CHAPITRE XXVIII Le village à côté du cours d’eau

Je me souviens d’avoir pensé, tandis que je me penchais sur le bastingage et que je regardais les taches de rouge et d’or se transformer en bois et forêts, et celles de brun en champs ou s’emmêlaient les tiges, quel spectacle étrange nous aurions constitué pour qui nous aurait vus – notre vaisseau élancé à la manière de ceux qui s’arrimaient parfois aux quais de Nessus descendant du ciel en silence, comme s’il flottait. Mais j’étais sûr que nous n’avions aucun spectateur. On était très tôt le matin, à cette heure où même les arbres les plus petits projettent une ombre démesurée et où les renards écarlates regagnent en trottinant leur terrier, petites flammes au milieu de la rosée.

« Où sommes-nous ? demandai-je au capitaine. Dans quelle direction se trouve la ville ?

— Nord-nord-est », répondit-il avec un geste.

On nous donna nos provisions dans de longs ballots de la taille d’un demi-tonneau de canon. Il nous montra comment les porter, la bandoulière par-dessus l’épaule gauche et attachée à la ceinture. Il nous serra vigoureusement la main, et ses vœux de réussite me parurent sincères.

Une coupée argentée jaillit de l’endroit où coque et pont se raccordaient. Burgundofara et moi l’empruntâmes pour nous retrouver, une fois de plus, sur le sol de Teur.

Nous nous retournâmes – j’imagine que personne n’aurait pu se retenir de le faire – pour regarder la navette s’élever ; elle se redressa dès que la quille eut quitté le contact du sol, oscilla sous l’effet d’une houle qu’elle était seule à sentir, et s’éleva comme un cerf-volant. Nous avions gagné le sol à travers les nuages, comme je l’ai dit ; mais l’appareil s’engagea dans une trouée (je ne pus m’empêcher de penser que c’était à notre intention) et monta de plus en plus haut, jusqu’à n’être plus qu’un point doré dans le ciel. Point doré qui s’épanouit bientôt en quelque chose de brillant, comme les copeaux d’acier qui jaillissent d’une lime ; nous comprîmes alors que l’équipage venait de libérer les voiles, toutes de métal argenté, et chacune plus grande que bien des îles, pour les attacher aux vergues ; nous sûmes aussi que nous ne verrions plus l’appareil. Je détournai les yeux pour que Burgundofara ne vît pas mes larmes. Lorsque je la regardai de nouveau pour lui dire qu’il fallait partir, je vis qu’elle aussi avait pleuré.

Nessus se trouvait au nord-nord-est, nous avait déclaré le capitaine ; avec l’horizon encore si proche du soleil, il n’était pas difficile de conserver la bonne direction. Nous traversâmes des champs pétrifiés par la gelée pendant une bonne demi-lieue et entrâmes dans un petit bois, ou nous tombâmes rapidement sur un ruisseau le long duquel serpentait un chemin.

Jusqu’ici Burgundofara n’avait rien dit, et j’en avais fait autant ; mais lorsque nous vîmes l’eau, elle se précipita et en but autant que ses mains pouvaient en contenir. Sa soif apaisée, elle me dit : « Je sais maintenant vraiment ce que c’est que de revenir chez soi. J’ai entendu dire que pour ceux de la terre, c’est manger du pain et du sel. »

Je lui répondis que c’était en effet cela, bien que je l’eusse presque oublié.

« Pour nous, c’est boire l’eau de l’endroit. D’ordinaire, il y a bien assez de pain et de sel sur les vaisseaux, mais l’eau devient fétide ou fuit. Lorsque nous touchons terre quelque part, nous buvons l’eau, si celle-ci est bonne. Sinon, nous l’accablons de malédictions. Crois-tu que cette rivière se jette dans Gyoll ?

— Certainement, ou dans un cours d’eau plus grand qui s’y jette lui-même. Est-ce que tu veux retourner dans ton village ? »

Elle acquiesça. « Viendras-tu avec moi, Sévérian ? »

Je me souvins de Dorcas, et comment elle m’avait supplié de descendre le cours de Gyoll pour trouver un vieil homme et une maison tombée en ruine. « Si je peux, oui ; mais je ne crois pas que je pourrais rester.

— Alors je repartirai peut-être avec toi, mais j’aimerais toutefois revoir d’abord Liti. J’embrasserai mon père et tous nos parents en arrivant, et les assassinerai probablement en repartant. Mais tout de même, il faut que j’y retourne.

— Je comprends.

— Je l’espérais. Gunnie m’a dit que tu étais ce genre d’homme – que tu comprenais beaucoup de choses. »

J’avais examiné le chemin pendant que nous parlions. Je lui fis signe de se taire et nous restâmes l’oreille tendue pendant une centaine de respirations. Un vent frais agitait le sommet des arbres ; ici et là des oiseaux lançaient leur appel, mais nombreux étaient ceux qui avaient migré vers le nord. Le cours d’eau murmurait pour lui-même.

