2

— Bonne Lumière ! Il faut partir d’ici !

La voix étouffée d’Owen réveilla Jared qui parvint péniblement à se mettre debout. Puis, au souvenir de la terreur du Monde Originel, il se rassit en tremblant.

— Il est parti maintenant, assura son compagnon.

— Tu es sûr ?

— Oui. Je l’ai entendu écouter tout autour de nous. Puis il est parti. Au nom de la Radiation, qui était-ce ? Cobalt ? Strontium ?

Jared se traîna hors de l’amoncellement de pierres et commença à chercher ses pierres à échos, mais il se ravisa et préféra ne pas faire de bruit.

Owen frissonnait d’horreur.

— Cette odeur ! Le son de sa forme !

— Et cette autre sensation ! C’était… psychique !

Jared hurlait presque. Il fit légèrement claquer ses doigts, évaluant les sons réfléchis, et contourna une grande stalactite qui formait une gracieuse cascade de plis pour rejoindre le sommet d’une stalagmite qui se dressait comme un géant debout.

— Quelle autre sensation ? demanda Owen.

— C’était comme si toute la Radiation se déchaînait dans ma tête. Ce n’était ni un son, ni une odeur, ni une sensation tactile.

— Je n’ai rien entendu de pareil.

— Ce n’était pas « entendre »… non, je ne crois pas.

— Pourquoi nous sommes-nous évanouis ?

— Je ne sais pas.

Après un virage dans le tunnel, Jared pensa qu’ils étaient suffisamment loin pour utiliser ses pierres à échos.

— Lumière ! s’exclama-t-il avec soulagement. Même une fauve-souris ne me ferait pas peur maintenant !

— Pas sans armes !

Ils passèrent la Barrière puis longèrent la grande rivière ; Jared se demandait pourquoi son ami n’avait pas éprouvé la même sensation mystérieuse. Pour lui, cet épisode était encore plus terrifiant que le monstre lui-même.

Puis il se mordit les lèvres à la pensée d’une possibilité alarmante : et si cette expérience du Monde Originel était une punition envoyée par la Grande Toute-Puissante parce qu’il croyait – ô blasphème – que Lumière est moins que Dieu ?

Comme ils arrivaient en terrain familier, il annonça :

— Il faut que nous fassions notre rapport au Premier survivant.

— Impossible ! protesta Owen, nous avons enfreint la loi en allant là-bas !

Jared n’avait pas pensé à cette complication. En tout cas, Owen avait bien assez d’ennuis comme cela, car il avait laissé le bétail entrer dans les plantations de manne, la période passée.

Quelques centaines de respirations plus tard, Jared les guida autour du dernier obstacle important, un immense puits sans fond, et rangea ses pierres. Un instant plus tard, il faisait signe à Owen de se taire et l’entraînait dans un renfoncement de la paroi.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda son compagnon.

— Des Ziveurs ! chuchota-t-il.

— Je n’entends rien.

— Tu les entendras dans quelques battements de cœur. Ils sont devant nous, dans le passage principal. S’ils viennent par ici, il faudra peut-être courir pour le rejoindre.

Les sons venus de l’autre tunnel devenaient plus audibles. Une brebis bêla et Jared reconnut son timbre.

— C’est un de nos propres animaux. Ils ont pillé le Niveau Inférieur.

Les voix des Ziveurs devinrent très fortes tandis que les voleurs dépassaient l’intersection des couloirs, puis s’éloignèrent.

— Viens vite ! ordonna Jared. Ils ne peuvent pas nous ziver maintenant.

Pourtant il ne fit guère plus de trente pas avant de se redresser et de chuchoter à Owen :

— Silence !

Il retint sa respiration et écouta. En plus des battements de son propre cœur et de ceux, plus faibles, d’Owen, il y avait ceux d’une troisième personne, assez proches, faibles, mais rapides comme ceux de quelqu’un qui a peur.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Owen.

— Un Ziveur.

— Tu sens sûrement l’odeur qu’ils ont laissée derrière eux.

Mais Jared avança avec prudence, évaluant ses impressions auditives, essayant de sentir d’autres traces. C’était bien l’odeur d’un Ziveur, aucun doute, mais elle était légère… comme celle d’un enfant ! Il aspira une autre bouffée d’air et la retint dans ses cavités nasales.

Une petite Ziveuse !

Il perçut distinctement les battements de son cœur lorsqu’il frappa ses pierres une fois pour sonder les détails de la faille dans laquelle elle se cachait. Le bruit la fit sursauter mais, au lieu d’essayer de s’échapper, elle se mit à pleurnicher.

