangeant, qui lui était propre… comme un œil qui s’ouvrirait dans le noir, et dans lequel il y aurait du sang. Et il y avait le faucon, bien entendu. Le faucon s’appelait David, un nom inspiré par la légende du garçon à la fronde. Il était certain que David ne connaissait rien d’autre que le besoin de tuer, de déchirer et de terroriser. Comme le Pistolero lui-même. David n’était pas un dilettante ; il n’hésitait pas à monter au combat.

Sauf peut-être à la fin.

Le Pistolero avait l’impression douloureuse que son estomac remontait contre son cœur, mais rien ne se lut sur son visage. Il regardait la fumée de sa cigarette monter dans l’air brûlant du désert et disparaître, et son esprit s’attarda en arrière.

VIII

Le ciel était blanc, d’un blanc parfait, et l’odeur de la pluie imprégnait l’air. L’odeur des haies et des jeunes plantes était douce. On était au cœur du printemps, ce que d’aucuns appelaient la Nouvelle Terre.

Sur le bras de Cuthbert était posé David, petit moteur de destruction aux yeux vifs et dorés qui rayonnaient sur le néant. La sangle de cuir brut attachée à ses pattes formait une boucle lâche autour du bras de Bert.

Cort se tenait près des deux garçons, silhouette silencieuse en pantalon de cuir rapiécé et chemise de coton vert, sanglée haut par sa vieille et large ceinture d’infanterie. Le vert de sa chemise se fondait dans celui des haies et des pentes gazon : nées des Courts Arrières, où les dames n’avaient pas encore commencé à jouer aux Points.

— Tiens-toi prêt, murmura Roland à Cuthbert.

— On est prêts, répondit Cuthbert avec assurance. Pas vrai, Davey ?

Ils utilisaient le bas parler, le langage à la fois des marmitons et des écuyers ; le jour où ils seraient autorisés à employer leur propre langue en présence d’étrangers n’était pas arrivé.

— C’est la journée parfaite pour ça. Tu sens la pluie ? C’est…

Cort leva brusquement le piège dans ses mains et fit tomber la trappe latérale. La colombe sortit en flèche et s’envola vers le ciel en battant frénétiquement des ailes. Cuthbert tira sur la sangle, mais il fut trop lent. Le rapace était déjà parti, décollant avec maladresse. Il se rétablit d’un brusque coup d’aile. Il monta en prenant appui sur l’air, gagnant de l’altitude, dépassa la colombe à la vitesse d’une balle.

Cort rejoignit les garçons d’un air désinvolte, et balança son poing énorme et tordu dans l’oreille de Cuthbert. Le garçon bascula par terre sans un mot, mais ses lèvres se retroussèrent et lui découvrirent les gencives. Un filet de sang s’écoula lentement de son oreille sur l’herbe verte et grasse.

— Trop lent, l’asticot, fit-il.

Cuthbert tenta de se remettre debout.

— J’implore votre pardon, Cort. C’est juste que je…

Cort frappa de nouveau et Cuthbert retomba à terre. Le sang se mit à couler plus vite.

— Utilise le Haut Parler, dit-il doucement.

Sa voix était monocorde, avec une légère lenteur due à l’alcool.

— Énonce ton Acte de Contrition dans le langage de la civilisation pour laquelle sont morts des hommes bien plus valeureux que toi, l’asticot.

Cuthbert se relevait de nouveau. Les larmes brillaient vivement dans ses yeux, mais il serrait les lèvres en une mince ligne de haine qui ne vacillait pas.

— Je suis en peine, dit Cuthbert d’une voix où l’essoufflement était parfaitement maîtrisé. J’ai oublié le visage de mon père, dont j’espère un jour porter les armes.

— Bien dit, sale gosse, répliqua Cort. Tu vas réfléchir à ton erreur, et la faim aiguisera ta réflexion. Pas de souper. Pas de petit déjeuner.

— Regardez ! cria Roland en tendant le doigt vers le ciel.

Le faucon avait dépassé la colombe en plein essor. Il plana un court instant, ses ailes courtaudes déployées et totalement immobiles dans l’air printanier, blanc et suspendu. Puis il replia les ailes et tomba comme une pierre. Les deux corps se mélangèrent, et, l’espace d’une seconde, Roland crut voir du sang voler. Le rapace poussa un bref cri de triomphe. La colombe virevolta, se tordit et plongea au sol, et Roland se précipita vers l’oiseau, laissant derrière lui Cort et un Cuthbert assagi.

Le faucon s’était posé à côté de sa proie, dont il déchirait d’un air suffisant le poitrail blanc et rebondi. Quelques plumes descendaient lentement en se balançant dans l’air.

— David ! cria le garçon en lançant au faucon un morceau de chair de lapin sorti de son sac.

L’oiseau l’attrapa au vol, l’avala entier avec une torsion du dos et de la gorge et Roland entreprit de le remettre à l’entrave.

