7

Vivant seul, Cyrus passait son temps plongé dans la méditation. Des femmes du Niveau Inférieur, généralement des veuves, pourvoyaient à ses besoins matériels. Mais quand l’occasion de parler se présentait, il s’employait avec diligence à rattraper le temps perdu.

Maintenant, par exemple, le penseur dissertait avec volubilité sur plusieurs sujets à la fois.

— Jared Fenton ! Le Premier survivant Jared Fenton, en personne ! Et il vient pour parler philosophie, comme autrefois !

Assis à côté lui sur le banc, Jared s’agita avec impatience.

— J’étais venu pour vous demander…

— Je crains que votre tâche ne soit bien difficile, avec ces sources qui s’arrêtent de couler et tous ces monstres qui hantent les passages. Avez-vous pris une décision pour parer à la déficience de la rivière ? Et cet objet que le monstre a laissé tomber la période passée, que pensez-vous que c’était ?

— Il me semble que…

— Attendez un moment ; je voudrais un peu approfondir tout cela.

Jared lui fut fort reconnaissant de ces quelques moments de silence. Cela soulagea sa tête qui menaçait d’éclater comme une coque de manne chaque fois qu’il toussait. Ce n’était pas la première fois qu’il avait la fièvre, comme la période où il avait été piqué par une araignée, par exemple. Mais il n’en avait jamais eu d’aussi forte.

La grotte de Cyrus était protégée des bruits du monde par l’épaisse draperie qui en masquait l’entrée. La cavité était si petite que Jared n’avait aucune difficulté à se concentrer sur les échos de leurs paroles. Il put ainsi entendre combien le penseur avait changé.

Encore heureux que le vieil homme n’eût jamais choisi de protéger son visage par un rideau de cheveux, car il était devenu complètement chauve. Les rides, creusées par l’effort musculaire d’avoir tenu ses yeux fermés une vie entière, étaient plus profondes que jamais.

— Je me demandais, dit Cyrus pour expliquer son silence, si les monstres n’ont pas laissé cet objet ici intentionnellement. Je serais plutôt tenté de le croire. Qu’en pensez-vous ?

— C’est aussi mon opinion.

— Et dans quel but, selon vous ?

Jared entendit filtrer à travers les rideaux les ferventes supplications de la litanie de Lumière, que l’on récitait pour la cérémonie de revitalisation à l’autre bout du monde. Il entendait aussi les membres de l’escorte officielle, qui l’attendaient dehors pour l’accompagner au Niveau Supérieur.

— C’est un des sujets dont je voulais m’entretenir avec vous, répondit-il enfin. Mais j’aimerais que vous me parliez d’abord… d’Obscurité.

Il entendit Cyrus se prendre le menton entre l’index et le pouce.

— Obscurité ? Nous en avons souvent discuté autrefois, hein ? Qu’auriez-vous voulu savoir exactement ?

— Serait-il possible qu’Obscurité ait une relation quelconque avec… (Jared hésita)… avec les yeux ?

Après quelques battements de cœur, Cyrus répondit :

— Pas que je puisse entendre. Pas davantage qu’avec le genou ou le petit doigt. Pourquoi cette question ?

— Parce que je suppose qu’Obscurité a un rapport étroit avec Lumière, bien que j’ignore lequel.

Cyrus considéra cette proposition.

— Lumière Toute-Puissante, le bien infini. Obscurité, le mal infini, selon les croyances établies. C’est le principe des opposés : l’un n’existe pas sans l’autre. Si Obscurité n’existait pas, Lumière serait partout. Oui, on peut donc affirmer qu’il existe une parenté négative. Mais je n’entends pas où les yeux interviennent dans cet ensemble.

Jared eut une nouvelle quinte de toux. Lorsqu’il se leva, il dut lutter contre le vertige.

— Avez-vous jamais expérimenté l’excitation effective ?

— Au cours de la cérémonie du nerf optique ? Oui, il y a de nombreuses gestations.

— Bien. Dans l’excitation effective, on est censé sentir Lumière. Et si l’existence de Lumière dépend de celle d’Obscurité, les yeux devraient également avoir la faculté de ressentir Obscurité !

Jared entendit son compagnon, perdu dans ses pensées, se frotter le visage avec la paume de sa main.

— Cela semble logique, concéda le penseur.

— Si l’on parvenait à découvrir Obscurité, pensez-vous que l’on trouverait également…

Mais Cyrus n’entendait pas se laisser distraire de ses pensées.

