La femme de haute taille et moi déménageâmes pour la maison du chaman où l’on attribua la meilleure chambre. On ne me permit plus de travailler ; on m’amenait les blessés et les malades pour que je les soigne ; j’en guéris certains comme je l’avais fait pour Declan, ou comme me l’avait appris la guilde lorsqu’il s’agissait de prolonger la vie de nos clients. D’autres moururent dans mes bras. Peut-être aurais-je pu ressusciter les morts, comme je l’avais fait pour Zama, mais je ne m’y essayai pas.
Par deux fois nous subîmes l’attaque de nomades. Le hetman tomba lors du premier affrontement ; je ralliai ses guerriers et nous les repoussâmes. On choisit un nouveau hetman, mais il ne semblait pas lui-même se considérer (et les autres ne semblaient pas le considérer) comme autre chose que mon subordonné. Au cours du deuxième engagement, c’est moi qui pris la tête du gros des troupes tandis qu’il se chargeait de surprendre les nomades à revers grâce à des archers embusqués ; à tous les deux nous les cernâmes et les massacrâmes comme des moutons, et nous ne fûmes plus inquiétés.
Bientôt la population s’engagea dans l’édification d’une structure beaucoup plus grande que tout ce qui avait été bâti par elle jusqu’ici. En dépit de l’épaisseur et de la solidité apparente des murs et des arches, je redoutai que la construction ne pût supporter le poids d’un toit de boue et de paille d’une telle dimension ; j’appris aux femmes à préparer des tuiles en terre cuite, tout comme elles faisaient cuire leurs pots, et à les disposer comme couverture. Lorsque le bâtiment fut terminé, je reconnus le toit sur lequel Jolenta mourrait, et je sus que je serais enterré en dessous.
On peut trouver cela incroyable, mais jusqu’à ce moment-là j’avais rarement pensé à l’ondine et aux directions qu’elle m’avait indiquées, préférant revisiter, parmi mes souvenirs, ceux qui touchaient à Teur du Vieux Soleil, telle qu’elle était au cours de mon enfance ou sous mon autarchie. J’en explorais maintenant de plus récents, car bien que les craignant, je craignais davantage la mort.
Lorsque je m’étais retrouvé assis sur un promontoire rocheux accroché au mont Thyphon, regardant les soldats de Typhon se diriger vers moi, j’avais vu la prairie au-delà de Briah aussi clairement que je voyais maintenant nos champs de maïs. Mais alors j’avais été le Nouveau Soleil, avec la possibilité de faire appel à tous les pouvoirs de mon étoile, en dépit de son éloignement. À l’heure actuelle je n’étais plus le Nouveau Soleil, et le Vieux Soleil devait régner encore longtemps. Une fois ou deux, alors que j’étais sur le point de m’endormir, j’eus l’impression que les Corridors du Temps étaient sur le point de s’ouvrir obliquement dans l’un des coins de ma chambre ; à chaque fois que je voulus m’y précipiter, ce fut pour m’éveiller et ne trouver que de la pierre avec par-dessus les poutres du toit.
Une autre fois, je descendis dans le ravin et remontai ma piste vers l’est. Je finis par tomber sur le pitoyable muret que j’avais édifié quand le félin avait toussé ; mais si je poussai tout de même plus loin, je revins finalement à la ville de pierre le surlendemain.
Au bout du compte, lorsque se brouilla le total des années passées, il me vint à l’esprit que si je ne pouvais redécouvrir l’entrée des Corridors du Temps – et je ne le pouvais pas – je devais à tout prix retrouver Jutuma ; mais pour cela, il me fallait d’abord regagner la mer.
À l’aube, le jour suivant, j’emballai quelques galettes et de la viande séchée dans un bout d’étoffe et quittai la ville de pierre en direction de l’ouest. Mes jambes étaient devenues raides ; et lorsque, après sept ou huit veilles de marche régulière, je tombai et me fis mal à un genou, je sentis que j’étais presque redevenu le Sévérian qui s’était embarqué sur le vaisseau de Tzadkiel. Comme lui, je ne fis pas demi-tour, mais continuai dans la même direction. Cela faisait longtemps que je m’étais habitué à la chaleur du Vieux Soleil, et l’année tirait à sa fin.