Le rapace tournoya, presque distraitement, et vint dessiner une estafilade sur le bras de Roland, soulevant un long lambeau de peau. Puis il retourna à son repas.

En grognant, Roland enroula la sangle, cette fois en interceptant le bec acéré de David dans son gantelet de cuir. Il donna à l’oiseau un autre morceau de viande, puis l’enchaperonna. Docilement, David grimpa sur son poing.

Il se releva fièrement, le faucon au bras.

— C’est quoi, ça, tu peux me le dire ? demanda Cort en désignant l’avant-bras de Roland et l’entaille qui gouttait.

Le garçon se positionna pour recevoir le coup, verrouillant sa gorge pour éviter de crier, mais aucun coup de tomba.

— Il m’a attaqué, dit Roland.

— C’est toi qui l’as cherché, dit Cort. Le faucon ne te craint pas, gamin, et jamais il ne te craindra. Ce faucon est le pistolero de Dieu.

Roland se contenta de regarder Cort. Ce n’était pas un garçon très imaginatif, aussi, si Cort avait glissé une morale dans sa remarque, elle lui avait échappé. Il alla même jusqu’à croire que c’était là une des quelques maximes stupides qu’il avait déjà entendu Cort énoncer.

Cuthbert les rejoignit par-derrière et tira la langue à Cort, en veillant à ne pas être vu. Roland ne sourit pas, mais lui adressa un signe de tête.

— Rentre, maintenant, fit Cort en reprenant le rapace.

Il se retourna et pointa le doigt vers Cuthbert.

— Mais souviens-toi que tu dois réfléchir, l’asticot. Et jeûner, aussi. Ce soir et demain matin.

— Oui, répondit Cuthbert, d’un ton guindé. Merci pour cette journée instructive.

— Tu sais apprendre, lança Cort, mais ta langue a la mauvaise habitude de pendre de ta bouche stupide quand ton instructeur a le dos tourné. Peut-être le jour viendra-t-il où toi et ta langue apprendrez à tenir vos places respectives.

Il frappa Cuthbert de nouveau, cette fois-ci droit entre les yeux, un coup vigoureux, au point que Roland entendit un bruit sourd — le bruit que ferait le maillet d’une fille de cuisine en perçant un tonnelet de bière. Cuthbert tomba en arrière sur l’herbe, les yeux embrumés. Puis ils redevinrent clairs et lancèrent à Cort un regard brûlant par en dessous ; oublié l’habituel sourire paisible, ne perçait que la haine à l’état pur, au cœur de chaque œil, une pointe d’épingle aussi vive que le sang de la colombe. Il hocha la tête et entrouvrit les lèvres, en un rictus semblable à une scarification, un rictus que Roland ne lui avait jamais vu.

— Alors il y a de l’espoir pour toi, dit Cort. Quand tu penseras être prêt, viens me chercher, l’asticot.

— Comment avez-vous su ? demanda Cuthbert entre ses dents.

Cort se tourna vers Roland avec une telle rapidité que ce dernier bascula presque en arrière — et ils se seraient retrouvés à deux sur le gazon, à décorer la verdure de leur sang.

— J’ai vu le reflet dans ses yeux d’asticot. Rappelle-toi, Cuthbert Allgood. La leçon est finie pour aujourd’hui.

Cuthbert hocha de nouveau la tête, le même rictus inquiétant sur les lèvres.

— Je suis en peine. J’ai oublié le visage…

— Arrête-moi ces conneries, lança Cort, lassé.

Il se tourna vers Roland.

— Filez, maintenant. Tous les deux. Si j’ai vos deux faces d’asticots sous les yeux plus longtemps, je vais gerber tripes et boyaux et gâcher un bon dîner.

— Viens, fit Roland.

Cuthbert secoua la tête pour s’éclaircir les idées et se remit sur pied. Cort descendait déjà la colline de sa démarche trapue, les jambes arquées, ce qui lui donnait un air puissant et quelque peu préhistorique. La partie rasée et grisonnante de son crâne luisait.

— Je le tuerai, ce fils de pute, dit Cuthbert en souriant toujours.

Un gros œuf, violacé et noueux, lui poussait sur le front dans un élan presque magique.

— Ni toi, ni moi, fit Roland, donnant brusquement lui aussi dans le large sourire. Tu n’as qu’à venir dîner dans les cuisines de l’aile ouest avec moi. Le cuisinier nous donnera quelque chose.

— Il le dira à Cort.

— Il n’est pas copain avec Cort, dit Roland ; puis, haussant les épaules : et puis même ?

Cuthbert lui rendit son sourire.

— Ouais, tu as raison. J’ai toujours eu envie de savoir à quoi ressemblait le monde, avec la tête dévissée.

Et ils partirent tous deux sur les pelouses verdoyantes, dessinant des ombres dans la splendide lumière blanche et printanière.

