Il y eut une lumière chatoyante d’un bleu d’azur. La Griffe était revenue – non pas celle qu’avait détruite l’artillerie ancienne, non plus que celle que j’avais donnée au chiliarque des prétoriens de Typhon, mais la Griffe du Conciliateur, le joyau que j’avais découvert dans ma sabretache, marchant sur une route sombre en compagnie de Dorcas, tout près du mur de Nessus. Je voulus le dire à quelqu’un ; mais j’avais la bouche scellée et ne pouvais trouver le mot. Peut-être étais-je trop distant de moi-même, du Sévérian de chair et d’os que Catherine avait mis au monde dans une cellule des oubliettes, en dessous de la tour Matachine. La Griffe persista, brillant et ondoyant contre le noir du vide.
Non, ce n’était pas la Griffe qui se balançait mais moi qui étais doucement, très doucement bercé tandis que le soleil me caressait le dos.
Sa lumière devait m’avoir ranimé, comme elle m’aurait fait lever de mon lit de mort. Le Nouveau Soleil devait venir, et j’étais ce Nouveau Soleil. Je redressai la tête, ouvris les yeux et recrachai un flot de liquide cristallin semblable à aucune eau sur Teur ; ou plutôt, on aurait dit non pas de l’eau, mais une atmosphère plus riche, roborative comme les brises de Yesod.
Puis je ris de joie à l’idée que je me trouvais au paradis, et en riant me rendis compte que je n’avais encore jamais ri auparavant, que toutes les joies que j’avais connues n’avaient été que les intuitions vagues, affaiblies et dénaturées de celle-ci. Plus que la vie, j’avais souhaité un Nouveau Soleil pour Teur ; et le Nouveau Soleil de Teur était là, dansant autour de moi comme dix mille esprits pétillants, la crête de chaque vague illuminée de son or. Le soleil de Yesod lui-même n’avait pas été aussi éclatant ! Sa gloire éclipsait toutes les étoiles et fulgurait comme l’œil de l’Incréé : le pyrolâtre qui l’aurait contemplée en aurait perdu la vue.
Me détournant de cette gloire, je poussai, comme l’ondine, un cri de triomphe et de désespoir mêlés. Autour de moi flottaient les débris de Teur : arbres arrachés, bardeaux de planches épars, poutres fracassées, corps gonflés d’hommes et d’animaux. Autour de moi s’étendaient ce que les marins qui m’avaient affronté sur Yesod devaient avoir anticipé ; et moi, qui le voyais maintenant plus crûment qu’eux-mêmes, je ne les haïssais plus d’avoir brandi contre moi les lames usées par le travail de leurs coutelas, contre moi et contre la venue du Nouveau Soleil ; en revanche, je me sentis d’autant plus surpris que Gunnie m’eut défendu. (Ce n’était pas la première fois que je me demandais si son intervention avait pesé dans la balance ; aurait-elle lutté contre moi, c’est à moi en personne qu’elle se serait attaquée, et non pas aux eidolons ; et si j’étais mort, Teur aurait péri avec moi.)
Très loin j’entendis, ou crus entendre, un cri qui me répondait au-dessus du murmure des vagues aux mille voix. Je commençai à me diriger vers lui mais m’arrêtai bientôt, gêné par ma cape et mes bottes ; je me débarrassai de ces dernières en quelques secousses (elles étaient pourtant excellentes et presque neuves) et les laissai couler. La cape de l’officier ne tarda pas à les suivre, un geste que j’allais regretter par la suite. Le fait de nager, de courir ou de marcher sur de grandes distances m’a toujours rendu conscient de mon corps ; et je le sentais fort et plein d’énergie. La blessure empoisonnée de l’assassin s’était guérie comme celle de l’averne d’Agilus.
Si ce n’est qu’il était seulement fort et plein d’énergie. Le pouvoir inhumain qu’il tirait de mon étoile avait disparu, même s’il avait probablement permis ma guérison avant cela. Lorsque je voulus atteindre la partie de moi-même qui avait été naguère là, ce fut comme lorsqu’on cherche à faire bouger une jambe amputée.
Le cri retentit de nouveau. Je répondis et, mécontent de ma médiocre progression (pour autant que j’en pouvais juger, chaque vague me faisait reculer d’une distance égale à chaque brasse que je faisais), j’emplis mes poumons d’air et nageai sous l’eau pendant un moment.