— Si nous choisissons de considérer Obscurité comme un concept matériel, commençons par nous poser la question : qu’est-ce qu’Obscurité ? Nous envisageons qu’il est possible – remarquez bien que je dis qu’il est possible, car il s’agit seulement d’une hypothèse – qu’elle soit un véhicule universel. Ce qui signifie qu’elle existe partout – dans l’air qui nous entoure, dans les passages, dans l’infini des rochers et de la boue.

La fièvre de Jared lui causait désormais des frissons glacés, mais il se força à écouter les paroles du penseur.

— Secundo, continua Cyrus dont la voix reflétait maintenant deux doigts levés, si elle est vraiment universelle, il est impossible de la détecter par les sens.

Déçu, Jared se laissa retomber sur le banc. Si le penseur disait vrai, il ne pourrait jamais trouver Obscurité.

— Mais pourquoi existe-t-elle alors ?

— C’est peut-être le véhicule immatériel qui transmet le son. Ils restèrent silencieux un moment.

— Non, Jared. Je ne pense pas que vous puissiez trouver Obscurité dans ce monde.

Jared demanda d’une voix passionnée :

— Obscurité est-elle moins présente dans l’infini ?

— Si vous parlez du « Paradis », nous n’avons plus besoin de considérer Obscurité comme une entité physique. Dans ce cas, je dirais « oui », je dirais qu’Obscurité est presque absent du Paradis puisque l’on dit que celui-ci est empli de Lumière.

— Quelle est votre conception du Paradis ?

Le penseur éclata de rire.

— Si l’on accorde foi aux croyances, on est obligé d’admettre que cela devait être merveilleux. L’homme, dit-on, y était l’égal d’un dieu. Grâce à l’omniprésence de Lumière, il était possible de connaître le monde sans le sentir ni l’entendre. Et nous n’avions pas besoin d’avancer à tâtons. C’était comme si tous nos sens étaient réunis en un seul, qui pouvait atteindre des distances bien plus grandes que la portée de la voix la plus forte.

Jared resta assis, pensant combien peu féconde avait été sa visite à Cyrus. Il ne l’avait même pas encouragé dans sa quête de Lumière.

— Votre escorte vous attend, lui rappela le penseur.

— Une dernière question : comment expliquez-vous la cérémonie du nerf optique ?

— Je ne sais pas. Cela me tracasse aussi. Et Lumière sait que j’y ai réfléchi ! Mais voilà qui pourrait vous intéresser : l’excitation effective est peut-être une sorte de fonction normale de notre corps.

— De quelle façon ?

— Fermez les yeux. Très fort. Qu’entendez-vous ?

— Un fort bourdonnement dans mes oreilles.

— C’est cela. Supposez maintenant que nous ayons été obligés de vivre pendant des générations dans un endroit sans son. Aucune des personnes vivant maintenant n’aurait jamais entendu le moindre bruit. Mais peut-être nous a-t-on transmis une légende, la légende du son, par exemple au moyen d’un langage fondé sur le toucher.

— Je n’entends pas où…

— Essayez maintenant d’imaginer qu’il existe une, disons « cérémonie de l’excitation du nerf auditif ». C’est ce que vous venez de faire en tendant vos muscles faciaux. Et il y aurait peut-être maintenant un Gardien de la voie qui nous ferait contracter les muscles de notre visage pour nous faire ressentir le grand Son Tout-Puissant.

Jared se leva avec animation.

— Voulez-vous dire que ces cercles de son silencieux que nous percevons pendant l’excitation effective ont un rapport avec une action normale que les hommes accomplissaient autrefois avec leurs yeux ?

Il perçut le haussement d’épaules du penseur quand celui-ci lui répondit.

— Je ne pense rien ; je ne fais que poser une question théorique.

La respiration du vieil homme devint faible et méditative.

Jared se dirigea vers le rideau, puis s’arrêta et fit de nouveau face au penseur. Longtemps auparavant, il avait cru qu’il pourrait trouver un manque d’Obscurité dans le Monde Originel, et ainsi découvrir sa nature réelle. Mais Cyrus avait conclu qu’Obscurité était un véhicule universel qui ne pouvait être appréhendé par les sens.

N’était-il pas possible néanmoins que Lumière puisse avoir un effet destructeur, qu’elle puisse effacer en quelque sorte une partie d’Obscurité ? Et s’il parvenait à entendre cette diminution cela ne lui donnerait-il pas une indication sur la nature de Lumière comme sur celle d’Obscurité ?

