CHAPITRE X LIII Marée vespérale

« Vous n’êtes pas davantage surpris de me voir que je ne le suis moi-même de vous trouver ici », dis-je. Pour au moins trois d’entre eux, c’était vrai.

Baldanders (que je ne me serais jamais attendu à revoir après l’avoir vu plonger dans le lac, et que j’avais cependant revu sous l’aspect que je lui connaissais autrefois, lorsqu’il avait combattu pour moi au pied du siège de justice de Tzadkiel) avait acquis de telles proportions qu’il devenait impossible de le considérer comme un être humain ; sa figure était encore plus lourde et déformée, et sa peau avait la blancheur de celle de la femme aquatique qui m’avait jadis sauvé de la noyade.

La fillette dont le frère m’avait supplié de lui faire l’aumône, à l’extérieur de leur cahute, était devenue une femme de soixante ans, sinon davantage, et si la vie errante lui avait donné minceur et peau brune, elle n’en avait pas moins la chevelure argentée. Un peu plus tôt, elle s’était redressée en s’appuyant sur son bâton d’une façon qui en faisait plus qu’un simple symbole de son art ; elle se tenait maintenant les yeux brillants, droite comme un jeune saule.

De Valéria je ne dirai rien, sinon que j’aurais dû la reconnaître instantanément, n’importe où. Ses yeux n’avaient pas vieilli. Ils possédaient toujours l’éclat de ceux de la fillette venue vers moi, emmitouflée de fourrures, dans l’Atrium du Temps ; et le Temps était sans pouvoir sur eux.

Le chiliarque salua et s’agenouilla devant moi comme l’avait fait autrefois le châtelain de la Citadelle, imité au bout d’un temps d’hésitation qui s’étira de façon gênante, par ses hommes et le jeune officier. Je leur fis signe de se relever et, pour donner à Valéria le temps de se remettre (je craignis quelques instants qu’elle ne s’évanouît ou pis), je demandai au chiliarque s’il n’avait pas été aspirant-officier à l’époque où j’occupais le trône du Phénix.

« Non, autarque, j’étais encore enfant.

— Pourtant vous m’avez manifestement reconnu.

— Il est de mon devoir de bien connaître le Manoir Absolu, autarque. Il y a dans certains endroits des portraits et des bustes de vous.

— Ils ne… »

Le filet de voix était tellement ténu que c’est à peine si je l’entendis ; je me tournai pour m’assurer que c’était bien Valéria qui venait de parler.

« Ils ne ressemblent pas réellement à ce que tu étais. Ils ressemblent à… »

J’attendis, me demandant ce qu’elle allait dire.

Elle agita une main dans un geste de vieille femme. « À l’image que je me faisais de toi, quand tu es revenu me chercher, à la tour familiale dans la Vieille Citadelle. Ils ressemblent à ce que tu es maintenant. » Elle eut un petit rire, puis éclata en sanglots.

Après cette voix menue, celle du géant fut comme le grondement d’une lourde charrette sur des pavés. « Tu es comme tu as toujours été, Sévérian, dit-il. Il y a peu de visages dont je me souvienne ; mais je me rappelle le tien.

— Tu disais, Baldanders, que nous avions une querelle à vider. Je préférerais qu’elle soit oubliée et que tu me donnes la main. »

Le géant se leva et me tendit sa patte ; je vis alors qu’il faisait deux fois ma taille.

Le chiliarque demanda alors : « Dispose-t-il de la liberté du Manoir Absolu maintenant, autarque ?

— Oui. Certes, il n’en est pas moins une créature du mal ; tout comme vous, tout comme moi-même.

— Je ne te ferai aucun mal, Sévérian, fit la voix grondante. Je ne t’en ai jamais fait. Lorsque j’ai jeté au loin ton joyau, j’ai agi ainsi parce que tu y croyais. Cela te faisait du mal ; du moins c’était ce qu’il me semblait.

— Et du bien aussi, mais tout cela est loin derrière nous. Oublions ces choses, si nous le pouvons. »

La prophétesse intervint. « Il a aussi fait le mal en disant ici que vous amèneriez la destruction. Je leur ai dit la vérité, à savoir que c’était la renaissance que vous nous apportiez, mais personne n’a voulu ajouter foi à mes paroles.

— Il a dit la vérité, répondis-je, aussi bien que vous. Pour qu’advienne le nouveau, il faut que soit balayé l’ancien. Qui plante le blé tue les herbes sauvages. Tous deux vous êtes des prophètes, bien que d’un genre différent ; et vous avez tous deux prophétisé selon les instructions que vous avait données l’Incréé. »

C’est alors que les grandes portes de lapis-lazuli et d’argent, à l’extrémité opposée de l’hypogée Amaranthine, des portes que sous mon règne on n’utilisait que lors des processions solennelles ou des cérémonies de présentation des ambassades étrangères, s’ouvrirent en grand ; et cette fois-ci ce ne fut pas un officier tout seul qui fit irruption dans l’hypogée, mais deux douzaines de soldats, au bas mot, brandissant chacun un fusil ou une lance à énergie. Ils tournaient même le dos au trône du Phénix.

