Bien qu’il n’eût pas cru cela possible, le puits de châtiment du Niveau Supérieur était pire que celui du monde de Jared. Difficile d’imaginer punition plus terrible ! Il se révélait à l’épreuve de toute évasion. Le rebord sur lequel Jared était allongé se situait à plus de deux fois sa taille au-dessous de l’ouverture du puits et était beaucoup moins large que sa carrure, de sorte qu’il devait laisser un bras et une jambe pendre au-dessus de l’abîme.
Après qu’on l’y eut descendu au moyen de cordes, il demeura immobile pendant des centaines de battements de cœur, jusqu’à l’engourdissement. Puis, en ne bougeant qu’avec la plus grande prudence, il laissa tomber une de ses pierres à échos dans l’abîme. Elle tomba, tomba, tomba… Bien des respirations plus tard, alors qu’il avait déjà abandonné l’espoir d’entendre l’impact, résonna le floc le plus faible qu’il eût jamais perçu.
De très loin lui parvenaient les bruits coutumiers de la fin d’une période d’activité : des enfants jouant après les cours de familiarisation, les coques de mannes entrechoquées au cours du repas, et aussi de nombreuses quintes de toux.
Enfin, le projecteur d’échos s’arrêta pour la période de sommeil et, encore plus tard, Della surgit.
À l’aide d’une corde, elle lui fit parvenir une coque remplie de nourriture. Puis elle se coucha sur le sol et pencha la tête au-dessus de l’abîme.
— J’avais presque réussi à convaincre oncle Noris qu’il était impossible que tu sois un Ziveur, mais cette épidémie l’a de nouveau mis hors de lui, murmura-t-elle, contrariée.
— Ces éternuements et ces toux ?
Son geste d’assentiment modula le flot régulier de sa voix empreinte de tristesse.
— Ils devraient prendre de la terre médicinale, comme nous, mais Lorenz leur raconte que cela ne sert à rien contre la maladie de la Radiation.
Quand elle se tut, Jared fit résonner la coque de manne contre la paroi du puits. À l’aide des échos aigus, il obtint rapidement une impression cohérente des traits de la jeune fille. Plus que jamais, ce qu’il entendit lui plut.
Son visage ovale exprimait la douceur et la confiance. Ses cheveux tirés en arrière avaient un son plaisant et donnaient à son visage un harmonieux équilibre tonal, qui lui rappela la musique mélancolique des stalactites dont la jeune fille avait joué quelques périodes plus tôt. Maintenant, il entendait pleinement combien heureux serait son partenaire d’unification.
Il porta une autre écrevisse à sa bouche, mais sa main resta en suspens lorsqu’il réalisa que, à ce même moment, elle devait ziver. De nouveau, il heurta le bol contre le roc pour produire des échos. Il entendit que son visage était fixement dirigé vers lui. Il lui sembla pouvoir toucher les yeux intensément immobiles.
Pourtant, ce n’était vraiment pas le moment d’écouter ce qui se passait autour d’elle quand elle zivait. S’il y avait vraiment une diminution de « quelque chose », il ne serait guère capable de la détecter dans sa situation présente ! Cependant, un fait lui apparut clairement : puisque Lumière et Obscurité avaient probablement un rapport avec les yeux – peut-être tout spécialement avec les yeux des Ziveurs –, cette diminution qu’il cherchait à entendre devait avoir un effet mesurable sur les yeux eux-mêmes.
Mais attention ! Il y avait eu quelque chose, dans la grotte de la Roue, quand Della s’était penchée sur lui pour le réveiller. Ses cheveux étaient tombés sur son visage et, quand elle les eut rejetés en arrière, n’y avait-il pas moins de cheveux devant ses yeux ?
Un sentiment de dégoût et de futilité l’envahit. Non ! Obscurité ne pouvait pas simplement être des cheveux ! Cela serait trop grotesque ; écouter à la recherche de quelque chose qu’il avait connu toute sa vie ! Il se souvint que Cyrus avait dit qu’Obscurité était universelle. Il faudrait qu’il écoute plus loin, dans un large cercle autour de la jeune fille.