IX

Le cuisinier de l’aile ouest se nommait Hax. Gigantesque dans son tablier blanc souillé de nourriture, il avait un teint huileux, dont les origines étaient pour un quart noires, pour un quart jaunes, pour un quart d’îles Méridionales désormais presque oubliées aujourd’hui (le monde avait changé), et Dieu seul savait d’où venait le dernier quart. Il allait et venait dans ses trois pièces embuées de vapeur, sous les hauts plafonds, comme un tracteur au ralenti, avec aux pieds d’énormes babouches de calife. Il faisait partie de ces rares adultes qui communiquent facilement avec les enfants, et qui les aiment tous objectivement — pas de manière sirupeuse, mais d’égal à égal, pouvant parfois aller jusqu’à les prendre dans leurs bras, tout comme on conclut une grosse affaire par une bonne poignée de mains. Il aimait même les garçons qui avaient commencé l’Apprentissage, bien qu’ils fussent différents des autres enfants — peu démonstratifs, toujours un peu dangereux, non pas comme le serait un adulte, mais plutôt comme des enfants ordinaires avec une légère pointe de folie en eux — et Bert n’était pas le premier des élèves de Cort qu’il nourrissait en douce. Pour l’heure, ils le trouvèrent face à son immense poêle électrique — l’un des six appareils à fonctionner encore sur tout le domaine. C’était son monde à lui, et, debout au milieu de ce monde, il regarda les deux garçons engloutir les lambeaux de viande en sauce qu’il leur avait donnés. Devant, derrière, tout autour, des grouillots, des filles de cuisine et toutes sortes d’employés subalternes s’affairaient dans l’air humide et opaque de vapeur, cognant les casseroles, touillant le ragoût, trimant à éplucher des pommes de terre et des légumes en coulisses. Dans l’alcôve mal éclairée de l’office, une lavandière au teint terreux et à l’air malheureux, les cheveux enroulés dans un chiffon, passait la serpillière sur le sol.

L’un des garçons de cuisine se précipita, un soldat de la Garde sur les talons.

— Y a un type qui t’demande, Hax.

— D’accord, fit Hax avec un signe de tête à l’attention du visiteur. Les garçons, allez voir Maggie, elle vous donnera de la tarte. Et puis déguerpissez. Ne me faites pas d’ennuis.

Plus tard, ils devaient tous les deux se souvenir de ces paroles : Ne me faites pas d’ennuis.

Ils acquiescèrent et allèrent trouver Maggie, qui leur donna des parts énormes de tarte sur de grandes assiettes — mais avec précaution, comme s’ils étaient des chiens errants sur le point de la mordre.

— Allons manger ça sous la cage d’escalier, proposa Cuthbert.

— D’accord.

Ils s’assirent derrière une énorme colonnade en pierre poisseuse de vapeur, hors de vue de la cuisine, et engouffrèrent leur tarte avec les doigts. Ce n’est que plus tard qu’ils virent les ombres se dessiner sur la courbure du grand escalier. Roland attrapa Cuthbert par le bras.

— Viens, il y a quelqu’un.

Cuthbert, l’air surpris et le visage maculé de jus de baies, leva les yeux vers lui.

Mais les ombres s’immobilisèrent, toujours hors de leur vue. Il s’agissait d’Hax et du soldat de la Garde. Les garçons restèrent assis où ils étaient. Au moindre mouvement, ils risquaient d’être entendus.

— … l’Homme de Bien, disait le Garde.

— Farson ?

— Dans deux semaines, répondit le Garde. Peut-être trois. Il faut que tu viennes avec nous. Il y a une cargaison au dépôt…

Un fracas particulièrement violent de vaisselle et de casseroles et une salve de sifflets dirigés contre le malheureux marmiton qui les avait lâchées masqua une partie de la suite du dialogue. Puis les garçons entendirent la fin de la réponse du garde.

— … de la viande empoisonnée.

— Risqué.

— Demande-toi non pas ce que l’Homme de Bien peut faire pour toi…, commença le Garde.

— Mais ce que tu peux faire pour lui, soupira Hax. Soldat, ne pose pas de questions.

— Tu sais ce que ça implique, fit doucement le garde.

— Oui-là. Et je sais quelles sont mes responsabilités envers lui. Pas besoin de me faire la leçon. Je l’aime au moins autant que toi. Je le suivrais dans la mer, s’il me le demandait. Ça oui.

— Très bien. La viande sera marquée pour un stockage de courte durée dans tes chambres froides. Mais il te faudra faire vite. Il faut que tu comprennes bien ça.

— Il y a des enfants, à Taunton ? demanda le cuisinier.

Il ne s’agissait pas d’une véritable question.

— Des enfants, partout, dit le garde avec douceur. Ce sont les enfants qui nous importent… et qui lui importent à lui.

— De la viande empoisonnée. C’est là une drôle de façon de prouver son amour à des enfants.

Hax lâcha un profond soupir sifflant.

— Est-ce qu’ils vont se tordre de douleur en se tenant le ventre, et appeler leur maman en pleurant ? Je me doute que oui.