Le jeune hetman et un groupe d’hommes de la ville de pierre me rattrapèrent alors que le Vieux Soleil se posait sur l’épaule gauche de Teur. Au bout d’un moment, ils me saisirent par les bras et voulurent me forcer à revenir ; je refusai, leur expliquant que je devais aller jusqu’à Océan et espérais ne jamais revenir.
Je m’assis, mais ne vis rien. Un instant, je fus sûr d’être devenu aveugle.
Ossipago apparut, dans l’éclat d’un rayonnement bleuté. « Nous sommes ici, Sévérian », dit-il.
Sachant qu’il n’était qu’un mécanisme, à la fois serviteur et maître de Barbatus et Famulimus, je répondis : « Avec la lumière… le dieu de la machine. C’est ce qu’a dit maître Malrubius quand il est venu. »
L’agréable baryton de Barbatus nargua les ténèbres. « Tu es conscient. De quoi te souviens-tu ?
— De tout, répondis-je. Je me suis toujours souvenu de tout. » Une odeur de décomposition flottait dans l’air, puanteur de chairs pourrissantes.
La voix de Famulimus roucoula : « C’est pour cela que tu as été choisi, Sévérian. Toi et toi seul parmi bien des princes. Toi seul, pour sauver ta race des eaux de Léthé.
— Et puis pour l’abandonner. »
Personne ne répondit.
« J’ai pensé à tout cela, dis-je alors. J’aurais essayé de revenir plus tôt, si j’avais su. »
La voix d’Ossipago était si grave qu’on l’entendait moins qu’on ne la ressentait. « Comprends-tu pourquoi tu n’as pas pu ? »
J’acquiesçai, me sentant ridicule. « Parce que j’ai utilisé les pouvoirs du Nouveau Soleil pour remonter le temps jusqu’avant son existence. J’ai cru jadis que vous étiez tous les trois des dieux, puisque les hiérarques étaient des dieux encore plus puissants. De la même manière les autochtones me prennent pour un dieu et redoutent qu’en plongeant dans la mer occidentale je ne les laisse à jamais dans la nuit de l’hiver. Mais seul l’Incréé est Dieu, seul il souffle la vie sur la réalité et seul il la détruit. Tous les autres, Tzadkiel compris, ne peuvent que manipuler les forces qu’il a créées. » Je n’avais jamais été très brillant pour trouver les analogies, et j’en cherchai une. « J’étais comme une armée qui bat si loin en retraite qu’elle se coupe de ses bases. » Je ne pus retenir les paroles suivantes. « Une armée vaincue.
— Aucune force n’est défaite dans une guerre, Sévérian, tant que ses trompettes n’ont pas sonné la reddition. Jusque-là on peut certes mourir, mais on ne connaît pas la défaite.
— Et qui sait si tout cela n’est pas pour le mieux ? remarqua Barbatus. Nous sommes tous des instruments dans ses mains.
— Il y a quelque chose d’autre que je comprends, repris-je, quelque chose qui m’avait échappé jusqu’ici : la raison pour laquelle maître Malrubius m’a parlé de la loyauté vis-à-vis de l’Entité divine, de la loyauté vis-à-vis de la personne du monarque. Il voulait dire par là que nous pouvions avoir confiance, qu’il ne fallait pas refuser son destin. C’est vous qui l’aviez envoyé, bien entendu.
— Ces paroles n’en étaient pas moins de lui – comme tu devrais le savoir à l’heure actuelle. Comme les hiérogrammates nous convoquons les personnalités du passé puisées dans la mémoire ; et comme les hiérogrammates, nous ne les falsifions pas.