— Jared, dit-elle d’une voix mal assurée, tu n’es pas… je veux dire, toi et les monstres, vous…
— Je n’ai jamais rien eu à faire avec eux.
Jared put entendre son soupir de soulagement.
— Est-ce que tu… viens du monde des Ziveurs ?
— Je n’y ai jamais mis les pieds !
Les échos de ses paroles saisirent son expression déçue.
— Alors, pendant toute ta vie, tu as dû cacher le fait que tu es un Ziveur, exactement comme moi… Pauvre Jared !
Il n’y avait aucune raison de ne pas l’encourager dans cette voie.
— Cela n’a pas été facile.
— Oh non ! On sait que l’on est capable de tout faire tellement mieux que les autres, mais il faut prendre garde à chaque geste pour que les autres ne découvrent pas qui l’on est.
— J’ai poussé ce jeu très loin – trop loin, je suppose ; autrement, je ne serais pas ici !
Il entendit sa main descendre le long de la paroi du puits, comme si elle cherchait à l’atteindre.
— Oh, Jared ! Est-il aussi important pour toi de découvrir que tu n’es pas seul que cela l’est pour moi ? Je n’avais jamais pensé que quelqu’un d’autre avait dû passer par les mêmes gestations de Radiation et de peur, avec la crainte incessante d’être découvert !
Il comprenait le sentiment d’étroite parenté qu’elle devait ressentir et ce qu’avait dû être sa solitude désespérée. Il éprouvait quelque chose qui répondait au sentiment de la jeune fille, bien qu’il ne fût pas, lui, un Ziveur en quête de sympathie et de compréhension.
Elle continuait à parler avec exubérance.
— Je ne saisis pas pourquoi tu n’es pas parti depuis longtemps à la recherche du monde des Ziveurs. Je l’aurais fait, si je n’avais pas eu peur de me perdre dans les passages.
Il mentit :
— Moi aussi, j’aurais voulu y aller.
Il commençait à entendre qu’il pourrait jouer le rôle d’un Ziveur juste en suivant les indications de la jeune fille.
— Mais j’ai de trop grandes responsabilités au Niveau Inférieur.
— Je sais.
— Je n’entends pas… je veux dire : je ne zive pas pourquoi tu n’es pas allée rejoindre les Ziveurs lors d’un de leurs raids ?
— Ce n’était pas possible. Si jamais ils n’avaient pas voulu de moi, tout le monde aurait su ce que j’étais et on m’aurait chassée dans les passages comme les autres différents.
Elle se leva, sans cesser de ziver vers lui.
— Tu pars ?
— Jusqu’à ce que je découvre un moyen de t’aider.
— Combien de temps comptent-ils me garder ici ?
Il essaya de changer de position, au risque de tomber dans le gouffre.
— Jusqu’à ce que les monstres reviennent. Oncle Noris a l’intention de leur faire savoir que nous te détenons comme otage.
Il entendit le bruit de ses pas qui s’éloignait. Il était fasciné par tout ce qui pourrait résulter de son association avec la jeune fille. Même s’il ne parvenait pas à trouver Obscurité et Lumière, il apprendrait au moins bien des choses sur la mystérieuse faculté des Ziveurs.
Il était misommeil passé quand Jared, les muscles douloureux et pleins de crampes, réussit au prix de bien des efforts à s’asseoir. Il fit résonner sa coque de manne et écouta. L’orifice était assez étroit – un diamètre d’environ deux fois sa taille, estima-t-il. Il put entendre que, à part le rebord sur lequel il était perché, il n’y avait aucune fissure, aucune saillie qui pourrait l’aider à regagner la surface.
