3

À l’entrée du Niveau Supérieur, des échos inhabituels du projecteur central apportèrent à Jared des impressions brutes d’un monde assez semblable au sien, avec des grottes, des lieux de travail, et des enceintes pour le bétail. Une corniche naturelle courait le long du mur de droite et s’abaissait vers le sol.

En attendant l’escorte qui devait l’accompagner, il pensa avec tristesse à sa découverte des armes d’Owen de l’autre côté de la Barrière. Il avait certainement fait erreur en croyant que la créature maudite avait été envoyée par Lumière elle-même pour le punir de son rejet sacrilège des croyances établies. En fin de compte, il semblait bien que la Barrière n’avait été érigée que pour protéger l’homme du monstre. Mais cela ne l’empêcherait pas de continuer à chercher Obscurité. Il ne laisserait pas l’incertitude sur le sort d’Owen durer longtemps.

— Jared Fenton ?

La voix, surgie de derrière un gros rocher sur sa gauche, le prit par surprise. Sortant dans le plein son du projecteur central, l’homme dit :

— Je suis Lorenz, conseiller de la Roue Anselme.

La voix de Lorenz suggérait une personne de petite taille et de faible capacité pulmonaire, qui se tenait légèrement voûtée. Il perçut également l’expression sonore indirecte d’un visage très ridé auquel manquaient les protubérances douces et humides des yeux ouverts.

— Dix touches de familiarisation ? proposa Jared d’un ton cérémonieux.

Mais le conseiller déclina l’offre.

— Mes sens sont suffisants ; je n’oublie jamais ce que j’entends.

Il commença à descendre un sentier qui traversait la zone des sources chaudes.

Jared le suivit.

— La Roue m’attend ?

C’était une question inutile puisqu’un coureur avait annoncé son arrivée.

— Dans le cas contraire, je ne serais pas venu à votre rencontre.

Percevant de l’hostilité dans les paroles brusques du conseiller, Jared tourna toute son attention vers lui. Les échos du projecteur se modulaient rudement à son contact à cause de son expression déterminée et rancunière.

Jared demanda avec franchise :

— Vous ne voulez pas de moi ici, n’est-ce pas ?

— J’ai fortement déconseillé tout cela. Je n’entends pas ce que nous avons à gagner en nous associant avec votre monde.

L’attitude renfrognée du conseiller l’intrigua, jusqu’à ce qu’il se fût rendu compte que l’union entre les deux Niveaux changerait certainement la position établie de Lorenz.

Le sentier raviné ne descendait plus et suivait maintenant la paroi de droite. Des grottes résidentielles renvoyaient des sons étouffés. Jared perçut plutôt qu’il n’entendit plusieurs groupes de curieux qui les écoutaient passer.

Bientôt le conseiller le prit par les épaules et le fit pivoter sur sa droite.

— Voici la grotte de la Roue.

Jared hésita, essayant de s’orienter. La grotte était profonde, avec de nombreux rebords de rangement. Devant l’entrée, un grand bloc de pierre servait manifestement aux repas. Sur le bloc, il entendit des rangées de bols en coque de manne de toute évidence disposés pour un grand festin.

— Bienvenue au Niveau Supérieur ! Je suis Noris Anselme, la Roue.

Jared écouta son hôte avancer vers lui, la main tendue ; il était de taille respectable. Que sa main ait trouvé la sienne du premier coup prouvait la finesse des sens de la Roue. Il prit Jared par le bras.

— J’ai beaucoup entendu parler de vous, mon garçon ! Dix touches ?

— Bien sûr.

Jared se soumit au contact des doigts qui explorèrent son visage, son torse et ses bras avec méthode.

— Bien, dit Anselme d’un ton approbateur. Des traits réguliers, vous vous tenez bien droit, vous êtes souple et fort. Je ne pense pas que le Premier survivant ait exagéré. À vous.

Les mains de Jared se familiarisèrent avec un corps massif, sans être flasque. Des cheveux et une barbe taillés court ainsi que son torse nu révélaient sa résistance au vieillissement. Ses paupières battirent pour protester contre le contact, preuve qu’il avait rejeté la pratique des yeux fermés.

