Une demi-période plus tard, après avoir parcouru de longs passages inconnus, Jared s’arrêta et écouta autour de lui avec inquiétude.
Cela recommençait ! Un lointain bruit d’ailes, beaucoup trop léger pour que Della puisse l’entendre.
— Qu’y a-t-il, Jared ? Tu me fais peur !
Elle se serra contre lui.
Il lui répondit sur un ton aussi naturel que possible.
— J’ai cru entendre quelque chose.
En fait, il y avait déjà quelque temps qu’il supposait que la fauve-souris les suivait.
— Peut-être est-ce un Ziveur ? suggéra-t-elle avec nervosité.
— C’est ce que j’espérais, mais je me suis trompé : il n’y a personne.
Il ne tenait pas à l’alarmer – pas encore.
Tant qu’il pouvait prolonger la conversation, il n’avait pas trop à s’inquiéter des obstacles. Les mots lui donnaient une source d’échos qui les lui révélait. Malheureusement, les sujets de conversation n’étaient pas inépuisables et il leur arrivait de marcher en silence. Alors, il devait recourir à des artifices pour que la jeune fille ne découvrît pas qu’il n’était pas un Ziveur. Une toux au bon moment, une lance qui traîne par terre comme par hasard, un pied malhabile qui envoie rouler une pierre : toutes ces improvisations lui vinrent en aide.
Il laissa un javelot heurter la paroi et fut récompensé par la perception d’un tournant, à quelques, pas devant eux. Pendant qu’il suivait la courbe le plus élégamment possible, Della l’avertit :
— Attention à la stalactite !
Son cri d’alarme lui renvoya l’impression de l’aiguille de pierre dans toute sa netteté audible, mais trop tard.
Pan !
Sa tête cassa la stalactite en deux et envoya des fragments de pierre rebondir contre le mur.
— Jared ! Tu ne zivais pas ? demanda-t-elle stupéfaite.
Il poussa un gémissement qui lui évita de répondre, mais que la bosse qui ornait maintenant son front ne justifiait pas.
— Es-tu blessé ?
— Non, ce n’est rien.
Il se hâta de reprendre sa marche.
— Tu ne zivais pas vraiment !
Il se raidit. Avait-elle deviné ? Allait-il perdre sa seule chance d’entrer dans le monde des Ziveurs ?
En dépit de ce qu’elle venait de dire, elle se contenta de rire.
— J’ai connu les mêmes ennuis que toi ! Puis, une période, je me suis dit : À la Radiation ce que les gens pensent ! Je ziverai tant qu’il me plaira !
Utilisant les réflexions des mots nettement articulés de Della, il grava avec précision les détails du passage dans son esprit.
— Tu as raison ; je ne zivais pas.
— Nous n’avons plus besoin de nier notre pouvoir maintenant, Jared.
Elle le prit par le bras.
— Tout cela est du passé. Nous pouvons enfin être nous-mêmes… vraiment nous-mêmes ! Tu ne trouves pas cela formidable ?
Il passa la main sur sa bosse.
— Sûrement. C’est formidable.
— Cette fille qui t’attendait au Niveau Inférieur…
— Zelda ?
— Quel drôle de nom… et une visage-chevelu en plus. Était-ce une… amie ?
La conversation génératrice d’échos avait enfin repris. Maintenant il pouvait entendre tous les obstacles facilement.
— Oui, je crois qu’elle mérite ce titre.
— Une bonne amie ?
Il la guida avec confiance autour d’un puits peu profond, s’attendant presque qu’elle le complimente : « Maintenant tu zives ! », mais elle ne dit rien.
— Oui, une bonne amie, répondit-il.
— Je m’en doutais… à la façon dont elle t’attendait.
Il détourna la tête pour cacher son sourire. Il était heureux d’entendre que les Ziveurs ne semblaient pas dénués d’une sensibilité humaine normale. Il ressentit aussi une certaine vanité en l’entendant dire avec une moue :
— Est-ce qu’elle va te… manquer beaucoup ?
Cachant son amusement, il répondit courageusement :
— Je crois que je parviendrai à m’y faire.