Owen poussa un soupir de soulagement.

— Ce n’est qu’une enfant !

— Qu’y a-t-il ? demanda Jared avec sollicitude.

Il n’obtint aucune réponse.

— Que fais-tu ici ? essaya Owen.

— Nous ne te ferons pas de mal, promit Jared. Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Je… je ne sais pas ziver, finit-elle par dire entre deux sanglots.

Jared s’agenouilla à côté d’elle.

— Tu es une Ziveuse, n’est-ce pas ?

— Oui… Non… non, c’est-à-dire…

Elle devait avoir treize gestations, certainement pas plus.

Il la fit sortir de sa cachette.

— Bon… comment t’appelles-tu ?

— Estel.

— Et pourquoi es-tu venue te cacher ici, Estel ?

— J’ai entendu venir Mogan et les autres, et j’ai couru jusqu’ici pour qu’ils ne me zivent pas.

— Pourquoi ne veux-tu pas qu’ils te trouvent ?

— Pour qu’ils ne me ramènent pas au monde des Ziveurs.

— Mais c’est là ta place, n’est-ce pas ?

Elle renifla et Jared l’entendit essuyer ses larmes.

— Non, répondit-elle d’un ton découragé. Là-bas, ils savent tous ziver, sauf moi. Et quand je serai prête à devenir une survivante, il n’y aura aucun Ziveur survivant qui voudra de moi.

Elle se remit à sangloter.

— Je veux aller vivre dans votre monde.

— Ce n’est pas possible, Estel, essaya d’expliquer Owen, tu ne comprends pas comme les gens sont remontés contre… je veux dire… oh, explique-lui, Jared !

Quand la réflexion de sa voix lui apprit que les cheveux de la petite fille couvraient son visage, il les repoussa en arrière.

— Une fois, au Niveau Inférieur, il y avait une petite fille ; elle avait à peu près ton âge. Elle était toute triste parce qu’elle n’entendait rien. Elle voulait s’enfuir. Puis, une période, elle se mit à entendre tout d’un coup ! Et elle était bien contente d’avoir été assez maligne pour ne pas s’être enfuie avant.

— C’était une différente, n’est-ce pas ? demanda la fillette.

— Eh non, justement ! Nous avons seulement cru qu’elle était différente. Si elle s’était enfuie, nous n’aurions jamais découvert qu’elle ne l’était pas.

Estel resta silencieuse pendant que Jared la conduisait vers le passage principal.

— Alors, tu penses, lui demanda-t-elle après un moment, tu penses que je me mettrai peut-être à ziver ?

Il lâcha un petit rire et s’arrêta dans le vaste passage près d’une source chaude frémissante qui les entourait de ses vapeurs.

— Je suis sûr que tu vas te mettre à ziver au moment où tu t’y attendras le moins. Et tu seras aussi heureuse que cette petite fille.

Il écouta en direction des pillards et perçut aisément le son de leurs voix qui s’éloignaient.

— Alors, Estel ? Tu veux rentrer chez toi ?

— Eh bien… oui… si tu dis qu’il le faut.

— Gentille fille !

Il lui donna une tape amicale et la poussa dans la direction des autres Ziveurs. Puis, plaçant ses mains en porte-voix, il cria à travers le passage :

— Un de vos enfants est resté ici !

Owen s’agita nerveusement.

— Partons avant d’avoir des ennuis.

Jared se contenta de rire.

— Nous ne risquons rien ; attendons d’être sûrs qu’ils l’aient retrouvée.

Il écouta les pas hésitants de la fillette se diriger vers les Ziveurs qui revenaient.

— De toute façon, ils ne peuvent pas nous ziver maintenant.

— Pourquoi ?

— Nous sommes juste à côté d’une source chaude. Ils ne peuvent pas ziver ce qui est trop près de l’eau bouillante. Je m’en suis rendu compte il y a quelques gestations.

— Mais quel est le rapport avec une source chaude ?

— Je n’en sais rien. Mais c’est ainsi.

— Ouais, mais s’ils ne peuvent pas nous ziver, en tout cas ils peuvent nous entendre.

— Point n° 2 en ce qui concerne les Ziveurs : ils se fient trop à leur zivage. Ils ne sentent ni n’entendent rien.

