CHAPITRE XLV Le bateau

C’était une voile. Par moments soulevée si haut que l’on avait le temps d’apercevoir un bref instant la coque noire en dessous, tandis qu’à d’autres on le perdait presque de vue, lorsqu’elle s’enfonçait en tournoyant dans les tranchées liquides. Nous criâmes, tous, jusqu’à l’extinction de voix, bondissant et agitant les bras ; finalement je pris Péga sur mes épaules, en un équilibre aussi précaire que celui que j’avais dû conserver dans le howdah bringuebalant, sur le dos du balouchitère de Vodalus.

Le vent étouffa la voile tendue sur une bôme. Péga poussa un grognement. « Ils coulent !

— Non, lui dis-je, ils virent de bord. »

À son tour, leur petit foc se vida et se mit à claquer avant de se gonfler à nouveau. Je ne saurais dire au juste combien de respirations ou de battements de cœur s’égrenèrent avant que nous vissions le beaupré fendre le ciel comme une oriflamme sur une colline verte ; rarement le temps s’est écoulé aussi lentement pour moi, et je crois que j’aurais pu en dénombrer des milliers.

Encore un instant, et le bateau se retrouva à une longueur de nous, une corde filant par l’arrière. Je plongeai, sans savoir si les autres me suivraient, mais convaincu que je leur serais plus utile sur le bateau que sur le radeau.

Instantanément, je fus envahi de l’impression d’avoir plongé dans un autre monde, encore plus surnaturel que celui du ruisseau Madregot. Les vagues agitées et le ciel nuageux s’évanouirent comme s’ils n’avaient jamais existé. Je ressentis un courant puissant sans que j’eusse pu dire par quel moyen j’en avais conscience ; car les pâturages inondés de mon pays inondé avaient beau défiler en dessous de moi, tandis que de leurs membres suppliants les arbres m’adressaient des signes, l’eau elle-même semblait en repos. C’était comme si je voyais Teur roulant lentement dans le vide.

Finalement j’aperçus un cottage dont les murs et la cheminée de pierre étaient encore debout ; sa porte ouverte avait l’air d’une invitation. Je ressentis une terreur soudaine et me mis à nager vers le haut, vers la lumière, avec autant de désespoir que lorsque j’avais manqué me noyer dans Gyoll.

Ma tête creva la surface ; de l’eau coulait de mes narines. Pendant un instant, je crus que le bateau comme le radeau avaient disparu, mais une vague souleva le bateau et j’aperçus sa voile défraîchie. Je savais que j’étais resté longtemps sous l’eau, même si je ne m’en étais pas rendu compte. Je nageai aussi vite que je pus, mais je pris bien garde de conserver le visage hors de l’eau et de fermer les yeux lorsqu’une vague me submergeait.

Odilo se tenait à la poupe, une main sur le gouvernail ; lorsqu’il me vit, il agita un bras et me lança des encouragements que je ne pus entendre. Au bout d’un instant, la bouille ronde de Péga apparut au-dessus du plat-bord ; puis une autre figure, brune et ridée, que je ne connaissais pas, se joignit à elle.

Une vague m’enleva comme une chatte soulève son chaton ; je plongeai dans son creux et y trouvait le cordage flottant. Odilo abandonna la barre (de toute façon maintenue par une amarre, comme je le découvris en grimpant à bord) et vint m’aider à me hisser sur l’embarcation. Ses œuvres mortes ne faisaient que deux coudées, et je n’eus pas de mal, après avoir posé le pied sur le gouvernail, à basculer par-dessus le plat-bord de la poupe.

Alors que Péga ne me connaissait même pas d’une veille, elle m’étreignit dans ses bras comme un gros jouet en peluche.

Odilo, lui, s’inclina comme si nous étions présentés l’un à l’autre dans l’hypogée Amaranthine. « S’gneur, je craignais fort que vous n’ayez perdu la vie dans cette tourmente ! » Il s’inclina de nouveau. « Il est excessivement agréable ainsi que tout à fait étonnant, s’gneur, si je puis me permettre, s’gneur, de vous revoir, s’gneur ! »

Péga fit plus simple. « On a tous cru que vous étiez mort, Sévérian ! »

Je lui demandai où se trouvait l’autre femme lorsque je l’aperçus, grâce au contenu d’un seau qui retournait à l’inondation, par-dessus bord. Femme de bon sens, elle écopait ; femme de sens pratique, elle écopait selon la direction du vent.

