CHAPITRE XLI Sévérian et le cénotaphe de Sévérian

Un coq chanta ; et comme la porte se refermait, je vis le ciel étoilé et l’unique étoile éclatante (que sa vitesse rendait maintenant bleue) qui était moi-même. J’étais de nouveau entier. Et proche ! Skuld la Belle, se levant avec l’aurore, n’était pas si brillante et ne présentait pas un disque aussi large.

Pendant un long moment – ou du moins un moment qui me parut tel – j’étudiai mon autre moi-même, encore loin au-delà du cercle de Dis. Une ou deux fois j’entendis un murmure de voix, mais je ne me souciai pas de vérifier d’où il provenait ; et lorsque je regardai finalement autour de moi, je vis que j’étais seul.

Ou presque seul. Un chevreuil à superbe ramure m’observait depuis la crête d’une petite colline sur ma droite ; ses yeux luisaient faiblement et son corps se perdait dans l’obscurité de la végétation, sous les arbres qui couronnaient l’éminence. Sur ma gauche, une statue contemplait le néant de son regard vide. Un grillon finit par striduler, mais la gelée blanche emperlait les brins d’herbe.

Comme dans la prairie qui entourait le Madregot, j’avais le sentiment de me trouver dans un endroit familier, sans être capable de l’identifier. Je me tenais debout sur de la pierre, et la porte que je venais de repousser était aussi de pierre. Trois marches étroites conduisaient à un gazon bien tondu. J’y descendis, et la porte se referma silencieusement derrière moi, changeant de nature, me sembla-t-il, pendant son déplacement ; si bien qu’une fois fermée, on aurait dit qu’il n’y avait eu là aucune porte.

Je me trouvais dans un minuscule vallon, faisant tout au plus mille pas d’un bord à l’autre, situé au milieu de douces collines. Des portes s’ouvraient dans celles-ci, certaines pas plus grandes que celles d’un appartement privé, d’autres plus imposantes encore que le portail de pierre dans l’obélisque, derrière moi. Les portes et les allées dallées qui y conduisaient me disaient que je me trouvais dans l’enceinte du Manoir Absolu. L’ombre allongée de l’obélisque n’était pas celle de la pleine lune, mais venait du premier croissant du soleil, et cette ombre pointait sur moi comme une flèche. J’étais à l’ouest – d’ici une veille ou moins, l’horizon s’élèverait et me cacherait.

Un instant, je regrettai d’avoir fait don de la Griffe au chiliarque ; je voulais lire l’inscription sur la porte de pierre. Puis je me souvins comme j’avais examiné Declan dans l’obscurité de sa hutte ; je m’approchai et me servis de mes yeux.


En l’honneur de
SÉVÉRIAN LE GRAND
Autarque de l’Empire
de Droit le Premier Homme de Teur
Memorabilus

C’était un haut pylône de chalcédoine bleue – et ce fut un choc. On me croyait mort, c’était évident ; et on avait fait de cet agréable vallon le lieu de mon repos éternel par procuration. J’aurais préféré la nécropole, à côté de la Citadelle – le lieu où je dois effectivement reposer un jour, ou du moins où l’on doit croire que je repose – ou encore la ville de pierre, à laquelle la première remarque s’applique avec encore plus de force.

Ce qui me conduisit à me demander dans quelle partie exactement du Manoir Absolu je me trouvais, et si c’était le père Inire ou quelqu’un d’autre qui avait décidé de l’érection de ce monument. Je fermai les yeux, laissant ma mémoire vagabonder au gré de sa fantaisie ; à mon grand étonnement, je retrouvai la petite scène sur laquelle Dorcas, Baldanders et moi avions joué la comédie pour le Dr Talos. C’était l’endroit exact, et cet absurde mémorial s’élevait là où à une autre époque j’avais feint de croire que le géant Nod était une statue. Me souvenant de ce moment, je jetai un coup d’œil à celle que j’avais aperçue en revenant sur Briah et constatai qu’il s’agissait, comme je l’avais supposé, de l’une de ces créatures inoffensives à demi vivantes. Elle se déplaçait lentement vers moi, maintenant, lèvres incurvées en un sourire archaïque.