— Mais il reste tellement de choses que j’ignore. Lorsque nous nous sommes rencontrés sur le vaisseau de Tzadkiel, c’était la première fois pour vous, et j’en avais conclu qu’il s’agissait pour moi de notre dernière rencontre. Et cependant vous voici, tous les trois. »
Douce et mélodieuse, la voix de Famulimus s’éleva : « Nous sommes tout aussi surpris que toi, Sévérian, de te trouver dans ce monde où les hommes émergent à peine. Bien qu’ayant remonté le cours du temps si loin nous-mêmes, ce sont des âges géologiques qui se sont écoulés depuis notre dernière rencontre.
— Et pourtant vous saviez que je me trouverais ici ? »
Barbatus sortit de l’ombre et dit : « Parce que tu nous l’avais dit. Aurais-tu oublié que nous avons été tes conseillers ? Tu nous avais raconté la mort de Hildegrin et c’est pour cette raison que nous surveillions cet endroit pour toi.
— Et moi ? Je suis mort aussi. Les autochtones… mon peuple… » Je me tus, mais personne ne reprit la parole. Et finalement je dis : « Amenez votre lumière, Ossipago, là où se tient Barbatus. »
Le mécanisme tourna ses palpeurs en direction de Barbatus mais ne se déplaça pas.
Doucement, Famulimus dit : « Je crains que l’on ne doive le guider maintenant, Barbatus. Je crois sincèrement que notre Sévérian devrait savoir. Comment lui demander de porter tout ce poids, et ne pas le traiter en homme ? »
Barbatus acquiesça, et Ossipago s’approcha de lui au moment où je m’éveillai. Je découvris alors ce que j’avais redouté de voir, le cadavre de l’homme que les autochtones appelaient Tête du Jour. Des bandes d’or s’enroulaient autour de ses bras, des bracelets hérissés de hyacinthes orange et d’émeraudes d’un vert éclatant entouraient ses poignets.
« Dites-moi comment vous avez fait », exigeai-je.
Barbatus se caressa la barbe mais ne répondit pas.
« Tu sais bien qui t’a enseigné près de la mer agitée et qui a combattu pour toi lorsque le sort de Teur était dans la balance », roucoula Famulimus.
Je la regardai, l’œil agrandi. Son visage était toujours aussi ravissant et inhumain ; non pas dépourvu d’expression, mais au contraire en affichant une avec peu ou pas de rapport avec l’humanité et ses soucis.
« Suis-je un eidolon ? Un fantôme ? » Je regardai mes mains, avec l’espoir d’être rassuré par leur solidité ; elles tremblaient. Pour les calmer, je dus les appuyer sur mes cuisses.
« Ce que tu appelles des eidolons ne sont pas des fantômes, dit Barbatus, mais des êtres dont l’existence se maintient grâce à une source d’énergie extérieure. Ce que tu appelles matière est en réalité de l’énergie canalisée, tout simplement. La seule différence est qu’une partie est maintenue sous sa forme matérielle par sa propre énergie. »
J’aurais voulu pleurer à ce moment-là, plus que je ne l’avais jamais désiré de toute ma vie. « En réalité ? Vous croyez réellement qu’il existe une réalité ? » Laisser couler mes larmes aurait été le nirvana ; mais la rudesse de ma formation prévalut, et rien ne vint. Pendant un instant, je me demandai, absurdement, si les eidolons pouvaient ou non pleurer.
« Tu parles de ce qui est réel, Sévérian ; ainsi tiens-tu encore à ce qui est réel. Un moment pour celui qui est l’auteur de cette réalité. Les simples, dans ton peuple, l’appellent Dieu et toi, qui es instruit, l’Incréé. As-tu jamais été autre chose que son eidolon ?
— Qui maintient mon existence, en ce moment ? Ossipago ? Tu peux te reposer, Ossipago. »
La voix grave d’Ossipago roula. « Je ne réagis pas à tes ordres, Sévérian ; tu sais cela depuis longtemps.