« Elle est à bord, s’gneur. Nous sommes maintenant tous à bord, s’gneur. J’ai moi-même été le premier à rejoindre cette embarcation. » Odilo gonfla la poitrine avec un orgueil bien pardonnable. « J’ai pu quelque peu aider ces dames, s’gneur. Mais on ne vous voyait plus nulle part, s’gneur. Nous sommes extrêmement contents, s’gneur, absolument ravis… » Il se ressaisit. « Non pas qu’un jeune officier ayant votre physique et certainement l’auteur de bien des prouesses eût pu être aucunement en réel danger, s’gneur, là où d’humbles personnes comme nous s’en sont sorties saines et sauves. De justesse, à vrai dire, s’gneur. Vraiment de justesse, s’gneur. Et cependant les jeunes femmes s’inquiétaient beaucoup pour vous, s’gneur, ce que vous voudrez bien leur pardonner, j’espère.

— Il n’y a rien à pardonner, répondis-je. Je vous remercie tous pour votre aide. »

Le vieux marin auquel appartenait le bateau fit quelques gestes compliqués (à demi dissimulés par son épaisse cape) que je fus incapable d’interpréter, puis cracha dans le vent.

« Notre sauveur, continua Odilo, rayonnant, s’appelle…

— Rien à foutre, l’interrompit sèchement le marin. Z’allez là-bas régler la grand-voile. Le foc est emmêlé, aussi. Traînez pas, sinon on va se retourner. »

Mon voyage sur le Samru datait de plus de dix ans, mais j’avais appris alors à démêler les gréements et n’avais pas oublié. J’avais fini de dégager la vergue de la grand-voile avant que Péga et Odilo n’aient eu le temps de sonder les mystères pourtant simples de son fonctionnement ; puis, m’aidant de l’accore, je libérai le foc et déployai la toile.

Nous passâmes le reste de la journée dans la peur de la tempête, fuyant devant les vents puissants qui la précédaient ; toujours nous nous échappions, jamais nous n’étions sûrs d’être à l’abri. Le danger parut s’atténuer à la tombée de la nuit, et nous mîmes à la cape. Le marin nous donna à chacun un gobelet d’eau, une tranche de pain dur et un bout de viande fumée. Je me sentais de l’appétit, mais je découvris que j’étais en réalité affamé, comme tous les autres.

« Il faut garder un œil ouvert, des fois qu’on trouverait quelque chose à se mettre sous la dent », déclara-t-il d’un ton solennel aux femmes et à Odilo. « Quand il y a un naufrage, il arrive qu’on trouve des boîtes de biscuits ou des barils d’eau douce, de temps en temps.

Et question naufrage, c’est bien le pire que j’ai jamais vu, m’est avis. » Il se tut un instant, plissant les yeux vers son vaisseau et les flots environnants, encore éclairés par les derniers feux du Nouveau Soleil, pourtant déjà passé derrière l’horizon. « Il y a des îles – ou il y en avait – mais on risque de ne pas les trouver, et on n’a pas assez d’eau et de nourriture pour atteindre les terres Xanthiques.

— J’ai remarqué, intervint Odilo, qu’au cours d’une vie les événements atteignent une sorte de nadir à partir duquel ils remontent à nouveau. La destruction du Manoir Absolu, la mort de notre autarque bien-aimée – si jamais elle n’a pas, grâce à la miséricorde de l’Incréé, survécu d’une manière ou d’une autre – tout cela…

— Elle a survécu, l’interrompis-je. Croyez-moi. » Comme il me regardait, les yeux remplis d’espoir, je ne pus qu’ajouter lamentablement : « Je le sens.

— Je vous crois, s’gneur. Vos sentiments vous honorent. Mais, comme je le disais, les circonstances ont atteint leur niveau le plus critique pour nous tous. » Il regarda autour de lui, et même Thaïs et le vieux marin acquiescèrent.

« Et cependant, nous avons survécu. J’ai découvert une table flottante et ai donc pu porter assistance à ces deux malheureuses femmes. Ensemble, nous avons récupéré encore d’autre mobilier et avons construit notre radeau, sur lequel ne tarda pas à nous rejoindre notre hôte exulte ; et finalement vous, capitaine, nous avez recueillis, ce dont nous vous sommes extrêmement reconnaissants. C’est ce que j’appellerais une tendance. Les événements devraient tendre à l’amélioration de notre sort pendant encore quelque temps, à mon avis. »

Péga le toucha au bras. « Vous devez avoir perdu votre femme et votre famille, Odilo. Je trouve admirable de votre part de ne pas en parler, mais nous devinons bien ce que vous ressentez. »

Il secoua la tête. « Je ne me suis jamais marié. Je m’en réjouis aujourd’hui, même si je l’ai souvent regretté. Être l’intendant de tout un hypogée, et en particulier, comme ce fut le cas dans ma jeunesse, celui de l’hypogée Apotropalque du temps du père Inire, exige des efforts absolument incessants ; à peine a-t-on ici et là une veille pour dormir. Avant le si déplorable décès de mon père, il y avait une certaine jeune personne, femme de confiance d’une châtelaine, si je puis dire, vers laquelle allaient mes pensées ; mais la châtelaine s’est retirée sur ses terres. Pendant un temps, cette jeune personne et moi avons entretenu une correspondance. » Il soupira. « Sans doute en a-t-elle trouvé un autre, car une femme qui le souhaite en trouve toujours une autre. J’espère qu’il était digne d’elle – mais j’en suis sûr. »