— Ce sera comme s’ils s’endormaient, dit le garde, mais d’un ton trop confiant et trop raisonnable.

— Bien sûr, fit Hax en riant.

— Tu l’as dit toi-même. Soldat, ne pose pas de questions. Tu aimes ça, voir des enfants sous la loi du fusil, alors qu’ils pourraient être dans ses mains à lui, prêts à construire un nouveau monde ?

Hax ne répondit pas.

— Je dois reprendre ma garde dans vingt minutes, annonça le garde d’une voix redevenue calme. Sers-moi un gigot de mouton, et puis je vais taquiner une de tes filles, pour la faire glousser. Quand je partirai…

— Mon mouton ne te donnera pas de crampes d’estomac, Robeson.

— Pourrais-tu…

Mais les ombres s’éloignèrent et les voix se perdirent.

J’aurais pu les tuer, pensa Roland, pétrifié et fasciné. J’aurais pu les tuer tous les deux avec ma lame, les égorger comme des porcs. Il regarda ses mains, souillées de sauce et de baies, et aussi de la crasse des exercices de la journée.

— Roland.

Il se tourna vers Cuthbert. Ils se regardèrent longuement dans la semi-pénombre odorante, et Roland sentit monter dans sa gorge un arrière-goût de désespoir brûlant. Ce qu’il ressentait pouvait s’apparenter à une forme de mort… aussi brutale et définitive que la mort de la colombe dans le ciel blanc, au-dessus du terrain de jeu. Hax ? se répéta-t-il, abasourdi. Ce même Hax qui m’avait posé un cataplasme à la jambe ? Puis son esprit se verrouilla en une seconde, coupant court à ses réflexions.

Et il ne voyait plus rien — même sur le visage plein d’humour et d’intelligence de Cuthbert — rien du tout. Les yeux de Cuthbert s’étaient éteints avec la condamnation de Hax. Dans les yeux de Cuthbert, les choses s’étaient déjà produites. Il leur avait donné à manger, ils étaient descendus et alors Hax avait entraîné ce garde nommé Robeson dans le mauvais coin pour leur petit tête-à-tête. Le ka avait fait irruption comme cela arrivait parfois, comme un énorme rocher qui dévale une pente. Point final.

Les yeux de Cuthbert étaient ceux d’un pistolero.

X

Le père de Roland venait juste de rentrer des hautes terres, et il paraissait déplacé, au milieu des tentures et des fanfreluches en mousseline du grand hall de réception dans lequel le jeune garçon n’avait été que récemment admis, comme signe de son état d’apprenti.

Steven Deschain était vêtu d’un jean noir et d’une chemise de travail bleue. Sa grande cape, poussiéreuse et zébrée de crasse, déchirée à la doublure dans un coin, était jetée négligemment sur l’épaule, sans aucune considération pour le contraste qu’elle et son propriétaire marquaient avec l’élégance de la pièce. Il était d’une maigreur désespérante et sa grosse moustache en guidon de vélo semblait alourdir encore son visage lorsqu’il le baissa vers son fils. Les pistolets lui ceignaient les hanches en un angle idéalement pensé pour ses mains, et les crosses en bois de santal paraissaient mornes et amorphes sous cette lumière d’intérieur languissante.

— Le chef cuisinier, dit son père doucement. Ça alors ! Les rails qu’on a fait sauter en tête de ligne, sur le plateau. Le bétail mort à Hendrickson. Et peut-être même… Ça alors ! Incroyable !

Il posa sur son fils un regard plus attentif.

— Tu es en proie à la tourmente.

— Une proie, comme pour le faucon, répondit Roland.

Il rit, non pas devant la légèreté de la situation, mais devant l’incongruité flagrante de cette image.

Son père sourit.

— Oui, fit Roland. J’imagine que je suis en proie à la tourmente.

— Cuthbert était avec toi, reprit son père. À l’heure qu’il est, il doit en avoir parlé à son père.

— Oui.

— Il vous a donné à manger à tous les deux quand Cort…

— Oui.

— Et Cuthbert, tu penses qu’il est en proie à la tourmente, lui aussi ?

— Je ne sais pas.

Il s’en moquait. Peu lui importaient les comparaisons entre ses sentiments et ceux des autres.

— Cela te tourmente car tu as l’impression d’avoir causé la mort d’un homme ?

Roland haussa malgré lui les épaules, peu satisfait de cette introspection forcée.

— Pourtant tu as parlé. Pourquoi ?

Les yeux du garçon s’écarquillèrent.

— Comment aurais-je pu faire autrement ? La trahison est…

Son père le fit taire d’un geste brusque de la main.

— Si tu l’as fait dans le souci bien bas de suivre ton manuel, dans ce cas tu as agi indignement. J’aimerais mieux voir tout Taunton empoisonné.

— Ce n’est pas ce que j’ai fait !

Les mots jaillissaient violemment de sa bouche.