Ils captèrent tellement mon attention pendant quelques instants, que j’en oubliai les nombreuses années qui s’étaient écoulées depuis que Valéria m’avait vu pour la dernière fois : car pour moi ce temps ne s’était pas compté en années, mais avait couvert peut-être quelque chose comme une centaine de jours. C’est ainsi que du coin de la bouche (comme nous le faisions autrefois, lorsque nous assistions ensemble à un rituel qui s’éternisait, de cette manière dissimulée de parler que j’avais appris enfant à utiliser pour communiquer derrière le dos de maître Malrubius) je murmurai pour elle : « Voilà quelque chose qui vaut la peine d’être vu. »

L’entendant suffoquer, je lui jetai un coup d’œil et vis ses joues ruisselantes de larmes ainsi que les dommages causés par le temps sur ses traits. Nous aimons d’autant plus lorsque nous comprenons que l’objet de notre amour ne possède rien d’autre ; et je ne pense pas avoir davantage aimé Valéria qu’en ces moments-là.

Je posai une main sur son épaule, et bien que ce ne fût ni le lieu ni l’heure des scènes intimes, je suis heureux de l’avoir fait, car il n’était de toutes les façons plus temps de rien. La géante commençait à ramper par l’entrée monumentale ; une main en premier, semblable à une bête à cinq pattes, puis un bras. Il était plus gros que le tronc de bien des arbres que l’on considère comme vieux, et aussi blanc que de l’écume de mer ; mais déformé par une brûlure craquelée qui continuait de saigner au fur et à mesure qu’elle progressait.

J’entendis la prophétesse marmotter quelque prière qui se terminait par l’invocation du Conciliateur et du Nouveau Soleil. Il est étrange de s’entendre adresser une prière comme à un dieu ; et plus étrange encore de se rendre compte que le suppliant a oublié votre présence.

Autre soupir de suffocation, et pas seulement de Valéria, cette fois, mais de nous tous, Baldanders excepté. Le visage de l’ondine venait d’apparaître avec son autre main et, bien qu’en réalité elle n’eût pas rempli cette vaste entrée, elle avait une tête si énorme avec la masse de ses cheveux verts et brillants, que l’on aurait dit qu’elle l’occupait toute. Il n’est pas rare d’entendre comparer les yeux, hyperboliquement, à des coupes, tellement ils sont grands. Ainsi en était-il des siens ; il en coulait des larmes de sang, comme de ses narines.

Je savais qu’elle avait dû remonter Gyoll depuis la mer, puis emprunter un tributaire de Gyoll qui déroulait ses méandres au milieu des jardins où j’avais une fois dérivé en barque avec Jolenta. Je l’interpellai : « Comment t’es-tu laissé prendre et enlever à ton élément ? »

Peut-être parce qu’elle était une femme, sa voix n’était pas aussi profonde que ce à quoi je m’attendais, même si elle avait un timbre plus grave que celui de Baldanders ; elle s’égayait de quelque musique, comme si elle qui luttait pour franchir le seuil tout en parlant alors même qu’elle était manifestement en train de mourir, éprouvait une sorte d’immense joie qui ne devait rien à sa propre vie ou à celle du soleil. « Parce que je voulais vous sauver… »

Sa bouche se remplit de sang sur ces mots ; elle le recracha, et on aurait dit que l’on venait d’ouvrir la vidange d’un abattoir.

Je demandai : « Des tempêtes et des incendies qu’apportera le Nouveau Soleil ? Nous vous remercions, mais nous avons déjà été avertis. N’êtes-vous pas une créature d’Abaïa ?

— Pourtant si. » Elle s’était traînée dans l’entrée jusqu’à hauteur de la taille. Ses chairs paraissaient tellement pesantes qu’elles devaient s’arracher à ses os, sous l’effet de son propre poids ; ses seins pendaient comme des meules de foin à l’envers. Je compris que jamais elle ne pourrait retourner jusqu’à l’eau – qu’elle allait mourir ici, dans l’hypogée Amaranthine, et qu’il faudrait une escouade de cent hommes pour la mettre en pièces et de cent autres pour l’enterrer.

D’un ton impérieux, le chiliarque lui demanda : « Alors pourquoi ne devrions-nous pas vous tuer ? Vous êtes une ennemie de notre empire.

— Parce que je suis venue vous avertir. » Elle avait laissé tomber la tête sur le dallage, sur lequel elle reposait selon un angle si anormal qu’elle avait peut-être le cou brisé ; elle parlait néanmoins.

« Je peux vous donner une raison plus convaincante, chiliarque, dis-je. Parce que je vous l’interdis. Elle m’a sauvé une fois la vie lorsque j’étais enfant, et je me souviens de ses traits comme je me souviens de toute chose. Je la sauverais maintenant si je le pouvais. » Regardant son visage, un visage d’une beauté surnaturelle rendu hideux sous l’affaissement dû à son propre poids, je demandai : « Vous en souvenez-vous ?

— Non. Ce n’est pas encore arrivé. Mais cela se produira, car vous avez parlé.