Il leva un genou contre sa poitrine et assura son pied sur la corniche. Puis, les bras plaqués contre la paroi humide et glissante, il parvint peu à peu à se mettre debout. Lentement, il se retourna en collant son torse contre la roche. Les bras levés aussi haut que possible, il fit fortement claquer ses doigts. La rapide retombée du son lui apprit que le rebord supérieur du puits était au moins à une longueur de bras de ses mains tendues.
Il était dans cette position depuis plusieurs centaines de battements de cœur lorsqu’il entendit toute la Radiation se déchaîner là-haut. Auparavant, il n’y avait eu que le silence normal du monde assoupi, interrompu seulement par quelques toux opiniâtres.
En un instant, ce calme fut remplacé par une agitation fébrile lorsqu’un protecteur fit entendre l’appel redoutable :
— Les monstres ! Les monstres !
Des cris étouffés, des hurlements, et l’effervescence audible des gens qui couraient dans tous les sens se déversèrent dans le puits.
Jared faillit perdre l’équilibre lorsqu’en renversant la tête en arrière, il se rendit compte que l’ouverture du puits était pleine d’un léger son silencieux. Contrairement à ce qu’il avait expérimenté durant l’excitation effective, il n’y avait qu’un seul cercle de la mystérieuse chose produite par les monstres. Cela ne paraissait pas toucher réellement ses yeux, mais plutôt, comme forme et dimension, coïncider avec son impression auditive de la bouche du puits.
Il chancela, battit l’air avec ses bras pour ne pas tomber, puis colla son visage contre la pierre. Il entendit quelqu’un courir dans sa direction. Il reconnut la voix du conseiller, venant du milieu du monde.
— Sadler ! Êtes-vous arrivé au puits ?
Des hurlements éclatèrent au loin. Au bout d’un moment, Sadler arriva devant le puits.
— J’y suis !
Il frappa son javelot contre la roche pour mieux entendre la position de Jared.
Cette fois, ce fut la voix de la Roue qu’il perçut : il parlait aux monstres sur un ton de défi.
— Nous tenons Fenton ! Nous savons qu’il travaille pour vous ! Allez-vous-en ou nous le tuerons !
De nouveaux hurlements suggérèrent que les monstres avaient ignoré la menace d’Anselme.
— Vas-y, Sadler ! rugit Lorenz. Envoie-le au fond !
La pointe du javelot frôla l’épaule de Jared, qui réussit à l’éviter en se glissant de côté. Le garde parvint à insérer l’arme entre le torse de Jared et la paroi du puits ; il commença à exercer un mouvement de levier pour le décoller de la roche. Jared se sentit partir en arrière et ses bras battirent l’air dans sa lutte pour éviter d’être précipité dans l’insondable abîme.
Sa main trouva, puis agrippa la lance. Il se redressa désespérément, en donnant une forte secousse sur le javelot ; il sentit le poids de l’homme descendre vers lui ; un instant après, le javelot était dans sa main, libre, et il eut l’impression d’un violent déplacement d’air lorsque Sadler plongea en hurlant.
À l’aide de l’arme qui était fort longue, Jared localisa une minuscule fissure dans la paroi opposée. Il y introduisit la pointe du javelot et assura l’autre extrémité contre la roche au-dessus de sa tête.
La panique qui avait envahi le Niveau Supérieur cessa aussi brusquement qu’elle avait commencé. Les envahisseurs avaient sans doute atteint leur but, puis s’étaient retirés.
Après s’être assuré que la lance était bien calée, Jared se hissa, trouva une prise sur le rebord du puits, et se retrouva au-dehors.
— Jared ! Tu es libre !
Les échos du bruit de ses pas lui apportèrent des impressions fragmentaires de Della qui courait vers lui. Il perçut aussi le bruit léger de la corde qu’elle portait sur l’épaule et qui frottait contre son bras.
Il essaya de s’orienter. Mais le vacarme était trop confus pour lui indiquer la direction de l’entrée. Della le prit par la main.
— Il m’a fallu longtemps pour trouver une corde.
Impulsivement, il partit droit devant lui. Elle lui fit faire demi-tour.