Le temps d’une respiration, j’admirai le jeu de ma propre lumière sur ses membres pâles ; mais j’avais l’impression que cela ne faisait guère plus de deux ou trois veilles depuis que la lumière du jour était venue éclairer les pentes du mont Typhon, et la vitalité que je ressentais maintenant ne me mettait pas d’humeur à contempler des statues ni à rechercher le repos dans l’un de ces havres de détente ménagés un peu partout dans les jardins. Un passage voûté était dissimulé près de l’endroit où s’était tenu le chevreuil ; ce passage donnait sur le Manoir secret. J’y courus, murmurai les mots qui en commandaient l’ouverture, et y pénétrai.

Qu’il était étrange mais en même temps agréable de parcourir à nouveau ces passages étroits ! Leurs resserrements étouffants et leurs marches matelassées en échelle de meunier évoquaient des milliers de souvenirs d’escapades et de rendez-vous galants : la poursuite des loups blancs, la flagellation des prisonniers de l’antichambre, les rencontres répétées d’Oringa !

S’il avait été vrai, comme dans le projet qu’avait conçu à l’origine le père Inire, que ces passages tortueux et ces salles étriquées n’étaient connus que de lui-même et de l’autarque régnant, on s’y serait aussi pleinement ennuyé que dans n’importe quel donjon et le séjour y aurait été encore moins agréable. Mais les autarques en avaient révélé l’existence à leurs favorites, lesquelles les avaient révélés à leurs propres galants, si bien qu’une douzaine d’intrigues ne tardèrent pas à s’y nouer, par les douces soirées de printemps – peut-être une centaine à l’occasion. L’administrateur provincial qui arrivait au Manoir Absolu en caressant des rêves d’aventures galantes se rendait rarement compte que de telles choses se déroulaient à moins d’une aune du lit où il reposait. Me distrayant de réflexions de ce genre, j’avais parcouru peut-être une demi-lieue (non sans m’arrêter de temps en temps pour espionner ce qui se passait dans les salles publiques comme dans les appartements privés, grâce aux œilletons dissimulés un peu partout), lorsque je trébuchai sur le corps d’un assassin.

Il était allongé – et cela faisait bien au moins une année qu’il était dans cette position – sur le dos ; la chair desséchée de son visage avait commencé à se détacher de son crâne, si bien qu’il souriait comme s’il venait de découvrir qu’en fin de compte la mort n’était qu’une plaisanterie. Sa main tendue ne retenait plus le batardeau enduit de venin dont la poignée était encore dans sa paume. Tout en me penchant sur lui pour l’examiner, je me demandai s’il ne s’était pas arrangé pour se tuer lui-même ; des choses bien plus étranges encore étaient arrivées dans le Manoir secret. Plus probablement, me dis-je, il avait dû être victime de quelque dispositif défensif de sa victime désignée ; ou peut-être était-il tombé dans un guet-apens, sa mission ayant été éventée, ou encore avait-il été terrassé par une blessure avant d’avoir pu regagner un lieu sûr. J’envisageai un instant d’emporter son batardeau pour remplacer le couteau que j’avais perdu tant de millénaires auparavant, mais l’idée de me servir d’une arme empoisonnée me répugnait.

Une mouche vint bourdonner autour de ma tête.

Je la chassai ; stupéfait, je la vis qui s’enfonçait dans la chair desséchée, suivie d’une douzaine d’autres.

Je reculai d’un pas ; avant que j’aie pu me détourner, toutes les hideuses étapes de la putréfaction se déroulèrent en ordre inversé : les chairs plissées se gonflèrent et grouillèrent d’asticots, puis reprirent l’aspect livide de la mort, et finalement la couleur et presque l’apparence de la vie ; la main flasque se referma sur le manche rouillé de la lame, le serrant bientôt comme un étau.

Me souvenant de Zama, j’étais prêt à prendre la fuite lorsque le mort se mit sur son séant – ou à lui arracher son arme et à le tuer avec. Peut-être ces deux impulsions s’annulèrent-elles ; finalement je ne fis rien et restai là à le regarder.

Il se leva lentement et me regarda fixement, l’œil vide. « Vous feriez mieux de ranger cela avant de blesser quelqu’un », lui dis-je. Ce genre d’arme a en général une gaine particulière placée sur le fourreau de l’épée, mais il avait une pochette spéciale attachée à son baudrier pour celle-ci, et il rangea le batardeau comme je le lui suggérai.