— Je voulais le tuer… les tuer tous les deux ! Menteurs ! Menteurs noirs ! Serpents ! Ils…

— Continue.

— Ils m’ont fait mal, poursuivit-il d’un air de défi. Ils ont changé quelque chose, et ça fait mal. C’est pour cette raison que je voulais les tuer. Les tuer là, sur-le-champ.

Son père hocha la tête.

— Voilà qui est grossier, Roland, mais pas indigne. Ni moral, d’ailleurs, mais la morale n’a rien à faire ici. En fait…

Il scruta le visage de son fils.

— La morale te dépassera sans doute toujours. Tu n’es pas rapide, comme Cuthbert ou le garçon de Vannay. Mais c’est bien comme cela. Tu n’en seras que plus redoutable.

Le garçon se sentit à la fois content et troublé par ces paroles.

— On va le…

— Le pendre, oui.

Le garçon acquiesça.

— Je veux y assister.

L’aîné des Deschain balança la tête en arrière et partit d’un grand éclat de rire.

— Pas aussi redoutable que je le pensais… ou peut-être seulement stupide.

Il referma brusquement la bouche. Un bras jaillit et vint saisir celui du garçon avec violence. Roland grimaça mais ne recula pas. Son père l’observa attentivement ; le fils lui rendit son regard, bien que cela fût plus difficile que d’enchaperonner le faucon.

— Très bien, dit-il, tu le pourras.

Il fit volte-face pour s’en aller.

— Père ?

— Oui ?

— Savez-vous de qui ils parlaient ? Savez-vous qui est l’Homme de Bien ?

Le père se retourna et lui lança un regard inquisiteur.

— Oui, je le crois.

— Si vous l’attrapiez, hasarda Roland d’un ton appliqué et presque lourdaud, on n’aurait plus à faire sauter le cou du cuisinier, ni de personne d’autre.

Son père eut un petit sourire.

— Pour un temps, peut-être pas. Mais il faut toujours que quelqu’un finisse par se faire sauter le cou, comme tu l’as dit de manière si pittoresque. C’est le peuple qui l’exige. Tôt ou tard, si l’on ne trouve pas de renégat, le peuple s’en crée un.

— Oui, répondit Roland, saisissant immédiatement le concept — un de ceux qu’il n’oublia jamais, par la suite, mais si on attrapait l’Homme de Bien…

— Non, fit son père sur un ton catégorique.

— Pourquoi ? Pourquoi ça ne mettrait pas fin à tout ça ?

Pendant un instant, son père sembla sur le point de lui révéler pourquoi, puis il secoua la tête.

— Nous avons assez parlé pour le moment, il me semble. Retire-toi.

Il aurait voulu rappeler à son père de ne pas oublier sa promesse quand viendrait l’heure pour Hax de passer à la trappe, mais il était sensible aux sautes d’humeur de son père. Il porta le poing à son front, croisa les pieds et s’inclina devant lui. Puis il sortit en fermant rapidement la porte. Il soupçonnait son père d’avoir surtout envie de baiser, pour le moment. Il avait conscience que son père et sa mère le faisaient, et il était raisonnablement informé sur la façon dont cela se pratiquait, mais l’image mentale qui accompagnait toujours cette pensée lui laissait une impression de malaise et, bizarrement, de culpabilité. Quelques années plus tard, Susan devait lui raconter l’histoire d’Œdipe, qu’il allait assimiler en silence, en repensant avec gravité à cet étrange triangle maudit formé par son père, sa mère et Marten — ce dernier connu dans certaines zones sous le nom de Farson, l’Homme de Bien. Ou peut-être s’agissait-il d’un rectangle, si quiconque désirait y prendre place.

XI

La Colline aux Potences se situait sur la Route de Taunton — ce qui signifiait « torture », dans un des dialectes à l’origine du Haut Parler. Très poétique, vraiment. Cuthbert aurait sans doute apprécié ce ravissant effet, mais pas Roland. Il apprécia en revanche la splendeur funeste de l’échafaud se dressant sur fond de ciel bleu cobalt, silhouette anguleuse surplombant d’un air menaçant la piste de la diligence.

Les deux garçons avaient été dispensés de leurs Exercices du Matin — Cort avait lu laborieusement le mot écrit par leurs pères, bougeant les lèvres, hochant la tête çà et là. Une fois sa lecture terminée, il avait soigneusement remisé les papiers dans sa poche. Même ici, à Gilead, le papier devenait rapidement aussi précieux que de l’or. Après avoir mis ces deux feuilles en lieu sûr, il avait levé le nez vers l’aube bleu violacé et avait de nouveau hoché la tête.

— Attendez ici, avait-il dit en se dirigeant vers la cabane de pierre penchée qui lui servait de quartiers.

Il en était revenu avec une tranche de gros pain azyme, qu’il avait cassée en deux pour en donner une moitié à chacun d’eux.

— Quand ce sera fini, vous émietterez ça sous ses chaussures. Prenez garde à bien faire ce que je vous dis, ou bien vous aurez affaire à moi la semaine prochaine.