Il toussa encore une fois sans nécessité, et détecta une cavité cachée quelque part dans les échos. Heureusement, il heurta un caillou au pas suivant et le bruit fort et net lui révéla les détails d’un gouffre dont l’ouverture prenait plus de la moitié de la largeur du passage.
Della l’avertit :
— Zive ça…
— Je le zive ! répliqua-t-il, tout en l’aidant à contourner l’obstacle.
Au bout d’un moment, elle lui dit sur un ton froid :
— Tu avais beaucoup d’amis, n’est-ce pas ?
— Je n’étais pas souvent seul, en effet.
Il regretta aussitôt ses paroles, en pensant qu’il aurait été plus logique dans sa position qu’il eût été seul, et insatisfait de son sort.
— Même en sachant que tu étais… différent de tous les autres ?
— C’est-à-dire, se hâta-t-il d’expliquer, que la plupart des gens étaient si gentils envers moi que je parvenais presque à oublier que je n’étais pas comme eux.
— Tu connaissais même cette pauvre petite Ziveuse, ajouta-t-elle, pensive.
— Estel ? Je ne l’avais entendue… pardon, zivée, qu’une seule fois auparavant.
Il lui raconta sa première rencontre avec la petite fugitive dans le tunnel. Quand il eut fini son récit, elle lui demanda :
— Et tu as laissé Mogan et les autres partir sans même leur dire que tu étais aussi un Ziveur ?
— Je… c’est-à-dire…
Il avait quelque difficulté à avaler sa salive.
— Oh ! dit-elle, j’oubliais… tu étais avec ton ami Owen et il ne fallait pas qu’il découvre ton secret.
— Exactement !
— De toute façon, tu ne pouvais pas quitter le Niveau Inférieur, sachant combien ils avaient besoin de toi.
Il l’écoutait avec suspicion. Pourquoi s’empressait-elle de lui fournir des réponses qu’il n’avait même pas encore trouvées ? C’était comme si, par jeu, elle l’attrapait à l’hameçon pour le libérer délicatement l’instant suivant. Savait-elle qu’il n’était pas un Ziveur ? Il lui semblait presque que tout son plan pour étudier l’éventuelle relation entre Ziveurs, yeux, Obscurité et Lumière allait sombrer dans une totale absence d’échos.
De nouveau, il fut tiré de ses pensées par le son d’un battement d’ailes de mauvais augure, trop lointain pour que Della puisse l’entendre. Sans ralentir, il se concentra sur les sinistres claquements. Ils avaient maintenant deux de ces maudites bêtes derrière eux !
Il comprit tout de suite que la réaction la plus logique serait de leur faire face de pied ferme avant qu’ils n’attirent d’autres fauves-souris. Il subsistait toutefois l’espoir que le passage devienne trop étroit pour qu’elles puissent les y suivre.
Il ralentit et attendit que Della dise quelque chose pour avoir de nouveaux échos.
Boum !
Le choc contre une stalactite faillit lui démettre l’épaule et lui fit faire un tour complet sur lui-même.
Irrité, il sortit ses pierres à échos et les frappa furieusement l’une contre l’autre. À la Radiation ce qu’elle pensait ! Si elle devait découvrir la vérité, eh bien, tant pis !
Della se contenta de rire.
— Vas-y, utilise tes pierres si cela te rassure. Moi aussi, je suis passée par là quand j’ai commencé à ziver.
— Vraiment ?
Il avançait plus vite maintenant que tout était nettement audible.
— Tu t’habitueras peu à peu. Ce sont les courants d’air qui causent tous ces ennuis ; ils sont magnifiques mais bien fatigants.
Les courants d’air ? Parvenait-elle à percevoir les lents mouvements de l’air dans les couloirs ? Lui ne pouvait entendre l’air que quand il était violemment agité par le passage d’une lance ou d’une flèche !
Cette fois-ci, ce fut Della qui fit un faux pas. Elle tomba sur lui, lui faisant perdre l’équilibre, et ils heurtèrent la paroi ensemble.
Elle se blottit contre lui. Il sentit la chaleur de son haleine et la douceur déchirante de son corps contre le sien.
Il la retint contre lui, et elle murmura :
— Oh Jared ! nous allons être tellement heureux ensemble ! Jamais deux personnes n’ont eu plus de choses en commun !