Anselme rit.

— Alors, vous êtes venu pour déclarer vos intentions d’unification ?

Il conduisit Jared à un banc près du bloc où était préparé le repas.

— Oui ! Le Premier survivant dit que…

— Ah oui, le Premier survivant Fenton. Il y a un certain temps que je ne l’ai entendu.

— Il m’a…

— Sacré vieil Evan ! déclara la Roue avec joie. Il a une bien bonne idée en voulant rapprocher les deux Niveaux. Qu’en pensez-vous ?

— D’abord je…

— Bien sûr ! Inutile d’avoir beaucoup d’imagination pour entendre tous les avantages, n’est-ce pas ?

Abandonnant l’espoir de terminer une seule phrase, Jared considéra cela comme une question rhétorique et se concentra sur les impressions légères qui venaient de l’entrée de la grotte à laquelle il tournait le dos. Quelqu’un était entré et les écoutait en silence. La réflexion de quelques clac lui apporta une silhouette jeune et féminine.

— Je disais, répéta Anselme, qu’il n’est pas besoin de beaucoup d’imagination pour entendre les bénéfices que l’on pourrait tirer de l’union des deux Niveaux.

Jared se fit attentif.

— Évidemment pas. Le Premier survivant dit qu’il y a de nombreux avantages. Il…

— En ce qui concerne cette unification, je pense que vous êtes prêt ?

Jared avait tout de même réussi à terminer une réponse. Mais comme il n’y avait aucune raison de profiter de ce succès, il dit simplement :

— Oui.

— Bravo ! Della fera une survivante parfaite. Peut-être un peu têtue. Mais, prenez ma propre unification…

La Roue s’engagea dans une longue dissertation pendant que l’attention de Jared se reportait sur la jeune fille cachée. Il savait qui elle était maintenant. À la mention du nom « Della » sa respiration avait changé de rythme et il avait cru entendre une accélération de son pouls.

Les sons clairs et précis de la voix d’Anselme produisaient des échos nettement définis. Jared remarqua le profil doux et régulier de la jeune fille. Les pommettes hautes accentuaient la forme légèrement volontaire du menton. Ses yeux étaient grands ouverts et ses cheveux étaient coiffés d’une manière qu’il n’avait jamais perçue auparavant : tirés en arrière pour dégager entièrement le visage et réunis sur la nuque par un cordon, ils retombaient ensuite librement dans le dos. Son imagination lui fournit le plaisant écho de Della courant le long d’un passage, ses longs cheveux flottant derrière elle.

— … mais, hélas, Lydia et moi n’avons pas eu de fils.

Son hôte volubile abordait déjà un autre sujet.

— Et pourtant il serait préférable que ma haute fonction de Roue reste dans notre lignée, ne pensez-vous pas ?

— Bien sûr.

Jared avait perdu le fil de la conversation.

— Et le seul moyen d’y arriver sans complications inutiles, c’est l’unification entre vous et ma nièce !

Jared pensa que cela donnerait à la jeune fille l’occasion de révéler sa présence, mais elle ne bougea pas.

L’agitation causée par son arrivée avait maintenant cessé et il pouvait entendre les bruits d’une vie quotidienne normale : des femmes qui nettoyaient des grottes, des hommes au travail, les cris des enfants qui jouent, une partie de ballabruit sur le terrain derrière les parcs à bestiaux.

La Roue le prit par le bras et lui dit :

— Bon, nous ferons plus ample connaissance plus tard. Il y aura périod’hui un dîner de cérémonie au cours duquel vous pourrez vous familiariser avec Della. Tout d’abord, je vous ai fait préparer une grotte individuelle.

Il conduisit Jared le long de la rangée des grottes résidentielles. Mais Anselme fit une halte au bout de quelques pas.

— Le Premier survivant m’a dit que vous aviez des oreilles remarquables, mon garçon. Écoutons ce qu’elles valent !

Quelque peu embarrassé, Jared examina le monde qui l’entourait. Au bout d’un moment, son attention se porta sur la saillie qui longeait le mur et dont ils étaient maintenant assez éloignés.

