L’homme en noir fuyait à travers le désert, et le Pistolero le suivait.
En matière de désert, celui-ci était une apothéose : gigantesque, tendu vers le ciel dans ce qui ressemblait à l’éternité, dans toutes les directions. Il était blanc, aveuglant et aride, sans aucun relief hormis la ligne brumeuse des montagnes à l’horizon et l’herbe du diable qui faisait naître des rêves, puis des cauchemars, et pour finir, la mort. Çà et là, une pierre tombale indiquait le chemin, car ce sentier à la dérive qui se creusait une voie dans l’épaisse croûte d’alcali avait été une grand-route. Diligences et buckas l’avaient empruntée. Depuis lors, le monde avait changé. Le monde s’était vidé.
Le Pistolero s’était trouvé frappé d’un vertige passager, comme s’il avait fait une embardée ; une sensation qui avait donné au monde entier une dimension éphémère, presque comme si on pouvait voir à travers. Le vertige passa et, comme ce monde sur le cuir duquel il cheminait, il changea de perspective. Il fit défiler les kilomètres d’un pas égal, sans presser l’allure mais sans traînasser. Une outre de peau lui ceignait la taille comme une saucisse boursouflée. Elle était presque pleine. Il progressait ainsi dans le khef depuis des années et devait bien en avoir atteint le cinquième niveau. S’il avait été un saint homme Manni, il n’aurait probablement pas ressenti la soif ; il aurait pu regarder son corps se déshydrater avec un détachement clinique, n’en humecter les crevasses et les sombres replis internes que lorsque la logique le lui aurait dicté. Cependant, il n’était pas un Manni, ni un disciple de l’Homme Jésus, et ne se considérait en aucun cas comme un saint. Autrement dit, il n’était qu’un pèlerin ordinaire, et tout ce qu’il pouvait affirmer avec certitude, c’est qu’il avait soif. Pourtant, il ne ressentait aucune urgence particulière de boire. Et tout cela le réjouissait, d’une manière assez floue. C’était ce qu’exigeait ce pays, ce pays assoiffé ; et durant toute sa longue vie, il avait été avant tout adaptable.
Sous l’outre bombée étaient fixées ses armes, soigneusement lestées à sa main ; il avait fallu ajouter un placage lorsqu’elles lui avaient été transmises par son père, car ce dernier était plus léger et plus petit que lui. Les deux ceinturons lui barraient le ventre et se croisaient juste au-dessus de l’entrejambe. La graisse avait pénétré si profondément le cuir des étuis que même ce soleil philistin ne parvenait à le craqueler. Les crosses étaient en bois de santal, d’un grain jaune, très fin. Des lanières de cuir brut maintenaient les étuis en place sur ses cuisses, contre lesquelles ils battaient, au rythme de ses pas. Le frottement avait dessiné deux demi-lunes plus claires et moins épaisses sur le tissu de son jean, deux arcs qui rappelaient presque des sourires. Les alvéoles de cuivre des balles fichées dans le ceinturon dessinaient des hologrammes dans la lumière du soleil. Il lui restait moins de balles à présent. Le cuir poussait de subtils gémissements.
Sa chemise, de cette non-couleur propre à la pluie et à la poussière, était ouverte sur la gorge, et ornée d’une lanière de cuir qui pendait mollement des œillets perforés à la main. Son chapeau avait disparu. De même que le cor qu’il avait porté jadis. Disparu depuis des années, ce cor qu’il avait laissé échapper des mains d’un ami mourant, et tous deux lui manquaient.
Il atteignit le sommet d’une dune en pente douce (bien qu’il n’y eût pas de sable, rien qu’une croûte dure — même les vents violents qui soufflaient une fois l’obscurité venue ne faisaient que soulever une poussière âpre comme de la poudre à récurer). Là, il aperçut les restes piétinés d’un minuscule feu de camp du côté sous le vent, celui que le soleil déserterait en premier. De petits signes tels que celui-ci, qui attestaient une fois de plus la possible humanité de l’homme en noir, ne manquaient jamais de le réjouir. Ses lèvres s’étirèrent en travers de ce qui lui tenait encore lieu de visage, tout desquamé et constellé de cicatrices. C’était là un rictus épouvantable, douloureux. Il s’accroupit.
Sa proie avait fait brûler l’herbe du diable, bien sûr. C’était la seule chose ici qui voulait bien brûler. Ce faisant, elle diffusait une lumière jaune et graisseuse, et elle se consumait lentement. D’après les frontaliers, les diables venaient danser jusque dans les flammes. Eux faisaient brûler l’herbe mais se gardaient bien de regarder les flammes dans les yeux. Ils disaient que les diables hypnotisaient, attiraient, puis finissaient par emporter quiconque regardait droit dans les feux. Et le prochain assez stupide pour regarder lui aussi pourrait bien vous y voir, vous.
Les brins d’herbe calcinée étaient entrecroisés, en un dessin idéographique devenu familier, et qui perdit soudain tout sens, réduit à un petit tas gris et absurde par une pichenette du Pistolero. Rien d’autre dans les cendres qu’un ruban de bacon carbonisé, qu’il grignota d’un air pensif. Il en avait toujours été ainsi — depuis deux mois que le Pistolero poursuivait l’homme en noir dans ce désert, à travers ces terres désolées et interminables, ces paysages de purgatoire d’une monotonie à hurler. Et il lui restait encore à trouver des traces autres que ces idéogrammes hygiéniques et stériles que dessinaient les feux de camp de l’homme en noir. Il n’avait trouvé ni boîte de conserve, ni bouteille, ni même une outre (le Pistolero en avait laissé quatre derrière lui, comme des mues de serpent). Il n’avait pas trouvé d’excréments. Il supposait que l’homme en noir les enterrait.
Peut-être les feux de camp épelaient-ils un message, une Grande Lettre à la fois. Garde tes distances, l’ami, disaient-ils peut-être. Ou bien : Tu touches au but. Ou peut-être même : Viens m’attraper. Peu importait ce qu’ils disaient ou ne disaient pas. Il se préoccupait peu des messages, si messages il y avait. Ce qui comptait, c’est que ces restes-là étaient aussi froids que tous les précédents. Pourtant il avait gagné du terrain. Il savait qu’il se rapprochait, sans savoir comment il le savait. Une odeur, peut-être. Ça aussi, c’était sans importance. Il continuerait ainsi jusqu’à ce que quelque chose change, et si rien ne changeait, il continuerait de toute façon. Il y aurait de l’eau, si Dieu le voulait, comme disaient les Anciens. De l’eau, si Dieu en décidait ainsi, même dans le désert. Le Pistolero se leva, et s’essuya les mains.
Aucune autre trace. Le vent, acéré telle une lame de rasoir, avait bien sûr effacé les maigres indices dont le sol dur comme la pierre avait pu garder l’empreinte. Pas de déchets jetés en route, jamais la moindre trace indiquant qu’il avait enterré quoi que ce soit. Rien. Rien d’autre que ces feux de camp refroidis le long de l’ancienne route de l’est, et ce télémètre implacable à l’intérieur de son crâne. Mais il n’y avait pas que ça, évidemment ; cette force qui le tirait vers le sud-ouest n’était pas qu’une question d’attraction, c’était plus encore que du magnétisme.
Il s’assit et s’offrit le luxe d’une gorgée tirée de l’outre. Il repensa à ce moment de vertige, un peu plus tôt, à cette sensation de n’être plus rattaché au monde, et il se demanda quel pouvait en être le sens. Pourquoi ce vertige avait-il convoqué l’image du cor et celle du dernier de ses vieux amis, tous deux perdus si longtemps auparavant, à Jéricho Hill ? Mais il avait toujours les pistolets — les pistolets de son père —, et ils étaient assurément plus importants qu’un cor… ou même qu’un ami.
Non ?
Cette question le troublait étrangement, mais puisqu’il semblait n’y avoir d’autre réponse que l’évidence, il la mit de côté, peut-être pour la reconsidérer plus tard. Il balaya le désert du regard puis leva les yeux vers le soleil, qui glissait à présent dans son dernier quart de ciel — qui pourtant, détail dérangeant, n’était pas plein ouest. Il se releva, retira ses gants élimés de sa ceinture et se mit à arracher de l’herbe du diable pour se faire lui aussi un feu, qu’il bâtit sur les cendres laissées par l’homme en noir. Il y vit une ironie, aussi amèrement attendrissante que la soif qui le tenaillait.
Il attendit pour sortir la pierre et le briquet de son sac qu’il ne restât plus des derniers feux du jour qu’une chaleur fugitive du sol sous ses pieds et une ligne d’un orange sarcastique sur l’horizon monochrome. Il demeura assis là, son gunna posé sur ses genoux repliés, à contempler patiemment en direction du sud-est, vers les montagnes ; non pas dans l’espoir de voir s’élever la fine colonne de fumée d’un autre feu de camp, mais dans le seul but d’observer, car observer faisait partie du jeu — et ce jeu recelait une satisfaction amère, bien particulière. Tu ne verras pas ce que tu ne cherches pas, l’asticot, aurait dit Cort. Ouvre-moi ces pauvres mirettes que les dieux t’ont données, tu veux bien ?
Mais il n’y avait rien. Il était près, mais d’une proximité toute relative. Pas assez près pour voir de la fumée dans le crépuscule, ou le clin d’œil orange d’un feu de camp.
Il fit jaillir l’étincelle de la pierre, enflamma les brins d’herbe sèche, tout en marmonnant ces puissantes paroles, anciennes et insensées : « Fuse, fuse, belle étincelle, où donc est mon père ? Dois-je m’étendre ? Dois-je m’éteindre ? Que ton feu réchauffe ma tanière. » C’était étrange, comme on abandonnait certains des mots et des gestes de l’enfance, et comme d’autres s’accrochaient fermement et accompagnaient toute une vie, de plus en plus lourds à porter à mesure que le temps passait.
Il s’allongea contre le vent, près de son petit brasier, laissant la fumée des rêves se dissoudre dans les étendues infinies. Hormis quelques tourbillons de poussière aléatoires, le vent était constant.
Au-dessus de lui, constantes elles aussi, les étoiles ne clignotaient pas. Des soleils et des mondes par millions. Des constellations étourdissantes, du feu glacé dans toutes les teintes primaires. Sous ses yeux, le ciel vira de l’indigo à l’ébène. Un météore dessina un arc de cercle fugace et spectaculaire en dessous du Vieil Astre, puis s’éteignit en un clin d’œil. Le feu projetait d’étranges ombres tandis que l’herbe du diable se consumait lentement, composant de nouveaux dessins — non plus des idéogrammes, mais un enchevêtrement sans complexité, vaguement effrayant dans sa fiabilité bien à lui, sans logique. Il avait disposé son combustible non pas dans un souci artistique, mais pratique. Il parlait de Noirs et de Blancs. Il parlait d’un homme capable, qui sait, de remettre de l’ordre dans des chambres d’hôtel inconnues. Le feu brûlait, de ses flammes basses et ralenties, et des visions dansaient dans son cœur incandescent. Le Pistolero ne les voyait pas. Les deux motifs, l’art et l’artisanat, se soudèrent l’un à l’autre pendant son sommeil. Le vent gémissait, sorcière tordue par le cancer dans son ventre. De temps à autre, un courant d’air pervers faisait tourbillonner la fumée à la manière d’un petit caillou qui, en tournant, dans une huître parfois devient perle. Parfois le Pistolero gémissait de concert avec le vent. Les étoiles étaient aussi indifférentes à ce spectacle qu’elles l’étaient aux guerres, aux crucifixions, ou aux résurrections. Voilà qui l’aurait sans doute réjoui.
Il avait atteint le pied de la dernière colline, menant sa mule aux yeux déjà morts, saillants de chaleur. Il avait passé la dernière ville trois semaines auparavant, et, depuis lors, il n’avait plus connu que le sentier de diligence déserté, rompu çà et là par une petite grappe de baraques de frontaliers, aux toits de chaume. Rien de plus qu’un tas de baraques isolées, la plupart habitées par des lépreux ou des fous. Il préférait la compagnie des fous, à choisir. L’un d’eux lui avait même donné une boussole Silva en inox, en lui demandant de la remettre à l’Homme Jésus. Le Pistolero l’avait prise d’un air grave, en promettant de la Lui remettre, s’il Le voyait. Il doutait d’avoir cette chance un jour, mais tout était possible. Une fois il avait vu un tahine — un homme à tête de corbeau, cette fois-là —, mais la pauvre erreur de la nature avait fui sous une pluie de balles, croassant ce qui pouvait être des mots. Voire des insultes.
Cinq jours avaient passé depuis la dernière cabane et il avait commencé à soupçonner qu’il n’y en aurait pas d’autres, lorsqu’il arriva au sommet de cette dernière colline érodée et aperçut le toit de chaume bas et familier.
L’occupant des lieux, un homme étonnamment jeune avec une crinière échevelée d’un rouge vif qui lui tombait presque à la taille, était en train de sarcler un maigre carré de maïs avec un zèle désinvolte. La mule lâcha un braiment sifflant et le frontalier leva les yeux, des yeux d’un bleu éblouissant qui se fixèrent instantanément sur le Pistolero, comme des têtes chercheuses. Le frontalier n’était pas armé, le Pistolero n’aperçut ni boit, ni bah. L’homme leva les deux mains et adressa un bonjour sec à l’étranger, puis se pencha de nouveau sur son maïs, descendant le sillon le plus proche de sa baraque, le dos courbé, balançant de temps à autre par-dessus son épaule un brin d’herbe du diable ou un plant de maïs rabougri. Sa chevelure ondulait et claquait dans le vent qui s’était levé du désert, sans rien qui venait lui faire obstacle.
Le Pistolero descendit lentement la colline, menant la mule chargée de ces outres qui lui battaient les flancs. Il s’immobilisa au bord du carré de maïs à l’apparence desséchée, but une gorgée pour amorcer la salive, et cracha sur le sol aride.
— Longue vie à vos récoltes.
— Longue vie aux vôtres, répondit le frontalier en se redressant.
Ses vertèbres craquèrent de manière très audible. Il examina le Pistolero sans aucune peur. La petite partie visible de son visage entre la barbe et les cheveux semblait saine, sans traces de lèpre, et ses yeux, bien qu’un peu sauvages, n’étaient apparemment pas ceux d’un fou.
— Que vos journées soient longues et vos nuits plaisantes, l’étranger.
— Et deux fois le compte pour vous.
— Y a peu de chance, répondit le frontalier, avec un rire brusque. Ici j’ai rien d’autre que du maïs et des fayots. Le maïs est gratuit, mais il va falloir payer quelque chose pour les fayots. Il y a un type qui en apporte de temps en temps. Il reste pas longtemps.
Le frontalier eut un rire bref.
— Il a peur des esprits. De l’homme-oiseau, aussi.
— Je l’ai vu. L’homme-oiseau, je veux dire. Il s’est enfui.
— Ouais, il s’est perdu. Il dit qu’il cherche un endroit qui s’appelle Algul Siento, sauf que parfois il dit Le Havre Bleu, ou Le Paradis Bleu[4], je sais plus. Vous en avez entendu parler ?
Le Pistolero secoua la tête.
— Bon… il mord pas, il mendie pas, alors il a qu’à aller se faire foutre. Vous êtes vivant ou mort ?
— Vivant, répondit le Pistolero. Vous parlez comme les Manni.
— J’ai traîné un moment avec eux, mais c’était pas une vie pour moi. Ils font trop copain-copain, ils cherchent tout le temps des trous dans ce monde.
Ce qui était vrai, se dit le Pistolero. Les Manni étaient un grand peuple de voyageurs.
Ils se regardèrent un moment en silence, puis le frontalier tendit la main.
— Mon nom, c’est Brown.
Le Pistolero lui serra la main et donna son nom. Au même moment, un corbeau maigre perché sur le toit de chaume bas poussa un croassement. Le frontalier fit un geste vague dans sa direction.
— Lui, c’est Zoltan.
En entendant son nom, l’oiseau croassa de nouveau et s’envola en direction de Brown. Il atterrit sur la tête du frontalier et se jucha solidement, les serres fermement plantées dans la tignasse échevelée.
— Va te faire foutre, lâcha Zoltan d’une voix claire. Va te faire foutre, et emmène ton canasson avec toi.
Le Pistolero fit un signe de tête affable.
— Fayots, fayots, fruits musicaux, récita le corbeau d’un air inspiré. Plus t’en manges, plus tu joues du pipeau.
— C’est vous qui lui avez appris ça ?
— Il veut rien apprendre d’autre, il faut croire, répondit Brown. J’ai essayé de lui apprendre le Notre-Père, une fois.
Ses yeux vagabondèrent un moment au-delà de la cabane, vers les étendues monotones de sable dur comme la pierre.
— Mais ça doit pas être le pays rêvé pour les prières. Vous êtes un pistolero, pas vrai ?
— Exact.
Il s’accroupit et exhiba son attirail. Zoltan s’envola de la tête de Brown et, battant furieusement des ailes, vint atterrir sur l’épaule du Pistolero.
