12

La lecture du livre de bord ne permit pas de découvrir de faits nouveaux. Il y avait un bon nombre d’autres renseignements concernant la vie animale et végétale originelle, son pouvoir de mort, ainsi que les premières mesures prises contre elle. Historiquement intéressant, mais absolument inutile pour contrer la menace. Apparemment, le capitaine n’avait jamais pensé que les formes de vie se dégradaient sur Pyrrus, croyant plutôt que l’on découvrait de nouvelles bêtes dangereuses. Il ne vécut pas assez longtemps pour modifier son opinion. La dernière note du livre de bord, moins de deux mois après la première attaque, était très brève. Et écrite d’une main différente.

« Le capitaine Kurkowski est mort aujourd’hui, empoisonné par une piqûre d’insecte. Sa mort est grandement regrettée. »

La raison de cette mutation progressive restait encore à découvrir.

— Kerk doit voir ce livre, dit Jason. Nous devons le tenir au courant de nos progrès. Pouvons-nous avoir un moyen de transport ou devons-nous marcher jusque là-bas ?

— Nous marchons, bien sûr.

— Alors, portez le livre. Avec cette pesanteur double, il m’est très difficile de me conduire en gentleman.

Ils entraient dans le bureau de Kerk lorsqu’un cri strident éclata sur l’écran de l’interphone. Il fallut un moment à Jason pour comprendre qu’il s’agissait d’un signal mécanique et non d’une voix humaine.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

Kerk sortit en courant et se dirigea vers l’entrée principale. Toutes les autres personnes du bureau prirent la même direction. Méta avait l’air embarrassée, penchée vers la porte, mais regardant Jason.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? Vous ne pouvez pas m’expliquer ?

Il la secoua par le bras.

— C’est une alarme de secteur. Une brèche importante au niveau du périmètre. Tout le monde doit répondre à l’appel.

— Eh bien, allez-y, dit-il. Ne vous en faites pas pour moi. Je m’en sortirai.

Ses mots eurent l’effet d’une détente de fusil. Méta était partie avant qu’il eût fini de parler. Jason, exténué, s’assit dans le bureau désert.

Le silence peu naturel du bâtiment commençait à peser sur ses nerfs. Il alla jusqu’à l’écran et enfonça le bouton récepteur. L’écran explosa de couleur et de bruits. Jason ne put tout d’abord rien reconnaître. Ce n’était qu’un mélange confus de visages et de voix. L’appareil, à canaux multiples, était à utilisation militaire. Plusieurs images arrivaient sur l’écran en même temps, des rangées de têtes ou des arrière-plans embrumés lorsque l’utilisateur avait quitté le champ. Plusieurs têtes parlaient en même temps et leurs propos étaient inintelligibles.

Après avoir examiné les commandes et fait quelques essais, Jason commença à en comprendre le fonctionnement. Bien que toutes les stations fussent en fonctionnement sur l’écran de façon continue, on pouvait contrôler leur canal moyenne fréquence. De cette façon, on pouvait accrocher ensemble, en chaîne, deux, trois ou plusieurs stations.

L’identification de la voix et du son était automatique. Lorsque l’une des images parlait, elle devenait légèrement rouge. Après quelques erreurs, Jason trouva les fréquences des stations qu’il cherchait et essaya de suivre le déroulement de l’attaque.

Il comprit très rapidement que cela sortait de l’ordinaire. D’une façon que personne n’expliquait, une partie du périmètre avait été enfoncée et les secours avaient dû s’y précipiter pour colmater la brèche. Kerk semblait être le chef, et il était le seul en tout cas à utiliser un émetteur qui dominait les autres transmissions. Il l’employait pour les commandements généraux. Les nombreuses petites images s’effaçaient et son visage apparaissait en surimpression, remplissant tout l’écran.

— À tous les postes du périmètre : envoyez 25 % de vos réserves à la zone 12.

Les petites images reparurent et le babillage reprit, des reflets rouges sautant d’un visage à l’autre.

— Abandonnez le premier étage, les bombes à acide ne peuvent pas y arriver…

— Nous allons être séparés, mais la chose nous a dépassés sur le flanc ouest. Nous avons besoin de renforts…

— … et les réservoirs de napalm sont pratiquement vides. Que faire ?

— Le camion est toujours ici, envoyez-le au magasin et chargez-le.

Jason avait remarqué en entrant les pancartes des étages inférieurs. Les deux premiers étages de ce bâtiment étaient remplis d’approvisionnements militaires. C’était l’occasion pour lui de participer.

Il était déplaisant de rester assis et de regarder. Particulièrement dans une situation aussi désespérée. Il ne se surestimait pas, mais il était certain qu’il y aurait toujours de la place pour un pistolet supplémentaire.