— Je suppose que même si je me tuais moi-même, Ossipago me rendrait la vie. »
Barbatus secoua la tête, mais d’une manière qui n’avait rien d’humain. « Ce serait inutile, car tu pourrais recommencer. Si tu désires réellement mourir, libre à toi. Les offrandes funéraires ne manquent pas ici, y compris une grande quantité de couteaux de pierre. Ossipago va t’en apporter un. »
Je me sentais aussi réel que je l’avais toujours été ; et lorsque je fouillai dans mes souvenirs, j’y trouvai toujours Valéria, Thécla, le vieil autarque et le petit Sévérian (celui qui n’avait jamais été autre chose que Sévérian). « Non, dis-je. Nous vivrons.
— C’était ce que je pensais, fit Barbatus avec un sourire. Nous te connaissons depuis la moitié de notre vie, Sévérian, et tu es une de ces herbes qui poussent d’autant mieux qu’on les foule aux pieds. »
Ossipago eut l’air de s’éclaircir la gorge. « Si tu souhaites nous parler davantage, je vais nous transférer dans une époque plus pratique. Je suis en liaison avec la pile du vaisseau. »
Famulimus secoua sa noble tête, et Barbatus me regarda.
« Je préférerais que nous nous entretenions ici, leur dis-je. Barbatus, quand nous étions sur le vaisseau, je suis tombé dans un conduit ; je sais bien qu’on ne tombe pas rapidement, ainsi, mais ma chute a duré longtemps et je crois qu’elle m’a beaucoup rapproché du centre. J’ai été gravement blessé, et Tzadkiel a pris soin de moi. » Je me tus, essayant de me rappeler le plus de détails possible.
« Continue, m’encouragea Barbatus, nous ignorons ce que tu vas nous dire.
— J’ai trouvé là un homme mort, avec comme moi une balafre à la joue ; il avait reçu, également comme moi, une blessure à la jambe, plusieurs années auparavant. Il se cachait entre deux machines.
— Mais de manière que tu le trouves, Sévérian ? me demanda Famulimus.
— Peut-être. Je savais que c’était l’œuvre de Zak. Or Zak était Tzadkiel, ou du moins une partie de Tzadkiel ; mais je ne l’avais pas encore compris, alors.
— Mais maintenant, si. Il est temps de parler. »
Je ne savais néanmoins plus quoi dire et j’ajoutai d’un ton incertain : « L’homme présentait un visage tuméfié, mais qui ressemblait cependant beaucoup au mien. Je me dis que je ne pouvais être mort ici, que ce n’était pas là que je mourrais, car j’avais la certitude que mon corps reposerait dans le mausolée de notre nécropole. Je vous en ai parlé.
— Bien des fois, fit la voix grondante d’Ossipago.
— Le bronze funéraire me ressemble tellement… ressemble tellement à ce que je suis maintenant. Puis il y a eu Apu-Punchau. Quand il est apparu… c’était une hiérodule, la Cuméenne. Comme vous. C’est ce que m’a dit le père Inire. »
Famulimus et Barbatus acquiescèrent.
« Lorsque Apu-Punchau est apparu, c’était moi. Je le savais, mais sur le moment je n’ai pas compris.
— Nous non plus, lorsque nous en avons parlé ensemble. Je crois que je le pourrais, maintenant.
— Alors expliquez-moi ! »
Il fit un geste vers le cadavre. « Voici Apu-Punchau.
— Bien sûr, je sais cela depuis longtemps, puisqu’ils m’appellent par ce nom et que j’ai vu construire cet endroit. Ce devait être un temple, le temple du Jour, le Vieux Soleil. Mais je suis Sévérian et aussi Apu-Punchau, Tête du Jour. Comment mon corps peut-il se lever d’entre les morts ? Comment ai-je pu mourir ici ? La Cuméenne a dit que ce n’était pas sa tombe, mais sa maison. » Il me semblait la voir devant moi cependant que je parlais, vieille femme dissimulant le serpent avisé.
« Elle t’a dit qu’elle ne connaissait pas cette époque », roucoula Famulimus.
J’acquiesçai.
« Comment aurait pu mourir un chaud soleil qui se levait tous les jours ? Et comment aurais-tu pu mourir, toi qui étais ce soleil ? Ton peuple t’a enfermé là-dedans avec de nombreux chants. Et il a scellé la porte, afin que tu vives éternellement.