— Je croyais que votre race s’était éteinte.
— Et maintenant vous voyez que non, pas vrai ?
— Vous venez du Monde de l’Intérieur ?
— C’était il y a bien longtemps, acquiesça le Pistolero.
— Il reste quelque chose, là-bas ?
Ce à quoi le Pistolero ne répondit pas, mais son visage suggéra qu’il valait mieux ne pas s’aventurer sur ce terrain.
— Vous êtes après l’autre, j’imagine.
— Oui.
Suivit la question suivante, inévitable.
— Il est passé il y a longtemps ?
Brown haussa les épaules.
— J’en sais rien. Il est bizarre, le temps, par ici. Pareil pour les distances et les directions. Plus de deux semaines. Moins de deux mois. Le type aux haricots est passé deux fois, depuis. Je dirais six semaines. Mais je me trompe sûrement.
— Plus t’en manges, plus tu joues du pipeau, éructa Zoltan.
— Il a passé la nuit ici ? demanda le Pistolero.
Brown fit oui de la tête.
— Il est resté souper, comme vous allez le faire, je suppose. On a passé le temps.
Le Pistolero se leva et l’oiseau s’envola en braillant, pour retourner se poser sur le toit. Il sentit une sorte d’urgence trembler en lui.
— De quoi a-t-il parlé ?
Les yeux fixés sur lui, Brown haussa un sourcil.
— De pas grand-chose. Est-ce qu’il arrivait qu’il pleuve dans les parages, quand j’étais arrivé dans le coin, et si j’avais enterré ma femme. Il m’a demandé si c’était une Manni, et je lui ai fait « ouais », parce qu’on aurait dit qu’il savait déjà. C’est moi qui ai tenu le crachoir, et c’est pas dans mes habitudes.
Il se tut, et on n’entendit plus que le souffle morne du vent.
— C’est un sorcier, pas vrai ?
— Entre autres, oui.
Brown hocha lentement la tête.
— Je m’en doutais. Il a sorti un lapin de sa manche, tout vidé, prêt pour la marmite. Et vous, vous en êtes un ?
— Un sorcier ? — le Pistolero éclata de rire — Moi je suis un homme, c’est tout.
— Vous ne l’aurez jamais.
— Si, je l’aurai.
Ils se regardèrent, sentant entre eux une soudaine profondeur de sentiment, le frontalier planté dans son carré de poussière, le Pistolero sur ce sol de pierre qui descendait en pente douce jusqu’au désert. Il prit sa pierre à briquet dans sa poche.
— Tenez, fit Brown en sortant une allumette à tête de soufre et en la frottant du bout d’un ongle crasseux.
Le Pistolero planta le bout de sa cigarette dans la flamme et tira une bouffée.
— Merci.
— Va falloir que vous remplissiez vos outres, dit le frontalier en se retournant. La source est derrière, sous l’appentis. Je vais m’occuper du dîner.
Le Pistolero enjamba avec précaution les rangs de maïs et contourna l’habitation. La source se trouvait au fond d’un puits creusé à la main et doublé de pierres à l’intérieur, pour empêcher la terre poudreuse de s’affaisser. Tandis qu’il descendait le long de l’échelle branlante, le Pistolero se fit la réflexion qu’un tel travail avait bien dû prendre deux ans — deux ans à traîner, à tirer et à empiler des pierres. L’eau était claire mais presque stagnante, et remplir les outres représentait une tâche de longue haleine. L’eau atteignait le goulot de la seconde quand Zoltan vint se percher sur le rebord du puits.
— Va te faire foutre. Va te faire foutre, et emmène ton canasson avec toi, lui conseilla-t-il.
Surpris, le Pistolero leva les yeux. Le puits était profond, cinq mètres environ. Assez profond pour permettre à Brown de lui lâcher un rocher sur la tête, et de le dépouiller. Un fou ou un lépreux ne s’y serait pas risqué ; or Brown n’était ni l’un ni l’autre. Pourtant il aimait bien cet homme, aussi repoussa-t-il cette pensée et récolta-t-il le reste de l’eau que Dieu avait bien voulu donner. Pour le reste de ce que Dieu voulait, c’était le boulot du ka, pas le sien.
Lorsqu’il franchit le seuil de la cabane et descendit les marches (la masure elle-même était située au-dessous du niveau du sol, afin de récolter et de conserver la fraîcheur de la nuit), Brown était en train de faire griller des épis de maïs dans les braises d’un feu minuscule, au moyen d’une spatule de bois dur. Deux assiettes ébréchées étaient disposées aux deux extrémités d’une couverture grisâtre. Dans une marmite suspendue au-dessus du feu, l’eau des haricots se mit à bouillir.
— Je paierai l’eau, aussi.
Brown ne leva pas la tête.
— L’eau est un don de Dieu, comme vous le savez, je crois. Les fayots, c’est Papa Doc qui les apporte.
Le Pistolero eut un rire qui tenait du grognement et s’assit, le dos appuyé contre l’un des murs bruts ; puis il croisa les bras et ferma les yeux. Au bout de quelques instants, l’odeur de maïs grillé arriva à ses narines. Il y eut comme une avalanche de petits galets métalliques quand Brown lâcha une poignée de haricots secs dans la marmite. Et aussi le tac-tac-tac des pattes de Zoltan parcourant le toit sans relâche. Le Pistolero était fatigué. Il avait avancé pendant seize, voire dix-huit heures par jour, depuis l’horreur de son passage à Tull, le dernier village. Et, depuis douze jours maintenant, il allait à pied. La mule avait atteint les limites de son endurance, et seule la force de l’habitude la maintenait en vie. Il avait connu autrefois un garçon du nom de Sheemie, qui possédait une mule. Sheemie avait disparu, à présent ; ils avaient tous disparu aujourd’hui, il ne restait plus qu’eux deux : lui et l’homme en noir. Il avait entendu courir des bruits, sur des terres au-delà de celles-ci, les terres vertes d’un lieu appelé Entre-Deux-Mondes, mais c’était difficile à croire. Dans le coin, les terres vertes, c’était bon pour les rêves d’enfants.
Tac-tac-tac.
Deux semaines, avait dit Brown, de deux à six semaines. Peu importait. Il y avait eu des calendriers, à Tull, et les gens s’étaient rappelé l’homme en noir, à cause de ce vieux qu’il avait soigné, en passant. Rien qu’un vieux en train de mourir à cause de l’herbe. Un vieux de trente-cinq ans. Et si Brown disait vrai, il avait gagné pas mal de terrain sur l’homme en noir, depuis lors. Mais il arrivait au désert. Et le désert, ce serait l’enfer.
Tac-tac-tac…
Prête-moi tes ailes, l’oiseau. Je les déploierai et je volerai sur les courants ascendants.
Il dormit.
Brown le réveilla une heure plus tard. Il faisait sombre. La seule lumière était la lueur sourde, couleur cerise, des braises couvertes.
— Votre mule est morte, fit Brown. Désolé de vous le dire. Le dîner est prêt.
— Quoi ?
Brown haussa les épaules.
— Maïs grillé et fayots bouillis, qu’est-ce qu’il vous faut ? On fait le difficile ?
— Non, pour la mule, je veux dire.
— Elle s’est couchée, c’est tout. Elle m’avait l’air bien vieille, cette mule.
Puis, ayant presque l’air de s’excuser :
— Zoltan lui a bouffé les yeux.
— Oh.
Il aurait dû s’y attendre.
— D’accord.
Brown le surprit une nouvelle fois lorsqu’ils s’installèrent sur la couverture qui faisait office de table, en prononçant un court bénédicité : « Que nous soient donnés la pluie, la santé et l’enrichissement de l’esprit ».
— Vous croyez à une vie après la mort ? demanda le Pistolero à Brown qui lui servait trois épis de maïs chauds dans l’assiette.
Brown acquiesça.
— Il me semble qu’on est en plein dedans.
Les haricots étaient durs comme des balles, le maïs coriace. Dehors, le vent dominant nasillait et gémissait dans l’avant-toit, au niveau du sol. Le Pistolero mangea rapidement, avec voracité, avalant quatre copieuses rasades d’eau avec son repas. Au milieu, il y eut comme une rafale de mitraillette contre la porte. Brown se leva et fit entrer Zoltan. L’oiseau traversa la pièce et alla se renfrogner dans un coin, la tête rentrée dans les épaules.
— Fruits musicaux, marmonna-t-il.
— Vous n’avez jamais pensé à le manger ? demanda le Pistolero.
Le frontalier éclata de rire.
— Les animaux qui parlent, ils ont la carne dure. Les oiseaux, les bafouilleux, les fayots humains. Trop durs sous la dent.
Après le souper, le Pistolero offrit de son tabac. Le frontalier, Brown, accepta sans se faire prier.
Maintenant, pensa le Pistolero. Voici venue l’heure des questions.
Mais Brown ne posa aucune question. Les yeux rivés sur les braises mourantes du feu, il fuma le tabac cultivé des années auparavant à Garlan. Il faisait déjà sensiblement plus frais, dans la masure.
— Ne nous soumets pas à la tentation, lâcha tout à coup Zoltan, d’un ton apocalyptique.
Le Pistolero sursauta comme si on venait de lui tirer dessus. Il eut soudain la certitude que tout ça n’était qu’une illusion, que l’homme en noir lui avait jeté un sort et essayait de lui dire quelque chose, d’une façon horripilante, à la fois symbolique et obtuse.
— Vous connaissez Tull ? demanda-t-il subitement.
Brown fit oui de la tête.
— J’y suis passé deux fois : la première, pour m’installer ici, et puis j’y suis retourné une fois pour vendre mon maïs et boire un verre de whisky. Il avait plu, cette année-là. Ça a duré… quoi, quinze minutes. On aurait dit que la terre s’ouvrait et qu’elle engloutissait tout d’un coup. Une heure après, c’était redevenu aussi blanc et sec qu’avant. Mais le maïs… bon Dieu, ce maïs. On le voyait pousser à l’œil nu. Ça, encore, ça allait. Mais on l’entendait, aussi, comme si la pluie lui avait donné une voix. Pas joyeux, comme son. On aurait dit que ça soupirait et que ça grognait pour s’arracher à la terre.
Il marqua une pause.
— J’ai eu un surplus, alors je suis allé le vendre. Papa Doc m’avait proposé de le faire, mais il m’aurait roulé. Alors j’y suis allé moi-même.
— Vous n’aimez pas la ville ?
— Non.
— J’ai bien failli me faire tuer, là-bas, dit le Pistolero.
— C’est pas vrai ?
— J’en jurerais, par ma montre et mon billet. Et j’ai tué un homme qui avait été touché par Dieu, dit le Pistolero. Sauf que ce n’était pas Dieu. C’était l’homme avec le lapin sorti de sa manche. L’homme en noir.
— Il vous a tendu un piège.
— Vous parlez avec la voix de la sagesse, soyez-en remercié.
Leurs regards se croisèrent dans l’ombre, et l’instant prit des allures d’irrévocabilité.
Maintenant, les questions vont venir.
Mais Brown n’avait toujours aucune question à poser. Sa cigarette n’était plus qu’un mégot rougeoyant, mais, lorsque le Pistolero tapota son sac, Brown fit non de la tête.
Zoltan ne tenait pas en place, semblait sur le point de parler, puis se ravisait.
— Vous voulez que je vous raconte ? demanda le Pistolero. D’habitude je ne suis pas bavard, mais…
— Parfois ça aide, de parler. Je vous écoute.
Le Pistolero chercha par où commencer et ne trouva pas les mots.
— Il faut que j’aille me soulager, fit-il.
Brown acquiesça.
— Pensez au maïs, s’il vous plaît.
— Pas de problème.
Il monta les marches et se retrouva dehors, dans le noir. Au-dessus de lui scintillaient les étoiles. Le vent palpitait. Le Pistolero fit jaillir une courbe d’urine au-dessus du champ poudreux, un jet vacillant. C’était l’homme en noir qui l’avait mené ici. Il n’était pas impensable que Brown fût l’homme en noir. C’était possible…
Le Pistolero chassa de son esprit ces pensées pénibles et inutiles. La seule éventualité à laquelle il n’avait pas appris à faire face était celle de sa propre folie. Il retourna à l’intérieur.
— Alors, vous vous êtes décidé ? Je suis un sortilège, ou pas ? demanda Brown, amusé.
Surpris, le Pistolero marqua un temps d’arrêt sur le minuscule palier. Puis il vint lentement se rasseoir.
— L’idée m’a traversé l’esprit. En êtes-vous un ?
— Si c’est le cas, je suis le dernier à le savoir.
Ce n’était pas là une réponse extrêmement utile, mais le Pistolero décida de ne pas relever.
— J’avais commencé à vous parler de Tull.
— Ça pousse, là-bas ?
— C’est mort, répondit le Pistolero. J’ai tout tué moi-même.
Il pensa ajouter : Et maintenant je vais te tuer aussi, ne serait-ce que parce que je ne tiens pas à ne dormir que d’un seul œil. Mais en était-il vraiment arrivé là ? Et, si oui, à quoi bon continuer ? À quoi bon, s’il était devenu ce qu’il poursuivait ?
Brown prit la parole.
— Je ne veux rien de toi, pistolero, sauf d’être encore là quand tu partiras. Je ne te supplierai pas de me laisser en vie, mais ça ne veut pas dire que je ne veux pas en profiter encore un peu.
Le Pistolero ferma les yeux. Son esprit tourbillonnait.
— Dis-moi ce que tu es, dit-il d’une voix pâteuse.
— Rien qu’un homme. Qui ne te veut pas de mal. Et je suis toujours disposé à écouter, si toi tu es disposé à parler.
Ce à quoi le Pistolero ne répondit pas.
— Je suppose que tu ne te sentiras pas à l’aise tant que je ne t’aurai pas invité à parler, dit Brown. C’est donc ce que je fais. Tu veux bien me parler de Tull ?
Le Pistolero constata avec surprise que, cette fois, les mots voulaient bien venir. Il se mit à raconter, par salves monotones, qui bientôt s’épanouirent en un récit égal, sans timbre. Il se trouva étrangement excité. Il parla jusque tard dans la nuit. Pas une fois Brown ne l’interrompit. L’oiseau non plus.
Il avait acheté la mule à Pricetown, et elle était encore fraîche lorsqu’il avait atteint Tull. Le soleil était couché depuis une heure, mais le Pistolero avait poussé plus avant, guidé par la lueur de la ville dans le ciel, puis par les notes étrangement claires d’un piano de bastringue jouant « Hey Jude ». La route s’élargissait à mesure que s’y ralliaient des chemins plus étroits. Çà et là, il croisait des lampes à étincelles suspendues, toutes hors service depuis des lustres.
Les forêts avaient disparu longtemps auparavant, remplacées par un paysage de plaine, plat et monotone : des champs désolés à perte de vue, rendus à la fléole des prés et aux arbustes bas ; des domaines sinistres et désertés, s’étendant dans l’ombre vigilante de manoirs maussades, indéniablement hantés par des démons ; des cabanes vides à l’air vaguement concupiscent, abandonnées par ceux qui s’étaient déplacés, ou qu’on avait déplacés ; de loin en loin une baraque de frontalier, que ne trahissait qu’un petit point oscillant dans la pénombre, ou des familles d’autochtones à l’air menaçant, qui peinaient tout le jour en silence, dans les champs. Le maïs était la culture principale, mais on trouvait aussi des haricots et parfois des maquereines. Il arrivait qu’une vache maigre le regarde passer de son air pataud, entre deux poteaux écaillés d’une clôture en bois d’aulne. Il avait croisé quatre diligences, deux dans un sens et deux dans l’autre, presque vides, arrivant sur lui par-derrière et les dépassant lui et sa mule — plus pleines au retour, en route vers les forêts du nord. De temps à autre le croisait un fermier, les pieds en l’air sur le garde-boue de son bucka, veillant à ne pas croiser le regard de l’homme aux pistolets.
C’était moche, comme pays. Il y avait eu deux averses depuis son départ de Pricetown, toutes deux insignifiantes. Même les mauvaises herbes, jaunies, avaient un air déprimé. C’était vraiment un sale coin, où on ne faisait que passer. Il n’avait pas vu trace de l’homme en noir. Peut-être avait-il pris une diligence.
La route formait un coude, au-delà duquel le Pistolero fit arrêter la mule d’un claquement de la langue, pour contempler Tull, en contrebas. La ville se lovait au fond d’une cuvette circulaire, bijou de pacotille dans un écrin miteux. On voyait des loupiotes, la plupart regroupées autour du point d’où émanait la musique. Il semblait y avoir quatre rues, dont trois hérissées à angle droit de l’artère principale, celle où passaient les diligences. Peut-être y aurait-il un café. Peu probable, mais pourquoi pas ? Il fit de nouveau claquer sa langue et la mule repartit.
Le long de la route, le chapelet de maisons se resserrait, même si elles restaient pour la plupart inoccupées. Il passa devant un minuscule cimetière aux tombes de bois moussues et penchées, étouffées par l’herbe du diable nauséabonde qui les recouvrait. Quelque cent cinquante mètres plus loin, il croisa un panneau rongé qui disait : TULL.