J’ouvris presque aussitôt les yeux, car on aurait dit que l’eau ne piquait plus, comme si elle était sans sel ; lorsque j’étais enfant, j’avais nagé ainsi dans la grande citerne en dessous du donjon de la Cloche et même dans les hauts-fonds stagnants de Gyoll. Cette eau me paraissait aussi claire que l’air, en dépit des nuances bleu-vert qu’elle prenait vers les profondeurs. Vaguement, comme l’on peut voir un arbre se refléter dans un bassin calme, je contemplai le fond, où quelque chose de blanc se déplaçait avec tant de lenteur et si erratiquement que je ne savais pas si cette chose nageait ou simplement dérivait. La pureté et la tiédeur des eaux furent précisément ce qui m’alarma ; je me mis à craindre d’oublier qu’il ne s’agissait pas d’air et de finir par me perdre comme je m’étais autrefois perdu au milieu des racines sombres et entortillées des nénuphars bleu pâle.
C’est alors que je fis surface, bondissant au-dessus des vagues de deux bonnes coudées ; j’aperçus ainsi encore à quelque distance un radeau en piteux état auquel deux femmes s’accrochaient tandis qu’un homme, debout dessus, parcourait l’horizon mouvant du regard en s’abritant les yeux de la main.
En une douzaine de brasses je fus auprès d’eux. Le radeau était constitué de tous les objets flottants qu’ils avaient pu rassembler, attachés ensemble par tous les moyens possibles. Il avait pour élément principal une grande table comme celle qu’un exulte aurait pu déployer lors d’un souper intime dans ses appartements ; et ses huit pieds, lourds et trapus, pointant maintenant en l’air par paires, faisaient songer à des parodies de mâts.
Après avoir grimpé sur le dos d’une armoire (plus gêné qu’autre chose par l’aide bien intentionnée que l’on m’apporta), je vis que les survivants comprenaient un homme chauve et gras et deux femmes plutôt jeunes, l’une petite et favorisée d’un visage joyeux et rond de poupée, et l’autre grande, la peau sombre, les joues creuses.
« Vous voyez, leur dit le gros homme, tous ne sont pas perdus. Il y en aura d’autres, retenez bien cela.
— Et toujours pas d’eau, grommela la femme à la peau sombre.
— Nous trouverons quelque chose, n’ayez crainte. En attendant, n’avoir rien à partager en quatre n’est pas tellement pire que n’avoir rien à partager en trois, pourvu que ce soit fait équitablement.
— Ce doit être de l’eau douce partout autour de nous », dis-je.
Le gros homme secoua la tête. « J’ai bien peur que ce ne soit la mer, s’gneur. Les grandes marées à cause de l’Etoile de Jour, des marées qui ont envahi les campagnes, à l’heure actuelle. Les eaux de Gyoll s’y sont mélangées, c’est certain, si bien qu’il n’y a pas autant de sel que dans le vieil Océan, s’gneur.
— Est-ce que nous ne nous connaissons pas ? Votre visage m’est familier. »
Il s’inclina aussi maladroitement que n’importe quel légat tout en se retenant fermement à l’un des pieds de la table. « Odilo, s’gneur, pour vous servir. Maître-intendant, s’gneur, et chargé par notre autarque bien-aimé, dont les sourires sont les espérances de ses humbles serviteurs, de la responsabilité entière, complète et intégrale de l’hypogée Apotropaïque, s’gneur. C’est sans aucun doute là que vous m’avez vu, s’gneur, lors de quelque visite en notre Manoir Absolu, bien que je n’aie pas eu l’occasion de vous y servir, s’gneur, honneur dont je me serais souvenu jusqu’au jour de mon décès, s’gneur.
— Qui pourrait bien être celui-ci », ajouta la femme à la peau sombre.
J’hésitai. Je ne voulais pas feindre d’être l’exulte pour lequel Odilo me prenait manifestement ; mais rien n’aurait été plus maladroit que de m’annoncer comme l’autarque Sévérian, même si j’avais été cru.
C’est la femme au visage de poupée qui me tira de ce dilemme. « Je m’appelle Péga, et j’étais la soubrette de l’armaguette Pélagie. »
Odilo fronça les sourcils. « Voilà qui n’est pas très bien élevé de votre part de vous présenter ainsi, Péga. Vous étiez en fait son ancilla. »
Puis il s’adressa à moi. « C’était une bonne servante, s’gneur, c’est indiscutable. Un peu étourdie, peut-être. »
La femme au visage de poupée parut vexée, mais je soupçonnai sa réaction d’être parfaitement artificielle. « Certes, c’était moi qui coiffais madame et m’occupais de ses affaires, mais en fait elle me gardait pour que je lui raconte les dernières plaisanteries et tous les potins ; et aussi pour prendre soin de Picopicaro. C’était ce qu’elle disait elle-même, et elle m’a toujours appelée sa soubrette. » Une larme coula sur sa joue et brilla au soleil ; mais j’ignorais si c’était sur la mort de sa maîtresse ou sur celle de l’oiseau qu’elle pleurait.