Sa joue était lisse contre son épaule et ses cheveux reposaient sur son bras comme une caresse, dansant à chacun de ses mouvements.
Laissant tomber ses javelots, il toucha son visage et sentit le rythme régulier de ses traits fermes et purs. Sa taille souple et fine épousait tout naturellement le creux de sa main et il sentait la courbe harmonieuse de ses hanches.
C’était la première fois qu’il se rendait compte qu’elle représentait pour lui bien plus qu’un moyen d’atteindre son but. Il était certain qu’il avait eu tort de croire qu’elle essayait de le tromper ; il en était si sûr qu’il se surprit à penser qu’il aimerait abandonner tous ses projets pour s’établir avec elle dans un des lointains mondes mineurs.
Mais la froide logique reprit le dessus et il ramassa ses javelots pour se remettre en route. Della était une Ziveuse ; lui non. Elle serait heureuse chez les Ziveurs, et il devrait se contenter de sa quête de Lumière – s’il survivait à son intrusion téméraire dans leur monde.
— Est-ce que tu zives en ce moment, Della ? lui demanda-t-il avec précaution.
— Oh ! je zive tout le temps ; bientôt tu en feras autant, toi aussi.
Il écouta intensément dans l’espoir de découvrir quelque indiscernable changement dans l’entourage de la jeune fille. Mais il n’entendit rien. La modification qu’il cherchait à percevoir était sans doute si légère qu’il ne pourrait la détecter que quand la présence d’un grand nombre de Ziveurs aurait un effet cumulatif. Mais pourquoi ne pas user d’une approche plus directe ?
— Dis-moi, Della, que penses-tu d’Obscurité ?
Il put entendre l’écho de son air renfrogné lorsqu’elle répéta sa question, ajoutant sur un ton dubitatif :
— Obscurité abonde dans les mondes…
— Le mal, le péché, n’est-ce pas ?
— Bien sûr ! Quoi d’autre ?
Il était évident qu’elle ne savait rien d’Obscurité. Ou, même si elle pouvait la percevoir, elle ne la reconnaissait pas pour ce qu’elle était.
— Pourquoi t’intéresses-tu tellement à Obscurité ? Il improvisa une réponse.
— Je pensais justement que ziver doit être opposé à Obscurité… que c’est une bonne chose.
— Bien sûr que c’est une bonne chose ! affirma-t-elle.
Elle le suivit sur les bords d’une légère dépression, puis le long d’une rivière qui jaillissait du sol.
— Comment une chose aussi belle pourrait-elle être mauvaise ?
— C’est… beau ?
Il essaya de supprimer l’inflexion de la dernière syllabe. Néanmoins, sa phrase ressemblait plus à une interrogation qu’à une affirmation.
Della parlait maintenant d’une voix vibrante d’émotion.
— Ce roc au-dessus de nous… zive comme il se détache sur le fond de terre froide, comme il est chaud et doux ! Maintenant, il a disparu, mais il va revenir dans un instant, dès que ce souffle d’air chaud sera passé. Le revoilà !
Il resta bouche bée. Comment ce rocher pouvait-il être là, puis disparaître l’instant suivant ? Il n’avait jamais cessé de lui renvoyer les échos des clic de ses pierres, il n’avait pas bougé d’une largeur de doigt !
Entendant que le passage devenait large et allait en ligne droite, il rangea ses pierres.
— Tu zives maintenant, n’est-ce pas, Jared ? Dis-moi ce que tu zives.
Il hésita. Puis, impulsivement :
— Là-bas, dans la rivière… je zive un gros poisson qui se détache nettement sur le fond de la rivière.
— Ce n’est pas possible, dit-elle avec scepticisme, je ne le zive pas, moi !
Mais il était là ! Il pouvait entendre le mouvement des nageoires qui le maintenaient immobile contre le courant.
— Il est là, je t’assure !
— Un poisson n’est ni plus chaud ni plus froid que l’eau qui l’entoure. Je n’ai jamais pu ziver quoi que ce soit dans l’eau, même pas une chose que je viens d’y jeter.
Il répondit crânement pour couvrir sa bévue.
— Moi, je peux ziver les poissons. Je zive peut-être autrement que toi.
Elle était audiblement peinée.