La peinture était tellement écaillée que le nom était à peine lisible. Le Pistolero en vit un autre un peu plus loin, impossible à déchiffrer.
À son entrée dans la ville proprement dite, il fut accueilli par un chœur pitoyable de voix franchement éméchées, qui entonnaient le finale interminable de « Hey Jude » — « Naa-naa-naa-naa-na-na-na… hey, Jude ». C’était un son mort, comme celui du vent soufflant dans le tronc creux d’un arbre pourri. Sans le martèlement sourd et prosaïque du piano de pacotille, il se serait sérieusement demandé si l’homme en noir n’avait pas levé une armée de fantômes pour hanter une ville désertée.
Il y avait des gens dans la rue, mais pas grand monde. Trois femmes portant un pantalon noir et un chemisier à col montant — toutes les trois le même — le croisèrent sur le trottoir d’en face, sans le dévisager pour autant avec une curiosité appuyée. On aurait dit qu’un triple visage flottait, comme trois ballons blafards avec des yeux, au-dessus de leurs corps pratiquement invisibles. Un vieil homme à l’air solennel, un canotier vissé sur le crâne, l’observait depuis les marches d’une épicerie condamnée par des planches. Un tailleur maigrichon, en discussion avec un client qui s’attardait, s’interrompit pour le regarder passer ; il leva la lanterne derrière sa devanture, pour mieux le voir. Le Pistolero lui adressa un signe de tête. Ni le tailleur ni son client ne le lui rendirent.
Il sentait sur lui leurs yeux, fixés pesamment sur les étuis bas qui lui battaient les hanches. Un jeune garçon, qui devait avoir treize ans, ainsi qu’une fille qui pouvait être sa sœur ou sa jeune gueuse traversèrent la rue dix mètres plus haut, en marquant un temps d’arrêt à peine perceptible. Leurs pas soulevaient de petits nuages de poussière qui restaient suspendus au-dessus du sol. En ville, en revanche, la plupart des lampes à étincelles marchaient, mais pas à l’électricité. Leurs ichtyocolles latérales étaient rendues opaques par l’huile coagulée. Certaines étaient brisées. Il vit une écurie de louage, qui semblait au bord de la décrépitude totale, et dont la survie dépendait sans doute de la ligne de diligences. Trois garçons étaient tapis en silence autour d’un jeu de billes, dans la poussière, le long de l’étable à la gueule béante, en train de fumer des cigarettes de maïs. Ils dessinaient de longues ombres sur le sol. L’un d’eux avait planté une queue de scorpion dans le rebord de son chapeau. Un autre avait l’œil gauche hypertrophié, comme une saillie aveugle hors de son orbite.
Le Pistolero passa devant eux avec sa mule et jeta un regard dans l’antre obscur de l’écurie. Une lampe y diffusait une lueur sourde. Une ombre tremblait et tressautait, celle d’un vieillard dégingandé en salopette ; il balançait le foin dans son fenil, à grands moulinets de sa fourche scandés de grognements.
— Hé ! appela le Pistolero.
La fourche vacilla et le vieux palefrenier balaya les alentours de ses yeux jaunis.
— Hé vous-même !
— J’ai une mule, là.
— Tant mieux pour vous.
Le Pistolero fit tourbillonner une lourde pièce d’or inégale dans la semi-obscurité. Elle tournoya en scintillant et alla tinter sur les planches jonchées de petite paille.
Le palefrenier s’approcha, se pencha pour la ramasser et jeta un coup d’œil de côté au Pistolero. Son regard descendit sur les ceinturons et il hocha la tête d’un air revêche.
— Combien de temps vous comptez la laisser ?
— Une nuit ou deux. Peut-être plus.
— J’ai pas la monnaie, sur l’or.
— Je ne l’ai pas demandée.
— Sale fric, marmonna-t-il.
— Qu’est-ce que vous dites ?
— Rien.
Le vieux prit la bête par la bride et l’emmena à l’intérieur.
— Et bouchonnez-la bien ! lança le Pistolero. Je veux sentir qu’elle est propre quand je reviendrai, j’espère que c’est clair !
Le vieux ne se retourna pas. Le Pistolero se dirigea vers les garçons accroupis autour des billes. Ils avaient suivi l’échange avec un intérêt méprisant.
— Que vos journées soient longues et vos nuits plaisantes, tenta le Pistolero en guise de salutation.
Pas de réponse.
— Vous êtes de cette ville, les gars ?
Toujours pas de réponse, sauf peut-être de la queue de scorpion, qui sembla esquisser un hochement de tête.
L’un des gamins s’arracha du coin de la bouche un mégot de maïs entortillé, attrapa une agate verte et la fit sauter dans la poussière. Elle alla cogner un calot, qu’elle éjecta hors du cercle. Il ramassa l’agate et s’apprêta à tirer de nouveau.
— Il y a un restaurant, dans le coin ? demanda le Pistolero.
L’un d’eux leva les yeux, le plus jeune du groupe. Il avait un vilain bouton de fièvre au coin de la bouche, mais lui avait les yeux de la même taille, et remplis d’une innocence qui ne ferait pas long feu dans ce trou de merde. Il regarda le Pistolero avec un regard débordant d’émerveillement, un regard à la fois touchant et effrayant.
— Pouvez vous dégotter un steak chez Sheb.
— Le boui-boui avec le piano ?
Le gosse acquiesça.
— Ouais.
Dans les yeux de ses copains étaient apparues laideur et hostilité. Il aurait sans doute à payer ces quelques paroles de gentillesse.
Le Pistolero effleura le bord de son chapeau.
— Je te suis reconnaissant. C’est bon de savoir qu’il y a dans cette ville quelqu’un capable d’aligner deux mots.
Il reprit son chemin, monta sur le trottoir en planches et se dirigea vers chez Sheb. Il entendit distinctement dans son dos la voix aiguë et enfantine d’un des deux autres gamins, qui lança d’un ton chargé de mépris : « Bouffeur d’herbe ! Bouffeur d’herbe ! Ça fait combien d’temps qu’tu sautes ta sœur, Charlie ? Bouffeur d’herbe ! ». Puis un coup, suivi d’un sanglot.
Trois lampes à pétrole brûlaient devant l’entrée de chez Sheb, une de chaque côté, la dernière clouée au milieu, au-dessus de la porte à battants bancale. Le refrain de « Hey Jude » avait fini par s’éteindre, et le piano massacrait déjà une autre vieille ballade. Des voix murmuraient, comme des fils rompus. Le Pistolero s’arrêta un instant devant la porte et regarda à l’intérieur. Le sol couvert de sciure, les crachoirs près des tables branlantes. Des planches posées sur des tréteaux tenant lieu de bar et, derrière, un miroir poisseux dans lequel se reflétait le pianiste, affublé de l’inévitable chapeau mou. On avait retiré la façade du piano, de sorte qu’on voyait les marteaux de bois bondir et rebondir au rythme du morceau qu’il jouait. Derrière le bar se tenait la serveuse, une blonde aux cheveux filasse, vêtue d’une robe bleue sale. L’une des bretelles était retenue par une épingle de nourrice. Il devait y avoir six types du coin au fond de la salle, occupés à picoler en jouant au Surveille-Moi d’un air apathique. Une autre demi-douzaine d’hommes était vaguement regroupée autour du piano. Plus quatre ou cinq au bar. Et un vieux aux cheveux gris, affalé sur une table, près de la porte. Le Pistolero entra.
Les têtes pivotèrent vers lui et les regards se posèrent sur ses armes. Il y eut un instant de silence presque parfait, hormis la mélodie du pianiste, oublieux de ce qui l’entourait, et qui continuait dans son coin. Puis la femme se mit à passer le chiffon sur le bar, et tout reprit sa place.
— Surveille-Moi, lança l’un des joueurs attablés dans le coin, en contrant trois cœurs par quatre piques, étalant toute sa main sur la table.
Celui qui avait posé les cœurs lâcha un juron, poussa sa mise devant lui, et on distribua un nouveau jeu.
Le Pistolero se dirigea vers la femme au bar.
— Vous avez de la viande ? demanda-t-il.
— Bien sûr, répondit-elle en le regardant droit dans les yeux.
Elle avait dû être jolie à ses débuts, mais, depuis, le monde avait changé. Son visage s’était alourdi de bourrelets de chair et une cicatrice blême lui barrait le front en zigzag. Elle l’avait poudrée, et comme elle avait eu la main lourde, la poudre attirait l’attention sur ce qu’elle était censée camoufler.
— Du bœuf, de la qualité. C’est du bétail de bon aloi. Mais c’est pas donné.
De bon aloi, mon cul, pensa le Pistolero. Ce que t’as dans ton congélo, ça vient d’une bête à trois yeux ou à six pattes — peut-être même les deux. Voilà ce que j’en pense, dame-sai.
— Je vais prendre trois steaks et une bière, si ça ne vous dérange pas.
Nouveau glissement subtil d’atmosphère. Trois steaks. Les bouches se mirent à saliver, et les langues à lécher les babines avec une lenteur obscène. Trois steaks. Est-ce qu’on avait jamais vu quiconque manger trois steaks d’un seul coup ?
— Ça vous fera cinq de-l’or. Vous pigez, de-l’or ?
— Des dollars ?
Elle acquiesça, aussi en déduisit-il que c’était ce qu’elle demandait, des dollars.
— Avec la bière ? demanda-t-il avec un léger sourire. Ou bien la bière, c’est en plus ?
Elle ne lui rendit pas son sourire.
— Je mets ça en route. Dès que j’aurai vu la couleur de votre argent, j’veux dire.
Le Pistolero posa sur le bar une pièce d’or, que tout le monde suivit du regard.
Il y avait un poêle à charbon qui fumait derrière le bar, à gauche du miroir. La femme passa derrière et disparut dans une petite pièce, d’où elle revint avec de la viande posée sur du papier. Elle en retira chichement trois rondelles qu’elle déposa sur le grill. L’odeur qui s’en éleva avait de quoi rendre fou. Le Pistolero demeura d’une indifférence et d’une impassibilité totales, tout en notant de manière périphérique les couacs du piano, le jeu de cartes au ralenti et les regards obliques des piliers de bar.
L’homme était déjà quasiment sur lui lorsque le Pistolero l’aperçut dans le miroir. Il était presque chauve, la main enroulée autour du manche d’un gigantesque couteau de chasse, glissé dans une boucle à sa ceinture, comme un étui de pistolet.
— Retourne t’asseoir, fit le Pistolero. Rends-toi service à toi-même, péquenaud.
L’homme s’arrêta. Inconsciemment, il souleva la lèvre supérieure, comme un chien, et il y eut un moment de silence. Puis il regagna sa table, et tout reprit à nouveau sa place.
La bière arriva, dans une chope en verre fêlée.
— J’ai pas la monnaie, sur l’or, dit la femme agressivement.
— Je n’ai rien demandé.
Elle acquiesça avec colère, comme si cet étalage de richesse, même à son bénéfice à elle, la mettait dans une rage folle. Mais elle prit son or et, quelques minutes plus tard, les steaks arrivèrent, encore saignants sur les bords, sur une assiette douteuse.
— Vous auriez du sel ?
Elle attrapa un petit pot en dessous du bar et le lui tendit, des petits paquets blancs qu’il lui fallut émietter entre ses doigts.
— Du pain, peut-être ?
— Pas de pain.
Elle mentait, il le savait, mais il savait aussi pourquoi et n’insista pas. Le chauve le fixait de ses yeux cyanosés, crispant et décrispant spasmodiquement les mains autour du plateau fendu et creusé de sa table. Ses narines s’écartaient en une pulsation régulière, pour engloutir l’odeur de la viande. Ça au moins, c’était gratuit.
Le Pistolero se mit à manger, posément, sans avoir l’air de savourer, se contentant de découper sa viande et de la porter à sa bouche, en essayant de ne pas penser à quoi devait ressembler cette vache. Du bétail de bon aloi, avait dit la fille. Ben voyons ! Autant voir les cochons danser le Commala au clair de lune.
Il avait presque terminé et allait commander une autre bière en se roulant une cigarette, quand la main lui tomba sur l’épaule.
Il prit soudain conscience du silence qui s’était à nouveau emparé de la salle, et il sentit dans sa bouche le goût de la tension qui planait dans l’air. Il se retourna et se retrouva face à face avec l’homme qu’il avait vu assoupi près de la porte, en entrant. Il avait un visage horrible. L’odeur d’herbe du diable l’enveloppait comme un miasme fétide. Ses yeux étaient ceux d’un damné, les yeux fixes, brillants de colère de celui qui voit sans voir, des yeux tournés vers l’intérieur, vers l’enfer stérile des rêves incontrôlés, des rêves débridés, qui se lèvent des marais puants de l’inconscient.
La femme derrière le bar poussa un petit gémissement.
Les lèvres craquelées frémirent, se retroussèrent, révélant des dents vertes et moussues, et le Pistolero se dit : Il ne la fume même plus. Il la chique. Il la chique vraiment.
Puis, poussant un peu la déduction : Cet homme est mort. Il aurait dû mourir il y a déjà un an.
Puis, pour conclure, l’évidence : C’est l’homme en noir qui a fait ça.
Et ils se fixèrent, le Pistolero et l’homme qui s’était tenu au bord du gouffre de la folie.
Ce dernier se mit à parler et le Pistolero, ahuri, s’entendit apostropher dans le Haut Parler de Gilead.
— De l’or pour une faveur, Pistolero-sai. Une seule ? De bonne grâce.
Le Haut Parler. L’espace d’un instant, son esprit refusa d’en suivre le cours. Il ne l’avait plus entendu depuis des années — mon Dieu — des siècles, des millénaires. Le Haut Parler n’existait plus ; il était le dernier, le dernier pistolero. Tous les autres étaient…
Abasourdi, il porta la main à sa poche de chemise et en sortit une pièce d’or. La main gangreneuse, couverte de crevasses et d’escarres, s’en empara, la couva, la souleva pour faire jouer sur le métal les reflets graisseux des lampes à pétrole. La pièce diffusait son éclat fier et civilisé ; doré, rougeoyant, sanglant.
Ahhhhh… Un son de plaisir inarticulé. Le vieillard se retourna en titubant et se dirigea vers sa table, tenant toujours la pièce à hauteur des yeux, la faisant tourner, la faisant étinceler.
La salle se vidait à vue d’œil, les portes à battants claquaient dans un va-et-vient fou. Le pianiste claqua le couvercle sur son clavier dans un grand « bang » et sortit à la suite des autres, à grandes enjambées, dans le style opéra-comique.
— Sheb ! lui hurla la serveuse, d’une voix étrange, à mi-chemin entre la panique et le braillement de mégère. Sheb ! Reviens ici tout de suite ! Nom de Dieu !
Le Pistolero avait-il déjà entendu ce nom quelque part ? Il lui semblait que oui, mais ce n’était pas le moment de s’appesantir sur cette question, ou de revenir en arrière.
Pendant ce temps, le vieillard était retourné s’asseoir. Il faisait tourner la pièce d’or comme une toupie sur le bois crevassé de la table, et ses yeux de mort-vivant en suivaient les vrilles avec une fascination vide. Il la fit tourner de nouveau, puis une troisième fois, et ses paupières se firent lourdes. La quatrième fois, sa tête heurta le bois avant que la pièce ne s’immobilise.
— Eh bien voilà, fit la femme à voix basse et furieuse. Vous m’avez vidé la baraque. Vous êtes content ?
— Ils vont revenir, répondit le Pistolero.
— Pas ce soir, en tout cas.
— Qui est-ce ? fit-il en désignant le mangeur d’herbe.
— Allez vous faire foutre. Sai.
— J’ai besoin de savoir, répondit le Pistolero sur un ton patient. Il…
— Il vous a parlé bizarrement, fit-elle. Nort a jamais parlé comme ça de toute sa vie.
— Je cherche un homme. Vous l’avez forcément remarqué.
Elle le dévisagea. La colère la quittait peu à peu. Elle fut remplacée par de la spéculation, puis par cette lueur vive et humide qu’il avait déjà vue. La bâtisse branlante émit pour elle-même un craquement pensif. Au loin, un chien aboya, rappelant plutôt un âne en train de braire. Le Pistolero attendit. Elle vit qu’il savait, et la lueur céda la place au désespoir, à un besoin sourd qui n’avait pas de voix.
— J’imagine que vous connaissez mon prix, dit-elle. J’ai cette pulsion en moi, avant je savais m’en occuper, mais plus maintenant.
Il la regarda sans ciller. La cicatrice ne se verrait pas, dans le noir. Son corps était plutôt mince, ainsi le désert, le sable et les corvées n’avaient pas réussi à tout affaisser. Et elle avait dû être jolie, peut-être même belle. Ça ne changeait rien du tout. Même si les scarabées nécrophages avaient niché aux confins arides et noirs de sa matrice, ça n’aurait rien changé. Tout était écrit. Quelque part, une main inconnue avait tout couché dans le livre du ka.