— Nous savons qu’en fin de compte, intervint Barbatus, tu ramèneras le Nouveau Soleil. Nous avons parcouru le temps, et nous sommes entre autres passés par la période où nous nous sommes rencontrés dans le château du géant – rencontre que nous avions crue la dernière. Mais sais-tu quand le Nouveau Soleil a été conçu ? Ce soleil que tu as ramené dans ce système pour remplacer l’ancien ?
— Lorsque l’on m’a déposé sur Teur, c’était sous le règne de Typhon, quand a été sculptée la première grande montagne. Mais auparavant je me trouvais sur le vaisseau de Tzadkiel.
— Qui navigue parfois plus vite que les vents qui le poussent, grommela Barbatus. Ainsi tu ne sais rien.
— Si tu veux maintenant bénéficier de nos conseils, dit Famulimus, dis tout. Nous ne pouvons être de bons guides si nous avançons à l’aveuglette. »
Et ainsi, commençant avec le meurtre de mon steward, je leur racontai tout ce qui m’était arrivé ensuite jusqu’au dernier moment dont je me souvenais avant de m’être réveillé dans la maison d’Apu-Punchau. Je n’ai jamais très bien su (comme toi, mon lecteur, ne le sait que trop bien) résumer quelque chose, en partie parce que les détails me paraissent toujours importants. Et j’en étais encore moins capable lorsque c’était ma langue, et non ma plume, qui était mise à contribution ; je leur dis beaucoup de choses que je n’ai pas rapportées dans ces Mémoires.
Tandis que je parlais, un rayon de soleil filtra par une faille ; je compris donc que j’étais revenu à la vie de nuit, et qu’une nouvelle journée venait de commencer.
Je parlais encore lorsque les roues des potiers commencèrent à grincer, et j’entendis le bavardage des femmes qui se rendaient en groupe auprès de la rivière, la rivière qui s’assécherait lorsque le soleil se refroidirait.
Finalement je dis : « Il suffit pour ce qu’il en est de moi, à vous, maintenant. Pouvez-vous éclaircir le mystère d’Apu-Punchau après cela ? »
Barbatus acquiesça. « Il semble que oui. Tu sais déjà que lorsqu’un vaisseau navigue à grande vitesse entre les étoiles, les minutes et les jours, à bord, peuvent être comme des années et des siècles sur Teur.
— Il doit en être ainsi, admis-je, puisque c’est avec le retour de la lumière que l’on a mesuré le temps pour la première fois.
— Autrement dit ton étoile, la Fontaine Blanche, est née un certain temps, et probablement bien longtemps, avant le règne de Typhon. Je dirais que ce temps n’est maintenant plus très loin. »
Famulimus parut sourire, et peut-être s’agissait-il réellement d’un sourire. « Il doit certainement en être ainsi, Barbatus, puisqu’il est arrivé jusqu’ici par le pouvoir de l’étoile ; fuyant son temps, il a couru jusqu’à ce qu’il soit obligé de s’arrêter, et c’est ici qu’il y fut contraint. »
Rien n’indiqua que cette intervention eût désarçonné Barbatus. « Il est possible que tu retrouves ton pouvoir lorsque l’on verra pour la première fois sur Teur la lumière de ton étoile. S’il en est ainsi, Apu-Punchau peut s’éveiller lorsque ce moment viendra, à condition qu’il choisisse de quitter l’endroit où il s’est trouvé.
— S’éveiller de la mort à la vie ? m’exclamai-je. Mais c’est horrible ! »
Famulimus n’était pas d’accord. « Dis plutôt merveilleux, Sévérian. Revenir de la mort pour aider le peuple qui l’aimait. »
Je réfléchis là-dessus tandis que les trois hiérodules attendaient patiemment. Finalement je remarquai : « Peut-être la mort n’est-elle horrible pour nous que parce qu’elle sépare l’aspect terrible de l’aspect merveilleux de la vie. Nous n’en voyons que l’aspect terrible, que l’on laisse derrière soi.