« Qu’y a-t-il ? finit par souffler Burgundofara.

— Quelqu’un nous a précédés. Tu vois ces empreintes ? Un jeune garçon, à mon avis. Il a peut-être décrit un cercle pour nous observer ; ou bien il est allé en chercher d’autres.

— Beaucoup de gens doivent utiliser ce chemin. »

Je m’accroupis à côté des empreintes de pas pour lui expliquer. « Il était ici ce matin, quand nous sommes arrivés. Vois-tu comme cette marque est sombre ? Il est arrivé à travers champs, comme nous avons fait, les pieds humides de rosée. L’empreinte ne va pas tarder à sécher. Son pied est trop petit pour être celui d’un homme, mais sa foulée est longue… je dirais un garçon qui sera bientôt un homme.

— Tu vois loin. Gunnie m’avait averti. Je n’aurais pas remarqué tous ces détails.

— Tu connais mille fois plus de choses sur les vaisseaux que moi, alors que j’ai passé un certain temps sur des appareils de types différents. J’ai été éclaireur à cheval pendant quelque temps. C’est le genre de choses que l’on apprenait.

— On devrait peut-être partir dans l’autre sens. »

Je secouai la tête. « Ce sont là les gens que je suis venu sauver. Je ne les sauverai pas en leur tournant le dos. »

Tandis que nous marchions, Burgundofara me dit : « Nous n’avons rien fait de mal.

— Rien du moins qu’ils sachent, veux-tu dire. Tout le monde a fait un jour ou l’autre quelque chose de mal, et moi j’en ai fait des centaines, que dis-je, des dizaines de milliers. »

Le bois était tellement calme que j’avais pensé que l’endroit jusqu’où l’enfant avait couru devait se situer au moins à une lieue d’ici, d’autant que je n’avais pas senti la fumée. Le chemin fit un brusque détour et nous nous trouvâmes à l’entrée d’un village d’une douzaine de huttes, sur lequel régnait un silence absolu.

« On peut peut-être tout simplement traverser, suggéra Burgundofara. Ils doivent tous dormir.

— Ils sont réveillés, dis-je. Ils nous observent par les fentes des portes et se tiennent en retrait pour ne pas être vus.

— Tu as de bons yeux.

— Non. Mais je connais un peu les villageois, et le garçon est arrivé avant nous. Si nous traversons, on va se retrouver avec des fourches dans le dos. »

Je parcourus les huttes des yeux et élevai la voix : « Gens de ce village ! Nous ne sommes que de simples voyageurs sans mauvaises intentions. Nous n’avons pas d’argent. Nous demandons simplement le droit d’utiliser votre chemin. »

Il y eut comme un semblant d’agitation dans le silence. J’avançai et fit signe à Burgundofara de me suivre.

Un homme d’une cinquantaine d’années apparut à l’une des portes ; sa barbe noire était striée d’argent, et il tenait un fléau à la main.

« Vous êtes le hetman de ce village, dis-je. Nous vous remercions pour votre hospitalité. Comme je l’ai dit, nos intentions sont pacifiques. »

Il me regarda, les yeux écarquillés, non sans me rappeler un certain maçon que j’avais connu. « Herena a dit que vous veniez d’un vaisseau tombé du ciel.

— Et qu’importe d’où nous venons ? Nous sommes des voyageurs pacifiques. Nous ne demandons rien d’autre que le droit de passer notre chemin.

— Il m’importe, parce que Herena est ma fille. Si elle ment, je dois le savoir.

— Tu vois, dis-je, m’adressant à Burgundofara, je suis loin de tout savoir. » Elle sourit, mais je me rendis compte qu’elle avait peur.

« Hetman, repris-je, si tu as confiance dans la parole d’un étranger et pas dans celle de ta fille, c’est que tu es un fou. » À ce moment-là, l’adolescente pointa le museau par la porte et je vis ses yeux. « Sors donc, Herena. Nous ne te ferons pas de mal. »

Elle s’avança. C’était une fillette d’une quinzaine d’années avec de longs cheveux bruns et un bras atrophié, pas plus grand que celui d’un enfant.

« Pourquoi nous espionnais-tu, Herena ? »

Elle parla, mais je ne pus entendre.

