Les jours, puis les semaines passèrent dans cette école isolée du monde extérieur. Jason devenait presque fier de son aptitude à donner la mort. Il reconnaissait facilement les animaux et les plantes ; il se trouvait dans une cellule d’entraînement où les bêtes le chargeaient paresseusement. Son pistolet atteignait les attaquants avec une régularité monotone. Les classes quotidiennes commençaient à l’ennuyer.
Bien que la pesanteur le ralentît encore, ses muscles faisaient de laborieux efforts pour s’adapter. Après les classes, il ne s’effondrait plus immédiatement sur le lit. Seuls, les cauchemars empirèrent. Il en parla finalement à Brucco ; celui-ci lui fit une potion somnifère qui annula la plus grande partie de leur effet. Il rêvait toujours, mais il ne s’en rendait que vaguement compte lorsqu’il se réveillait.
Lorsque Jason eut assimilé toutes les techniques qui permettaient aux Pyrrusiens de rester en vie, il passa dans une cellule plus réaliste qui n’était que peu éloignée des conditions réelles. La différence n’était en fait que qualitative. Le poison des insectes provoquait des douleurs et des enflures au lieu d’une mort instantanée. Les animaux causaient des égratignures et des bleus, mais n’allaient pas jusqu’à vous couper un membre. On ne pouvait pas mourir dans cette cellule, mais on pouvait certainement y passer très près de la mort.
Jason circulait dans cette grande jungle, avec les autres enfants de cinq ans. Il éprouvait une curiosité teintée d’une certaine tristesse à voir leur sérieux d’adultes. Bien qu’il leur fût encore possible de rire là où ils se trouvaient, ils n’ignoraient pas qu’à l’extérieur il en serait tout autrement. Pour eux, la survie faisait partie de leur acceptation de la société. Pyrrus était une sorte de damier. Il suffisait de rester sur les cases blanches : la vie ou la mort, telle était l’alternative. Il y allait de la dignité de l’individu et de la survie de la race, et la personnalité individuelle s’en ressentait. Les enfants devenaient des tueurs aux visages semblables, toujours prêts à donner la mort.
Certains des enfants devinrent très vite aptes à affronter le monde extérieur et d’autres les remplacèrent. Jason observa ce processus pendant quelque temps avant de se rendre compte que la totalité du groupe dans lequel il était entré avait disparu. Le même jour, il rendit visite au chef du centre d’adaptation.
— Brucco, combien de temps comptez-vous me garder dans ce stand de tir pour enfants ?
— On ne vous « garde » pas, lui répondit Brucco de son ton irrité habituel. Vous y resterez jusqu’à ce que vous soyez capable de sortir.
— J’ai comme l’impression que cela n’arrivera jamais. Maintenant je peux démonter et remonter chacun de vos bon sang de gadgets les yeux fermés. Je suis un tireur d’élite avec cet obusier. Je pourrais immédiatement, s’il le fallait, écrire un livre sur la faune et la flore de Pyrrus. Je ne suis peut-être pas aussi doué que mes compagnons de six ans, mais je crois que je suis maintenant à un stade que je ne dépasserai jamais. Est-ce vrai ?
Brucco se tortilla en essayant de rester évasif, mais n’y parvint pas.
— Je le crois, vous n’êtes pas né ici, voyez-vous.
— Allons, allons. Un vieux Pyrrusien franc comme vous ne devrait pas essayer de mentir à un représentant d’une race inférieure dont le bluff est la spécialité. Il est bien entendu que la pesanteur me rendra toujours plus lent et que j’ai au départ un certain nombre de handicaps. Je l’admets. N’en parlons plus. La question est de savoir si je m’améliorerai en continuant à m’entraîner ou si j’ai atteint le plafond de mon propre développement ?
Brucco transpirait.
— Il y aura des améliorations avec le temps, bien sûr…
— Allons, dit Jason en agitant un doigt sous son nez, oui ou non, vais-je m’améliorer en continuant de m’entraîner ?
— Non, dit Brucco qui semblait toujours troublé.
— Ah ! Nous y voici. Je ne m’améliorerai donc pas et pourtant je reste coincé ici. Ce n’est pas par accident. Vous avez reçu l’ordre de me garder. Et d’après ce que je sais de cette planète, je parierais que c’est Kerk qui vous a donné cet ordre ?