— C’est ce que nous espérons, fit la voix grave d’Ossipago, au moins autant que toi, Sévérian.
— Mais si je suis Apu-Punchau, quel était ce cadavre que j’ai trouvé sur le vaisseau de Tzadkiel ? »
C’est presque dans un murmure que Famulimus me répondit de sa voix mélodieuse. « L’homme que tu as vu mort est celui qui fut porté par ta mère. C’est du moins ce qui me semble d’après ce que tu as déclaré. Je serais prête à pleurer pour elle si j’avais des larmes, mais peut-être pas pour toi qui es en vie ici. Ce que nous avons fait pour toi en ce lieu, Sévérian, c’est ce que le puissant Tzadkiel a accompli là-bas : prendre ta mémoire dans ton esprit mort et te créer de nouveau.
— Si je comprends bien, lorsque je me suis trouvé devant le siège de justice de Tzadkiel, je n’étais déjà qu’un eidolon fabriqué par lui ?
— Fabriqué est un mot fort, grommela Ossipago, si du moins je comprends aussi bien ta langue que je le pense. Rendu tangible conviendrait mieux. »
Je me tournai vers Famulimus pour avoir davantage d’explications.
« Tu n’étais que le reflet d’une pensée dans ton esprit mort. Il a fixé cette image, lui a rendu son intégrité et a effacé la blessure fatale que tu portais.
— Il m’a fait marcher, parler… une image vivante de moi-même, en somme. » J’avais beau prononcer ces paroles, j’éprouvais les plus grandes difficultés à saisir ce qu’elles signifiaient. « La chute m’a tué, exactement comme mon peuple m’a tué ici. »
Je me penchai pour regarder de plus près le cadavre d’Apu-Punchau. « Par étranglement, je crois, murmura Barbatus.
— Pourquoi Tzadkiel n’aurait-il pas pu me ressusciter comme j’ai ressuscité Zama ? Ou me guérir comme j’ai guéri Herena ? Pourquoi ai-je dû mourir ? »
Je n’ai jamais été autant stupéfait que par ce qui se passa alors : Famulimus s’agenouilla devant moi et embrassa le sol à mes pieds.
« Qu’est-ce qui te fait croire que Tzadkiel dispose d’un tel pouvoir ? me demanda Barbatus. Famulimus, Ossipago et moi ne sommes rien devant lui, mais nous ne sommes pas ses esclaves ; et si grand qu’il soit, il n’est pas le prince de sa race, ni son sauveur. »
J’aurais sans aucun doute dû me sentir ennobli. J’étais en réalité muet de stupéfaction et gêné au-delà de tout. Je fis vivement signe à Famulimus de se relever, bredouillant : « Mais… vous parcourez les Corridors du Temps ! »
Barbatus se prosterna à son tour alors que Famulimus se relevait.
« Simplement pour un petit bout de chemin, Sévérian, fit-elle de sa voix flûtée. Afin que nous puissions parler avec toi, faire certaines petites choses. Nos horloges tournent à l’envers autour de tes deux soleils. »
Toujours agenouillé, Barbatus enchaîna : « Si nous avions laissé Ossipago nous conduire dans un meilleur endroit, comme il le souhaitait, il aurait été plus récent. Mais il n’aurait pas été meilleur pour toi, je crois.
— Encore une question, illustres hiérodules, avant que vous me renvoyiez dans ma propre époque. Lorsque j’ai parlé avec maître Malrubius, au bord de la mer, il s’est ensuite dissous en une poussière lumineuse. Et cependant… » Je ne pus continuer, mais des yeux j’explorai le cadavre.