Ils arrivèrent bientôt à l’entrée du monde du Niveau Inférieur. Jared écouta Owen s’éloigner pour rentrer chez lui, puis se dirigea vers la grotte de l’administration. Il avait décidé de parler de la menace venue du Monde Originel, sans toutefois impliquer son ami.

Tout semblait normal, trop normal, si l’on tenait compte de la récente incursion des Ziveurs. Mais, après tout, les attaques étaient tellement fréquentes qu’elles étaient devenues pour les survivants une simple affaire de routine.

Au-dessus de lui, sur sa gauche, il sentit la trace de Randel et le suivit à l’odeur le long de la perche sur laquelle il était monté pour hisser la poulie du projecteur d’échos ; le mouvement mécanique des pierres du projecteur s’accéléra soudain. Jared écouta les impressions moins partielles fournies par les échos plus rapprochés. Il discerna les détails d’une équipe de travail qui épandait du fumier dans la plantation de mannes, et une autre qui creusait une nouvelle grotte publique. Au loin, contre la muraille, des femmes lavaient du linge dans la rivière.

Pourtant, ce qui était particulièrement frappant, c’était le demi-silence qui régnait, attestant que quelque chose avait bien eu lieu. Même les enfants étaient rassemblés en petits groupes silencieux devant les alcôves résidentielles.

Sur sa droite il entendit un gémissement qui venait de la grotte où l’on traitait les blessés… et il changea de direction. Les échos des clac du projecteur central lui indiquaient quelqu’un près de l’entrée. Quand il fut plus près, il put entendre la silhouette féminine de Zelda.

— Un problème ? demanda-t-il.

— Des Ziveurs, répondit-elle brièvement. Où étais-tu ?

— À la poursuite d’une fauve-souris. Il y a des blessés ?

— Alban et le survivant Bridley. Rien que des écorchures.

Sa voix était assourdie par la masse de cheveux qui protégeait son visage.

— Des blessés chez les Ziveurs ?

Elle eut un rire amer, semblable au bruit sec de la détente d’un arc.

— Tu plaisantes ? Le Premier survivant écoute partout à ta recherche.

— Où est-il ?

— En réunion avec les aînés.

Jared reprit sa route vers la grotte de l’administration mais ralentit en approchant de l’entrée. L’aîné Haverty avait la parole ; sa voix aiguë et tremblante était facilement reconnaissable.

Haverty frappa la pierre.

— Nous fermerons l’entrée ! Alors nous n’aurons plus à craindre les Ziveurs, ni les fauves-souris !

— Asseyez-vous, aîné, dit la voix autoritaire du Premier survivant, ce que vous dites n’a pas de sens.

— Hein ? Et pourquoi ?

— On nous a appris qu’on avait essayé cela, il y a longtemps. Ça n’a bloqué que la circulation de l’air et la température est vite devenue insupportable.

— On pourrait au moins la fermer un peu ! insista Haverty.

— Elle devrait être plus haute.

Jared s’avança lentement jusqu’à l’entrée de la grotte, en prenant soin de rester sur le côté pour ne pas occulter les sons du projecteur, ce qui trahirait sa présence, même pour l’oreille la moins exercée.

Le Premier survivant tapotait distraitement la table de pierre, produisant des échos discrets.

— Toutefois, reprit-il, il y a bien quelque chose que nous pouvons faire.

— Hein ? Qu’est-ce que c’est ? demanda le survivant Haverty.

— Nous ne pouvons pas le faire seuls. C’est un projet trop important. Il faudrait que ce soit une entreprise commune avec le Niveau Supérieur.

— Jusqu’à présent, nous n’avons jamais entrepris quoi que ce soit en commun avec eux.

C’était l’aîné Maxwell qui prenait part à la discussion.

— Non, mais ils savent qu’il nous faudra tôt au tard mettre nos ressources en commun.

— De quoi s’agit-il ? répéta Haverty.

— Il y a un passage que nous pourrions fermer. Cela ne gênerait la circulation ni au Niveau Inférieur ni au Niveau Supérieur. Mais cela nous couperait du monde des Ziveurs, si nos calculs sont exacts.

— Le passage principal, devina Maxwell.

— Exact. Ce serait un énorme travail, mais si les deux Niveaux s’y mettent, nous pourrions peut-être l’achever en une demi-période de gestation.

— Et les Ziveurs ? demanda Haverty, est-ce qu’ils laisseront faire sans rien dire ?