— J’entends quelque chose sur ce rebord, dit-il. Un jeune garçon est allongé en haut et écoute le monde.

Anselme eut un sifflement admiratif, puis il cria :

— Myra ! votre gosse est de nouveau monté sur cette corniche !

Non loin, une voix de femme se fit entendre :

— Timmy, Timmy, où es-tu ?

Et une petite voix éloignée répondit :

— Ici, en haut, maman.

— Incroyable ! s’exclama la Roue. Absolument incroyable !

Vers la fin du dîner de cérémonie, Anselme posa bruyamment son gobelet sur la table et affirma aux autres invités :

— C’était tout à fait remarquable ; il y avait ce gosse qui était à l’autre bout du monde, mais Jared l’a entendu ! Comment faites-vous, mon garçon ?

Jared aurait préféré ne pas en parler. Il était déjà bien assez mal à l’aise ; tous les invités avaient eu droit aux dix touches, de la première à la dernière.

— Derrière le rebord, expliqua-t-il avec lassitude, il y a une voûte qui amplifie les sons du projecteur central.

— Mais non ! C’était un exploit magnifique, mon garçon !

Des murmures respectueux se firent entendre tout autour de la table de pierre.

Le conseiller Lorenz dit en riant :

— En écoutant le récit de la Roue, je serais presque tenté de croire que notre visiteur est un Ziveur.

Un silence gêné suivit cette remarque. Jared pouvait entendre le sourire de satisfaction du conseiller.

Mais Anselme insista :

— C’était remarquable.

Jared profita d’un trou dans la conversation pour changer de sujet.

— J’ai beaucoup aimé les écrevisses mais la salamandre était encore meilleure. Je n’ai jamais rien mangé d’aussi délicieux.

— Cela ne m’étonne pas, se rengorgea Anselme. Et nous devons remercier la survivante Bates. Dites à notre invité quel est votre secret, survivante.

Une femme corpulente assise à l’autre bout de la table expliqua :

— J’ai pensé que la viande aurait meilleur goût si nous pouvions éviter de la tremper directement dans l’eau bouillante. Nous avons essayé alors de mettre les morceaux dans des coques étanches que nous plongeons dans une source chaude. De cette façon, la viande est cuite « à sec ».

Jared put se rendre compte, à la limite de ses perceptions, que Della écoutait le moindre de ses mouvements.

Lorenz ajouta :

— Jadis, la survivante préparait les salamandres encore mieux.

— Quand nous avions encore le grand puits bouillant, précisa la femme.

— Quand vous l’aviez encore ? demanda Jared, intéressé.

— Il s’est asséché il y a quelque temps, de même que deux autres, expliqua Anselme. Mais je pense que cela ne nous gênera pas trop.

Les invités commençaient à se retirer – sauf Della. Mais elle semblait toujours ne prêter aucune attention à Jared.

La Roue agrippa l’épaule de Jared, et lui murmura : « Bonne chance, mon garçon ! » puis partit pour regagner son habitation.

Quelqu’un arrêta le projecteur d’échos pour indiquer la fin de la période d’activité ; Jared resta assis, écoutant la respiration régulière de la jeune fille. Il tapota négligemment sur la table de pierre et étudia les réflexions du son sur le front plissé et les lèvres serrées de Della.

Il s’approcha.

— Dix touches ?

Il l’entendit brusquement détourner son visage. Mais elle ne s’opposa pas à la familiarisation.

De ses doigts hésitants il suivit son profil, puis s’assura de la fermeté des pommettes. Il explora aussi la curieuse coiffure et les épaules bien droites, où la peau était chaude et douce, sa surface régulière à peine interrompue par de fines bretelles.

Elle eut un mouvement de recul.

— Je suis sûre que vous pourrez me reconnaître la prochaine fois.

S’il devait vraiment être pris dans les filets de l’unification, pensa Jared, il aurait pu tomber sur une plus mauvaise partenaire !

Il attendit le contact de ses doigts. Mais il ne vint pas ; au lieu de le toucher, elle se leva et se dirigea lentement vers une grotte naturelle dont la cavité réfléchissait le bruit de ses pas. Il la suivit.