Elle leva les mains à son visage ; il lui restait de la vigueur — assez pour pleurer.
— Ne me regardez pas ! Vous n’avez pas le droit de me regarder avec cet air mesquin !
— Je suis désolé, dit le Pistolero. Je ne pensais pas à mal.
— Vous dites tous ça ! lui cria-t-elle.
— Fermez boutique et éteignez les lumières.
Elle sanglotait, les mains sur le visage. Il était content que ses mains lui cachent le visage. Pas à cause de la cicatrice, mais parce que cela lui rendait sa jeunesse, sinon sa figure. L’épingle qui retenait sa bretelle scintillait dans la lumière graisseuse.
— Il ne risque pas de voler quelque chose ? Je peux le mettre dehors, sinon.
— Non, murmura-t-elle. Nort n’est pas un voleur.
— Alors éteignez les lumières.
Elle ne voulut pas retirer ses mains de son visage avant d’être passée derrière lui pour éteindre les lampes une à une, tournant la mollette avant de souffler sur la flamme. Puis elle prit la main du Pistolero dans l’obscurité, et elle était chaude. Elle le mena à l’étage. Il n’y avait pas de lumière pour camoufler leur acte.
Dans le noir, il roula deux cigarettes, les alluma puis lui en passa une. La chambre était imprégnée de son parfum à elle, une senteur de lilas frais touchante. L’odeur du désert l’avait recouverte. Il se rendit compte qu’il redoutait le désert qui l’attendait.
— Il s’appelle Nort, fit-elle.
Sa voix n’avait rien perdu de sa dureté.
— Nort, c’est tout. Il est mort.
Le Pistolero attendit.
— Dieu l’a touché.
Le Pistolero répondit :
— Je ne L’ai jamais vu.
— D’aussi loin que je m’en souvienne, il a toujours été là — Nort, je veux dire, pas Dieu.
Son rire en dents de scie déchira l’obscurité.
— À une époque, il avait une carriole à bonbons. Et puis il s’est mis à boire. Il a commencé à priser l’herbe. Puis à la fumer. Les gosses le suivaient et lançaient leurs chiens sur lui. Il portait un vieux pantalon vert qui puait. Tu comprends ?
— Oui.
— Il s’est mis à la chiquer. Sur la fin, il restait assis là, il ne mangeait plus rien. Dans sa tête, c’est comme s’il était le roi. Les enfants étaient ses bouffons, et les chiens ses princes.
— Oui.
— Il est mort juste là, devant. Il est arrivé sur les planches, avec son pas lourd — ses bottes, elles étaient inépuisables, des bottes de cheminot qu’il avait trouvées sur les voies désaffectées —, avec les gosses et les chiens aux talons. On aurait dit qu’il était tout en fil de fer, des cintres emberlificotés les uns dans les autres. Dans ses yeux on voyait tous les feux de l’enfer, mais il avait un grand sourire, du genre de ceux que les enfants creusent dans leurs citrouilles, au moment de la Moisson. Ça sentait la crasse, le pourri et l’herbe. Ça lui coulait du coin de la bouche comme du sang vert. J’imagine qu’il voulait entrer pour entendre Sheb jouer. Et puis juste devant, il s’est arrêté et il a redressé la tête. Je l’ai vu, j’ai cru qu’il entendait une diligence, mais on n’en attendait aucune. Et puis il a vomi, c’était tout noir et plein de sang. C’est passé au travers de son sourire, comme de l’eau souillée à travers une plaque d’égouts. Et cette puanteur, de quoi devenir dingue. Il a levé les bras et puis il s’est écroulé. C’est tout. Il est mort dans son vomi, avec ce sourire sur la figure.
— Une bien belle histoire.
— Oh oui, merci-sai. C’est un coin charmant, par ici.
Elle tremblait à ses côtés. Dehors, le vent sifflait toujours sa plainte monotone, et quelque part au loin une porte claquait, comme dans un rêve. Des souris couraient dans les murs. Le Pistolero pensa confusément que cet endroit était probablement le seul assez prospère en ville pour entretenir des souris. Il posa la main sur son ventre, et elle sursauta violemment, puis se détendit.
— L’homme en noir, souffla-t-il.
— Il te faut ta réponse, hein ? Tu pouvais pas te contenter de me sauter et de dormir un coup ?
— Il me la faut.
— D’accord. Je vais te raconter.
Elle attrapa les mains du Pistolero entre les siennes, et elle lui raconta tout.
Il était arrivé le jour de la mort de Nort. Dehors, le vent s’en donnait à cœur joie, soulevant du sol une épaisse couche de terre, faisant voler des pelletées de sable où tournoyait le maïs déraciné. Jubal Kennerly avait cadenassé l’écurie, et les quelques autres commerçants avaient obturé les fenêtres et cloué des planches en travers des volets. Le ciel était d’un jaune qui rappelait du vieux fromage, zébré de nuages qui fuyaient à toute allure, comme s’ils avaient vu quelque spectacle horrifiant dans les étendues désertiques qu’ils venaient de quitter.
La proie du Pistolero avait débarqué dans un chariot branlant, avec sa bâche accrochée à l’essieu, et qui claquait au vent. Ils le regardèrent arriver, et le vieux Kennerly, allongé près de sa fenêtre avec dans une main une bouteille et dans l’autre la chair chaude du sein gauche de sa deuxième fille, décida de ne pas répondre s’il venait frapper chez lui.
Mais l’homme en noir poursuivit son chemin sans faire ralentir le cheval bai qui tirait son chariot, dont les roues soulevaient la poussière comme de l’écume, dont le vent s’emparait avec avidité. Ç’aurait pu être un prêtre, ou un moine. Il portait une robe noire toute farinée de poussière, et sur la tête une capuche lâche qui lui dissimulait les traits, à l’exception de cet ignoble rictus ravi. La robe ondulait et claquait. En dessous de l’ourlet apparaissait le bout carré de lourdes bottines à boucles.
Il s’arrêta net devant chez Sheb et mit le cheval à l’attache. L’animal baissa la tête et souffla vers le sol. L’homme décrocha un pan de la bâche, à l’arrière du chariot, et attrapa une sacoche fatiguée. Il se la jeta sur l’épaule et franchit les portes à battants.
Alice l’observa avec curiosité, mais personne d’autre ne sembla remarquer son entrée. Les habitués étaient saouls comme des barriques. Sheb jouait des hymnes méthodistes façon ragtime, et les vieux roublards qui étaient arrivés tôt, tant pour éviter l’orage que pour veiller Nort, s’étaient cassé la voix à trop chanter. Sheb, tellement saoul qu’il frisait le coma éthylique, mais très remonté, excité à l’idée que lui était encore en vie, jouait à un rythme trépidant. Ses doigts tressautaient, volant littéralement sur les touches.
Des voix beuglaient et braillaient à tue-tête, sans jamais couvrir le vent, même si elles semblaient parfois à deux doigts de relever le défi. Dans un coin, Zachary avait retroussé les jupes d’Amy Feldon jusque par-dessus sa tête et il lui peignait les amulettes de la Moisson sur les genoux. Quelques autres femmes allaient et venaient dans la salle. Toutes semblaient habitées d’une étrange fièvre. Cependant, la lueur sourde de l’orage qui filtrait à travers les portes à battants semblait se rire d’elles.
On avait allongé Nort sur deux tables, au centre de la salle. Ses bottes de cheminot dessinaient un V mystique. Sa bouche pendait en un rictus béant, bien que quelqu’un lui eût fermé les yeux et posé des jetons sur les paupières. On lui avait croisé les mains sur la poitrine, avec un brin d’herbe du diable entre les doigts. Il sentait le poison.
L’homme en noir repoussa sa capuche en arrière et se dirigea vers le bar. Alice l’observait, et à cette trépidation se mêlait le besoin familier qui se tapissait à l’intérieur d’elle. Il ne portait aucun symbole religieux, même si ça ne voulait rien dire en soi.
— Whisky, dit-il, d’une voix douce et agréable. Et je veux du bon, chérie.
Elle attrapa une bouteille de Star sous le comptoir. Elle aurait pu lui refiler le tord-boyaux local en prétendant que c’était son meilleur, mais elle ne le fit pas. L’homme en noir l’observa pendant qu’elle le servait. Il avait de grands yeux, lumineux. Les ombres étaient trop denses pour pouvoir en déterminer la couleur exacte. Elle sentit son désir s’intensifier. Derrière, les braillements et les cris continuaient de plus belle. Sheb, ce hongre inutile, improvisait sa version de Soldats du Christ, et quelqu’un avait réussi à persuader Tante Mill de chanter. Sa voix, voilée et faussée, taillait dans le chahut comme une hache émoussée dans le crâne d’un veau.
— Hé, Allie !
Elle alla servir, en voulant à l’étranger pour son silence, pour ses yeux sans couleur et pour son bas-ventre insatiable à elle. Elle avait peur de ses besoins. Ils étaient capricieux, elle n’avait aucun contrôle sur eux. Peut-être étaient-ils le signe d’un changement, qui serait lui-même le signe de la vieillesse — un état qui, à Tull, était en général court et glacial comme un coucher de soleil hivernal.
Elle tira de la bière jusqu’à vider le tonnelet, puis en mit un autre en perce. Plutôt ça que de demander son aide à Sheb ; il ne rechignerait pas à venir quand elle l’appellerait, en bon chien qu’il était, mais ou bien il se trancherait les doigts, ou bien il renverserait de la bière partout. Les yeux de l’étranger ne la quittèrent pas tout au long de l’opération ; elle les sentait sur elle.
— Il y en a, du monde, fit-il quand elle revint au bar.
Il n’avait pas touché son verre, il le faisait seulement rouler entre ses paumes pour le réchauffer.
— Veillée funèbre, dit-elle.
— J’avais remarqué le défunt.
— Rien que des bons à rien, lâcha-t-elle avec une haine soudaine. Tous autant qu’ils sont.
— Cela les excite. Il est mort. Pas eux.
— Vivant, il était leur souffre-douleur. Ça n’est pas juste qu’il le soit encore aujourd’hui. C’est…
Elle laissa sa voix s’éteindre, incapable d’exprimer la situation, d’exprimer combien elle était obscène.
— Mangeur d’herbe ?
— Oui ! Qu’est-ce qu’il lui restait d’autre ?
Son ton s’était fait accusateur, pourtant l’homme ne baissa pas les yeux et elle sentit le sang lui monter au visage.
— Je suis désolée. Vous êtes prêtre ? Ça doit vous révolter.
— Je ne suis pas prêtre, et ça ne me révolte pas.
Il avala le whisky d’un trait, sans grimacer.
— Un autre, s’il vous plaît. Et mettez-y du sentiment, comme on dit dans le monde d’à côté.
Elle n’avait aucune idée de ce qu’il voulait dire et elle eut peur de le lui demander.
— Je dois d’abord voir la couleur de votre argent. Désolée.
— Il n’y a pas de quoi.
Il posa sur le comptoir une pièce d’argent grossière, épaisse d’un côté, fine de l’autre et elle dit, comme elle devait le dire plus tard :
— J’ai pas la monnaie là-dessus.
Il secoua la tête pour écarter le sujet et la regarda verser l’alcool, d’un air absent.
— Vous êtes juste de passage ? demanda-t-elle.
Il mit un long moment à répondre et elle était sur le point de répéter, lorsqu’il secoua la tête d’un air impatient.
— Ne parlez pas de la pluie et du beau temps. Vous êtes en présence de la mort.
Blessée et stupéfaite, elle eut un mouvement de recul et sa première pensée fut qu’il avait menti sur son état, pour la mettre à l’épreuve.
— Vous l’aimiez, fit-il d’une voix monocorde. Je me trompe ?
— Qui ? Nort ?
Elle se mit à rire, affectant le mécontentement pour dissimuler sa confusion.
— Vous feriez mieux de…
— Vous avez le cœur tendre, et un peu peur, aussi, poursuivit-il, et il était accro à l’herbe, avec déjà un pied en enfer.
Et le voilà, la porte a claqué derrière lui, et vous vous dites que la prochaine fois qu’elle s’ouvrira, ce sera pour vous, n’est-ce pas ?
— Vous êtes saoul ou quoi ?
— Missié Norton, lui mort, se mit à singer l’homme en noir, en y mettant un petit accent sardonique. Raide mort. On ne peut plus mort. Comme vous.
— Fichez le camp de chez moi.
Elle sentait jaillir en elle un dégoût tremblant, pourtant la chaleur irradiait toujours de son ventre.
— Tout va bien, fit-il d’une voix douce. Tout va bien. Il n’y a qu’à attendre. Attendre, c’est tout.
Bleus, il avait les yeux bleus. Tout à coup elle se sentit à l’aise, comme si elle avait pris de la drogue.
— Mort, comme tout le monde, dit-il. Vous comprenez ?
Elle hocha la tête avec stupeur et lui éclata de rire — un rire superbe, fort, pur, qui fit se tourner les têtes. Il pivota et leur fit face, devenu soudain le centre d’attention. Tante Mill hésita dans les paroles, puis sa voix s’éteignit, laissant saigner un aigu fêlé, en suspens dans l’air. Sheb fit un couac et s’arrêta net. Tous regardaient l’inconnu d’un air gêné. Le sable crépitait contre les murs du bâtiment.
Le silence dura, le silence se délaya dans le silence. Elle sentit que son souffle s’était englué dans sa gorge ; elle baissa les yeux et vit ses deux mains crispées sur son bas-ventre, sous le bar. Tous le regardaient et il les regardait tous. Puis son rire fusa de nouveau, fort, riche, évident. Mais un rire qui n’appelait pas de compagnie.
— Je vais vous montrer un miracle ! leur lança-t-il.
Mais ils se contentaient de l’observer, comme des enfants obéissants qu’on aurait emmenés voir un magicien qu’ils seraient devenus trop vieux pour croire.
L’homme en noir fit un bond en avant, et Tante Mill eut un mouvement de recul. Il eut un rictus féroce et lui donna une claque sur son gros ventre. Elle émit malgré elle un bref gloussement et l’homme en noir bascula la tête en arrière.
— C’est mieux, n’est-ce pas ?
Tante Mill gloussa de nouveau, fondit brusquement en sanglots et se précipita dehors. Les autres la regardèrent s’enfuir en silence. L’orage était en train d’éclater ; les ombres se suivaient, allaient et venaient sur le cyclorama blanc du ciel. Près du piano, sa bière oubliée dans une main, un homme émit un son baveux, une sorte de grognement.
Un rictus sur les lèvres, l’homme en noir se pencha au-dessus de Nort. Le vent pleurait, hurlait et raclait. Un bruit sourd ébranla le côté de l’immeuble, un choc assez fort pour le faire trembler, puis rebondit plus loin. L’un des clients accoudés au bar se secoua et migra vers des lieux plus calmes, à longues enjambées grotesques. Le tonnerre déchirait le ciel, dans un tapage tel qu’on aurait dit que Dieu toussait.
— Très bien ! fit l’homme en noir en grimaçant. Très bien ! Au travail !
Il se mit à cracher au visage de Nort, en visant avec précaution. Le crachat miroitait sur le front du cadavre, perlait au bout de son nez lisse.
Sous le bar, les mains d’Allie accélérèrent la cadence.
Sheb se mit à rire, comme un dément, plié en deux. Il se mit à cracher des glaires, d’énormes amas gluants, et jura violemment. L’homme en noir approuva bruyamment et lui tapa dans le dos. Sheb eut un grand sourire, qui laissa étinceler une dent en or.
Certains se défilèrent. D’autres formèrent un large cercle autour de Nort. Son visage, et les plis en fanons de son cou et de sa poitrine scintillaient — à cause de ce liquide si précieux dans ce pays si sec. Et, soudain, la pluie de crachats stoppa, comme obéissant à un signal. On entendit une respiration, lourde et irrégulière.
L’homme en noir bondit brusquement en travers du corps, en un arc souple. Une pose splendide, comme un jet d’eau. Il se réceptionna sur les mains, sauta sur ses pieds en un coup de rein, sans se départir de son rictus, puis repassa par-dessus le cadavre. L’un des spectateurs s’oublia, se mit à applaudir, puis s’éloigna soudain à reculons, les yeux embués de terreur. Il plaqua une main tremblante devant sa bouche et courut vers la porte.
Nort sursauta à la troisième cabriole de l’homme en noir.
Un son s’éleva dans l’assemblée — un grognement —, puis ce fut le silence total. L’homme en noir renversa la tête en arrière et hurla. À chaque inspiration, sa poitrine se soulevait en un mouvement rapide, comme à vide. Il se mit à aller et venir au-dessus du corps de Nort à une cadence plus soutenue, se coulant sur lui comme de l’eau passant d’un verre à l’autre, encore et encore. Le seul son audible dans la salle était le grincement déchirant de sa respiration, scandé par la pulsation de l’orage qui s’amplifiait.
Puis vint le moment où Nort inspira profondément, une inspiration sèche. Ses mains se mirent à s’agiter et à frapper la table vainement. Sheb poussa un cri perçant et sortit. L’une des femmes le suivit, les yeux écarquillés et la guimpe qui tournoyait.