Jared entendit le Premier survivant hausser les épaules avant de continuer :

— Les habitants des deux Niveaux sont bien plus nombreux que les Ziveurs. Nous pouvons entasser des matériaux de notre côté de la barricade plus vite qu’ils ne pourraient les enlever de l’autre côté. Ils finiront bien par abandonner.

Le silence se fit autour de la grande table de pierre.

— Cela semble bien, dit Maxwell. Il ne nous reste plus qu’à convaincre ceux du Niveau Supérieur.

— Je pense que c’est faisable.

Le Premier survivant s’éclaircit la voix.

— Viens donc, Jared, nous t’attendions.

En entrant, Jared se dit que le Premier survivant avait vieilli, mais que ses oreilles et son nez n’en portaient pas la moindre trace. Le tapotement ininterrompu des ongles du Premier survivant lui transmit une impression complexe : tous les visages de ceux qui étaient autour de la table étaient tournés vers lui. Il perçut aussi quelqu’un debout derrière le Premier survivant.

L’homme s’avança et Jared put saisir ses traits : pas très grand, un peu voûté, malgré le rythme jeune de sa respiration ; ses cheveux retombaient sur le front et sur les joues, ne laissant libres que les oreilles, le nez et la bouche. Le visage le plus chevelu du Niveau Inférieur : Romel Fenton-Spur, son frère.

Après avoir observé les civilités habituelles du temps raisonnable pour reconnaître et réfléchir, le Premier survivant s’éclaircit la voix.

— Jared, ne penses-tu pas qu’il serait temps que tu poses ta candidature à la survivance ?

Le premier mouvement de Jared aurait été de passer outre à cette question prosaïque pour aborder tout de suite son histoire de menace cachée dans le Monde Originel. Mais, puisqu’il fallait traiter cette question avec beaucoup de prudence, il décida d’attendre un peu.

— Oui, je suppose.

— As-tu déjà pensé à l’unification ?

— Radiation, non !

Il se mordit la langue.

— Non, je n’y ai pas pensé.

— Tu es conscient, bien entendu, que tout homme doit devenir un survivant et que le premier devoir d’un survivant, c’est de survivre.

— C’est ce que l’on m’a appris.

— Et survivre ne signifie pas seulement préserver sa propre vie, mais encore la transmettre de génération en génération.

— Je m’en rends parfaitement compte.

— Et tu n’as trouvé personne avec qui tu aimerais t’unifier ?

Il y avait bien Zelda ; mais elle était une visage-chevelu. Il y avait Louise, dont les échos révélaient le visage nu et les yeux ouverts, mais elle n’arrêtait pas de glousser.

— Non, Votre Survivance.

Romel se frotta les mains à l’idée de ce qui allait se passer et on put entendre des gestes de reproche tout autour de la table. Sa joie sardonique rappelait à Jared le temps où les plaisanteries de Romel prenaient la forme d’un lasso qui, lancé d’une cachette, allait s’enrouler autour de ses chevilles et le faisait tomber par terre. L’antagonisme des deux frères était toujours vivant. Mais il s’exprimait maintenant d’une façon adulte… enfin, presque adulte !

— Bien, dit le Premier survivant avec enthousiasme en se levant. Je pense que nous t’avons trouvé une compagne d’unification.

Jared bredouilla quelque chose, puis oubliant tout respect, explosa :

— Pas pour moi ! Ah non !

Comment pouvait-il leur expliquer qu’il n’avait pas le temps de s’unifier ? Qu’il devait être libre afin de continuer ce qu’il avait commencé depuis de nombreuses périodes ? Qu’il mettait leurs croyances religieuses en doute ? Qu’il désirait consacrer son existence à prouver que Lumière était une chose physique que l’on peut atteindre dans cette vie ; pas une chose qui n’existe que dans l’au-delà ?

Romel dit en riant :

— C’est aux aînés de décider.

— Tu n’es pas un aîné !

— Toi non plus. Et tu oublies l’éminent Code de l’aînesse.

— À la Radiation, le Code !

— Ça suffit, interrompit le Premier survivant. Comme Romel vient de le rappeler, c’est à nous de décider de ton unification. Que disent les aînés ?

Maxwell proposa :

— Donnez-nous d’abord quelques détails sur cet arrangement.

— Fort bien, reprit le Premier survivant. Ni moi ni la Roue n’avons rien laissé filtrer de cela jusqu’à présent, mais nous sommes tous deux d’avis qu’il faut renforcer les relations entre les deux mondes. La Roue pense que ce but serait facilité par l’unification de Jared et de sa propre nièce.