— Quel effet cela vous fait-il, finit-elle par demander, de vous trouver forcé à l’unification ?

Ses mots reflétaient une amère indignation.

— Cela ne me dit pas grand-chose.

— Pourquoi ne refusez-vous pas ?

Elle s’assit sur un rebord de pierre.

Il s’arrêta devant l’ouverture de la grotte, explorant les détails de la cavité en suivant les échos de ses paroles.

— Et vous ?

— Je n’ai guère le choix. La Roue en a décidé ainsi.

— C’est dur.

L’attitude de la jeune fille tendait à suggérer que c’était son idée à lui, aussi ajouta-t-il :

— Je pense que nous aurions pu tomber plus mal.

— Vous, peut-être. Mais j’aurais pu choisir entre une douzaine de jeunes hommes du Niveau Supérieur que j’aurais préférés.

Il se rebiffa.

— Comment le savez-vous ? Vous n’avez même pas eu vos dix touches.

Elle ramassa une pierre et la lança. Floc !

— Je ne les ai pas demandées, dit-elle, et je ne les désire pas.

Il hésita à lancer quelques réflexions bien senties pour adoucir son humeur.

— Je ne suis tout de même pas si insupportable que cela !

— Vous… insupportable ? Paradis non ! répliqua-t-elle. Vous êtes Jared Fenton, du Niveau Inférieur !

Un autre caillou fit floc !

— « J’entends quelque chose sur ce rebord », répéta-t-elle en se moquant de ses paroles précédentes. « Un jeune garçon est allongé en haut et écoute le monde. »

Della jeta encore plusieurs cailloux pendant qu’il se tenait là, les oreilles sévèrement tendues vers elle. Tous firent floc !

— Cette démonstration était une idée de votre oncle, lui rappela-t-il.

Au lieu de répondre, elle continua de jeter des cailloux dans l’eau. Elle l’avait mis sur la défensive. S’il continuait ainsi, il ne ferait que la renforcer dans l’idée qu’il était en faveur de cette unification, ce qui était le contraire même de la vérité, puisque l’unification et les obligations qui en découlent signifiaient la fin de sa recherche de Lumière…

Della se leva et alla vers une des parois, d’où pendait un groupe de minces stalactites. Elle les caressa légèrement et des sons mélodieux emplirent l’alcôve de leurs douces vibrations. C’était un air mélancolique qui chantait des choses tendres et profondes. Il fut vivement ému par le talent et la sensibilité de la jeune fille ainsi que par la révélation de cet aspect si différent de son caractère.

Elle frappa plusieurs des stalactites avec une colère soudaine, puis ramassa un autre caillou. Son bras traversa l’air en sifflant lorsqu’elle le jeta, et elle sortit fièrement de la grotte.

Floc !

Curieux, il se rapprocha de la mare. Il était intrigué parce qu’il n’avait pas réussi à détecter la douceur de la masse liquide pendant qu’il était dans la grotte. Pourtant, un moment plus tard, il découvrit la flaque d’eau. C’était une source profonde, presque immobile, dont la surface n’était pas plus grande que la paume de sa main.

À une distance de trente pas, Della avait jeté avec désinvolture une douzaine de pierres… détectant et atteignant sa cible chaque fois !

Pendant une bonne partie de la cérémonie qui eut lieu la période suivante, Jared se surprit à penser à la jeune fille. Il était moins troublé par son arrogance que par la démonstration de son habileté au lancer de cailloux. Était-ce calculé ? Voulait-elle simplement déprécier sa propre habileté ? Ou n’avait-elle rien prémédité du tout ? Quoi qu’il en soit, cela n’expliquait pas son extraordinaire capacité.

La Roue Anselme s’installa à côté de lui sur le banc d’honneur et lui tapa dans le dos.

— Il est drôlement fort, ce Drake, vous ne trouvez pas ?

Jared dut acquiescer, bien qu’il connût plusieurs survivants du Niveau Inférieur capables d’atteindre une cible plus de trois fois sur neuf.

