20

— Reprenez depuis le début maintenant, dit Kerk. Et n’oubliez rien.

— Il y a peu de chose que je puisse ajouter aux faits réels. J’ai vu les animaux, ressenti et compris le message. J’ai même fait des essais avec certains d’entre eux et ils ont réagi à mes ordres mentaux. Ce que je dois faire maintenant, c’est découvrir la source des ordres qui provoquent cette guerre.

» Je vais vous dire quelque chose que je n’ai jamais dit à qui que ce fût. Je ne suis pas simplement heureux au jeu. Je possède une faculté psi suffisante pour modifier les probabilités en ma faveur. C’est un pouvoir intermittent que j’ai essayé de perfectionner pour des raisons évidentes. Pendant les dix dernières années, j’ai poursuivi des études dans tous les centres spécialisés. Par rapport à d’autres domaines de la connaissance, il est étonnant de voir l’étendue de l’ignorance humaine en la matière. Ce rayonnement psi qui émane plus ou moins de tous les êtres peut être amplifié au moyen de certaines machines perfectionnées qui, utilisées correctement, peuvent permettre de déceler l’origine du rayonnement.

— Vous voulez construire une telle machine ?

— Pourquoi pas ? Je peux la construire et la mettre dans le vaisseau. Un signal suffisamment fort pour entretenir un conflit pendant des centaines d’années doit pouvoir être détecté facilement. Je suppose que vous êtes prêt à seconder tout plan raisonnable tendant à mettre fin à cette guerre ?

— Quoi que ce soit de raisonnable, répondit Kerk froidement. Combien de temps vous faut-il pour construire cette machine ?

— Quelques jours si vous avez toutes les pièces nécessaires, répondit Jason.

— Alors, allez-y. Je vais faire annuler le prochain vol et garder le vaisseau ici, prêt à décoller. Lorsque la machine sera construite, détectez le signal et tenez-moi au courant.

— D’accord, dit Jason en se levant. Dès que quelqu’un aura pris soin de ce trou dans mon dos, je ferai une liste de ce dont j’ai besoin.

Un homme à l’aspect sévère nommé Skop lui fut affecté en tant que guide et garde du corps. Il prit son travail très au sérieux et il ne fallut pas longtemps à Jason pour se rendre compte qu’il était prisonnier en liberté surveillée. Kerk avait accepté son histoire, ce qui ne prouvait pas qu’il la croyait. Sur un simple mot de sa part, le garde pouvait devenir un bourreau.

Jason eut soudain l’intuition que c’était sans doute ce qui arriverait. Que Kerk acceptât son histoire ou non, il ne pouvait pas se permettre de courir ce risque. Tant qu’il existait la moindre possibilité que Jason fût entré en contact avec les grubbers, il ne pouvait lui être permis de quitter la planète vivant. Le peuple des bois avait été bien léger en pensant qu’un plan aussi simpliste pouvait marcher.

Il fit une liste des pièces dont il avait besoin et appela le service des approvisionnements. Tout était en stock et allait lui être envoyé. Skop s’enfonça dans un sommeil apparent sur sa chaise et Jason, la tête appuyée sur une main pour résister à la pesanteur, commença un schéma de montage de son appareil.

Il leva brusquement les yeux, conscient du silence. Pourtant, il pouvait entendre les machines du bâtiment et des voix dans la pièce voisine.

Silence mental. Il avait été tellement occupé depuis son retour qu’il n’avait pas remarqué l’absence totale de rayonnement psi dans cette ville. La présence animale lui manqua.

Il essaya d’écouter avec son esprit et s’arrêta presque immédiatement. Il existait une pression constante de pensées autour de lui, dont il fut conscient lorsqu’il chercha à les atteindre. Il eut l’impression du naufragé enfermé dans un bateau en train de couler, une main posée sur la porte contre laquelle s’exerce l’effrayante pression. En touchant la porte sans l’ouvrir, on peut sentir cette pression, la puissance de la force extérieure prête à vous écraser. Il en était de même pour cette ville écrasée par la pression de l’hostilité extérieure.

Méta arriva tard dans l’après-midi, amenant les pièces que Jason avait commandées. Elle fit glisser la longue boîte sur l’établi, ouvrit la bouche, mais changea d’idée et ne dit rien. Jason la regarda et lui sourit.

— Un peu perdue ? Demanda-t-il.

— Je ne comprends pas, dit-elle. Je ne suis pas perdue, juste ennuyée. Le voyage normal a été annulé et nos prévisions d’approvisionnement vont être décalées pendant des mois. Au lieu de piloter ou d’être de garde au périmètre, tout ce que l’on me permet de faire est de vous attendre. Puis d’effectuer un vol idiot suivant vos instructions. Vous êtes étonné que je sois ennuyée ?

Jason disposa soigneusement quelques pièces sur le châssis avant de parler.

— La vérité, c’est que vous êtes conditionnée. Je peux vous montrer jusqu’à quel point. C’est une tentation à laquelle je ne peux franchement pas résister.