L’homme en noir se coucha encore une fois, deux fois, trois fois. À présent, le corps sur la table vibrait, tremblait convulsivement, se contorsionnait comme une grosse poupée pourtant sans vie, mais animée par un monstrueux mécanisme dissimulé en son sein. Un relent mêlé de pourriture, d’excréments et de moisi s’éleva en vagues suffocantes. Puis vint le moment où ses yeux s’ouvrirent.
Allie sentit ses pieds transis et engourdis la propulser en arrière. Elle se cogna au miroir, ce qui le fit trembler, et une panique aveugle s’empara d’elle. Elle bondit comme un cabri.
— Le voilà, votre miracle, lui lança l’homme en noir. Je vous l’ai donné. Désormais vous pourrez dormir tranquille. Même ça, ce n’est pas irréversible. Bien que ce soit… foutrement… drôle !
Et il se remit à rire. Le son s’estompa lorsqu’elle bondit dans l’escalier, mais ne se tut que lorsqu’elle eut verrouillé derrière elle la porte du couloir qui menait aux trois chambres au-dessus du bar.
Alors un gloussement nerveux la reprit et elle se mit à se balancer d’avant en arrière, près de la porte. Son rire s’intensifia, comme une mélopée funèbre venant se mêler au vent gémissant. Elle ressassait mentalement le bruit qu’avait fait Nort en revenant à la vie — le bruit d’un poing martelant aveuglément le couvercle d’un cercueil. Quelles pensées pouvait-il bien rester dans ce cerveau réanimé ? Qu’avait-il vu, dans la mort ? Que se rappellerait-il ? Voudrait-il le raconter ? Les secrets de la tombe l’attendaient-ils en bas de cet escalier ?
Elle se rendit compte que le plus horrible, dans toutes ces questions, c’était cette partie d’elle qui avait tellement envie de savoir.
Au-dessous d’elle, Nort errait à l’aveuglette dans l’orage, à la recherche d’herbe. L’homme en noir, seul client restant dans le bar, le regarda peut-être partir, avec peut-être sur les lèvres son immuable rictus.
Lorsqu’elle se força à redescendre ce soir-là, portant dans une main une lampe et dans l’autre une lourde bûche de bois de chauffe, l’homme en noir avait disparu, avec son véhicule. Mais Nort était là, assis à la table près de la porte, comme s’il ne l’avait jamais quittée. Il sentait de nouveau l’herbe, mais pas aussi fort qu’elle l’aurait cru.
Il leva les yeux vers elle et esquissa un pauvre sourire.
— Salut, Allie.
— Salut, Nort.
Elle posa la bûche par terre et entreprit d’allumer les lampes, sans lui tourner le dos.
— Dieu m’a touché, dit-il au bout d’un moment. J’vais plus mourir, tu sais. Il me l’a dit. Il a promis.
— Je suis bien contente pour toi, Nort.
L’allumette qu’elle tenait glissa entre ses doigts tremblants, mais elle la rattrapa.
— Je voudrais arrêter de chiquer de l’herbe. Ça m’plaît plus. C’est pas bien, pour un homme qui a été touché par Dieu, de chiquer de l’herbe.
— Alors pourquoi tu n’arrêtes pas ?
Elle était tellement exaspérée qu’elle le regardait de nouveau comme un homme, non plus comme un miracle infernal. Tout ce qu’elle voyait, c’était un spécimen plutôt triste, seulement à moitié drogué, avec un air honteux de chien battu. Elle ne pouvait plus avoir peur de lui.
— Je tremble, fit-il. Et je suis en manque. Je peux pas arrêter. Allie, toi qu’as toujours été bonne pour moi…
Il se mit à sangloter.
— Je peux même pas m’empêcher de me pisser dessus. Qu’est-ce que je suis ? Qu’est-ce que je suis ?
Elle s’approcha de la table et s’arrêta, hésitante.
— Il aurait pu faire en sorte que j’sois plus en manque, dit-il à travers ses larmes. Il pouvait bien faire ça, s’il a pu me faire revivre. J’me plains pas, hein… je veux pas m’plaindre…
Il parcourut la salle du regard, l’air égaré, et murmura :
— Sinon il pourrait me tuer d’un coup.
— C’est peut-être une blague. Il avait l’air d’avoir un sacré sens de l’humour.
Nort attrapa sous sa chemise son petit sac et en sortit une poignée d’herbe. Sans réfléchir, elle lui frappa le poignet pour la lui faire lâcher, puis retira sa main, horrifiée.
— J’y peux rien, Allie, c’est plus fort que moi.
Avec ses manières d’infirme, il alla piocher dans le sac. Elle aurait pu l’en empêcher, mais elle ne se donna pas la peine. Elle retourna allumer les lampes, déjà fatiguée alors que la soirée commençait à peine. Mais personne ne vint ce soir-là, à part le vieux Kennerly, qui avait tout raté. Il ne parut pas surpris outre mesure de voir Nort. Peut-être quelqu’un lui avait-il dit ce qui s’était passé. Il commanda une bière, demanda où était Sheb, et la pelota.
Plus tard, Nort vint la trouver et lui tendit un morceau de papier plié d’une main tremblante, indigne d’être en vie.
— Il a laissé ça pour toi, dit-il. J’ai failli oublier. Si j’avais oublié, i’s’rait revenu et il m’aurait tué, tu peux en être sûre.
Le papier était précieux, une denrée à chérir, pourtant elle n’aimait pas le contact de celui-là. Il était lourd, désagréable au toucher. Dessus, un seul mot :
— Comment il a su mon nom ? demanda-t-elle à Nort, et Nort se contenta de hocher la tête. Elle ouvrit le papier et le lut :
Vous vouliez en savoir plus sur la Mort. Je lui ai laissé un mot. Ce mot, c’est DIX-NEUF. Si vous lui dites ce mot, son esprit s’ouvrira. Il vous dira ce qu’il y a au-delà. Il vous dira ce qu’il a vu.
Le mot est DIX-NEUF.
La réponse vous rendra folle.
Mais tôt ou tard vous poserez la question.
Vous ne pourrez pas vous en empêcher.
Bonne journée ! :o)
P.S. Le mot est DIX-NEUF.
Vous essaierez d’oublier mais tôt ou tard ça sortira de votre bouche comme du vomi.
DIX-NEUF.
Et, ô mon Dieu, elle savait qu’il disait vrai. Déjà il tremblait sur ses lèvres. Dix-neuf, elle allait le dire — Nort, écoute : dix-neuf. Et les secrets de la Mort et de l’Au-Delà s’ouvriraient à elle.
Tôt ou tard vous poserez la question.
Le lendemain, tout était presque revenu à la normale, même si plus aucun enfant ne suivait Nort. Le surlendemain, les sifflets réapparurent. La vie avait repris son petit cours tranquille. Les enfants ramassèrent le maïs déraciné et, une semaine après la résurrection de Nort, ils le brûlèrent au milieu de la rue. Pendant un court moment, le feu fut éclatant, et la plupart des piliers de bar sortirent en titubant plus ou moins pour regarder. Ils avaient un air primitif. Leurs visages semblaient flotter entre le rougeoiement des flammes et l’éclat de givre du ciel. En les regardant, Allie ressentit un pincement de désespoir, le désespoir fugace qu’on éprouve dans les moments de tristesse, ici-bas. Le deuil. Les choses s’étaient distendues. Il n’y avait plus de colle au centre, désormais. Quelque part, quelque chose vacillait, et lorsque ça tomberait, ce serait la fin de tout. Elle n’avait jamais vu l’océan, et ne le verrait jamais.
— Si seulement j’avais des tripes, balbutia-t-elle, si j’avais des tripes, des tripes, des tripes…
Au son de sa voix, Nort leva la tête et lui sourit, d’un sourire vide venu de l’enfer. Elle n’avait pas de cran. Rien qu’un bar et une cicatrice. Et un mot. Qui se débattait derrière ses lèvres closes. Et si elle l’appelait maintenant, si elle l’emmenait à l’écart, en dépit de cette puanteur ? Et si elle prononçait le mot dans ces foutus trous cireux qu’il appelait des oreilles ? Ses yeux changeraient. Ils deviendraient ses yeux à lui, à l’homme en robe noire. Et alors Nort raconterait ce qu’il avait vu au Pays des Morts, ce qu’on trouvait au-delà de la terre et des vers.
Jamais je ne lui dirai ce mot.
Mais l’homme qui avait ramené Nort à la vie et qui lui avait laissé un mot à elle — un mot comme un pistolet chargé qu’elle se mettrait un jour sur la tempe — cet homme-là savait ce qu’il faisait.
Dix-neuf ouvrirait le secret.
Dix-neuf était le secret.
Elle se surprit à l’écrire dans une petite flaque sur le bar — 19 — et brouilla le tout en remarquant que Nort l’observait.
Le feu diminua rapidement et ses clients rentrèrent. Elle se servit une première dose de Star et, avant le milieu de la nuit, elle était fin saoule.
Elle interrompit son récit et, voyant qu’il ne faisait aucun commentaire immédiat, elle crut d’abord que son histoire l’avait endormi. Elle commençait elle-même à somnoler quand il demanda :
— C’est tout ?
— Oui. C’est tout. Il est très tard.
— Hmm.
Il était en train de rouler une nouvelle cigarette.
— Ne va pas me mettre plein de tabac dans le lit, lui dit-elle, plus sèchement qu’elle l’aurait souhaité.
— Non.
Nouveau silence. Le bout de sa cigarette clignotait dans le noir.
— Tu seras parti demain matin, dit-elle d’un ton morne.
— Il faudrait, oui. Je pense qu’il m’a tendu un piège, ici même. Tout comme il t’en a tendu un à toi.
— Tu penses vraiment que ce nombre pourrait…
— Si tu tiens à ta santé mentale, prends bien garde de ne jamais dire ce mot à Nort, répondit le Pistolero. Sors-le-toi de la tête. Si tu peux, persuade ton cerveau que le chiffre qui vient après dix-huit, c’est vingt. Que la moitié de trente-huit, c’est dix-sept. L’homme qui a signé du nom de Walter o’Dim est tout ce que tu voudras, mais certainement pas un menteur.
— Mais…
— Quand tu sentiras que l’envie devient trop forte, monte vite ici, viens te réfugier sous ta couverture et répète-le-toi encore et encore… hurle-le, s’il le faut… jusqu’à ce que ça passe.
— Il viendra un moment où ça ne passera plus.
Le Pistolero ne répondit pas, car il savait qu’elle disait vrai. Ce piège était effroyablement parfait. Si on vous disait que vous iriez en enfer si vous pensiez à votre mère nue (quand le Pistolero était très jeune, c’est exactement ce qu’on lui avait dit), vous finiriez par le faire. Et pourquoi ? Parce que vous ne voudriez pas imaginer votre mère nue. Parce que, si on vous donnait un couteau et une main pour le tenir, l’esprit finirait par se bouffer lui-même. Pas par volonté de le faire ; précisément par volonté de ne pas le faire.
Tôt ou tard, Allie appellerait Nort et lui dirait le mot.
— Ne t’en va pas, dit-elle.
— On verra.
Il se coucha sur le côté en lui tournant le dos, pourtant elle était rassurée. Il allait rester, au moins un petit peu. Elle s’assoupit.
À l’orée du sommeil, elle repensa à la façon curieuse que Nort avait eue de l’aborder, dans ce langage bizarre. C’était la seule fois qu’elle avait vu le visage de cet homme étrange, son nouvel amant, exprimer une émotion. Même sa manière de faire l’amour était silencieuse, et ce n’est qu’à la toute fin que sa respiration était devenue plus rude, s’interrompant une seconde ou deux. On aurait dit une créature sortie d’un conte de fées, ou d’un mythe, une créature fabuleuse, dangereuse. Savait-il exaucer les vœux ? Selon elle, la réponse était oui, et alors elle savait quoi demander. Il allait rester un moment. C’était là un vœu assez bien pour une garce malchanceuse et balafrée comme elle. Il serait bien temps demain de penser à un deuxième vœu, ou à un troisième. Elle dormit.
Le lendemain matin, elle fit cuire du gruau de maïs, qu’il mangea sans faire de commentaire. Il enfournait les bouchées sans penser à elle, presque sans la voir. Il savait qu’il aurait dû partir. À chaque minute qu’il passait assis là, l’homme en noir prenait plus d’avance — à l’heure qu’il était, il était sans doute sorti de cette terre de pierre et des arroyos, pour pénétrer dans le désert. Ses pas l’avaient invariablement mené vers le sud-est, et le Pistolero savait pourquoi.
— Tu as une carte ? demanda-t-il en levant les yeux.
— Une carte de la ville ? dit-elle en riant. Il y a même pas de quoi en faire une carte.
— Non, du sud-est de la ville.
Son sourire s’éteignit.
— Le désert. Rien que le désert. Je pensais que tu allais rester un peu.
— Et, de l’autre côté du désert, qu’est-ce qu’il y a ?
— Comment je le saurais ? Personne ne va de l’autre côté. Personne n’a essayé depuis que je suis ici.
Elle s’essuya les mains sur son tablier, prit des gants et versa le baquet d’eau qu’elle faisait chauffer dans l’évier, dans une gerbe d’éclaboussures et de vapeur.
— Les nuages vont tous par là. Comme si quelque chose les aspirait…
Il se leva.
— Où vas-tu ?
Elle entendit dans sa voix la peur stridente et elle détesta ça.
— À l’écurie. S’il y a quelqu’un qui doit savoir, c’est le palefrenier.
Il lui posa les mains sur les épaules. C’étaient des mains dures, mais chaudes, aussi.
— Et pour prendre des dispositions, pour ma mule. Si je dois rester un peu, il faut que quelqu’un s’en occupe. Pour quand je partirai.
Mais pas encore. Elle leva les yeux vers lui.
— Mais méfie-toi de ce Kennerly. Quand il ne sait pas quelque chose, il l’invente.
— Merci, Allie.
Il sortit, et elle se tourna vers l’évier, sentant sur ses joues le sillage doux et chaud de ses larmes de gratitude. Depuis quand n’avait-elle pas entendu de remerciements ? De remerciements de quelqu’un qui comptait ?
Kennerly était un vieux satyre édenté et déplaisant, qui avait enterré deux femmes et qui croulait sous le nombre de ses filles. Deux d’entre elles, tout juste adolescentes, espionnèrent le Pistolero, tapies dans les ombres poussiéreuses de l’écurie. Un bébé bavait joyeusement dans la crasse. Une autre fille, pleinement formée quant à elle, blonde, sale et sensuelle, l’observa avec une curiosité inquisitrice, tout en tirant de l’eau de la pompe qui gémissait, à côté de la grange. Son regard attira celui du Pistolero, elle se pinça les tétons entre les doigts, lui adressa un clin d’œil et se remit à pomper.
Le palefrenier vint l’accueillir à mi-chemin de la porte de son établissement. Son attitude hésitait entre une sorte d’hostilité haineuse et une servilité lâche.
— J’en ai pris soin, z’avez pas à vous inquiéter pour ça, lança-t-il.
Et, avant que le Pistolero ait pu répondre, Kennerly se tourna vers sa fille, le poing dressé, comme un misérable coq tout maigrelet.
— Tu rentres, Soobie ! Tu vas me foutre le camp à la maison, oui !
Soobie se mit à traîner son seau d’un air morne vers la cabane jouxtant l’écurie.
— Au sujet de ma mule, reprit le Pistolero.
— Oui, sai. Ça faisait un bail que j’en avais pas vu, surtout de c’te qualité — deux yeux, quatre pattes…
Et ses traits se plissèrent de manière inquiétante, en une expression de douleur extrême, ou bien visant à souligner une bonne blague. Le Pistolero pencha pour la seconde solution, bien que son propre sens de l’humour fût minime, voire inexistant.
— Y avait une époque où on en avait tellement qu’on devenait dingue, poursuivit Kennerly, mais le monde a changé. Depuis, j’ai rien vu d’autre que quelques bœufs mutants, et puis les chevaux de la diligence et… Soobie, je vais te coller une raclée, nom de Dieu !
— Je ne mords pas, fit le Pistolero d’un ton aimable.
Kennerly s’inclina bassement et fit un grand sourire. Le Pistolero vit très distinctement la pulsion de meurtre dans ses yeux et, bien que ne la craignant pas, il en prit note comme on corne la page d’un livre, parce qu’elle contient des instructions qui pourraient se révéler précieuses.
— C’est pas vous. Mon Dieu, non, c’est pas vous — il accentua le sourire —, c’est juste qu’elle est empotée de nature. Elle a le démon en elle. Elle est dingue.
Son regard s’assombrit.
— C’est bientôt les Temps Derniers, monsieur. Vous savez comment c’est, dans la Bible. Les enfants qui obéissent plus à leurs parents, et alors un fléau qui s’abat sur la multitude. Y a qu’à écouter la prêtresse pour le savoir.
Le Pistolero acquiesça d’un signe de tête, puis désigna le sud-est.
— Il y a quoi, par là-bas ?