Il se concentra sur les échos des clac du projecteur central et entendit Drake tendre de nouveau son arc. Un silence anxieux emplit la tribune et Jared essaya vainement de découvrir la respiration et les battements de cœur de Della.

L’arc de Drake vibra et la flèche traversa l’air en sifflant. Mais le bruit sourd de l’impact révéla qu’elle avait manqué la cible et s’était enfoncée dans le sol.

Un moment après, l’arbitre officiel annonça : « Deux largeurs de main sur la droite. Score : 3 sur 10. » Les applaudissements crépitèrent.

— C’est bien, non ? demanda Anselme avec orgueil.

Jared prit soudain conscience de la respiration de Lorenz quand le conseiller se tourna vers lui et dit :

— J’imagine que vous êtes impatient de prendre part à ces concours !

Comme la blessure que Della lui avait infligée en insinuant qu’il était vaniteux était toujours cuisante, Jared répondit sans s’engager :

— Je suis prêt pour n’importe quelle épreuve.

La Roue l’entendit et s’exclama :

— Bravo, mon garçon !

Il se leva et annonça :

— Notre invité va inaugurer le lancer de javelot !

Jared se demanda s’il n’avait pas entendu un soupir de mépris féminin se mêler aux applaudissements.

Lorenz le conduisit au râtelier d’armes et Jared choisit avec soin ses javelots.

— Qu’est-ce qui sert de cible ? demanda-t-il.

— Des disques en fibre de manne, larges de deux mains, à cinquante pas.

Le conseiller prit son bras et le dirigea dans la bonne direction.

— Ils sont contre ce remblai là-bas.

— Je les entends, assura Jared. Mais je veux que l’on jette mes cibles en l’air.

Lorenz recula.

— Vous devez avoir envie d’entendre jusqu’à quel point vous pouvez vous rendre ridicule !

Jared prit ses javelots.

— C’est mon affaire. Vous lancez juste les disques.

Ainsi, Della croyait qu’il était un vantard ? Exaspéré, il sortit ses pierres à échos et recula jusqu’à la limite de la zone des sources chaudes. Puis il commença à frapper régulièrement de petits coups secs les pierres dans la main gauche. Les sons familiers vinrent s’ajouter à ceux du projecteur central. Maintenant, il pouvait nettement entendre tout ce qui l’entourait : le rebord, le vide du couloir derrière lui, Lorenz attendant de lancer les disques.

— Lancez la cible ! cria-t-il au conseiller.

Le premier disque de fibre de manne s’éleva et il envoya son javelot. Il put entendre la fibre écrasée par l’impact, puis le disque et la lance retombèrent ensemble avec fracas.

Un instant, il lui sembla qu’il y avait quelque chose d’anormal, sans qu’il puisse identifier quoi.

— Lancez la cible !

Il l’atteignit encore une fois ; puis une autre encore. Des exclamations venues du public le troublèrent et il manqua le quatrième disque. Il attendit que le silence fût rétabli avant de réclamer de nouveaux disques. Les cinq jets suivants atteignirent leur but. Puis il s’arrêta et écouta attentivement autour de lui. Quelque chose clochait, il en était certain maintenant ; mais quoi ?

— C’était la dernière cible, cria le conseiller.

— Trouvez-en une autre ! répondit Jared, en laissant tomber sa dernière lance.

Un silence de mort se fit dans la tribune. Puis Anselme se mit à rire et hurla :

— Par Lumière ! Huit sur neuf !

— Il faut qu’il soit un Ziveur pour être habile à ce point, ajouta Lorenz au loin.

Jared se retourna d’un bloc. Voilà ce que c’était : des Ziveurs ! Il se rendit compte que depuis plusieurs battements de cœur, il sentait leur odeur !

Au même instant, quelqu’un cria :

— Des Ziveurs ! En haut de la corniche !

En un instant tout fut désordre. Des femmes hurlaient et cherchaient leurs enfants pendant que les survivants se précipitaient vers le râtelier d’armes.

Jared entendit une lance siffler et atterrir avec fracas près du banc d’honneur. La Roue lança un juron d’une voix tremblante.