Ils n’avaient pas compris avant d’arriver là-bas, à deux sur le hongre de Cuthbert. Ils étaient les premiers sur les lieux, deux bonnes heures avant tout le monde, quatre heures avant la pendaison elle-même, aussi La Colline aux Potences était-elle déserte — hormis les freux et les corbeaux. Il y avait des oiseaux partout. Ils s’étaient juchés sur la barre dure et saillante qui surplombait la trappe — cette armature de mort. Alignés sur le bord de la plate-forme, ils se bousculaient bruyamment pour prendre place sur l’escalier de bois.

— On laisse les cadavres, murmura Cuthbert. Pour les oiseaux.

— Montons voir, dit Roland.

Cuthbert le regarda avec dans les yeux ce qui ressemblait à de l’horreur.

— Quoi, là-haut ? Tu penses que…

Roland l’interrompit d’un geste de la main.

— On a des années d’avance. Il ne viendra personne.

— D’accord.

Ils montèrent lentement vers le gibet, faisant s’envoler les oiseaux, qui croassaient et décrivaient des cercles comme une foule de paysans expropriés en colère. Leurs corps étaient d’un noir implacable et se découpaient sur l’aube pure, dont les lueurs inondaient le ciel du Monde de l’Intérieur.

Pour la première fois, Roland ressentit l’ampleur énorme de sa responsabilité dans cette affaire : ce bois n’avait rien de noble, ne faisait pas partie de la machine terrifiante de la Civilisation, ce n’était là que du pin gauchi issu de la Forêt de la Baronnie, maculé de fientes blanches. Tout le bois en était éclaboussé — l’escalier, la rambarde, la plate-forme — et ça puait.

Le garçon se tourna vers Cuthbert avec des yeux alarmés et terrifiés, pour constater que ce dernier le regardait avec la même expression.

— Je peux pas, murmura Cuthbert. Ro’, je peux pas regarder.

Roland secoua lentement la tête. Il y avait une leçon à apprendre, il s’en rendait compte, non pas quelque chose de flamboyant, mais quelque chose de vieux et de rouillé, de mal taillé. C’était la raison pour laquelle leurs pères les avaient laissés venir. Et avec son obstination habituelle, son entêtement brouillon, Roland en prit mentalement possession.

— Tu le peux, Bert.

— Je ne fermerai pas l’œil de la nuit, si je regarde.

— Eh bien ! tant pis, fit Roland, sans bien comprendre quel rapport il y avait entre les deux.

Cuthbert saisit brusquement la main de Roland et le regarda avec des yeux remplis d’un tel martyre muet que les doutes de Roland resurgirent et qu’il regretta avec une montée de nausée d’avoir même pénétré dans les cuisines de l’aile ouest, ce soir-là. Son père avait raison. Il valait mieux ne pas savoir. Mieux valait voir chaque homme, chaque femme et chaque enfant que comptait Taunton réduits à l’état de cadavres puants plutôt que ça.

Mais pourtant. Pourtant. Quelle que fût la leçon, quelle que fût cette chose rouillée aux bords tranchants, à demi enterrée, il était bien décidé à ne pas la laisser lui échapper.

— Pas la peine de monter, dit Cuthbert. On a tout vu, déjà.

Roland acquiesça à contrecœur, sentant son emprise sur cette chose — quelle qu’elle fût — faiblir. Il savait que Cort les aurait frappés tous deux, les aurait fait ramper avant de les forcer à monter sur la plate-forme, une maudite marche après l’autre… il leur aurait fait renifler le sang frais, pour qu’il leur remonte dans les narines, le long de la gorge, comme une confiture salée. Cort aurait sans doute fait passer une nouvelle boucle de chanvre au bout de la vergue, il leur aurait passé le nœud autour du cou à tour de rôle, il les aurait placés sur la trappe ; et Cort se serait tenu prêt à les frapper une nouvelle fois s’ils avaient pleuré, ou perdu le contrôle de leur vessie. Et Cort, bien sûr, aurait eu raison. Pour la première fois de sa vie, Roland se surprit à haïr sa propre enfance. Il se mit à appeler de ses souhaits le grand âge.

Il arracha volontairement un éclat de la rambarde et le glissa dans sa poche de chemise, avant de tourner les talons.

— Pourquoi as-tu fait ça ? demanda Cuthbert.

Il aurait voulu répondre une fanfaronnade du genre : Oh, ces potences, ça porte bonheur…, mais il ne sut que fixer Cuthbert en secouant la tête.

— Pour l’avoir, c’est tout. L’avoir toujours sur moi.