Kennerly sourit de nouveau, découvrant ses gencives et quelques ravissantes dents jaunes.
— Des frontaliers. De l’herbe. Le désert. Quoi d’autre ?
Il gloussa, et jaugea froidement le Pistolero du regard.
— Grand comment, le désert ?
— Grand.
Kennerly tenta de prendre un air sérieux, comme s’il répondait à une question sérieuse.
— Je dirais mille roues. Peut-être deux mille. Je peux pas vous dire, monsieur. Y a rien là-bas, à part l’herbe du diable et peut-être bien des démons. Y paraîtrait qu’y aurait un anneau de parole, avec un démon, mais c’est sûrement un mensonge. C’est par là qu’il est parti, l’autre gars. Celui qu’a remis Norty debout quand il était malade.
— Malade ? J’ai entendu dire qu’il était mort.
Kennerly garda le sourire.
— Euh, ben, peut-être bien. Mais on n’est plus des gamins, pas vrai ?
— Mais vous croyez bien aux démons.
Kennerly eut l’air offensé.
— Ça a rien à voir. La prêtresse dit que…
Il se mit à palabrer et à débiter des inepties. Le Pistolero retira son chapeau et s’épongea le front. Le soleil tapait fort, sans relâche. Kennerly ne paraissait pas s’en apercevoir. Kennerly avait plein de choses à raconter, dont pas une n’était sensée. Dans l’ombre étroite le long de la grange, la petite fille s’étalait d’un air grave de la terre sur la figure.
Le Pistolero finit par s’impatienter et interrompit l’autre en pleine logorrhée.
— Vous ne savez pas ce qu’il y a au-delà du désert ?
Kennerly haussa les épaules.
— Y en a peut-être qui savent. La diligence est passée dans ce coin-là, y a cinquante ans. C’est mon paternel qui m’l’a dit. Il disait que c’était des montagnes. D’autres disent que c’est l’océan… un océan vert avec des monstres. Y en a aussi qui disent que c’est là qu’le monde finit. Qu’il y a que des lumières qui rendent aveugle et le visage de Dieu, la bouche ouverte, prêt à nous avaler.
— Balivernes, fit sèchement le Pistolero.
— Pour sûr, répliqua Kennerly dans un petit cri joyeux.
Il eut à nouveau un mouvement veule, entre la haine, la peur et le désir de plaire.
— Veillez à ce qu’on s’occupe de ma mule.
Il fit tournoyer une autre pièce dans l’air, que Kennerly attrapa au vol. On dirait un chien se jetant sur une balle, se dit le Pistolero.
— Bien sûr. Vous restez un peu ?
— Ça n’est pas impossible. Il y aura de l’eau…
— … si Dieu le veut ! Pour sûr, pour sûr !
Kennerly y alla d’un rire sans joie, et dans ses yeux le Pistolero gisait raide mort à ses pieds.
— Elle est plutôt gentille, quand elle veut, notre Allie, pas vrai ?
Le palefrenier fit un cercle avec son poing gauche et fit aller et venir son index droit à l’intérieur.
— Vous avez dit quelque chose ? demanda le Pistolero d’un air distant.
Une terreur soudaine voila le regard de Kennerly, comme des lunes jumelles venant masquer l’horizon. Il se mit les mains derrière le dos, comme un vilain garnement pris les mains dans le pot de confiture.
— Non, sai, rien du tout. Et, si j’ai dit quelque chose, j’en suis bien désolé.
Du coin de l’œil, il aperçut Soobie à la fenêtre et se précipita sur elle comme un cyclone.
— Je vais te la mettre tout d’suite, ta raclée, espèce de petite pute ! Nom de Dieu ! Je m’en vais te…
Le Pistolero s’éloigna, conscient de ce que Kennerly s’était retourné pour le regarder partir, conscient qu’il pouvait très bien se retourner et saisir, distillée sur le visage du palefrenier, une émotion sincère et sans mélange. Mais pourquoi se donner cette peine ? Elle était brûlante, cette émotion, il en connaissait le nom d’avance : de la haine à l’état pur. La haine de l’étranger. Il avait pris tout ce que cet homme avait à offrir. La seule chose certaine concernant le désert, c’était sa taille. La seule chose certaine concernant cette ville, c’était qu’elle n’avait pas révélé tous ses secrets. Pas encore.
Il était couché avec Allie lorsque Sheb ouvrit la porte d’un coup de pied et entra avec le couteau dans la main.
Ça faisait quatre jours, quatre jours qui avaient filé dans une sorte de brouillard, entre veille et sommeil. Il mangeait. Il dormait. Il couchait avec Allie. Il découvrit qu’elle jouait du violon, et il la fit jouer pour lui. Elle s’asseyait près de la fenêtre dans la lumière laiteuse de l’aube, elle n’était qu’un profil et elle jouait, de façon hésitante, un morceau qui aurait pu être bon si elle s’était entraînée plus.
Il sentait grandir en lui son affection pour elle (mais une affection étrangement distraite) et il se dit que c’était peut-être là le piège que lui avait tendu l’homme en noir. Parfois il sortait. En règle générale, il réfléchissait peu.
Il n’avait pas entendu monter le petit pianiste — ses réflexes se relâchaient. Pourtant, ça n’avait aucune importance, alors qu’en d’autres lieux et en d’autres circonstances ça l’aurait sérieusement effrayé.
Allie était nue, le drap sous les seins, et ils s’apprêtaient à faire l’amour.
— S’il te plaît, disait-elle, comme avant, je veux ça, je veux…
La porte s’ouvrit avec fracas et le pianiste déboula en courant, ridicule, avec ses genoux cagneux. Allie ne hurla pas, bien que Sheb tînt à la main un couteau de cuisine grand format. Il émettait des sons, un babil inarticulé. On aurait dit un homme en train de se noyer dans un seau de boue. Les postillons volaient. Il frappa en tenant le couteau des deux mains, et le Pistolero lui attrapa les poignets et les tordit. Le couteau vola. Sheb lâcha un cri strident, comme une porte rouillée. Ses mains s’agitaient en mouvements désordonnés, comme celles d’une marionnette, les poignets cassés. Le vent crissait contre la fenêtre. Sur le mur, le miroir d’Allie, légèrement embué et déformant, reflétait la chambre.
— Elle était à moi ! C’est moi qui l’ai vue en premier ! Moi !
Allie le fixa et sortit du lit. Elle enfila un peignoir, et le Pistolero ressentit une seconde d’empathie pour cet homme qui devait être spectateur de ce qu’il avait autrefois possédé, et mesurer ce qu’il avait perdu. Ce n’était qu’un petit homme. Et le Pistolero se rappela soudain où il l’avait vu. Où il l’avait connu, par le passé.
— C’était pour toi, fit Sheb en sanglotant. C’était rien que pour toi, Allie. C’était toi la première et tout était pour toi. Je… ah, oh mon Dieu, mon Dieu…
Les mots furent dissous dans un paroxysme inintelligible, puis dans les larmes. Il se mit à se balancer d’avant en arrière, serrant contre son ventre ses poignets cassés.
— Chut, chut. Fais-moi voir ça.
Elle s’agenouilla à côté de lui.
— C’est cassé. Sheb, espèce d’idiot. Comment tu vas gagner ta vie, maintenant ? Tu sais pourtant que tu n’as jamais été costaud.
Elle l’aida à se remettre debout. Il essaya de porter les mains à son visage, mais elles ne voulaient pas lui obéir, alors il se mit à pleurer ouvertement.
— Viens à la table, que je voie ce que je peux faire.
Elle le mena jusqu’à la table et lui immobilisa les poignets grâce à des lattes de petit-bois qu’elle avait prises dans la réserve, près de la cheminée. Il pleurait faiblement, totalement abandonné.
— Mejis, dit le Pistolero, et le pianiste regarda autour de lui, les yeux écarquillés.
Le Pistolero acquiesça, d’un air plutôt aimable, à présent que Sheb n’essayait plus de lui coller un couteau entre les omoplates.
— Mejis, répéta-t-il. Au bord de la Mer Limpide.
— Eh bien ! quoi ?
— Vous y étiez, pas vrai ? Il y a bien bien long, comme ils disaient.
— Et alors ? Je ne me souviens pas de vous.
— Mais vous vous souvenez de la fille, n’est-ce pas ? La fille du nom de Susan ? Et de la Nuit de la Moisson.
Sa voix se fit plus cassante.
— Et pour le feu de joie, vous étiez là ?
Les lèvres du petit homme se mirent à trembler. Elles brillaient de bave. Ses yeux disaient qu’il connaissait la vérité : il était plus proche de la mort en cet instant que lorsqu’il avait surgi dans la chambre, le couteau à la main.
— Sortez d’ici, lança le Pistolero.
L’ombre qui s’abattit sur les yeux de Sheb prouva qu’il avait compris.
— Mais vous n’étiez qu’un gamin ! Un de ces trois gamins ! Venus compter le bétail, et y avait aussi Eldred Jonas, le Chasseur de Cercueil, et…
— Sortez d’ici tant que vous le pouvez encore, dit le Pistolero, et Sheb sortit, portant ses poignets cassés contre lui.
Elle revint au lit.
— De quoi tu parlais ?
— Peu importe.
— Très bien… alors, on en était où ?
— Nulle part.
Et il bascula sur le côté, se détournant d’elle.
Avec patience, elle dit :
— Tu étais au courant, pour lui et moi. Il a fait ce qu’il a pu, ce qui n’est pas grand-chose, et j’ai pris ce que j’ai pu, parce qu’il le fallait bien. Il n’y a rien à faire. Que dire d’autre ?
Elle lui toucha l’épaule.
— À part que je suis heureuse que tu sois si fort.
— Pas maintenant, fit-il.
— C’était qui ?
Puis, répondant à sa propre question :
— Une fille que tu as aimée.
— Laisse tomber, Allie.
— Je peux te rendre fort…
— Non, dit-il. Tu ne peux pas.
Le soir suivant, le bar resta fermé. C’était ce qui tenait lieu de jour du Seigneur, à Tull. Le Pistolero se rendit à la minuscule église penchée près du cimetière, pendant qu’Allie nettoyait les tables avec du désinfectant fort et rinçait le verre des lampes à pétrole à l’eau savonneuse.
Une étrange brume pourpre s’était levée et vue de la route, l’église, éclairée de l’intérieur, ressemblait presque à un haut-fourneau.
— Je n’y vais pas, avait dit Allie sèchement. Cette femme qui prêche, elle fait de la religion toxique. Les gens comme il faut ont qu’à y aller.
Debout dans le vestibule, caché dans l’ombre, il inspecta l’intérieur. Les bancs avaient disparu, et les fidèles se tenaient debout (il vit Kennerly et sa nichée ; Castner, qui possédait le pauvre magasin local de tissus et de mercerie, et sa femme ; quelques piliers de bar ; quelques femmes « de la ville » qu’il n’avait jamais vues auparavant et, à sa grande surprise, Sheb). Ils chantaient un hymne approximatif, a cappella. Il observa avec curiosité la femme colossale perchée dans la chaire. Allie lui avait dit : « Elle vit seule, elle voit jamais personne. Elle sort que le dimanche, pour venir distribuer les flammes de l’enfer. Elle s’appelle Sylvia Pittston. Elle est folle, mais elle les tient par la menace. Ils aiment ça, ça leur plaît. »
Aucune description ne pouvait rendre compte du physique de cette femme. Des seins comme des collines. Un cou comme une colonne gigantesque, surmonté d’un visage blanc et lunaire percé de deux yeux si grands et si sombres qu’on aurait dit des lacs sans fond. Elle avait les cheveux d’un beau brun profond, empilés sur sa tête en un tas désordonné retenu par une épingle presque assez grosse pour embrocher un gigot. La robe qu’elle portait semblait taillée dans de la toile à sac. Les bras qui tenaient le livre de cantiques étaient de véritables dalles de pierre. Elle avait la peau crémeuse, sans imperfection, ravissante. À vue d’œil, elle devait dépasser les cent cinquante kilos. Il ressentit soudain pour elle un désir sexuel intense qui le laissa tout tremblant ; il détourna le regard.
Réunissons-nous à la rivière,
La belle, la belle,
La riiiiiiiiivière,
Réunissons-nous à la rivière,
Qui coule près du royaume de Dieu.
La dernière note du dernier couplet s’éteignit, et pendant un instant ça remua et ça toussa.
Elle attendit. Quand tout le monde fut installé, elle étendit les mains au-dessus d’eux, comme pour une bénédiction. Un geste lourd de réminiscences.
— Mes chers petits frères et sœurs dans le Christ.
Une entrée en matière plutôt familière. L’espace d’une seconde, le Pistolero éprouva des sentiments mêlés de peur et de nostalgie, le tout empreint d’une forte sensation de déjà-vu[5], et il se dit : J’ai rêvé cette scène. Ou bien je suis déjà venu ici. Et si oui, quand ? Pas à Mejis. Non, pas là-bas. Il secoua la tête pour écarter cette hypothèse. Un silence de mort régnait dans l’assemblée — quelque vingt-cinq personnes, tout au plus. Tous les yeux étaient posés sur la prêtresse.
— La méditation de ce soir portera sur l’Intrus.
Elle avait une voix douce, mélodieuse, la voix d’une contralto pratiquante.
Un bruissement parcourut l’assistance.
— J’ai le sentiment, dit Sylvia Pittston d’un ton pensif, que je connais personnellement tout le monde, dans la Bible. Au cours de ces cinq dernières années, j’en ai usé trois exemplaires, de ce livre plus précieux que tout autre en ce monde de malheurs, et avant cela, un nombre incalculable. J’adore cette histoire, et j’adore les personnages de l’histoire. J’ai pénétré dans la fosse aux lions avec Daniel, bras dessus, bras dessous. J’ai tenu bon avec David, tenté par Bethsabée au bain. J’ai plongé dans la fournaise enflammée aux côtés de Schadrac, de Méschac et d’Abed Nego. J’ai exterminé mille Philistins aux côtés de Samson, lorsqu’il a brandi la mâchoire d’âne, et j’ai été aveuglée par l’éclair, comme Saint-Paul sur le chemin de Damas. J’ai joint mes larmes à celles de Marie, sur le Golgotha.
Un doux soupir passa sur l’assemblée.
— Je les connais tous, et je les aime. Il n’y en a qu’un — elle dressa un doigt — qu’un seul personnage dans la plus grande de toutes les pièces que je ne connaisse pas.
— Un seul qui se tienne à l’écart, le visage caché dans l’ombre.
— Un seul qui fasse trembler mon corps et vaciller mon esprit.
— Je le crains.
— Je ne sais pas ce qu’il a dans la tête et je le crains.
— Je crains l’Intrus.
Nouveau soupir. Une des femmes avait porté la main à sa bouche comme pour arrêter un gémissement qui allait et venait, allait et venait.
— Cet Intrus qui est venu à Ève sous la forme du serpent, rampant sur le ventre dans la poussière, se tordant en souriant. Cet Intrus qui a marché parmi les Enfants d’Israël tandis que Moïse était sur la montagne, qui leur a chuchoté de faire une idole d’or, un veau d’or, et de le vénérer dans la vilenie et la fornication.
Des gémissements, des hochements de tête.
— L’Intrus !
— Celui qui se tenait à la fenêtre avec Jézabel, à contempler Achab hurlant, à l’agonie, lui qui a souri avec elle de voir les chiens laper le sang royal. Oh, mes petits frères et sœurs, méfiez-vous de l’Intrus.
— Oui, Ô Jésus…
Le Pistolero remarqua qu’il s’agissait du tout premier homme qu’il avait vu en pénétrant en ville, celui au canotier.
— Il a toujours été là, chers frères et sœurs. Mais je ne sais pas ce qu’il veut. Vous-mêmes, vous ne savez pas ce qu’il veut, ce qu’il a dans la tête. Qui pourrait comprendre ces ténèbres épouvantables qui tourbillonnent dans son esprit, cet orgueil et ce blasphème titanesque, cette jubilation impie ? Et cette folie ! La folie qui marche et rampe en baragouinant, qui avance en se tortillant au milieu des pulsions et des désirs humains les plus effroyables ?
— Ô Jésus, notre Sauveur…
— C’est lui qui a mené notre Seigneur sur la montagne…
— Oui…
— C’est lui qui L’a tenté, qui Lui a montré le monde, et les plaisirs du monde…
— Ouiiiiii…
Et l’assemblée devint une mer, une mer se balançant en gémissant. La femme semblait désigner chacun d’eux et aucun d’entre eux.
— C’est lui qui reviendra, l’Antéchrist, le roi cramoisi aux yeux de sang, pour mener les hommes dans les entrailles embrasées de la perdition, dans les confins sanglants de la cruauté, tandis que la bile rongera les organes des enfants, que la matrice des femmes donnera naissance à des monstres, que les travaux des hommes seront noyés dans le sang…
— Ahhh…
— Ah, mon Dieu…
— Gawwwwwww…
Une femme tomba à terre, prise de convulsions, les jambes labourant le bois. Une de ses chaussures s’envola.