J’aurais alors pris la parole pour détendre l’atmosphère, si je l’avais pu ; mais écartelé entre l’amusement et la sympathie que j’éprouvais, je ne trouvai rien d’anodin à dire. Le langage et le style maniéré d’Odilo le rendaient ridicule ; je me rendais cependant compte que ce style était le résultat de nombreuses années d’évolution, sous le règne de plusieurs autarques, et était un moyen de préserver des gens dans des situations identiques à celles d’Odilo de la révocation et de la mort ; je n’oubliais pas non plus que j’avais été l’un de ces autarques.

Péga s’était mise à parler avec lui à voix basse, murmurant presque, et bien que j’entendisse sa voix par-dessus le clapotis des vagues, je ne distinguais pas ses paroles. Je n’étais d’ailleurs pas sûr de souhaiter les comprendre.

Le vieux marin était allé fouiller sous le petit pont de poupe, qui couvrait les deux dernières aunes de l’arrière du bateau. « Quatre couvertures, c’est tout ce que j’ai trouvé », annonça-t-il.

Odilo interrompit Péga pour dire : « Alors je m’en passerai. Mes vêtements sont secs, maintenant, et je ne devrais pas trop souffrir du froid. »

Le marin lança une couverture à chacune des femmes, une à moi et en garda une pour lui.

Je posai la mienne sur les genoux d’Odilo. « Je ne vais pas dormir avant un bon moment ; il y a certaines choses auxquelles je veux réfléchir. Pourquoi ne pas en profiter pendant que je ne l’utilise pas ? Quand le sommeil me gagnera, j’essaierai de la prendre sans vous réveiller. »

Thaïs commença : « Moi je… » mais Péga lui donna un tel coup de coude (coup que je n’aurais pas dû voir) qu’elle en eut le souffle coupé.

Odilo hésita ; c’est à peine si je distinguais ses traits tirés dans ce qui restait de lumière, mais je savais qu’il devait être épuisé. « C’est extrêmement généreux de votre part, s’gneur, finit-il par dire. Merci infiniment, s’gneur. »

J’avais fini mon pain et ma viande fumée depuis un bon moment. Ne souhaitant pas lui donner le temps de se repentir de sa décision, j’allai jusqu’à la proue et contemplai l’horizon. Les vagues renvoyaient les derniers reflets du crépuscule, reflets d’un soleil qui, je le savais, était le mien. Je compris à ce moment-là ce que l’Incréé devait ressentir devant sa création, et je connus le chagrin qu’il éprouvait, car les choses qu’il crée sont transitoires. Je pense que c’est une loi qu’il doit peut-être lui-même respecter – autrement dit, une nécessité logique : rien ne peut être éternel dans l’avenir qui n’est pas enraciné dans l’éternité du passé, comme il l’est lui-même. Et tandis que je méditais sur ses joies et ses peines, il me vint à l’esprit que j’étais fort semblable à lui, quoique sur une bien moindre échelle ; ainsi une herbe peut-elle se comparer à quelque gigantesque cèdre, ou une goutte d’eau à l’immensité d’Océan.

La nuit tomba, et toutes les étoiles se mirent à briller, avec d’autant plus d’éclat qu’elles s’étaient cachées, comme des enfants apeurés, des regards du Nouveau Soleil. Je les parcourus – non point pour rechercher ma propre étoile, sachant que je ne la reverrai jamais, mais la fin de l’Univers. Je ne la trouvai pas, ni cette nuit-là ni les nuits suivantes ; et cependant elle doit bien se trouver là, perdue au milieu des myriades de constellations.

Un rayonnement verdâtre glissa une main fantomatique par-dessus mon épaule ; me souvenant des lanternes colorées à plusieurs facettes du Samru, j’imaginai que le vieux marin venait d’en hisser une semblable à la poupe. Je me tournai pour regarder et me trouvai face au brillant visage de Luna, devant laquelle l’horizon oriental s’était affaissé comme un voile. Aucun homme, depuis le premier, ne lui avait vu autant d’éclat que moi cette nuit-là. Comme il était étrange de penser qu’il s’agissait de cette même pauvre chose exténuée que j’avais vue encore la nuit dernière à côté du cénotaphe ! Je savais qu’avait péri notre vieux monde de Teur, tout comme l’avait prévu le Dr Talos, et que notre navire n’y voguait plus, mais flottait sur les eaux de Teur du Nouveau Soleil, que l’on appelle Ushas.

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