Ils allèrent s’asseoir à l’écart du gibet et attendirent. Au bout d’une heure environ, les premiers habitants de la ville commencèrent à se réunir, pour la plupart des familles venues dans des chariots défoncés et des buckas bousillés, leur petit déjeuner sous le bras — des bourriches de crêpes froides repliées sur une couche de confiture de maquereines sauvages. Roland sentit son estomac se tordre de faim et se demanda une nouvelle fois, avec désespoir, où étaient l’honneur et la noblesse, dans tout ça. On lui avait appris ces choses-là, et il était à présent contraint à se demander si on lui avait menti tout le long, ou bien s’il s’agissait de trésors enfouis profondément par les sages. Il voulait croire cela, mais il lui semblait que Hax, dans son tablier sale, allant et venant dans sa cuisine souterraine et fumante en hurlant après ses marmitons, avait plus d’honneur que ça. Il fit jouer entre ses doigts l’écharde arrachée à l’arbre de potence, le cœur malade de perplexité. Cuthbert était étendu à côté de lui, le visage redevenu impassible.

XII

Finalement, ce ne fut pas une telle histoire, et Roland en fut heureux. On amena Hax dans un chariot découvert, mais seul son gabarit permettait de le reconnaître. On lui avait bandé les yeux au moyen d’un large tissu noir qui lui tombait devant le visage. Quelques-uns lancèrent des pierres, mais la plupart poursuivirent leur repas tout en regardant.

Un pistolero que Roland ne connaissait que de vue (il se réjouissait que son père n’ait pas été désigné par la pierre noire) mena le gras cuisinier en haut des marches, avec précaution. Deux Gardes du Guet avaient pris les devants et se tenaient de part et d’autre de la trappe. Lorsque Hax et le pistolero atteignirent la plate-forme, l’homme balança la corde par-dessus la hampe, puis la passa autour du cou du cuisinier, laissant glisser le nœud jusqu’à ce qu’il soit juste au-dessus de son oreille gauche. Les oiseaux s’étaient tous envolés, mais Roland savait qu’ils attendaient leur heure.

— Souhaitez-vous vous confesser ? demanda le pistolero.

— Je n’ai rien à confesser, dit Hax.

Ses paroles portaient loin, sa voix était empreinte d’une dignité étrange, en dépit de l’étoffe qui lui masquait les lèvres et étouffait sa réponse. Le tissu tremblotait légèrement dans la douce brise qui s’était levée.

— Je n’ai pas oublié le visage de mon père. Il m’a accompagné tout du long.

Roland lança un regard acéré à la foule et ce qu’il vit le perturba — était-ce un élan de compassion ? De l’admiration, peut-être ? Il faudrait qu’il demande à son père. Lorsqu’on donne aux traîtres le nom de héros (ou aux héros le nom de traîtres, se dit-il avec son air sombre habituel), c’était le signe que les ténèbres étaient là. Les ténèbres, en effet. Il regrettait de ne pas mieux comprendre. Son esprit revint soudain sur Cort et sur le pain qu’il leur avait donné. Il ressentit du mépris : le jour viendrait où Cort serait son serviteur. Peut-être pas celui de Cuthbert. Peut-être Bert resterait-il sous le feu stable de Cort, pour ne devenir qu’un page ou un écuyer (voire infiniment pire : un diplomate parfumé, badinant dans les antichambres ou scrutant des boules de cristal d’opérette pour leurrer des rois et des princes gâteux), mais lui non. Il le savait. Il était fait pour les grands espaces et les longues chevauchées. Que cela lui semblât ou non une bonne destinée, voilà qui plus tard le ferait beaucoup réfléchir, dans ses heures de solitude.

— Roland ?

— Je suis là.

Il prit la main de Cuthbert, et leurs doigts se serrèrent comme un verrou de fer.

— Les chefs d’accusation sont : meurtre et sédition, dit le pistolero. Vous avez trahi le blanc et moi, Charles, fils de Charles, je vous remets au noir, à jamais.

Un murmure passa sur la foule, ainsi que quelques protestations.

— Je n’ai jamais…

— Tu raconteras ton histoire aux enfers, l’asticot, dit Charles, fils de Charles, avant de tirer d’un coup sec sur le levier, de ses deux mains gantées de jaune.

La trappe s’ouvrit. Hax piqua vers le bas, essayant toujours de parler. Jamais Roland ne devait oublier cette vision. Le cuisinier s’enfonça en essayant toujours de parler. Et où devait-il finir la dernière phrase qu’il avait commencée sur cette terre ? Ses paroles furent closes par le fracas que ferait une pomme de pin qui explose dans le brasier, par une noire nuit d’hiver.

Mais il trouva qu’on en faisait finalement toute une affaire. Les jambes du cuisinier battirent l’air une fois, formant un grand Y. La foule lâcha un sifflet de satisfaction. Les Gardes du Guet abandonnèrent leur pose militaire et se mirent nonchalamment à tout ranger. Charles fils de Charles redescendit lentement les marches, monta en selle et s’éloigna, traçant dans le vif d’un troupeau de pique-niqueurs, cravachant au passage quelques-uns des lambins, les faisant détaler.