— Non ! L’entrée est de ce côté-ci ! Tu la zives ?
— Oui, je la zive maintenant.
Il resta légèrement en arrière, la laissant le devancer d’un ou deux pas et le guider par la main.
— Nous allons passer à l’extérieur, le long de la rivière, proposa-t-elle. Nous atteindrons peut-être le passage avant qu’ils ne mettent le projecteur central en marche.
Jared avait espéré tout le contraire. Mais il avait oublié que les échos qui lui auraient permis d’entendre son chemin auraient également eu pour effet de trahir leur présence.
Il trébucha contre une petite saillie rocheuse qu’il n’avait pas entendue, se remit debout avec l’aide de la jeune fille et continua en boitillant. Puis, réprimant son angoisse, il recouvra son sang-froid et fit appel à tous les stratagèmes qu’il avait appris au cours de gestations d’entraînement : détecter le rythme subtil d’un cœur qui bat, le silence susurrant d’une rivière paresseuse dont le fond est agité par les mouvements d’un poisson, l’odeur et les mouvements à peine perceptibles d’une salamandre qui passe sur une pierre humide.
Ayant repris confiance, il chercha des sons, n’importe quels sons, car il savait que même le bruit le plus insignifiant peut être utilisé. Voilà ! Ce léger changement de rythme dans la respiration de Della signifiait qu’elle abordait une côte ; quand il y arriva à son tour, il était prêt.
Il écouta attentivement tous les bruits produits par Della. Le pouls était trop faible pour créer des échos valables. Il y avait aussi des objets qui remuaient dans le sac qu’elle portait ; il discerna les odeurs de divers aliments ; Della avait emporté une grande quantité de vivres, et une partie du contenu de son sac était secouée à chaque pas. Ces bruits pourraient lui fournir des échos suffisants, s’il écoutait avec beaucoup d’attention. Il parvint à les percevoir, perdus dans les sons variés venus du reste du monde mais assez nets pour lui rendre audible ce qui se trouvait devant lui.
Il était à nouveau sûr de lui.
Ils quittèrent le bord de la rivière et coupèrent à travers la plantation de mannes ; ils avaient presque atteint l’entrée lorsque quelqu’un mit le projecteur central d’échos en marche.
Il perçut immédiatement la pleine signification de quelques vagues impressions qui l’inquiétaient déjà depuis quelque temps : un garde venait de prendre son poste près de l’entrée.
Un instant plus tard, l’homme donna l’alarme.
— Quelqu’un essaie de sortir ! Ils sont deux !
Jared fonça en avant. D’un coup d’épaule, il envoya la sentinelle rouler à terre. Della le rattrapa et ils entrèrent dans le passage en courant. Il la laissa le précéder jusqu’au premier tournant, puis sortit ses pierres et prit la tête.
— Des pierres à échos ? demanda-t-elle, étonnée.
— Bien sûr. Si nous rencontrons des gens du Niveau Inférieur, ils pourraient se demander pourquoi je n’en utilise pas.
— Oh, Jared ! Pourquoi n’allons-nous pas… non, rien.
— Qu’allais-tu dire ?
Il se sentait parfaitement à l’aise maintenant qu’il avait le son familier de ses pierres pour le guider.
— J’allais dire : pourquoi n’allons-nous pas vers le monde des Ziveurs, puisque c’est notre place.
Il s’arrêta net. Le monde des Ziveurs ? Pourquoi pas ? Puisqu’il était à la recherche d’une chose que le fait de ziver diminuait, où pourrait-il la trouver mieux que dans un monde où une multitude de Ziveurs zivaient sans cesse ? Mais était-ce vraiment possible ? Pourrait-il se faire passer pour l’un d’entre eux dans un monde de Ziveurs, qui, de plus, seraient sans doute hostiles ?
— Il m’est impossible d’abandonner le Niveau Inférieur en cette période critique, répliqua-t-il enfin.