— Pour rien au monde ! jura Jared. La Roue veut sûrement se débarrasser d’une parente peu gâtée par la nature !

— L’avez-vous jamais entendue ? demanda le Premier survivant.

— Non ! Et vous ?

— Non plus ; mais la Roue dit…

— Je me fiche de ce que peut dire la Roue !

Jared recula d’un pas et écouta. Les aînés grondaient d’impatience. Son entêtement n’avait pas l’air de leur plaire. S’il ne faisait pas quelque chose – n’importe quoi ! – tout de suite, ils allaient sûrement le faire pendre à un crochet !

Il se lança avec maladresse :

— Il y a un monstre dans le Monde Originel ! Je poursuivais une fauve-souris et…

— Le Monde Originel ? demanda l’aîné Maxwell avec incrédulité.

— Oui ! Cette chose, elle puait comme la Radiation et…

— Te rends-tu compte de ce que tu as fait ? demanda le Premier survivant avec sévérité. Franchir la Barrière est la pire offense possible, à part le meurtre et le déplacement de rochers ou autres objets volumineux !

— Mais cette créature ! Je suis en train de vous expliquer que j’ai entendu quelque chose d’horrible, de malfaisant…

La voix du Premier survivant couvrit même les clac du projecteur central.

— Au nom de Lumière Toute-Puissante, qu’est-ce que tu t’attendais à trouver dans le Monde Originel ? À quoi penses-tu que servent nos lois et la Barrière ?

Romel suggéra :

— Cela appelle une punition sévère.

— Ne t’en mêle pas, lança le Premier survivant d’un ton sec.

— Le puits de châtiment, proposa Maxwell.

— Hein ? Quoi ? aboya Haverty. Je ne pense pas ; pas avant l’unification.

Jared essaya de nouveau :

— Cette chose, elle…

— Que penseriez-vous de sept périodes d’activité, de détachement et de servilité ? continua Haverty. Et s’il recommence, deux gestations dans le puits.

— Ce n’est pas bien sévère, acquiesça Maxwell.

Mais il s’abstint de mentionner ce que chacun savait, c’est-à-dire que seul un prisonnier avait passé plus de dix périodes d’activité dans le puits et qu’il avait fallu le ligoter pendant une gestation entière avant qu’il se calme.

Le Premier survivant reprit la parole.

— Nous ferons dépendre la punition symbolique de Jared de son acceptation de l’unification.

Les aînés frappèrent sur la table en signe d’assentiment.

— Pendant que tu purgeras ta peine, dit le Premier survivant à Jared, tu pourras te préparer à aller au Niveau Supérieur pour les cinq périodes préparatoires à la déclaration des intentions d’unification.

Romel Fenton-Spur sortit derrière les aînés, dissimulant à peine son contentement.

Quand ils furent seuls, Jared dit au Premier survivant :

— Quelle Radiation de mauvais tour à jouer à votre propre fils !

Le vieux Fenton haussa les épaules avec lassitude.

— Pourquoi se lier avec cette bande là-haut ? continua Jared sur un ton plaintif. Nous avons combattu les Ziveurs tout seuls jusqu’à présent, non ?

— Leur nombre augmente ; ils n’ont plus assez à manger.

— Nous mettrons des pièges ! Nous produirons davantage de nourriture !

Le Premier survivant secoua la tête avec obstination.

— Au contraire, nous en produirons moins. Tu oublies ces trois sources chaudes qui ont cessé de couler il y a à peine trente périodes. Cela signifie que des plants de manne sont morts, il y aura moins de nourriture pour le bétail comme pour nous-mêmes.

Jared ressentit de la sympathie pour le Premier survivant. Ils se tenaient à l’entrée de la grotte maintenant et les sons réfléchis lui dévoilaient ses bras et ses jambes amaigris. Ses cheveux étaient clairsemés, mais il les rejetait fièrement en arrière, signe d’un évident désir de se passer de toute protection faciale.

— Mais pourquoi moi ? grommela Jared. Pourquoi pas Romel ?

— C’est un bâtard.

Jared ne comprenait pas quelle différence une naissance illégitime pouvait bien faire, mais il ne s’attarda pas sur ce point.

— N’importe qui d’autre, alors ! Il y a Randel, Many et…

— La Roue et moi discutions déjà de cette question quand tu ne m’arrivais qu’à la taille. Et c’est toi que j’ai fait monter dans son estime jusqu’à ce qu’il te prenne pour l’égal d’un Ziveur.