— Je n’avais pas pensé à cela ! Oh, Jared ! Et si je n’étais pas vraiment une Ziveuse ?
— Mais si, Della, tu es une Ziveuse, c’est certain, lui répondit-il avant de s’enfoncer dans un silence inquiet.
Comment pouvait-il espérer être plus malin qu’un Ziveur ?
Il entendit de nouveau le bruit redoutable des ailes de cuir et s’étonna que des sons aussi distincts puissent échapper à la jeune fille. Les créatures avaient atteint une partie élargie du couloir et, profitant de l’espace, volaient vers eux de toutes leurs ailes. Il s’arrêta un instant pour écouter plus attentivement. Il était clairement audible que leur nombre avait au moins doublé.
— Qu’y a-t-il, Jared ? demanda Della soudain inquiète de son silence. Une des créatures fit entendre son cri strident.
— Des fauves-souris ! s’exclama-t-elle.
— Il n’y en a qu’une, dit-il pour ne pas l’alarmer.
Avec un peu de chance, ils parviendraient peut-être à les distancer.
— Marche devant, Della. Je reste derrière dans le cas où elle passerait à l’attaque.
Il se félicita de l’avantage temporaire que la situation lui procurait. Il n’avait plus besoin de prouver sans cesse qu’il zivait. Il la tenait par la main et n’avait plus qu’à se laisser guider. Pourtant, quelques bruits de voix seraient les bienvenus pour lui donner des impressions plus précises. Il reprit donc la conversation.
— Quand tu me conduis ainsi par la main, dit-il avec enjouement, tu me rappelles Bonne survivante.
— Qui est-ce ?
Tout en suivant Della le long d’un rebord qui surplombait la rivière, il lui parla de la femme qui, dans ses rêves d’enfance, l’emmenait jouer avec le petit garçon qui vivait avec elle.
— Petite oreille ? répéta-t-elle. C’est le nom de ce garçon ?
— Oui, dans mes rêves. Il ne pouvait entendre que les cris silencieux de certains grillons.
— S’ils étaient silencieux, comment savais-tu que ces grillons faisaient du bruit ?
Elle le guida autour d’un petit puits.
— Je me souviens qu’elle m’affirmait que ces bruits existaient vraiment, mais que seul Petite oreille pouvait les entendre. Elle ne les percevait qu’en écoutant dans son esprit.
— Elle pouvait écouter dans son esprit ?
— Sans aucune difficulté !
Il eut un petit rire étouffé pour indiquer qu’il n’était pas dupe de l’absurdité de son imagination.
— C’est ainsi qu’elle communiquait avec moi. Elle pouvait pénétrer dans l’esprit de n’importe qui, n’importe quand – sauf dans l’esprit des Ziveurs.
Della s’arrêta devant une colonne de pierre.
— Mais tu es un Ziveur, et elle a pourtant atteint ton esprit ! Comment expliques-tu cela ?
Voilà ! Il avait commis une nouvelle gaffe rien qu’en parlant de choses et d’autres pour pouvoir entendre son chemin. Mais il se reprit vite.
— Ah ! oui ! j’avais oublié de te dire que j’étais le seul Ziveur dont elle puisse pénétrer l’esprit ! Ne prends pas cela trop au sérieux ; les rêves ne sont pas toujours très logiques.
Elle le guida vers un passage plus large.
— Le tien l’est en partie.
— Comment ça ?
— Si je te disais que je connaissais un bébé qui ne se tournait jamais dans la direction de la voix, mais chaque fois que sa mère l’entendait écouter vers le mur, elle était sûre d’y découvrir un grillon !
Quelque chose dans ce récit lui parut familier.
— Ce bébé a-t-il vraiment existé ?
— Au Niveau Supérieur, avant ma naissance.
— Que lui est-il arrivé ?
— Ils ont jugé qu’il était un différent. Il a été chassé dans les passages avant même d’être âgé de quatre gestations.
Il se souvenait maintenant que ses parents lui avaient raconté la même histoire sur un enfant différent au Niveau Supérieur.
— À quoi penses-tu, Jared ?
Il resta silencieux un long moment, puis se mit à rire.