— C’est ce que je pensais. Tu ne peux pas partir au moment où ils ont tous ces ennuis. Mais une période, Jared, une période nous irons, n’est-ce pas ?
— Une période, oui.
Elle serra sa main plus fort, comme si elle avait peur.
— Jared ! Et si la Roue allait envoyer un coureur au Niveau Inférieur pour leur dire que tu es un Ziveur ?
— Jamais ils ne…
Il allait dire qu’ils ne le croiraient jamais ; mais, en pensant au Gardien qui faisait tout pour le discréditer aux oreilles des survivants, il en fut moins sûr.
Lorsqu’ils atteignirent son monde, il fut surpris de ne pas entendre de protecteurs postés à l’entrée. Les clac clairs et nets du projecteur central révélaient, néanmoins, que quelqu’un se tenait au bout du passage. Quand ils furent plus près, il discerna une forme féminine, au visage recouvert de cheveux. C’était Zelda.
Quand elle les entendit, elle sursauta. Puis, nerveusement, elle s’aida de pierres à échos afin de les localiser jusqu’à ce qu’ils arrivent dans le plein son du projecteur.
— Tu as mis une Radiation de long temps pour ramener une partenaire d’unification, dit-elle, non sans un soupçon de reproche dans la voix, lorsqu’elle reconnut Jared.
— Pourquoi ?
— Les monstres ont encore enlevé deux personnes, répondit-elle. Ils sont venus prendre un des protecteurs ; c’est pourquoi l’entrée n’est plus gardée. D’autre part, le Gardien a réussi à monter presque tout le monde contre toi.
— Je vais m’occuper de cela, déclara-t-il avec colère.
— Je ne crois pas que tu le pourras. Tu n’es plus Premier survivant. Romel a pris ta place.
Zelda toussa plusieurs fois, ce qui fit voler les cheveux qui couvraient son visage.
Jared s’avança à grandes enjambées vers la grotte officielle.
— Attends ! cria Zelda. Ce n’est pas tout. Ils sont tous très en colère contre toi. Écoute !…
Il tendit l’oreille vers la section résidentielle. Le monde résonnait d’innombrables toux.
— Ils te rendent responsable de l’épidémie, expliqua-t-elle. Ils se souviennent que tu as été le premier à en être atteint.
— Jared est de retour ! cria une voix dans la plantation.
Un autre survivant reprit le même cri, puis un autre.
Il put entendre une douzaine d’hommes quitter le verger où ils travaillaient. D’autres sortirent des grottes. Tous se dirigeaient vers l’entrée.
Jared entendit que Romel et le Gardien Philar marchaient en tête du petit groupe. De chaque côté, se tenaient des protecteurs.
Della, inquiète, serra son bras.
— Il serait plus prudent de partir, Jared !
— Je ne peux pas laisser Romel faire ça !
Zelda ajouta avec un rire nerveux :
— Si tu avais l’impression que le monde était dans un beau désordre, attends d’entendre ce que Romel en a fait !
Jared ne bougea pas lorsqu’ils approchèrent. S’il voulait les convaincre que Romel et Philar n’agissaient que par ambition personnelle, il fallait qu’il eût une attitude digne et ferme.
Son frère s’arrêta devant lui et lui dit en guise de salutation :
— Si tu veux rester ici, il faudra entendre les choses à ma façon. C’est moi le Premier survivant maintenant !
— Comment les aînés ont-ils voté cela ? demanda calmement Jared.
— Ils n’ont pas encore voté, mais ils le feront.
Romel sembla perdre un peu de sa superbe. Il se retourna pour écouter et s’assurer qu’il avait toujours l’appui des survivants rangés en demi-cercle près de l’entrée.
Jared cita la loi :
— « Le Premier survivant ne peut être révoqué sans avoir été entendu par le conseil des aînés. »
Le Gardien Philar s’avança.
— En ce qui nous concerne, le procès a déjà eu lieu, devant un pouvoir plus juste qu’aucun d’entre nous : devant Grande Lumière Toute-Puissante Elle-même !