Barbatus acquiesça. « Cet eidolon, pour employer ce terme, n’a eu qu’une brève existence. Je ne sais pas à quelles énergies Tzadkiel a fait appel pour te maintenir en vie sur le vaisseau ; il est même fort possible que ce soit toi qui l’aies directement tirée des sources disponibles, tout comme tu avais drainé l’énergie du vaisseau lorsque tu as voulu rendre la vie à ton steward. Mais même si c’était une source que tu as laissée derrière toi en venant ici, tu avais vécu longtemps avant cela, sur le vaisseau, à Yesod, sur la navette, à l’époque de Typhon, et ainsi de suite. Pendant tout ce temps tu as respiré, mangé et bu une matière qui n’était pas instable, la convertissant à l’usage de ton corps. Lequel est devenu un corps substantiel.
— Mais je suis mort… Non seulement ici, mais aussi sur le vaisseau de Tzadkiel.
— Ton jumeau y gît, mort, répondit Barbatus, comme gît ici un autre cadavre. Je pourrais dire en passant que s’il n’était pas mort, nous n’aurions pu faire ce que nous avons fait, car chaque être vivant est plus que de la simple matière. » Il se tut un instant et chercha, d’un coup d’œil à Famulimus, une aide qu’elle ne lui accorda pas. « Que sais-tu de l’anima ? »
Je repensai alors à Ava, et à ce qu’elle m’avait dit. « Vous êtes un matérialiste, comme toutes les personnes ignorantes. Mais votre matérialisme ne rend pas le matérialisme vrai. » La petite Ava était morte avec Foïla et les autres. « Rien, répondis-je, je ne sais rien de l’anima.
— En un sens, on peut le résumer par deux vers d’un poème. Famulimus, c’est toi qui me l’avais cité. »
Sa femme chanta alors : « Debout ! Car dans le bol de la nuit, le matin a lancé la pierre qui disperse le vol des étoiles.
— Oui, dis-je, je comprends. »
Barbatus eut un geste. « Suppose que j’écrive ces vers sur ce mur, puis que je les recopie sur cet autre. Lesquels seraient les vrais ?
— Les deux, dis-je. Ou ni les uns ni les autres. Les véritables vers ne sont ni ceux qui sont écrits, ni ceux qui sont prononcés. Je ne sais ce qu’ils sont.
— Telle est la manière d’être de l’anima, telle que je la comprends. C’était écrit ici. » Il me montra le cadavre. « C’est maintenant écrit en toi. Lorsque la lumière de la Fontaine Blanche touchera Teur, ce sera de nouveau écrit là-bas. Et cependant l’anima n’en sera pas pour autant effacée en toi. À moins que… »
J’attendis qu’il poursuivît.
C’est Ossipago qui acheva sa phrase. « À moins que tu ne t’en approches trop. Si tu écris un nom dans la poussière et que tu suives du doigt le contour de ce que tu viens d’écrire, tu n’obtiens pas deux noms, mais un seul. Si deux courants s’engagent dans un seul conducteur, il n’y a plus qu’un seul courant. »
Comme je les regardais tous les trois, incrédule, Famulimus reprit : « Comme tu le sais, tu t’es trop approché de ton double, une fois ; ici, dans cette pauvre ville de pierre. Puis il a disparu, et toi seul es resté. Nos eidolons sont toujours tirés des morts. Ne t’es-tu jamais demandé pourquoi ? Prends garde ! »
Barbatus acquiesça. « Pour ce qui est de ton retour dans ton propre temps, nous ne pouvons rien faire pour toi. Ton homme vert en savait peut-être davantage que nous là-dessus ; ou du moins, il avait davantage d’énergie à sa disposition. Nous te laisserons de l’eau, de la nourriture et une lumière ; mais il faudra attendre la Fontaine Blanche. Ce qui ne devrait pas être long, comme l’a dit Famulimus. »
Elle avait commencé à s’estomper déjà vers le passé, si bien que sa voix chantante avait l’air de venir de très loin. « Ne détruis pas ce cadavre, Sévérian. Quelle que soit l’envie que tu éprouves. Prends garde ! »
Barbatus et Ossipago s’étaient estompés tandis que je regardais Famulimus. Quand sa voix s’éteignit, il n’y eut d’autre bruit dans la maison d’Apu-Punchau que celui, léger, de sa respiration.