« Vous êtes un peu perdu, repris-je. Il serait sage de ne pas bouger d’ici tant que vous n’aurez pas repris vos esprits. Ne me suivez pas. »

Il ne répondit pas, ce à quoi je m’attendais. Je passai à côté de lui et m’éloignai du pas le plus vif possible. Au bout d’une cinquantaine d’enjambées, j’entendis sa démarche hésitante ; je me mis à courir, faisant aussi peu de bruit que possible et multipliant les détours à droite et à gauche.

J’ignore la distance que je parcourus ainsi. Mon étoile était encore ascendante, et j’avais l’impression que j’aurais pu faire tout le tour de Teur à la même allure sans arriver à me fatiguer. Je passai devant bien des portes étranges sans en ouvrir une seule, sachant qu’elles donnaient toutes sur le Manoir Absolu d’une manière ou d’une autre. J’aboutis finalement à une ouverture qu’aucune porte ne fermait ; le fort courant d’air qui s’y engouffrait portait à mon oreille les pleurs d’une femme. Je ralentis avant de franchir le seuil.

Je me retrouvai dans une loggia, avec des arches sur les trois autres côtés ; les sanglots de la femme semblaient parvenir de la gauche ; j’allai jusqu’à l’une des arches et jetai un coup d’œil par-dessus la balustrade. Elle dominait cette grande galerie venteuse que nous appelons le Chemin d’Air ; la loggia était l’une de ces construction qui, sous leur aspect purement ornemental, dissimulent les accès au Manoir secret.

Loin en dessous de moi, les ombres qui s’agitaient sur le sol de marbre montraient que la femme était entourée d’une demi-douzaine de prétoriens à peine visibles, dont l’un la soutenait par le coude. Je ne pus tout d’abord distinguer ses yeux, tournés vers le sol et noyés dans sa chevelure aile de corbeau.

Puis (je ne saurais dire par quel hasard) elle leva son regard vers moi. Son visage ravissant présentait ce teint que l’on appelle olivâtre, et avait ce même ovale délicat de l’olive, avec quelque chose de pathétique qui me déchira le cœur ; et, si étrange que cela paraisse, j’éprouvai en même temps une impression de déjà vu, comme si, au cours de quelque vie antérieure oubliée, je m’étais tenu debout exactement au même endroit et que je l’avais vue en dessous de moi, comme je la voyais maintenant.

Accompagnée des ombres des prétoriens, elle ne tarda pas à disparaître de ma vue. Je passai d’une arche à l’autre pour les suivre ; et elle continua de me regarder avec intensité, et me regardait encore par-dessus l’épaule de sa robe pâle à l’instant où elle s’évanouit dans le décor.

Elle était tout aussi ravissante et me restait tout aussi inconnue après cet ultime échange que lors du premier. Sa beauté suffisait largement à expliquer qu’un homme la regardât, mais pourquoi m’avait-elle fixé de cette manière elle-même ? J’avais cru déchiffrer dans son expression un mélange d’espoir et de crainte, et peut-être éprouvait-elle elle aussi une impression de déjà vu, d’un drame qui se rejouait.

Cette fois je revins en esprit sur mes escapades dans ce Manoir secret, soit en tant que Thécla seule, soit en tant que Sévérian réuni à Thécla, soit en tant que l’ancien autarque. Je ne pus retrouver cet instant ; et pourtant, il existait. Je commençai alors, tout en poursuivant mon chemin, à fouiller dans ces vies voilées qui gisaient derrière la dernière, parmi des souvenirs que je n’ai pratiquement pas mentionnés dans ce récit, des souvenirs qui s’obscurcissent au fur et à mesure qu’ils me deviennent de plus en plus étrangers et s’étirent dans le temps pour atteindre peut-être Ymar et derrière lui le Temps du Mythe.

Dominant toutes ces formes spectrales, cependant, et incomparablement plus vivante (comme une montagne dominant la forêt noyée de brumes à ses pieds, il y avait la course de l’étoile blanche qui était moi-même. J’étais là également ; et je vis devant moi, en apparence encore à une très grande distance (tout en sachant qu’il était beaucoup plus près qu’il ne le paraissait) le soleil écarlate qui allait être, après tant de siècles, à la fois ma destruction et mon apothéose. À sa droite et à sa gauche, Skuld le brave et Verthandi la boudeuse paraissaient des lunes sans importance. Le point noir comme la nuit de Teur rampait sur sa face, presque perdu au milieu de ses diaprures ; et dans les minutes d’agonie de cette nuit j’avançai souterrainement, stupéfait et émerveillé.

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