— C’est lui qui se tient derrière tous les plaisirs de la chair… lui qui a construit les machines portant la marque La-Merk, lui ! L’Intrus !
LaMerk, se répéta le Pistolero. Ou peut-être a-t-elle dit Le-Mark. Ce mot lui rappelait vaguement quelque chose, mais rien qu’il pût identifier clairement. Néanmoins, il le classa dans sa mémoire, qui était vaste.
— Oui, Seigneur, hurlaient-ils.
Un homme tomba à genoux, se tenant la tête en brayant comme un âne.
— Quand vous prenez un verre, qui vous tend la bouteille ?
— L’Intrus !
— Quand vous vous asseyez à une table de faro ou de Surveille-Moi, qui distribue les cartes ?
— L’Intrus !
— Quand vous vous escrimez dans la chair d’un autre corps, quand vous vous souillez de votre main solitaire, à qui vendez-vous votre âme ?
— A…
— L’in…
— Oh, doux Jésus… Oh…
— … trus…
— Aw… Aw… Aw…
— Et qui est-il ? hurla-t-elle.
Mais à l’intérieur, elle était calme, il sentait ce calme en elle, cette maîtrise de soi, cette domination. Il se dit soudain, avec terreur et une certitude absolue, que l’homme qui se faisait appeler Walter avait laissé un démon en elle. Elle était possédée. Il sentit à nouveau percer à travers sa peur l’onde chaude du désir sexuel, et elle lui parut comparable au mot que l’homme en noir avait laissé dans l’esprit d’Allie, un piège qui avait la forme d’un pistolet chargé.
L’homme qui se tenait la tête rampa malhabilement vers elle.
— Je suis en enfer ! hurla-t-il en direction de la femme.
Son visage se tordait et se contorsionnait comme si un serpent ondulait sous sa peau.
— J’ai forniqué ! J’ai joué ! J’ai fumé l’herbe ! J’ai péché ! J’ai…
Mais sa voix s’éleva vers le ciel en un gémissement effroyable, hystérique, dénué de toute syllabe articulée. Il se tenait la tête comme si elle allait exploser à tout moment, tel un melon trop mûr.
L’assistance s’immobilisa comme si un signal avait été donné, tous figés dans leurs poses d’extase à demi érotiques.
Sylvia Pittston se pencha et lui attrapa la tête. Les sanglots de l’homme cessèrent à l’instant où les doigts forts et blancs, doux et immaculés, se mirent à lui caresser les cheveux. Il leva vers elle des yeux pleins de stupeur.
— Et qui vous accompagnait dans le péché ? demanda-t-elle.
Elle plongea dans le regard de l’homme ses yeux assez profonds, assez doux et assez froids pour qu’il s’y noie.
— Le… l’Intrus.
— Qu’on appelle aussi ?
— Qu’on appelle Satan le Très Haut, lâcha-t-il dans un murmure rauque.
— Êtes-vous décidé à renoncer ?
Et l’homme, rempli de ferveur :
— Oui ! Oui ! Oh, Jésus, mon Sauveur !
Elle lui berça la tête. Il posait sur elle le regard vide et brillant du fanatique.
— S’il passait cette porte — du doigt, elle désigna les ombres du vestibule où se tenait le Pistolero, comme si elle découpait l’espace —, lui diriez-vous en face que vous le reniez ?
— Sur la tête de ma mère !
— Croyez-vous en l’amour éternel de Jésus ?
Il se mit à sangloter.
— Putain, sûr que j’y crois…
— Ça aussi, Il vous le pardonne, Jonson.
— Gloire à Dieu, fit Jonson, toujours en larmes.
— Je sais qu’il vous pardonne, tout comme je sais qu’il chassera de ses palais ceux qui ne se repentent pas, qu’il les enverra dans ce lieu de flammes et de ténèbres, au-delà de la fin du Monde Ultime.
— Gloire à Dieu, répliqua l’assemblée, épuisée, d’un ton solennel.
— Tout comme je sais que cet Intrus, ce Satan, cette Majesté des Mouches et des Serpents, sera banni et écrasé… l’écraserez-vous si vous le voyez, Jonson ?
— Oui, et Gloire à Dieu ! sanglota Jonson. Des deux pieds !
— L’écraserez-vous si vous le voyez, mes frères et sœurs ?
— Ouiiiii…, firent-ils, comme rassasiés.
— Si vous le voyez se promener demain dans la rue principale ?
— Gloire à Dieu…
Le Pistolero se replia dans l’obscurité et repartit en direction de la ville. L’odeur du désert imprégnait l’air. C’était presque l’heure du départ.
Presque.
Au lit, de nouveau.
— Elle refusera de te voir, dit Allie. La peur teintait sa voix.
— Elle ne reçoit personne. Elle ne sort que le dimanche soir, pour foutre la trouille à tout le monde.
— Depuis combien de temps est-elle là ?
— Douze ans. Ou peut-être seulement deux. Le temps est bizarre, tu le sais bien. Arrêtons de parler d’elle.
— D’où vient-elle ? De quelle direction ?
— Je ne sais pas. Mensonge.
— Allie ?
— J’en sais rien !
— Allie ?
— D’accord ! D’accord ! Elle vient de chez les frontaliers ! Du désert !
— C’est bien ce que je me disais.
Il se détendit quelque peu. Du sud-est, en somme. Quelque part sur la route qu’il suivait. Celle qu’il voyait même parfois tracée dans le ciel. Et, selon lui, la prêtresse venait de beaucoup plus loin que de chez les frontaliers, ou même du désert. Comment avait-elle parcouru une telle distance ? Grâce à une vieille machine encore en état de marche ? Un train, peut-être bien ?
— Où vit-elle ?
Dans la voix d’Allie, la tension baissa d’un ton.
— Si je te le dis, tu me feras l’amour ?
— De toute façon, je te ferai l’amour. Mais je veux savoir. Elle soupira. C’était un vieux bruit, jauni, comme si on tournait des pages.
— Elle a une maison sur le monticule, derrière l’église. Une petite cabane. C’est là que… le vrai pasteur vivait, avant de déménager. Ça te suffit ? Tu es satisfait ?
— Non. Pas tout à fait.
Et il bascula au-dessus d’elle.
C’était le dernier jour, et il le savait.
Le ciel était d’un mauvais mauve, couleur d’hématome, et les premiers éclats de l’aube venaient l’éclairer d’une lumière étrange, du dessus. Allie allait et venait telle une apparition, allumant les lampes, surveillant les beignets de maïs qui crépitaient dans le poêlon. Après qu’elle lui avait dit tout ce qu’il devait savoir, il l’avait aimée avec fougue, et elle avait senti la fin proche, aussi avait-elle donné plus que jamais auparavant, et elle l’avait donné avec la rage du désespoir, contre l’aube qui venait, elle l’avait donné avec l’inépuisable énergie de ses seize ans. Mais ce matin elle était pale, de nouveau aux portes de la ménopause.
Elle le servit sans un mot. Il mangeait rapidement, mâchant, avalant, chassant chaque bouchée d’une gorgée de café chaud. Allie s’approcha des portes à battants et contempla le matin naissant, les bataillons silencieux de nuages qui glissaient lentement.
— Ça va secouer, aujourd’hui.
— Ça ne m’étonne pas vraiment.
— Pourquoi, ça t’arrive de l’être, étonné ? demanda-t-elle d’un ton ironique.
Et elle se retourna pour le regarder prendre son chapeau. Il se le plaqua sur la tête et passa devant elle en la frôlant.
— Parfois, répliqua-t-il.
Il ne devait plus la revoir vivante qu’une seule fois.
Le temps qu’il arrive à la cabane de Sylvia Pittston, le vent était complètement tombé et le monde entier semblait dans l’attente. Il parcourait le désert depuis assez longtemps pour savoir que, plus l’accalmie durait, plus le coup était violent, quand il finissait par venir. Une étrange lumière mate écrasait tout.
Clouée sur la porte penchée et fatiguée, une grosse croix en bois. Il frappa et attendit. Pas de réponse. Il frappa à nouveau. Toujours pas de réponse. Il recula et ouvrit la porte d’un violent coup de pied droit. À l’intérieur, un loquet sauta. La porte alla claquer contre un mur de planches de fortune, ce qui délogea des rats, qui détalèrent au ras du sol. Sylvia Pittston était assise face à la porte, étalée dans un rocking-chair géant en bois de fer et le regardait calmement avec ses grands yeux sombres. La lumière de l’orage lui dessinait sur les joues des formes folles, en demi-teintes. Elle portait un châle. La chaise émettait des petits grincements suraigus.
Ils se fixèrent pendant un long moment, suspendu hors du temps.
— Jamais vous ne l’attraperez, fit-elle. Vous marchez dans la voie du mal.
— Il est venu vous voir, dit le Pistolero.
— Il est venu jusque dans mon lit. Il m’a parlé dans la Langue. Le Haut Parler. Il…
— Il vous a baisée. Dans tous les sens du terme.
Elle ne cilla pas.
— Vous êtes dans la voie du mal, pistolero. Vous vous tenez dans l’ombre. L’autre soir, dans le lieu sacré, vous vous teniez dans l’ombre. Vous pensiez vraiment que je ne vous voyais pas ?
— Pourquoi a-t-il guéri le mangeur d’herbe ?
— C’est un ange de Dieu. C’est ce qu’il a dit.
— J’espère qu’il l’a dit en souriant.
Elle releva inconsciemment la lèvre en un mouvement sauvage qui découvrit ses dents.
— Il m’a dit que vous viendriez. Il m’a dit quoi faire. Il a dit que vous étiez l’Antéchrist.
Le Pistolero secoua la tête.
— Il n’a pas dit ça.
Elle lui adressa un sourire indolent.
— Il a dit que vous voudriez coucher avec moi. C’est vrai ?
— Vous avez déjà rencontré un homme qui ne voulait pas coucher avec vous ?
— Ma chair a un prix, pistolero, et ce prix serait votre vie. Il m’a engrossée. Je ne porte pas son enfant, mais celui d’un roi illustre. Si vous me souillez…
Elle laissa un sourire fou achever sa pensée. Elle l’accompagna d’un mouvement explicite de ses cuisses énormes, monstrueuses. Elles se tendirent sous sa robe comme des blocs de marbre pur. L’effet était étourdissant.
Le Pistolero porta les mains à la crosse de ses pistolets.
— Tu portes un démon, femme, pas un roi. Aussi, ne crains rien. Je peux t’en débarrasser.
Sa réaction fut instantanée. Elle se recroquevilla dans sa chaise, et elle eut soudain un regard de fouine.
— Ne me touche pas ! Ne m’approche pas ! Tu n’oserais pas toucher l’Épousée de Dieu !
— Tu veux parier ? dit le Pistolero.
Il fit un pas vers elle.
— Comme dirait le joueur qui tente le tout pour le tout, Surveille-Moi.
La chair trembla sur sa carcasse gigantesque. Son visage était à présent une caricature de terreur, et elle brandit vers lui ses doigts en fourche, pour conjurer le mauvais œil.
— Le désert, fit le Pistolero. Qu’est-ce qu’il y a, au-delà ?
— Tu ne l’attraperas jamais ! Jamais ! Tu vas brûler ! C’est lui qui me l’a dit !
— Je l’attraperai, répliqua le Pistolero. Et nous le savons tous les deux. Qu’y a-t-il au-delà du désert ?
— Non !
— Réponds-moi !
— Non !
Il glissa vers l’avant, se jeta à genoux et lui saisit les cuisses. Les jambes de la femme se verrouillèrent comme un étau. Elle se mit à pousser d’étranges gémissements, précipités et lascifs.
— Tant pis pour le démon, alors, dit-il. Il dégage de là.
— Non…
Il lui écarta les jambes et dégaina un de ses pistolets.
— Non ! Non ! Non !
Elle respirait par à-coups, en grognements sauvages.
— Réponds-moi.
Elle renversa la chaise en arrière, faisant trembler le sol. Des prières et des bribes confuses d’évangiles s’échappèrent de ses lèvres.
Il avança le pistolet, comme un bélier. Il sentit, plus qu’il ne l’entendit, le souffle de terreur emplir les poumons de la femme. Elle se mit à lui marteler la tête de ses mains et à tambouriner des pieds sur le sol. Et, en même temps, l’énorme corps essayait d’aspirer l’envahisseur. À l’extérieur, rien d’autre pour les espionner que le ciel meurtri et poussiéreux.
Elle hurla une réponse aiguë et inarticulée.
— Quoi ?
— Des montagnes !
— Quoi, des montagnes ?
— Il s’arrête… de l’autre côté… d-d-d-doux Jésus… pour se régénérer. La méd-m-méditation, tu comprends ? Oh… je… je…
La montagne de chair tout entière se mit à aller et venir, de haut en bas, pourtant il veilla à ne pas entrer en contact avec sa chair intime.
Puis elle parut se tasser, comme perdant du volume ; les mains sur son giron, elle se mit à sangloter.
— Alors, dit le Pistolero en se relevant. Le démon est servi, hein ?
— Sors d’ici. Tu as tué l’enfant du Roi Cramoisi. Mais tu recevras la monnaie de ta pièce. J’en jurerais, par ma montre et mon billet. Maintenant, dehors. Dehors.
À la porte, il s’arrêta et se retourna.
— Pas d’enfant, dit-il, laconique. Ni ange, ni prince, ni démon.
— Laisse-moi tranquille.
C’est ce qu’il fit.
Lorsqu’il arriva chez Kennerly, une étrange obscurité avait voilé l’horizon par le nord, et il savait que c’était de la poussière. Au-dessus de Tull planait toujours un silence de mort.
Kennerly l’attendait sur l’estrade jonchée de paille qui tenait lieu de plancher à sa grange.
— Sur le départ ? demanda-t-il avec un rictus abject à l’intention du Pistolero.
— En effet.
— Pas avant l’orage ?
— Je vais le devancer.
— Le vent va plus vite que n’importe quel homme sur une mule. À découvert, il peut vous tuer.
— Je veux récupérer ma mule, dit simplement le Pistolero.
— Bien sûr.
Mais Kennerly ne bougea pas, il se tint là comme s’il cherchait quelque chose à ajouter, arborant son rictus servile et poisseux de haine ; de ses yeux papillotants, il fixait un point au-dessus de l’épaule du Pistolero.
Le Pistolero fit un pas de côté et pivota, et la lourde bûche que brandissait Soobie siffla dans l’air, ne faisant que lui effleurer le coude. Emportée par son élan, elle lâcha prise et la bûche alla s’écraser sur le plancher dans un grand fracas. Dans les hauteurs obscures du fenil, des hirondelles s’envolèrent, projetant leurs ombres fugitives.
La fille le dévisagea d’un air bovin. Sous sa chemise délavée, ses seins jaillissaient avec l’opulence magnifique de fruits trop mûrs. Avec une lenteur qui rappelait un rêve, son pouce alla chercher le refuge de sa bouche.
Le Pistolero se tourna de nouveau vers Kennerly. Son rictus s’était élargi. Sa peau avait pris une teinte jaune cireuse et ses yeux roulaient dans leurs orbites.
— Je…, commença-t-il en un murmure pâteux, mais il se trouva incapable de poursuivre.
— La mule, insista doucement le Pistolero.
— Bien sûr, bien sûr, bien sûr, chuchota Kennerly, le rictus teinté d’incrédulité, se demandant tout bonnement comment il pouvait être encore en vie.
Il alla chercher l’animal d’un pas traînant.
Le Pistolero se décala sur le côté, de sorte à pouvoir garder l’homme dans son champ de mire. Le palefrenier ramena la mule et lui en tendit la bride.
— Rentre t’occuper de ta sœur, lança-t-il à Soobie.
Soobie rejeta la tête en arrière et resta plantée où elle était.
Le Pistolero les abandonna là, sur le sol jonché de fientes, à se dévisager d’un bout à l’autre de la grange ; lui avec son rictus malsain, elle avec un air de défi stupide et apathique. Dehors, la chaleur cognait toujours comme un marteau.
Il mena la mule au milieu de la rue, soulevant de petits jets de poussière du bout de ses bottes. Ses outres, gonflées d’eau, étaient attachées sur le dos de l’animal.
Il fit une halte au bar, mais Allie n’y était pas. La salle était déserte, claquemurée en prévision de l’orage, mais encore sale de la soirée de la veille. Tout puait la bière aigre.
Il remplit son sac fourre-tout de farine de maïs, de maïs grillé et de la moitié de la pièce de viande crue dans le garde-manger. Il laissa quatre pièces d’or, qu’il empila sur le comptoir en bois. Allie ne descendit pas. Le piano de Sheb lui adressa un adieu silencieux, souriant de ses dents jaunes.
Il ressortit dans la rue et resangla son sac sur le dos de la mule. Il se sentait la gorge serrée. Peut-être pouvait-il encore échapper au guet-apens, mais ses chances étaient minces. Après tout, il était l’Intrus.