— Il ne l’a fait que pour votre bien. Pour vous garder en vie.
— Oublions un instant les motivations de Kerk. Je ne suis pas venu ici pour tirer sur des robots avec votre progéniture. Montrez-moi donc la porte de sortie. À moins qu’il n’y ait une cérémonie de remise de diplôme ? Des discours, distributions de bonnets d’âne, sabre au clair…
— Rien du tout, aboya Brucco. Je ne comprends pas comment un homme mûr comme vous peut dire autant de bêtises. Il reste encore une séance de travail dans la chambre de survie partielle. C’est un endroit qui est relié au monde extérieur, mais les formes de vie les plus violentes sont exclues. Bien que certaines d’entre elles arrivent à y pénétrer de temps en temps.
— Quand pourrai-je m’y rendre ?
— Demain matin. Prenez une bonne nuit de sommeil. Vous en aurez besoin.
Il y eut quand même une petite cérémonie liée à cette promotion : lorsque Jason pénétra dans son bureau, Brucco lui passa un lourd chargeur par-dessus la table.
— Voici des balles réelles, dit-il. Vous allez en avoir besoin. À partir de maintenant, votre pistolet sera toujours chargé.
Ils allèrent jusqu’à la lourde porte du sas, seule issue que Jason ait vue verrouillée dans le centre. Pendant que Brucco la déverrouillait, un garçon de huit ans à la jambe bandée arriva en boitillant.
— Et voilà Grif, dit Brucco. À partir de maintenant, il restera avec vous où que vous alliez.
— Mon garde du corps personnel ? demanda Jason, regardant l’enfant trapu qui lui venait à peine à la taille.
— En quelque sorte, oui. Il a eu des ennuis avec un oiseau-scie et il ne pourra pas travailler pendant un moment. Vous avez admis vous-même que vous n’égalerez jamais un Pyrrusien et vous devriez être satisfait d’avoir un peu de protection.
— Toujours un mot gentil, c’est bien de vous, Brucco.
Il se pencha et tendit sa main au garçon. Même à huit ans, il serrait à vous écraser les os.
Ils pénétrèrent tous deux dans le sas et Brucco referma la porte intérieure. Dès que l’étanchéité fut acquise, la porte extérieure s’ouvrit automatiquement. Elle ne l’était encore qu’à moitié que le pistolet de Grif aboyait par deux fois. Puis ils s’avancèrent à la surface de Pyrrus, par-dessus le corps fumant de l’un des animaux. Très symbolique, pensa Jason. Il était aussi gêné de n’avoir pas pensé à prévenir le danger que de se sentir incapable d’identifier les restes carbonisés de la bête. Il surveillait attentivement les alentours, espérant qu’il pourrait tirer le premier la prochaine fois.
Peine perdue. Les quelques animaux qui se dirigèrent vers eux furent toujours repérés d’abord par le garçon. Au bout d’une heure, Jason était tellement irrité qu’il anéantit une plante épineuse d’apparence diabolique. Il espéra que Grif n’irait pas y voir de trop près, et se trompa une fois de plus.
— Cette plante n’était pas dangereuse. Il est stupide de perdre des munitions sur une plante, dit Grif.
Ils n’eurent aucun désagrément sérieux pendant la journée. Jason finit par s’ennuyer, et trouva particulièrement malsain d’être trempé continuellement par des averses de pluie. Si Grif était capable de soutenir une conversation, il ne le prouva pas. Le jour suivant s’écoula de la même façon. Le troisième jour, Brucco apparut et inspecta soigneusement Jason des pieds à la tête.
— Je n’aime pas avoir à le dire, mais je suppose que vous êtes aussi prêt maintenant que vous le serez jamais. Changez chaque jour les tampons nasaux pour le filtrage des virus. Vérifiez toujours que vos bottes ne sont pas déchirées et que la combinaison en tissu métallique est en bon état. Les réserves du médikit sont à renouveler une fois par semaine.
— Mouche-toi et mets ton chandail, c’est bien ça, ironisa Jason. Rien d’autre ?
Brucco sembla vouloir dire quelque chose puis changea d’idée.
— Rien que vous ne sachiez parfaitement maintenant. Soyez vigilant. Et… bonne chance.
Il fit suivre ses mots d’une forte poignée de main. Dès que Jason réussit à remuer ses doigts engourdis, Grif et lui sortirent par le sas principal.