« Et cette, euh, femme ne s’est présentée ni à Péga ni à moi. Ou du moins ne nous a dit que son nom qui est…
— Thaïs.
— Je suis honoré de faire votre connaissance », dis-je. Entre-temps, je m’étais souvenu que je détenais des grades honoraires dans une douzaine de légions et d’épitagmes, sous l’incognito desquels je pouvais me dissimuler sans mentir. « Hipparque Sévérian, des Tarentins noirs. »
La bouche de Péga s’arrondit en un cercle minuscule. « Ooh ! j’ai certainement dû vous voir dans la procession ! » Elle se tourna vers celle qui se désignait elle-même comme Thaïs. « Des hommes qui portaient des armures laquées avec des plumes blanches, et vous auriez dû voir ces destriers !
— Vous y êtes allée avec votre maîtresse, je parie ? » murmura Odilo.
Péga fit une réponse, mais je n’y pris pas garde. Un cadavre qui dansait sur les flots à une encâblure du radeau venait d’attirer mon attention, et je songeai à toute l’absurdité qu’il y avait à rester accroupi sur le mobilier d’un mort et à déguiser mon identité devant des domestiques tandis que le cadavre de Valéria pourrissait en dessous des eaux. Comme elle se serait moquée de moi ! Il se fit un silence, et j’en profitai pour demander à Odilo si son père n’avait pas été régisseur avant lui au même poste.
Il se mit à rayonner de plaisir. « En effet, s’gneur, et il y a donné entière satisfaction toute sa vie. C’était à la grande époque du père Inire, s’gneur, lorsque, si je puis dire, s’gneur, notre hypogée Apotropaïque était célèbre dans tout l’empire. Puis-je vous demander pourquoi vous m’avez posé la question, s’gneur ?
— Oh ! simplement je me demandais. C’est plus ou moins la coutume, je crois.
— C’est exact, s’gneur. On donne au fils l’occasion de faire la preuve de son ardeur, et s’il se montre capable, la charge lui revient. Vous ne me croirez peut-être pas, s’gneur, mais mon père a rencontré une fois votre homonyme avant qu’il ne devienne autarque. Connaissez-vous sa vie et ses actes, s’gneur ?
— Pas autant que je l’aimerais, Odilo.
— Joliment exprimé, s’gneur, joliment, en vérité. » Le gros intendant hocha la tête à plusieurs reprises et sourit en direction des deux femmes pour s’assurer qu’elles appréciaient à sa juste valeur l’exquise courtoisie de ma réplique.
Péga étudiait le ciel. « Je crois qu’il va pleuvoir. Peut-être ne mourrons-nous pas de soif, en fin de compte.
— Une autre tempête, oui, intervint Thaïs. Nous ne mourrons pas de soif, mais noyés. »
Je leur dis que j’espérais que non, et commençai à examiner mon état émotionnel avant de me souvenir que les nuages qui se rassemblaient à l’est ne pouvaient plus dépendre du pouvoir de mon étoile ;
Mais il n’était pas question pour Odilo de renoncer à son anecdote. « C’était un soir très tard, s’gneur, et mon père faisait sa dernière tournée, lorsqu’il aperçut quelqu’un habillé de la fuligine noire des carnifex, bien qu’il n’eût pas la grande épée d’exécution habituelle. Comme on pouvait s’y attendre, sa première idée fut qu’il s’agissait d’un déguisement en vue de quelque bal masqué, comme il s’en tient toujours à un endroit ou un autre du Manoir Absolu n’importe quel soir. Mais à sa connaissance il n’en était prévu aucun dans l’hypogée Apotropaïque, car ni le père Inire ni l’autarque alors régnant ne manifestaient beaucoup de goût pour ce genre de divertissement. »
Je souris, me souvenant de la Maison turquoise. La femme aux cheveux sombres me jeta un coup d’œil chargé de sens et se cacha ostensiblement la bouche avec la main ; mais je n’avais aucune envie d’interrompre le récit d’Odilo ; maintenant qu’il n’était plus question pour moi de vagabonder dans les corridors du Temps, tout ce qui concernait le passé ou l’avenir me paraissait infiniment précieux.