Lorsqu’il eut atteint le niveau de la rue, un camion à turbine venait de s’arrêter devant le quai de chargement. Deux Pyrrusiens faisaient rouler de gros bidons de napalm avec un mépris total de leur propre sécurité. Jason n’osa pas entrer dans le tourbillon des tonneaux. Mais il pouvait être utile en mettant les lourds bidons en place sur le plateau du camion pendant que les autres les faisaient rouler. Ils acceptèrent son aide sans un mot.

C’était un travail épuisant que de tirer malgré la pesanteur les bidons pleins. Au bout d’une minute, Jason travaillait sans plus rien voir à travers un brouillard rouge de sang. Il ne s’aperçut que le travail était terminé que lorsque le camion bondit en avant et qu’il se retrouva sur le plancher. Il y resta, respirant péniblement. Alors que le conducteur jetait son camion de côté et d’autre, Jason rebondissait sur les planches. Il y voyait de nouveau, mais cherchait toujours sa respiration lorsque le camion s’arrêta dans la zone de combat.

Pour Jason, c’était une scène de confusion complète. Des pistolets qui lançaient des flammes, des hommes et des femmes courant dans tous les sens. Les bidons de napalm furent déchargés sans son aide et le camion partit chercher un nouveau chargement. Jason s’appuya contre le mur d’un bâtiment à moitié détruit et essaya de s’orienter. C’était impossible. Il semblait y avoir un grand nombre de petits animaux : il en tua deux qui l’attaquaient. Mais il ne pouvait déterminer la nature de la bataille.

Un Pyrrusien, son visage bronzé pâli par l’effort et la douleur, avança en trébuchant. Son bras droit pendait mollement contre son flanc, recouvert d’une mousse chirurgicale appliquée récemment. Il tenait son pistolet de la main gauche. Jason pensa que cet homme cherchait à se faire soigner. Il se trompait lourdement.

Saisissant son pistolet entre les dents, le Pyrrusien attrapa un bidon de sa main valide et le jeta à terre. Puis, il le fit rouler avec ses pieds, après avoir repris le pistolet dans sa main. C’était un travail lent et malhabile, mais l’homme restait au cœur de la bataille.

Jason traversa la foule qui se pressait et se pencha sur le bidon.

— Laissez-moi faire, dit-il. Vous pouvez nous couvrir tous les deux avec votre pistolet.

L’homme essuya la sueur de ses yeux avec sa manche et cligna les paupières en regardant Jason. Il sembla le reconnaître.

— C’est ça. Je peux toujours tirer. Deux demi-hommes – nous en valons peut-être un à nous deux.

Son sourire était une grimace de douleur, vide d’humour. Jason peinait trop pour prendre conscience de l’insulte.

Une explosion avait ouvert une grande tranchée dans la rue. Deux personnes se trouvaient au fond, creusant encore plus profondément. Cela semblait dénué de sens. Au moment où Jason et son compagnon arrivèrent avec le bidon, les pelleteurs sautèrent hors du trou et commencèrent à tirer en direction du fond. L’un d’entre eux se retourna : c’était encore une adolescente.

— Bravo ! Souffla-t-elle. Vous avez trouvé le napalm. L’une des nouvelles horreurs a fait une brèche vers la zone 13, nous venons de la découvrir.

Tout en parlant, elle retourna le bidon, ouvrit le bouchon et commença à verser le contenu sirupeux dans le trou. Lorsque le bidon fut à moitié vide, elle le poussa aussi dans la tranchée.

— Reculez vite. Elles n’aiment pas la chaleur, dit son compagnon en allumant une torche qu’il portait à la ceinture et en la jetant derrière le bidon.

C’était vraiment un euphémisme. Le napalm s’enflamma, des langues de feu s’élancèrent vers le ciel au milieu d’une fumée grasse. Sous les pieds de Jason, le sol bougea et s’ouvrit. Quelque chose de noir et de long remua au cœur des flammes et se dressa en se tordant au-dessus de leurs têtes. Au milieu de la chaleur infernale, la chose se déplaçait avec des mouvements étranges et saccadés. C’était immense, aux moins deux mètres de diamètre, et il était impossible d’évaluer sa longueur. Les flammes ne la détruisaient pas, elles la dérangeaient seulement.

Jason eut une idée de la longueur de la chose lorsque la rue craqua et s’ouvrit sur cinquante mètres de chaque côté de la tranchée. De grands anneaux commencèrent à émerger du sol. Il tira avec son pistolet, comme les autres. Cela ne sembla avoir aucun effet sur la créature. Les renforts affluèrent, avec toute une variété d’armes. Les grenades et les lance-flammes semblaient les plus efficaces.

— Dégagez la zone, nous allons la submerger. Reculez !