Le plus difficile à supporter dans la punition de Jared était peut-être le silence… le silence et les corvées. Rapporter de l’engrais du monde des petites chauves-souris, se traîner jusqu’au domaine des grillons afin de ramasser des insectes morts pour servir de fumier dans les plantations de mannes ; creuser des canaux de déviation pour canaliser le surplus d’eau des puits, la peau ridée par la vapeur bouillante ; s’occuper du bétail et nourrir des poussins à la main jusqu’à ce qu’ils sachent trouver leur nourriture tout seuls…

Et pendant tout ce temps il était condamné au silence total. On ne lui parlait que pour lui donner des ordres. Il n’avait pas le droit de porter des pierres à échos pour entendre avec précision. Il était complètement isolé de tout contact avec les autres.

La première période dura une éternité ; la seconde, douze fois plus longtemps. Il passa la troisième à s’occuper du verger et à vouer à la Radiation quiconque approchait, car ils ne venaient que pour lui donner des instructions – tous sauf un.

C’était Owen, qui était venu lui apporter l’ordre de commencer à creuser une grotte publique. Jared entendit les rides que l’inquiétude avait creusées sur son visage.

— Si tu penses que tu as mérité de trimer avec moi, dit Jared, enfreignant la règle du détachement vocal, tu ferais mieux d’oublier. C’est moi qui t’ai obligé à passer la Barrière.

— J’ai beaucoup pensé à cela, admit Owen avec une certaine froideur. Mais il y a une autre chose qui me préoccupe bien davantage.

— Quoi ? demanda Jared tout en continuant d’épandre du fumier autour d’un plant de manne.

— Je ne suis pas digne de devenir un survivant. Pas après la manière dont je me suis comporté dans le Monde Originel.

— Oublie le Monde Originel.

— Je ne peux pas.

La voix d’Owen trahissait sa culpabilité.

— J’ai laissé tout mon courage de l’autre côté de la Barrière.

— Pauvre idiot ! dit Jared avec douceur. Oublie tout ça !

Il passa la quatrième période à languir dans la solitude, sans que personne vienne, même pas pour lui donner des ordres. Durant la cinquième, il essaya de retrouver son courage en se félicitant d’avoir échappé au puits. Mais pendant la sixième, les muscles douloureux, fatigué au point de n’en plus pouvoir, il se rendit compte que cela n’aurait pas été pire. Et, avant qu’il eût fini la dernière de ces tâches inhumaines et épuisantes, il désirait, au nom de la Radiation, qu’on l’eût bel et bien condamné au puits de châtiment !

Il acheva de mettre en place une dernière dalle de pierre dans une des nouvelles grottes, puis arrêta le projecteur d’échos pour la période de sommeil. Ivre de fatigue, il se traîna vers la grotte des Fenton.

Romel dormait, mais le Premier survivant était encore éveillé.

— Je suis heureux que ce soit fini, mon fils, le réconforta-t-il. Repose-toi maintenant. Demain on te conduira au Niveau Supérieur pour les cinq périodes préparatoires à la déclaration des intentions d’unification.

Trop fatigué pour discuter, Jared se laissa tomber sur sa corniche.

Son père reprit d’une voix calme :

— Il y a une chose que tu dois savoir : il semble que les Ziveurs recommencent à faire des prisonniers. Il y a quatre périodes, Owen était parti pour aller cueillir des champignons. On ne l’a pas entendu depuis.

Soudain Jared fut parfaitement éveillé ; il n’était pas aussi épuisé qu’il l’avait pensé. Quand le Premier survivant se fut endormi, il chercha ses pierres à échos et sortit du Niveau Inférieur sans se faire remarquer, partagé entre la condamnation de l’orgueil stupide d’Owen et l’inquiétude sur son sort.

Luttant contre l’envie de s’écrouler sur place et de s’endormir pour toujours, il dépassa l’endroit où ils avaient rencontré la petite Ziveuse, longea la rivière au courant rapide et avança dans le tunnel étroit. Tout en sondant chaque puits le long du chemin, il atteignit la Barrière et la passa péniblement. De l’autre côté, son pied buta contre un objet familier – le carquois d’Owen !

Puis il trouva une lance brisée et deux flèches. Les échos de ses pierres lui dévoilèrent près de la paroi l’arc de son ami, cassé en deux. Reniflant ce qui était peut-être un reste de l’odeur de la créature du Monde Originel, il revint vers la Barrière.

Owen n’avait même pas eu le temps d’utiliser ses armes !

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