« Elle n’espionnait pas, intervint son père. Elle ramassait des noix. C’est une bonne fille. »

Il arrive parfois – quoique rarement – que l’on regarde quelque chose que l’on a vu des dizaines de fois, et qu’on le voie d’une manière différente. Lorsque moi, Thécla la boudeuse, j’installai mon chevalet auprès d’une cataracte, mon professeur me disait toujours de l’observer d’un œil neuf ; jamais je ne compris ce qu’il voulait dire, et je ne tardai pas à me convaincre que cela n’avait aucun sens. Je voyais maintenant le bras atrophié de Herena non pas comme une difformité permanente (comme j’avais toujours vu ce genre de choses auparavant), mais comme une erreur à corriger de quelques coups de pinceau.

« Ce doit être dur… », risqua Burgundofara. Se rendant compte qu’elle pouvait être offensante, elle ajouta : « De sortir de si bon matin.

— Je guérirai le bras de ta fille, si tu le souhaites. »

Le hetman ouvrit la bouche pour parler, puis la referma. Rien ne paraissait avoir changé dans son visage, et pourtant j’y lisais de la peur.

« Le souhaites-tu ? demandai-je.

— Oui, bien sûr. »

Ses yeux, et les invisibles regards de tout le reste du village, m’oppressaient. « Il faut qu’elle vienne avec moi, dis-je. Nous n’irons pas loin, et cela ne prendra que peu de temps. »

Il acquiesça lentement. « Herena, tu dois aller avec le s’gneur. » Je me rendis compte alors de l’air d’opulence que devaient me donner aux yeux de ces gens les vêtements pris dans la suite autarchique. « Sois une bonne fille, et n’oublie jamais que ta mère et moi, toujours nous… » Il se détourna.

Elle marcha devant moi sur le chemin qui retournait vers le bois, jusqu’à ce que nous ayons perdu le village de vue. La jointure de son bras atrophié n’était pas visible sous l’emmanchure de sa robe en haillons. Je lui dis de l’enlever ; elle m’obéit, la soulevant au-dessus de sa tête.

J’avais conscience des feuilles pourpres et or, du brun tirant sur le rose de son bras, comme j’aurais pu l’être des couleurs de joyaux de quelque microcosme que j’aurais observé par une ouverture. Le chant des oiseaux et le babil de la rivière étaient aussi lointains et doux que le tintement d’un orchestrion tout au fond d’une cour.

Je touchai l’épaule de Herena, et la réalité elle-même devint une argile à pétrir et étirer. D’une passe ou deux je lui modelai un nouveau bras, image en miroir de l’autre. Une larme qui tomba sur mes doigts pendant que je travaillais fut assez chaude pour me brûler ; la jeune fille tremblait.

« J’ai terminé, dis-je. Remets ta robe. » De nouveau je me trouvais dans le microcosme, et de nouveau il me paraissait être le monde.

Elle se tourna pour me faire face. Elle souriait, en dépit des larmes qui lui striaient les joues. « Je vous aime, mon seigneur », dit-elle, se jetant aussitôt à terre pour embrasser le bout de ma botte.

« Puis-je voir tes mains ? » lui demandai-je. Je n’arrivais pas à croire moi-même à ce que j’avais accompli.

Elle les tendit vers moi. « Ils vont maintenant m’emporter très loin comme esclave, dit-elle. Ça m’est égal. Non, ils ne le feront pas. J’irai me cacher dans les montagnes. »

Je regardai ses mains, qui me parurent parfaites jusque dans les moindres détails, y compris lorsque je les pressai l’une contre l’autre. Il est rare pour une personne d’avoir les deux mains exactement de la même dimension, celle dont on se sert le plus étant généralement la plus grande ; mais les siennes l’étaient. Je grommelai : « Qui va t’emporter, Herena ? Les cultellarii viennent-ils piller ton village ?

— Les assesseurs, bien sûr.

— Simplement parce que tu possèdes maintenant deux bons bras ?

— Parce que maintenant je n’ai rien qui ne va pas, oui. » Elle s’interrompit, soudain frappée par une nouvelle idée, et ses yeux s’agrandirent. « Tout est bien, maintenant, n’est-ce pas ? »

Ce n’était pas le moment de philosopher. « Oui, tu es parfaite. Tu es une très jolie jeune fille.

— Alors ils vont me prendre. Et vous, vous êtes bien ?

— Simplement un peu faible. J’irai mieux dans quelques instants. » Je me servis du bord de ma cape pour m’essuyer le front, exactement comme lorsque j’étais bourreau.

« Vous n’avez pas l’air d’aller bien.

— Essentiellement, ce sont les énergies de Teur qui ont guéri ton bras. Mais elles sont passées à travers moi. Je pense qu’elles ont emporté un peu de la mienne propre au passage.

— Vous connaissez mon nom, mon seigneur. Quel est le vôtre ?

— Sévérian.

— Je vais vous préparer à manger dans la maison de mon père, seigneur Sévérian. Il reste encore quelque chose. »

Un vent se leva, qui jeta les feuilles vivement colorées à nos visages sur le chemin du retour.

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