— Je comprends enfin pourquoi je rêvais toujours de Petite oreille. Tu n’entends pas ? On m’a vraiment parlé de lui et c’est devenu un souvenir inconscient.
— Et ta… Bonne survivante ?
Un autre rideau se leva, rendant audibles d’autres récits oubliés.
— Je me souviens maintenant de l’histoire d’une différente qui avait été chassée du Niveau Inférieur des gestations avant ma naissance, une jeune fille qui semblait toujours savoir ce que les autres pensaient !
— Voilà ! Tous tes rêves bizarres sont expliqués maintenant !
Della avançait le long d’un virage.
— Presque.
Il n’avait plus qu’à trouver l’origine de l’Homme éternel de son imagination.
Il reporta son attention vers l’extérieur et entendit, au loin, un grand vide et le grondement d’une cataracte. Ils approchaient de la fin du passage et devant eux se trouvait, il en était sûr, un grand monde : le monde des Ziveurs ? Il en doutait, car il n’avait plus perçu leur odeur depuis longtemps.
— C’est affreux, cette façon de bannir les différents, reprit Della pensive.
— Le premier Ziveur aussi était un différent.
Il reprit la tête en utilisant de nouveau ses pierres.
— Mais quand ils l’ont chassé, il était déjà adulte et il est revenu en cachette pour se chercher une partenaire d’unification.
Ils sortirent du passage, et Jared entendit la rivière traverser une grande étendue plate, puis disparaître au loin dans la paroi opposée. Il poussa un cri, et une série d’échos tardifs lui revint de hauteurs redoutables et de distances énormes. Les mots rebondirent aussi sur de curieux amoncellements en produisant de fortes dissonances.
— Jared, c’est magnifique ! s’exclama la jeune fille. Je n’ai jamais rien zivé d’aussi beau !
— Il faut atteindre l’autre côté sans perdre de temps, dit-il d’une voix calme. Il devrait y avoir un autre passage là où la rivière s’écoule dans la paroi opposée.
— À cause de la fauve-souris ? demanda-t-elle, discernant de l’anxiété dans sa voix.
Sans répondre, il l’entraîna d’un pas rapide sur une sorte de piste que les eaux avaient creusée à une époque où elles étaient plus hautes. Bien des respirations plus tard, ils atteignirent le tunnel inconnu creusé dans la paroi opposée. Au même instant, les créatures qui les poursuivaient s’élancèrent hors du passage d’où ils venaient, emplissant le monde de leurs criailleries stridentes.
— Il faut se cacher ! hurla-t-il. Elles seront sur nous en un coup d’aile !
Ils franchirent la rivière et les échos lui révélèrent la présence d’une fissure à peine assez grande pour leur livrer passage. Il suivit Della et se trouva dans une cavité guère plus large qu’une grotte résidentielle. Épuisée, la jeune fille se laissa tomber sur le sol ; Jared s’assit à côté d’elle, en écoutant les cris des fauves-souris enragées qui se rassemblaient dans le tunnel.
Della posa sa tête sur son épaule.
— Crois-tu que nous atteindrons jamais le monde des Ziveurs ?
— Pourquoi es-tu si pressée d’y arriver ?
— Je… eh bien, sans doute pour la même raison que toi.
Il était certain qu’elle ne pouvait pas connaître ses raisons, à lui… ou le pouvait-elle ?
— C’est notre place, n’est-ce pas ?
— C’est plus que cela, Jared. Es-tu sûr que tu ne vas pas y retrouver… des personnes connues ?
— Qui ?
Elle hésita avant de dire :
— Des parents.
Il fronça les sourcils.
— Je n’ai pas de parents, là-bas.
— Mais alors, tu es un Ziveur original ?
— Pas toi ?
— Oh ! non. Vois-tu, je suis une bâtarde…
Elle ajouta vivement :
— Mais cela ne change rien… entre nous… n’est-ce pas ?
— Mais non !
Cela lui parut trop tiède.
— Radiation, non ! s’empressa-t-il d’ajouter.
— Que je suis contente, Jared !
Elle caressa son bras avec sa joue.
— Bien sûr, personne ne le savait, sauf ma mère.
— Elle était également une Ziveuse ?
— Non, mon père.