— Quel est votre nom ? Je ne l’ai jamais su.

— Jutuma. Je veux vous sauver… pas plus tôt. Tous vous sauver. »

Valéria siffla : « Quand est-ce qu’Abaîa a voulu notre bien ?

— Toujours. Il aurait pu vous détruire… »

L’espace de six respirations elle fut incapable de continuer, mais je fis signe à Valéria et aux autres de garder le silence.

« Demandez à votre époux. En un jour, ou quelques jours. Au lieu de cela, il a voulu vous apprivoiser. Attraper Catodon… rejeter les siens. Quel bien ? Abaïa aurait pu faire un grand peuple de nous. »

Je me souvins alors de ce que Famulimus m’avait demandé, la première fois que je l’avais rencontrée : « Est-ce que le monde se réduit à une guerre du bien et du mal ? N’avez-vous jamais pensé que ce pourrait être quelque chose d’autre ? » Et je me sentis sur les premières marches d’un monde plus noble où je savais que cela pourrait être. Maître Malrubius m’avait conduit des jungles du Nord jusqu’à Océan en me parlant d’enclume et de marteau, et il me semblait aussi sentir ici la présence d’une enclume. Ce n’était qu’un aquastor, comme ceux qui avaient combattu pour moi sur Yesod, une entité créée par mon propre esprit ; il avait donc cru, comme moi-même, que l’ondine m’avait sauvé parce que je deviendrais bourreau et autarque. Il se pouvait que ni lui ni l’ondine ne fussent complètement dans l’erreur.

Tandis que j’hésitais, perdu dans des pensées de ce genre, Valéria, le chiliarque et la prophétesse avaient échangé des propos à voix basse ; mais bientôt l’ondine reprit la parole. « Vos jours sont comptés, maintenant… Un Nouveau Soleil… vous n’êtes que des ombres.

— Oui ! s’écria la prophétesse, qui parut prête à bondir de joie. Nous sommes les ombres projetées par sa venue. Que pourrions-nous être de plus ?

— Un autre vient », dis-je, car il me semblait entendre un bruit de pas précipités. Même l’ondine souleva la tête pour écouter.

Le bruit, quoi que ce fût, ne cessait de grandir. Un vent étrange se mit à siffler dans cette longue salle, agitant ses antiques rideaux et jonchant le sol de poussière et de perles. Avec un rugissement de tonnerre, il fit claquer les doubles portes ouvertes par la taille de l’ondine, portant avec lui le parfum – sauvage et salin, aussi fétide et fécond que celui d’une intimité féminine que l’on ne peut oublier une fois qu’on l’a senti. Si bien qu’à cet instant-là je n’aurais pas été surpris d’entendre le grondement des vagues et le cri des mouettes.

« C’est la mer ! » m’exclamai-je. Puis, comme j’essayais d’ajuster mon esprit avec ce qui avait certainement dû arriver, j’ajoutai : « Nessus doit être sous les eaux !

— Nessus a été inondée il y a deux jours », fit Valéria dans un soupir.

Je la pris pendant qu’elle parlait ; son corps fragile paraissait plus léger que celui d’un enfant.

Arriva alors la vague, la vague aux destriers innombrables à crinière blanche qui vint faire bouillonner son écume sur les épaules de l’ondine, si bien que le temps d’une respiration je la vis comme si elle appartenait à deux règnes à la fois, le minéral et l’animal. Elle souleva plus haut sa lourde tête devant leur chevauchée et poussa un cri de triomphe et de désespoir. C’était le gémissement de la tempête balayant les océans, un cri que j’espère bien ne jamais entendre à nouveau.

Les prétoriens escaladaient les marches du trône pour échapper aux eaux et le jeune officier qui m’avait paru si apeuré et faible s’empara par la main de la sœur de Jader (qui n’était plus prophétesse, n’ayant plus rien à prophétiser) et l’entraîna avec lui.

« Je ne me noierai pas, gronda Baldanders. Et le reste est sans importance. Sauve-toi si tu peux. »

J’acquiesçai sans réfléchir et repoussai la tenture de ma main libre. Les prétoriens se pressaient vers le fond de la salle, si bien que les cloches qui par trois fois avaient retenti pour moi se mirent à sonner furieusement et finirent par rompre leurs liens desséchés et tomber dans un tintamarre effrayant.

Non pas dans un murmure mais avec un hurlement, je lançai le mot qui ne serait plus jamais employé et qui commandait la porte scellée par laquelle j’étais arrivé.

Elle s’ouvrit et il en sortit l’assassin, toujours muet, à demi conscient, encore hébété par son séjour dans les plaines de cendre de la mort. Je lui ordonnai d’arrêter, mais il avait aperçu la couronne de Valéria et son pauvre visage ravagé en dessous.

Sans doute devait-il être un escrimeur réputé ; aucun maître d’armes n’aurait pu frapper plus rapidement. Je vis l’éclair de la lame empoisonnée, puis sentis la douleur brûlante du coup qui passa du corps misérablement maquillé de Valéria dans le mien, où il rouvrit la blessure que m’avait laissée l’averne d’Agilus, bien des années auparavant.

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