« Sa deuxième idée – qu’il aurait été mieux inspiré d’avoir en premier, comme il le reconnaissait devant ma mère et moi-même, lorsque nous étions assis auprès du feu – fut que ce carnifex était chargé de quelque sinistre mission et avait cru pouvoir passer sans être remarqué. Il était vital, s’gneur, comme mon père le comprit immédiatement, de déterminer si cette mission était pour le compte du père Inire ou de quelque autre personne. Mon père s’approcha donc courageusement de lui, comme si l’avait suivi toute une cohorte de hastarii, et lui demanda sans détour ce qu’il faisait ici.
— S’il avait été chargé d’une mission inavouable, murmura Thaïs, il le lui aurait certainement dit comme ça, sûr.
— Très chère dame, répliqua Odilo, j’ignore qui vous pouvez bien être, puisque vous vous êtes abstenue de nous en informer alors que notre honorable invité nous a si obligeamment décliné son statut de patricien. Il est toutefois manifeste que vous ne savez rien de l’artifice, ni des intrigues qui se nouaient tous les jours – et toutes les nuits – dans les innombrables couloirs, allées et halls du Manoir Absolu. Mon père avait parfaitement conscience qu’aucun agent chargé d’une mission secrète ne la lui révélerait, si impérieuse que fût sa demande. Il supputa simplement que quelque geste involontaire, quelque expression fugitive pourrait trahir la dissimulation, si tel avait été le cas.
— Ce Sévérian n’était-il pas masqué ? demandai-je. Vous avez déclaré qu’il était habillé en bourreau.
— Je suis tout à fait sûr qu’il ne l’était pas, s’gneur, car mon père me l’a souvent écrit – il avait un aspect particulièrement sauvage, et une impressionnante cicatrice sur une joue.
— Je sais ! intervint Péga. J’ai vu son portrait et son buste. Ils se trouvent dans l’hypogée Abscissienne, où l’autarque les a fait placer lorsqu’elle s’est remariée. Il avait l’air de pouvoir vous égorger en sifflotant. »
Ma gorge se serra comme si quelqu’un s’en prenait à elle.
« Tout à fait à propos, approuva Odilo. C’est tout à fait ce que disait mon père, même s’il ne s’est jamais exprimé aussi succinctement, autant qu’il me souvienne. »
Péga m’examinait. « Il n’a jamais eu d’enfant, n’est-ce pas ? »
Odilo sourit. « On en aurait entendu parler, j’imagine.
— Pour un enfant légitime, oui. Mais il aurait pu avoir n’importe quelle femme du Manoir Absolu, rien qu’en soulevant un sourcil. Et rien que des exultes. »
Odilo lui dit de tenir sa langue et ajouta : « J’espère que vous voudrez bien pardonner Péga, s’gneur. Après tout, c’est plutôt un compliment.
— De se faire dire que l’on ressemble à un étrangleur ? Oui, il est du genre de ceux que je reçois habituellement. » J’avais parlé sans réfléchir et continuai dans la même veine, cherchant à faire porter la conversation sur le remariage de Valéria tout en cachant le chagrin que j’éprouvais. « Mais ce coupeur de gorge aurait dû être plutôt mon grand-père, non ? Sévérian le Grand aurait plus de quatre-vingts ans s’il vivait encore, certainement. À qui devrais-je poser la question, Péga ? À mon père ou à ma mère ? Et ne pensez-vous pas qu’il devait bien avoir quelque chose, tout de même, pour subjuguer autant de ravissantes châtelaines après avoir été bourreau dans sa jeunesse, même si l’autarque s’est remariée ? »
Pour remplir le silence qui suivit mon petit discours, Odilo dit : « Cette guilde a été abolie, s’gneur, autant que je sache.
— C’est bien entendu ce que vous croyez. C’est ce que croient toujours les gens. »
L’est était déjà entièrement noir et les mouvements de notre radeau de fortune étaient progressivement devenus de plus en plus sensibles.
« Je ne voulais pas vous offenser, Hipparque, murmura Péga. C’est simplement que… » Sa remarque se perdit dans le bruit d’une vague qui brisa.
« Non, lui dis-je, vous avez raison. D’après tout ce que je sais sur lui, ce fut un homme dur, et cruel aussi, si j’en crois sa réputation, bien qu’il ne l’eût peut-être pas reconnu lui-même. Il est aussi bien possible que Valéria l’ait épousé pour accéder au trône en dépit de ses protestations répétées du contraire. Son deuxième époux l’aura au moins rendue heureuse. »
Odilo eut un gloussement de joie. « Bien envoyé, s’gneur. Le point est à vous. Il faut prendre garde, Péga, lorsque l’on croise le fer avec un soldat. »
Thaïs se leva, étreignant un pied de table d’une main et pointant dans une direction avec l’autre. « Regardez ! »