Il tendit l’oreille vers l’extérieur. Frustrées, les fauves-souris commençaient à repartir vers le monde qu’elles venaient de quitter.
— Je ne comprends pas très bien, dit-il à la jeune fille.
— C’est pourtant simple, répondit-elle en haussant les épaules. Quand ma mère s’est aperçue qu’elle était enceinte, elle s’est unifiée avec un survivant du Niveau Supérieur. Tout le monde a cru que j’étais née un peu prématurément, c’est tout.
— Tu veux dire, demanda-t-il avec délicatesse, que ta mère et… un Ziveur…
— Oh ! cela ne s’est pas passé comme ça. Ils voulaient s’unifier. Ils s’étaient rencontrés par hasard dans un passage… et bien d’autres fois par la suite. Ils avaient décidé de s’enfuir ensemble et de trouver un petit monde où ils pourraient vivre tranquilles. Mais, en chemin, elle est tombée au fond d’un puits, et il s’est tué en la ramenant à la surface. Elle n’a rien pu faire d’autre que de retourner au Niveau Supérieur.
Jared ressentit de la compassion pour la jeune fille. Il comprenait maintenant avec quelle ferveur elle désirait aller au monde des Ziveurs. Il avait passé son bras autour de ses épaules et la serrait contre lui. Mais il la relâcha, conscient de la vaste différence qui existait entre eux. Ce n’était pas seulement la différence physique entre Ziveur et non-Ziveur. Il y avait entre eux un abîme de pensées divergentes et des échelles de valeurs différentes, sinon opposées. Il comprenait presque le dédain qu’un Ziveur devait ressentir pour quelqu’un pour qui ziver n’est qu’une fonction incompréhensible.
Comme il n’y avait plus de fauves-souris dans le couloir, il déclara :
— Nous ferions mieux de nous remettre en route.
Mais Della resta assise, immobile et sans respirer. Il lui sembla bientôt entendre de légers grattements qu’il n’avait pas encore remarqués. Pour en être sûr, il entrechoqua ses pierres. Aussitôt, il reçut l’impression de plusieurs petites formes velues contre la roche.
Della poussa un hurlement et se leva en sursaut.
— Jared, ce monde est plein d’araignées ! Je viens d’être mordue au bras !
Avant même qu’ils aient pu gagner la sortie, il entendit le pas de la jeune fille devenir incertain ; lorsqu’elle tomba évanouie, il la poussa au-dehors et sortit à sa suite, mais pas assez vite. Un des petits êtres velus s’était laissé tomber sur son épaule et, avant qu’il puisse le chasser, il sentit la douleur lancinante de la piqûre qui lui injectait un terrible venin.
Tenant fermement ses lances d’une main, il posa Della en travers de ses épaules et s’éloigna en vacillant. Le poison courait maintenant dans ses veines, remontait dans son bras et atteignait peu à peu la poitrine, puis la tête.
Il continua à avancer, malgré les efforts surhumains que cela lui demandait. Il ne pouvait surtout pas perdre conscience ici : les fauves-souris allaient revenir d’un moment à l’autre, et il devait absolument trouver une source chaude où il pourrait confectionner des cataplasmes bouillants pour leurs blessures.
Il heurta un rocher et faillit perdre l’équilibre, mais parvint à se rétablir et continua sa marche. Un peu plus loin, il dut traverser un bras de la rivière ; arrivé sur l’autre rive, il s’écroula, épuisé.
Le cours d’eau disparaissait dans la paroi ; au-delà, le passage s’élargissait et le sol était sec. Il avança en rampant, tenant les javelots serrés dans une main et traînant Della de l’autre. Il fit une pause et entendit une pluie de gouttes d’eau tomber, régulière et mélodieuse. La pointe d’une des lances toucha le roc en produisant un bruit qui lui donna une impression d’ensemble du passage.
Le couloir lui parut curieusement familier ; il y avait une mince et longue stalactite d’où tombaient des gouttes d’eau froide et, un peu plus loin, un puits aux contours nettement dessinés. Il était certain d’être déjà venu ici et d’avoir touché de ses mains la surface froide et glissante de l’aiguille de pierre.
Dans une dernière sensation avant de s’évanouir, il reconnut tous les détails du passage qui menait au monde imaginaire de Bonne survivante.