— Que personne ne bouge, tonna une voix que Jared reconnut pour celle de Mogan, le chef des Ziveurs. Ou j’envoie un javelot dans la poitrine de la Roue !

Jared réussit enfin à assembler de façon satisfaisante les données sonores de la situation. Mogan et une douzaine de Ziveurs étaient alignés sur la saillie, les sons du projecteur central rebondissant clairement contre les lances qu’ils brandissaient. Un seul Ziveur gardait l’entrée, debout près d’un rocher isolé.

Aussi doucement que possible, Jared se baissa pour ramasser son javelot. Mais une lance siffla et vint se planter juste devant lui.

— J’ai dit personne ne bouge ! cria la voix menaçante de Mogan.

Jared se rendit compte que, même s’il avait pu prendre son javelot, la saillie était hors de portée ; mais il n’en était pas de même pour l’arrière-garde postée près de l’entrée. Il n’y avait que des puits chauds et des plants de manne entre lui et l’homme. S’il parvenait à atteindre la première source, aucun des pillards ne pourrait le ziver dans la zone chaude.

Il suivit le vol d’une autre lance partie du rebord. Elle s’enfonça dans la hampe du projecteur d’échos, bloquant la poulie, et le Niveau Supérieur fut plongé dans un silence de mort.

— Prenez tout ce que vous voulez, gémit la Roue, et allez-vous-en.

Jared s’avança avec précaution vers la première source chaude.

— Que savez-vous d’un Ziveur qui est porté disparu depuis vingt périodes ? demanda Mogan.

— Absolument rien ! assura Anselme.

— Par la Radiation ! Nous découvrirons cela par nous-mêmes avant de partir !

Une chaleur humide tourbillonna le long du torse de Jared ; il fit vite les quelques pas qui le séparaient de la zone des vapeurs.

— Nous n’en savons vraiment rien ! répéta la Roue, nous aussi, nous avons un survivant qui a disparu – depuis plus de cinquante périodes !

Alors qu’il faisait claquer ses dents légèrement pour avoir des échos pendant qu’il se glissait à travers la zone des sources chaudes, Jared sursauta à ces mots. Un Ziveur manquant ? Un des hommes du Niveau Supérieur aussi ? Peut-être y avait-il un rapport entre les deux événements et la disparition d’Owen ? Le monstre du Monde Originel avait-il traversé la Barrière en fin de compte ?

Mogan aboya :

— Norton, Sellers, allez fouiller les grottes !

Jared dépassa le dernier puits chaud et s’approcha sans bruit du rocher. Maintenant il n’y avait plus qu’une grosse pierre entre lui et le pillard qui gardait l’entrée. La respiration et le pouls de l’homme lui révélèrent sa position exacte. Personne n’avait jamais joui de l’avantage d’une telle surprise sur un Ziveur isolé ! Mais il devait frapper vite. Norton et Sellers descendaient déjà le long de la corniche inclinée et, dans trois ou quatre respirations, ils passeraient tout près de lui.

Dans l’instant qui suivit, il se passa plus de choses qu’il n’en put percevoir. Au moment même où il contournait le rocher, il sentit l’horrible puanteur de la créature du Monde Originel. Mais il était trop tard pour l’éviter.

Un grand cône de silence rugissant émergea du tunnel en hurlant. La sensation inconcevable le frappa en plein visage avec une force assourdissante. C’était comme si des régions inexplorées s’ouvraient dans son esprit, comme si des milliers de nerfs ultra-sensibles qui n’avaient jamais été stimulés envoyaient soudain à son cerveau une masse d’impulsions inconnues.

Au même instant, il entendit le zip-hss qu’il avait déjà entendu dans le Monde Originel avant qu’Owen ne s’évanouît. Il écouta d’abord le Ziveur qui s’effondrait juste devant lui, puis les cris affolés qui s’élevaient derrière lui.

Faisant volte-face pour fuir le monstre et ce bruit terrifiant qu’il ne pouvait ni entendre ni toucher, Jared eut à peine conscience du javelot qu’un Ziveur lançait sur lui.

Au dernier battement de cœur, il essaya de se baisser.

Mais il était trop tard.

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