Un des survivants cria :
— Vous êtes malade de la Radiation ! Cela n’arrive qu’à ceux qui ont eu des contacts avec Cobalt ou Strontium !
— Et vous l’avez passée à tout le monde ! ajouta un autre qui était affligé d’une toux spasmodique.
Jared allait protester, mais leurs clameurs l’en empêchèrent.
La voix du Gardien s’éleva avec sévérité.
— La maladie de la Radiation ne peut avoir que deux origines : ou vous êtes vraiment entré en contact avec les Démons-Jumeaux, comme le suggère Romel, ou bien, ce qui est mon opinion, la maladie vous a été envoyée par Lumière pour vous punir de votre profanation.
Ce fut au tour de Jared de perdre son calme.
— C’est faux ! Demandez à Cyrus si je…
— Cyrus a été enlevé par le monstre la période passée.
— Le penseur… disparu ?…
Della le tira doucement par le bras, en murmurant :
— Nous ferions mieux de partir, Jared.
Un homme arrivait en courant dans le passage, accompagné du bruit de ses pierres à échos. Jared prêta l’oreille pour entendre qui ce pouvait bien être.
À son pas, il était facile de reconnaître que c’était un coureur officiel. Lorsqu’il ralentit sa course, il était audible qu’il avait détecté le groupe qui se tenait devant l’entrée. Il avança jusqu’à eux sans se servir des pierres.
— Jared Fenton est un Ziveur ! révéla-t-il d’une voix forte. Et il a conduit les monstres jusqu’au Niveau Supérieur.
Les protecteurs, pour la plupart armés de javelots, formèrent un cercle autour de Jared et de la jeune fille.
Puis un cri retentit :
— Des Ziveurs ! Ils sont dans le passage !
Plus de la moitié des survivants s’enfuit silencieusement vers les grottes. Jared intercepta l’odeur qui venait du passage. Quelqu’un approchait, entouré de la senteur caractéristique des Ziveurs. Ce quelqu’un trébuchait, tombait, se relevait pour se remettre aussitôt en marche.
Pris de panique, les protecteurs rompirent leur cercle. Les deux qui se trouvaient le plus près de l’entrée détournèrent leurs lances.
Alors un Ziveur arriva en chancelant dans le plein son du projecteur central et s’écroula sur le sol.
— Attendez ! cria Jared, se jetant sur les deux protecteurs qui allaient utiliser leurs armes.
— Ce n’est qu’un enfant ! s’exclama Della.
Jared s’avança vers la petite fille qui poussait des gémissements de douleur. C’était Estel, la petite Ziveuse qu’il avait réussi à convaincre de retourner chez elle.
Il entendit Della s’agenouiller près de l’enfant et laisser ses doigts courir sur son torse.
— Elle est blessée ! Je sens quatre ou cinq côtes cassées.
Malgré son état, Estel reconnut Jared et il entendit qu’elle lui adressait un faible sourire. Il perçut aussi le mouvement volontaire de ses yeux, de bas en haut.
— Vous m’avez dit une période que je me mettrais à ziver au moment où je m’y attendrais le moins, parvint-elle à articuler.
Des lances s’entrechoquèrent quelque part derrière lui et les échos renvoyèrent la grimace qui tordit le sourire de l’enfant.
— Vous aviez raison, continua-t-elle faiblement. J’essayais de rejoindre votre monde, quand je suis tombée dans un puits. Quand j’ai enfin réussi à en sortir, je me suis mise à ziver.
Sa tête retomba lourdement sur le bras de Jared, et il sentit la vie quitter le petit corps dans un dernier frisson.
— Ziveur ! Ziveur ! criait-on derrière son dos. Jared est un Ziveur !
Il prit Della pal la main et ils s’engouffrèrent dans le tunnel au moment même où deux lances s’écrasaient sur le sol à l’endroit qu’ils venaient de quitter. Il s’arrêta juste le temps de les ramasser et ils continuèrent leur course.