La voix était tellement forte qu’elle fit vibrer l’oreille de Jason. Il se retourna et reconnut Kerk, qui arrivait avec des camions pleins d’armes. Il avait un puissant haut-parleur attaché sur le dos, le micro pendant devant ses lèvres. Sa voix amplifiée provoqua une réaction instantanée de la foule, qui opéra immédiatement un mouvement de repli.

Il subsistait un doute dans l’esprit de Jason sur ce qu’il fallait faire. Dégager la zone ? Mais quelle zone ? Il marcha vers Kerk avant de se rendre compte que les Pyrrusiens se dirigeaient dans le sens opposé. En dépit de la pesanteur, ils allaient vite.

Jason eut le sentiment d’être nu au milieu d’une scène. Il se trouvait au centre de la rue et les autres avaient disparu. Il ne restait personne. À part l’homme blessé que Jason avait aidé. Ce dernier marcha en trébuchant vers Jason, agitant son bras valide. Jason ne pouvait comprendre ce qu’il disait. Kerk avait recommencé à crier des ordres depuis l’un des camions. Les véhicules avaient eux aussi commencé à se déplacer. Un sentiment d’urgence s’imposa à l’esprit de Jason qui se mit à courir.

C’était trop tard. De tous côtés le sol se soulevait, craquait, alors que de nouveaux anneaux de la chose souterraine se forçaient un passage vers la lumière. Soudain, devant Jason, lui coupant la retraite, s’éleva une arche d’un gris incrusté de poussière.

Certaines secondes de la vie semblent durer une éternité. C’est un moment de temps subjectif qui s’étend sur une distance infinie. Jason restait debout, immobilisé. La fumée dans le ciel restait elle-même immobile. L’arche monstrueuse se trouvait devant lui, chaque détail en était parfaitement clair.

Aussi épaisse qu’un homme, côtelée et grise comme un vieux tronc. Des appendices faisaient saillie de tous côtés, des excroissances blêmes et mouvantes se déplaçaient lentement comme des serpents. La chose avait la forme d’une plante, mais les mouvements d’un animal. Et cela craquait et s’ouvrait. C’était là le pire.

Des ouvertures apparurent. Des bouches béantes qui vomirent une horde d’animaux. Jason entendait leurs cris, aigus et pourtant éloignés. Il vit leurs dents semblables à des aiguilles.

La paralysie de l’inconnu l’immobilisait là. Il aurait dû mourir. Kerk criait des ordres dans le haut-parleur, d’autres tiraient dans les créatures qui attaquaient Jason. Lui, ne se rendait compte de rien.

Puis il se trouva poussé en avant par une épaule dure comme la pierre. L’homme blessé était toujours là, essayant de dégager Jason. Le pistolet serré entre les dents, il le traîna avec son bras valide. Vers la créature. Les autres s’arrêtèrent de tirer. Ils comprirent son plan et le trouvèrent judicieux.

Un anneau de la chose faisait un arc dans l’air, laissant une ouverture entre son corps et le sol. Le Pyrrusien blessé planta fermement ses pieds sur le sol et banda ses muscles. D’une main, d’une seule poussée, il souleva Jason et l’envoya bouler sous l’arc vivant. Des appendices mobiles lui léchèrent le visage et il se retrouva de l’autre côté, roulant sans fin sur lui-même. Le Pyrrusien sauta après lui.

Trop tard. Il y avait eu une chance pour qu’un des deux s’en sorte. Le Pyrrusien aurait pu facilement la saisir – mais il avait choisi de pousser Jason d’abord. La chose eut conscience d’un mouvement lorsque Jason frôla ses excroissances. Elle se laissa retomber et écrasa l’homme blessé sous son poids. Il disparut alors que les appendices s’enroulaient autour de lui et que les animaux le recouvraient. La détente devait être en position entièrement automatique, car le pistolet continua de tirer un long moment après qu’il fut mort.

Jason rampa. Quelques animaux coururent vers lui, mais ils furent tués. Il n’en sut rien. Puis des mains dures l’attrapèrent et le poussèrent en avant. Il heurta le flanc d’un camion et le visage de Kerk lui apparut rouge d’une rage démente. L’un des poings énormes se referma sur le vêtement de Jason et il fut soulevé, secoué comme un prunier. Il ne protesta pas et n’aurait pu le faire même si Kerk l’avait tué.

Lorsqu’il fut jeté sur le sol, quelqu’un le souleva et le fit glisser à l’arrière du camion. Il ne perdit pas connaissance quand le camion s’éloigna en bondissant, mais il lui était impossible de bouger. Dans un instant, sa fatigue s’effacerait et il s’assiérait. Il était tout simplement un peu fatigué. Il s’évanouit sur cette pensée.

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