Après quoi la foule se dispersa rapidement, et, quelque quarante minutes plus tard, les deux garçons se retrouvèrent seuls sur la petite colline qu’ils avaient choisie pour assister à l’exécution. Les oiseaux étaient de retour, pour inspecter leur nouvelle prise. L’un d’eux se posa sur l’épaule de Hax avec bonhomie et entreprit de piquer du bec l’anneau brillant que le cuisinier portait depuis toujours à l’oreille droite.

— On ne dirait pas du tout que c’est lui, dit Cuthbert.

— Oh si, c’est bien lui, répondit Roland avec assurance, tandis qu’ils se dirigeaient vers la potence, leur pain à la main.

Bert paraissait confus.

Ils s’arrêtèrent sous la hampe et levèrent les yeux vers le cadavre qui pendait en tournant. Cuthbert tendit le bras pour toucher d’un air méfiant l’une des chevilles poilues. Le corps se remit à se balancer.

Puis, sans perdre de temps, ils émiettèrent grossièrement le pain et le dispersèrent sous les pieds suspendus. Tandis qu’ils quittaient les lieux, Roland se retourna, une seule fois. À présent, il y avait des milliers d’oiseaux. Le pain était donc symbolique — il le perçut obscurément.

— C’était bien, fit soudain Cuthbert. C’est… je… j’ai aimé ça. Vraiment.

Roland ne fut pas choqué, même si pour sa part il n’avait pas particulièrement apprécié la scène. Mais il entrevoyait qu’il pouvait comprendre ce que ressentait Bert. Peut-être ne finirait-il pas en diplomate, après tout, malgré ses blagues et ses bons mots faciles.

— Je ne sais pas si c’était bien, mais en tout cas c’était quelque chose. Ça c’est sûr.

La terre ne tomba pas aux mains de l’Homme de Bien avant cinq années, mais entre-temps Roland était devenu Pistolero, son père était mort, lui-même était un matricide… et le monde avait changé.

L’heure des grands espaces et des longues chevauchées était venue.

XIII

— Regardez, dit Jake en tendant la main vers le ciel.

Le Pistolero leva la tête et sentit un élancement dans sa hanche droite. Il grimaça. Cela faisait maintenant deux jours qu’ils étaient dans les contreforts, et, bien que les outres fussent à nouveau presque vides, cela n’avait plus d’importance. Ils trouveraient bientôt plus d’eau qu’ils ne pourraient en boire.

Il suivit du regard le vecteur dessiné par le doigt de Jake, au-delà de la pente verte de la plaine, en passant sur les falaises et les gorges nues et étincelantes… jusqu’à la calotte de neige elle-même.

Flou et lointain, pas plus qu’un point minuscule (il aurait pu s’agir d’une de ces petites particules qu’on voit danser constamment devant son œil, à la différence près que ce point-là ne voulait pas disparaître), le Pistolero aperçut l’homme en noir, qui gravissait les pentes avec une régularité implacable, mouche microscopique sur un énorme mur de granit.

— Est-ce que c’est lui ? demanda Jake.

Le Pistolero fixa la particule désincarnée et ses acrobaties lointaines, et il ne ressentit rien d’autre que la prémonition du chagrin à venir.

— C’est lui, Jake.

— Vous croyez qu’on va le rattraper ?

— Pas de ce côté-ci. De l’autre. Et sûrement pas si on reste ici à en discuter.

— Mais c’est tellement haut. Qu’y a-t-il, de l’autre côté ?

— Je ne sais pas. Je crois que personne ne le sait. Peut-être autrefois, mais plus maintenant. Allons-y, mon garçon.

Ils reprirent leur ascension, faisant glisser de petites rigoles de cailloux et de sable vers le désert, qui s’étendait derrière eux comme une plaque de tôle uniforme, qui semblait ne jamais finir. Au-dessus, loin au-dessus d’eux, l’homme en noir grimpait, encore et toujours. Impossible de savoir s’il regardait en arrière ou pas. Il paraissait enjamber d’un bond des gouffres infranchissables, ou escalader des parois à pic. Une fois ou deux il disparut, mais ils le virent toujours réapparaître, jusqu’à ce que le voile violet du crépuscule le dérobe à leur regard. Lorsqu’ils établirent leur campement pour la nuit, le garçon parla peu, et le Pistolero se demanda s’il savait ce dont lui-même avait déjà l’intuition. Il repensa au visage de Cuthbert, brûlant, consterné et plein d’excitation. Il repensa au pain. Il repensa aux oiseaux. C’est ainsi que ça finit, se dit-il. C’est ainsi que ça finit, toujours. Il est des quêtes et des routes qui mènent toujours plus avant, et toutes s’achèvent au même endroit… dans le charnier.

Sauf, peut-être, la route menant à la Tour. Là, le ka pourrait bien montrer son vrai visage.

Le garçon, le sacrifice, son visage innocent et si jeune dans la lumière de leur feu minuscule, s’était endormi sur ses haricots. Le Pistolero le recouvrit de la couverture du cheval et se roula lui aussi en boule.

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