Il passa devant les bâtiments aux volets clos, suspendus dans l’attente ; il sentait glisser sur lui les regards qui s’immisçaient dans les fentes et les fissures. L’homme en noir avait joué à Dieu, à Tull. Il avait parlé d’un enfant de Roi, d’un prince rouge. S’agissait-il d’une gigantesque pantalonnade, ou d’une réelle cause de désespoir ? C’était là une question non négligeable.
Il entendit derrière lui un hurlement suraigu, et soudain les portes s’ouvrirent à toute volée. Des formes plongèrent en avant. Le piège se refermait. Des hommes en chemise, des hommes en salopette sale. Des femmes en pantalon ou en robe défraîchie. Et même des enfants, accrochés aux basques de leurs parents. Et, dans chaque main, un bâton ou un couteau.
Sa réaction fut automatique, instantanée, innée. Il pivota sur les talons, cependant que ses mains extirpaient les pistolets de leurs étuis, et le contact des lourdes crosses dans ses mains le rassura. C’était Allie, forcément ce serait Allie, qui venait vers lui le visage tordu, sa cicatrice violette et diabolique sous la lumière déclinante. Il vit qu’on la retenait en otage ; derrière son épaule apparut la figure horrible et grimaçante de Sheb, comme le démon familier d’une sorcière. Elle était son bouclier et son offrande. Le Pistolero vit tout cela, avec une clarté et une limpidité totales, dans cette lumière figée et immortelle et ce calme stérile, et il l’entendit supplier :
— Tue-moi, Roland, tue-moi ! J’ai dit le mot, dix-neuf, je l’ai dit, et il m’a raconté… et je ne peux pas le supporter…
Ces mains étaient entraînées à lui donner ce qu’elle demandait. Il était le dernier de son espèce et sa bouche n’était pas seule à maîtriser le Haut Parler. Les pistolets firent résonner dans l’air leur mélodie atonale et sourde. À la deuxième salve, la mâchoire inférieure d’Allie s’affaissa et son corps glissa à terre. La dernière expression qu’il lut sur son visage pouvait être de la gratitude. La tête de Sheb bascula en arrière. Ils roulèrent tous deux dans la poussière.
Ils sont allés au pays de Dix-Neuf, se dit-il. Dieu sait ce qu’ils y trouveront.
Des gourdins volèrent, pleuvant sur lui. Il chancela, parant les coups. Un des bâtons, orné d’un clou planté de guingois, lui ouvrit le bras ; le sang se mit à couler. Un homme avec une barbe de plusieurs jours, les aisselles trempées de sueur, lui plongea dessus, un couteau de cuisine dans la main. Le Pistolero le tua d’une balle et l’homme s’abattit dans la rue. Quand son menton heurta le sol, son dentier sauta dans la poussière, dégoulinant de bave, dans un sourire aveugle.
— SATAN ! hurlait quelqu’un. LE MAUDIT ! ABATTEZ-LE !
— L’INTRUS ! cria une autre voix.
Les bâtons pleuvaient toujours. Un couteau lui heurta la botte et rebondit.
— L’INTRUS ! L’ANTÉCHRIST !
Il se fraya un chemin au pistolet, jusqu’à se retrouver au milieu d’eux, courant devant les corps qui tombaient, ses mains choisissant les cibles avec facilité, et une précision effrayante. Deux hommes et une femme s’effondrèrent, et il s’engouffra dans la faille qu’ils lui ouvrirent.
Il les mena en une parade effrénée qui traversa la rue en direction de la boutique de l’épicier-barbier, en face de chez Sheb. Il sauta sur la passerelle de planches, se retourna et vida ce qu’il lui restait de munitions sur la foule qui chargeait. Derrière eux, Sheb, Allie et les autres gisaient sur le sol, crucifiés.
Pas une seconde ils n’hésitèrent ou ne faiblirent, bien que chacun de ses tirs fît mouche, bien qu’ils n’eussent probablement jamais vu un pistolet de leur vie.
Il reculait, avec des feintes de danseur, pour éviter les missiles qui volaient. Il rechargeait en pleine course, avec une rapidité qui était devenue une seconde nature pour ses doigts, à force d’entraînement. Jamais inactifs, ils allaient et venaient entre ceinturons et barillets. La foule monta à son tour sur la passerelle et il entra dans l’épicerie, poussant de toutes ses forces la porte derrière lui. La grande vitrine sur la droite explosa vers l’intérieur et trois hommes se précipitèrent. Leurs visages reflétaient un zèle totalement impassible et dans leurs yeux brûlait un feu terne. Il les abattit tous, ainsi que les deux qui les suivaient. Ils tombèrent à cheval sur la vitre, empalés sur les longues gerbes de verre, bouchant le passage.
La porte céda dans un grand fracas et branla sous leur poids ; c’est alors qu’il entendit sa voix à elle :
— LE TUEUR ! VOS ÂMES ! LE PIED FOURCHU !
La porte se dégonda et tomba tout droit à l’intérieur, dans un claquement plat. Une bouffée de poussière s’éleva du sol. Des hommes, des femmes et des enfants foncèrent sur lui. Les crachats et les bûches volèrent. Il vida ses deux armes et ses assaillants tombèrent comme des mouches. Il recula dans la boutique, renversant un baril de farine qu’il fit rouler vers eux. Il leur lança une casserole d’eau bouillante dans laquelle trempaient deux rasoirs à main ébréchés. Ils avançaient toujours, avec des hurlements frénétiques et incohérents. Dans la foule, Sylvia Pittston les exhortait à l’aveugle, de sa voix ondulante. Il enfournait les balles dans les chambres brûlantes, dans les arômes de mousse à raser, dans l’odeur aussi de sa propre chair, des cals au bout de ses doigts qui grillaient.
Il sortit par la porte de derrière et se retrouva dans le passage couvert. La steppe rase était à présent dans son dos, reniant imperturbablement cette ville tapie en son sein crasseux. Trois hommes déboulèrent au coin, avec de larges sourires de traîtres. Ils le virent, virent qu’il les voyait, et leurs sourires se figèrent une seconde avant qu’il ne les fauche. Une femme les avait suivis, en mugissant. Elle était grosse et grasse, et connue des clients de Sheb sous le nom de Tante Mill. Le Pistolero la souffla et elle vola en arrière, pour atterrir dans une pose putassière, étalée de tout son long, la jupe retroussée entre les cuisses.
Il descendit les marches et avança à reculons dans le désert : dix pas, vingt. La porte arrière du barbier s’ouvrit à la volée et ils dégueulèrent à l’extérieur. Du coin de l’œil il aperçut Sylvia Pittston. Il ouvrit le feu. Ils tombèrent accroupis, ils tombèrent en arrière, ils basculèrent par-dessus la rambarde, dans la poussière. Ils ne projetaient pas d’ombres dans la lumière pourpre et immortelle. Il se rendit compte qu’il était en train de hurler. Qu’il hurlait depuis le début. Ses yeux lui faisaient l’effet de roulements à billes fêlés. Les parties lui étaient remontées sur l’estomac. Il avait les jambes en bois et les oreilles en fer.
Les pistolets étaient vides et lui crachaient leur chaleur, métamorphosés en un Œil et une Main, et il se tenait là, hurlant et rechargeant, l’esprit ailleurs, absent, laissant les mains faire leurs petits tours. Pouvait-il lever la main, leur dire qu’il avait passé mille ans à apprendre ce tour-là et bien d’autres encore, leur parler de ces armes et du sang qui les avait bénies ? Pas avec sa bouche. Mais ses mains racontaient leur propre histoire.
Alors qu’il achevait de recharger, il les vit alignés en position de tir. Un bâton le frappa au front et des gouttes de sang suintèrent de l’éraflure. Dans les deux secondes, ils seraient à portée de main. Au premier plan, il aperçut Kennerly, sa plus jeune fille, âgée de onze ans au plus, Soobie, deux piliers de bar et une pute du nom d’Amy Feldon. Il les servit tous, y compris ceux de la rangée de derrière. Leurs corps s’écrasaient lourdement au sol comme des épouvantails. Le sang et la cervelle jaillissaient en gerbe.
Frappés de surprise, ils s’immobilisèrent un instant, le grand visage de la masse se différenciant en figures individuelles, perplexes. Un homme décrivit en hurlant un large cercle, au pas de course. Une femme aux mains couvertes de cloques leva la tête vers le ciel et se mit à jacasser fébrilement. L’homme qu’il avait vu pour la première fois assis gravement sur les marches de l’épicerie générale lâcha soudain un impressionnant paquet dans son pantalon.
Il eut le temps de recharger un pistolet.
Puis ce fut Sylvia Pittston, fonçant sur lui, brandissant un crucifix de bois dans chaque main.
— DIABLE ! DIABLE ! DIABLE ! TUEUR D’ENFANT ! MONSTRE ! DÉTRUISEZ-LE, MES FRÈRES ET SŒURS ! DÉTRUISEZ L’INTRUS TUEUR D’ENFANT !
Il tira une balle dans chacune des traverses, faisant éclater les croix, puis il en logea quatre autres dans la tête de la femme. Elle sembla se replier en accordéon vers l’intérieur et tremblota comme une vague de chaleur.
Ils restèrent tous là à la regarder un moment, comme un tableau vivant, tandis que les doigts du Pistolero se livraient à leur tour de passe-passe et rechargeaient. Il avait le bout des doigts qui brûlait et qui grésillait. Des cercles très nets étaient imprimés dans la peau, sur chacun d’entre eux.
Ils étaient moins nombreux, à présent. Il avait taillé dans leur masse comme la lame d’une faucheuse. Il pensait qu’en voyant la femme morte, ils se seraient dispersés, au lieu de quoi l’un d’eux lança un couteau. Le manche l’atteignit juste entre les deux yeux et le renversa en arrière. Ils se précipitèrent sur lui comme un caillot malin qui s’étend. Couché au milieu de ses propres douilles, il déchargea de nouveau. Il avait mal à la tête et de grands cercles marron lui tournaient devant les yeux. Le premier coup manqua sa cible, mais il en descendit onze avec le reste.
Mais ils étaient sur lui, ceux qui restaient. Il tira les quatre balles qu’il avait pu recharger, puis il se retrouva sous les coups de poing, de pied et de poignard. Il en balança deux qui s’accrochaient à son bras gauche et roula sur le côté. Ses mains reprirent leur tour infaillible. Il reçut un coup de couteau dans l’épaule. Un autre dans le dos. On lui fracassa les côtes. On lui poignarda les fesses avec ce qui devait être un croc de boucher. Un petit garçon se jeta sur lui et lui fit la seule entaille vraiment profonde, en travers du mollet. Le Pistolero renversa la tête en arrière.
Ils se dispersaient et le Pistolero leur resservit une fournée, répliquant par le feu. Ceux qui restaient commencèrent à battre en retraite vers les bâtiments couleur sable et lézardés, et toujours ses mains poursuivaient leur œuvre, comme des chiens trop zélés qui veulent vous faire le coup de la galipette arrière, pas une fois ou deux, non, mais toute la nuit, et ses mains à lui les fauchaient en pleine course. Le dernier d’entre eux réussit à atteindre les marches de la véranda du barbier, et c’est alors que la balle du Pistolero le cueillit dans la nuque. « Youp ! », cria l’homme avant de s’écrouler. Ce fut le dernier mot de Tull sur le sujet.
Le silence s’abattit de nouveau sur les lieux, remplissant les espaces déchiquetés.
Le Pistolero saignait d’une vingtaine de blessures différentes, toutes superficielles, sauf celle au mollet. Il la banda avec un lambeau de sa chemise, puis il se redressa et passa en revue l’étendue du massacre.
Les cadavres s’étalaient en une traînée serpentant et zigzaguant comme un sentier, depuis la porte de derrière du barbier, jusqu’à l’endroit où il se tenait. Ils étaient étendus dans toutes les positions imaginables. Aucun d’eux n’avait l’air de dormir.
Il suivit la piste de la mort, comptant les corps au fur et à mesure. Dans l’épicerie, un homme était affalé à terre, enserrant tendrement de ses deux bras le pot à bonbons fêlé qu’il avait entraîné dans sa chute.
Il se retrouva à la case départ, au milieu de la rue principale déserte. Il avait abattu trente-neuf hommes, quatorze femmes et cinq enfants. Il avait tué tout Tull.
Une odeur écœurante lui vint aux narines avec le premier souffle de vent sec et vibrant. Il le suivit, leva les yeux et hocha la tête. Le corps en décomposition de Nort était déployé, les bras en croix, en haut du toit de planches de chez Sheb. Crucifié avec des chevilles en bois. Les yeux et la bouche étaient ouverts. Sur la chair de son front crasseux on avait imprimé une grosse marque violacée, celle d’un sabot fendu.
Le Pistolero sortit de la ville. Sa mule broutait dans une touffe d’herbe à une cinquantaine de mètres, le long de ce qui restait de la route de la diligence. Le Pistolero la ramena jusqu’à l’écurie de Kennerly. À l’extérieur, le vent jouait un air irrégulier. Il commença par attacher la mule et retourna au troquet. Il dénicha une échelle dans l’appentis du fond et monta sur le toit délivrer Nort. Son corps était plus léger qu’un fagot. Il le fit basculer en bas, dans le commun des mortels, ceux voués à ne mourir qu’une seule fois. Puis il retourna à l’intérieur, mangea des steaks, but trois bières tandis que la lumière déclinait et que le sable commençait à voler. Cette nuit-là, il dormit dans le lit qu’il avait partagé avec Allie. Il ne rêva pas. Le lendemain matin, le vent était tombé et le soleil avait retrouvé son éclat vif et distrait. Les corps avaient dérivé vers le sud, comme des amarantes poussées par le vent. En milieu de matinée, après avoir pansé toutes ses blessures, lui aussi changea de décor.
Il crut que Brown s’était endormi. Le feu n’était plus qu’une petite étincelle et l’oiseau, Zoltan, s’était mis la tête sous l’aile.
Alors qu’il était sur le point de se lever et de dérouler une paillasse dans le coin, Brown dit :
— Voilà. C’est dit. Tu te sens mieux ?
Le Pistolero sursauta.
— Pourquoi je me sentirais mal ?
— Tu es humain, paraît-il. Pas un démon. Ou alors c’est que tu m’as menti.
— Je n’ai pas menti.
Il fut bien forcé de reconnaître, à contrecœur, qu’il aimait bien Brown. Vraiment. Et il n’avait pas menti au frontalier, pas une seconde.
— Qui es-tu, Brown ? Qui es-tu vraiment, je veux dire ?
— Moi, c’est tout, répliqua-t-il, imperturbable. Pourquoi tu te crois toujours au beau milieu d’un mystère ?
Le Pistolero s’alluma une cigarette sans répondre.
— Je trouve que tu es très proche de ton homme en noir, fit Brown. Est-ce qu’il est prêt à tout ?
— Je ne sais pas.
— Et toi ?
— Pas encore, dit le Pistolero.
Il regarda Brown avec un soupçon de défi.
— Je vais là où je dois aller, je fais ce que j’ai à faire.
— C’est bien, alors, répondit Brown avant de se retourner et de s’endormir.
Le lendemain matin, Brown lui donna à manger et le raccompagna au bord du chemin. À la lumière du jour, il faisait un spectacle étonnant, avec sa poitrine maigre et brûlée par le soleil, ses clavicules épaisses comme des crayons, et sa tignasse rousse de fou furieux. L’oiseau était juché sur son épaule.
— Et la mule ? demanda le Pistolero.
— Je la mangerai, répondit Brown.
— D’accord.
Brown tendit la main, et le Pistolero la serra. D’un hochement de tête, le frontalier désigna le sud-ouest.
— Bonne marche. Que tes journées soient longues et tes nuits plaisantes.
— Le double du compte pour toi.
Ils se saluèrent de la tête, puis l’homme qu’Allie avait appelé Roland repartit, le corps bardé d’armes et d’eau. Il se retourna une seule fois. Brown fourrageait furieusement dans son petit plan de maïs. Le corbeau était perché sur le toit bas de sa masure, comme une gargouille.
Le feu s’était éteint, et les étoiles commençaient à pâlir. Le vent soufflait sans faiblir, racontant son histoire dans le vide. Le Pistolero se retourna dans son sommeil, puis redevint immobile. Il rêva, un rêve de soif. Dans la pénombre, le contour des montagnes était invisible. Toute pensée de culpabilité, tout sentiment de regret avaient disparu. Le désert les avait cuits. Il se surprit à penser de plus en plus à Cort, l’homme qui lui avait appris à tirer. Cort savait distinguer le blanc du noir.
Il remua de nouveau et se réveilla. Il cligna des yeux en regardant le feu mort, dont la forme se superposait à l’autre, plus géométrique. C’était un romantique, il le savait, et il protégeait ce savoir jalousement. C’était un secret qu’il n’avait partagé qu’avec une poignée d’élus, au fil des ans. La fille appelée Susan, la fille de Mejis, avait été l’une d’entre eux.
Ce qui, bien entendu, lui rappela de nouveau Cort. Cort était mort. À part lui, ils étaient tous morts. Le monde avait changé.
Le Pistolero balança ses armes par-dessus son épaule et changea encore une fois de décor.