Elle le regarda par-dessus l’établi, les sourcils froncés. Jason aimait cette attitude. En tant que Pyrrusienne travaillant à plein rendement, elle avait autant de personnalité qu’un engrenage dans une machine. Mais parfois il se souvenait de la jeune femme qu’il avait connue lors du premier vol à destination de Pyrrus. Il se demanda s’il était possible de lui faire comprendre ce qu’il voulait dire.

— Je ne vous insulte pas lorsque je dis que vous êtes conditionnée, Méta. Il ne peut en être autrement vu votre éducation. Vous avez une personnalité d’insulaire. Il est certain que Pyrrus est une planète inhabituelle, posant des tas de problèmes que vous résolvez parfaitement. Il n’en reste pas moins que c’est une île. Lorsque vous vous trouvez devant un problème extérieur vous êtes perdus. Même lorsque les problèmes de votre île sont insérés dans un contexte plus large. Cela revient à jouer un jeu, mais en en changeant continuellement les règles au fur et à mesure.

— Vous dites des bêtises, lui répliqua-t-elle. Pyrrus n’est pas une île et la bataille pour survivre n’est certainement pas un jeu.

— Excusez-moi, sourit-il. J’utilisais une image. Mais je l’ai mal choisie. Posons le problème en termes plus concrets. Prenons un exemple. Supposons que je vous dise qu’il y a, pendu à l’encadrement de la porte, un oiseau-poison…

Le pistolet de Méta était pointé vers la porte avant qu’il eût fini de prononcer le dernier mot. La chaise du garde tomba bruyamment alors que ce dernier sautait sur ses pieds, le pistolet visant aussi l’encadrement.

— Ce n’était qu’un exemple, dit Jason. En fait il n’y a rien.

Le pistolet du garde disparut et il glissa un regard malveillant vers Jason en relevant sa chaise et en s’y laissant retomber.

— Vous avez prouvé tous les deux que vous étiez capables de résoudre un problème pyrrusien. Mais que se passerait-il si je vous disais qu’il y a pendu à l’encadrement de la porte quelque chose qui ressemble à un oiseau-poison mais qui est en fait un insecte de grande taille capable de tisser une belle soie que l’on peut utiliser pour faire des vêtements ?

Le garde lança un regard furieux vers l’encadrement de la porte, le pistolet à moitié dégainé. Il grommela quelque chose d’inaudible à l’intention de Jason, puis sortit en claquant la porte derrière lui. Méta fronça les sourcils et eut l’air intrigué.

— Ce ne peut être qu’un oiseau-poison, dit-elle finalement. Rien d’autre ne pourrait y ressembler. Et même s’il faisait de la soie, il vous attaquerait lorsque vous passeriez à sa portée, et il vous faudrait le tuer.

Elle sourit de satisfaction face à la logique indestructible de sa réponse.

— Vous vous trompez encore, lui dit Jason. Je viens de vous décrire l’araignée-caméléon qui vit sur la planète Stover. Elle imite les plus violentes formes de vie de là-bas tellement bien qu’elle n’a besoin d’aucune défense. Elle peut rester tranquillement sur votre main et tisser de la soie mètre après mètre. Si j’en amenais une cargaison sur Pyrrus, vous ne seriez plus sûre qu’il faut tirer.

— Mais il n’y en a pas ici, insista Méta.

— Il pourrait y en avoir très facilement. Et toutes les règles de votre jeu changeraient. Vous commencez à comprendre maintenant ? Il existe des lois et des règles fixes dans la galaxie – mais ce ne sont pas celles selon lesquelles vous vivez. Votre règle est de vous battre sans fin contre la vie locale. Je veux vous faire modifier ces règles et mettre un terme à la guerre. Cela ne vous plairait-il pas ? N’aimeriez-vous pas une existence qui soit autre chose qu’une bataille pour survivre ? Une vie avec une chance d’être heureuse, d’aimer, d’écouter de la musique, de vous intéresser à l’art – toutes choses agréables pour lesquelles vous n’avez jamais eu de temps libre ?

Toute la sévérité des Pyrrusiens avait disparu de son visage pendant qu’elle écoutait Jason, se laissant aller à suivre le discours de cet étranger. Il avait machinalement avancé la main en parlant et avait pris la sienne. Elle était chaude et son pouls était rapide sous ses doigts. Méta devint soudain consciente du contact de cette main et arracha la sienne, se levant en même temps. Pendant qu’elle se précipitait aveuglément vers la porte, Jason continua à lui crier :

— Skop, le garde, s’est enfui parce qu’il ne voulait pas perdre sa précieuse logique. C’est tout ce qu’il possède. Mais vous avez vu d’autres endroits dans la galaxie, Méta, vous savez que l’existence est autre chose qu’une lutte pour la vie ou la mort. Vous sentez que tout cela est vrai, même si vous ne l’admettez pas.

Elle se retourna et s’enfuit en courant.

Jason regarda fixement la porte après son départ, sa main grattant les poils de son menton.

Pour la première fois dans l’histoire de cette ville sanglante et déchirée par la guerre, il venait de surprendre une larme dans les yeux de l’un de ses habitants.

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