Alors une pensée infiniment plus importante se présenta à son esprit : Cyrus avait dit que la présence de Lumière Toute-Puissante au Paradis permettait à l’homme de « connaître ce qui l’entoure sans le sentir ni l’entendre » !

N’était-ce pas exactement ce que faisaient les Ziveurs ? Les Ziveurs avaient-ils, eux aussi, un lien particulier avec Lumière, un lien dont probablement ils ne soupçonnaient même pas l’existence ?

Il avait déjà établi qu’il existait une relation intrinsèque entre Lumière, Obscurité, les yeux, le Monde Originel et les Démons-Jumeaux. Et maintenant il semblait qu’il devait inclure les Ziveurs dans ce groupe, puisque quand ils zivaient, il devait y avoir moins de « quelque chose » autour d’eux, de même qu’il y avait moins de silence quand une personne normale écoutait un bruit. Et ce « moins », dans le cas des Ziveurs, était peut-être le « moins » qu’il cherchait : une absence d’Obscurité !

Se souvenant que Della était une Ziveuse, il fut soudain très impatient de retourner au Niveau Supérieur pour pouvoir l’écouter et peut-être parvenir à entendre quel était l’élément qui diminuait autour d’elle lorsqu’elle zivait.

Jared écarta les rideaux.

— Au revoir, fils, et bonne chance, lui lança Cyrus tout en éternuant.

Jared renvoya son escorte officielle au dernier tournant avant l’entrée du Niveau Supérieur. Ils n’auraient pas besoin d’attendre le retour du coureur qui les avait précédés, puisqu’il avait été décidé que celui-ci resterait quelque temps.

Dans un sens, il était content de s’être débarrassé d’eux. Le capitaine n’avait cessé de se plaindre de son mal de gorge et un autre membre de l’escorte avait tellement toussé qu’il était devenu difficile d’entendre les échos des pierres.

De plus, ceux qui n’avaient pas de tels malaises étaient sur les nerfs parce qu’ils pensaient avoir détecté l’odeur du monstre. Jared, lui, était incapable de sentir quoi que ce soit puisqu’il avait le nez complètement bouché. Il n’entendait pas grand-chose non plus, car sa maladie semblait avoir affecté ses conduits auditifs.

Secoué de frissons, il frappa ses pierres le plus fort possible et descendit le passage en chancelant, tout en pensant qu’il aurait mieux fait d’aller à la grotte de traitement des blessures et maladies au lieu de continuer sa déclaration des intentions d’unification.

Il passa un tournant qui était presque à angle droit et s’arrêta pour écouter ce qu’il y avait devant lui. Il entendit une grande activité : on entassait des rochers, rapidement mais avec méthode. Des voix aussi, la voix de deux hommes s’élevant en une litanie désespérée, invoquant le nom de Lumière Toute-Puissante.

Entrechoquant ses pierres encore plus fort, il écouta les clic faire écho sur les hommes qui ramassaient en toute hâte des roches qu’ils allaient déposer en tas contre un des murs de l’entrée du Niveau Supérieur.

Puis il se rendit compte qu’il entendait des sons silencieux, juste devant les deux hommes ! Et ces sons étaient attachés au mur !

Le petit faisceau d’échos fixes semblait être collé à la paroi et les hommes s’employaient frénétiquement à le recouvrir avec des pierres. L’un d’eux qui finit par entendre Jared poussa un cri de peur et s’enfuit.

— Ce n’est que Fenton du Niveau Inférieur, le rassura son compagnon.

Mais il était audible que l’homme n’avait pas l’intention de revenir.

Jared fit un pas en avant, puis recula, épouvanté. De nouveau, il était certain que le silence hurlant ne l’atteignait pas par les oreilles. En fait, il l’entendait – si ce mot convenait – avec ses yeux ! Il en eut la preuve en détournant le visage ; la sensation cessa immédiatement.

Quand il se retourna, le faisceau de bruit silencieux avait complètement disparu. L’homme avait posé la pierre finale au sommet du tas, achevant ainsi la barrière contre les échos ; cela revêtait pour Jared une signification symbolique.

— Vous feriez mieux de vous mettre à l’abri avant que le monstre ne revienne ! lui dit l’homme.

— Que s’est-il passé ?

Les réflexions de ses mots lui apportèrent une impression de l’homme levant une main tremblante pour essuyer la sueur qui couvrait son visage.

— Le monstre n’a enlevé personne cette fois-ci. Il est seulement resté quelques instants pour badigeonner le mur avec ce…

Il se mit à hurler en secouant frénétiquement la tête. Puis il s’engouffra dans le passage comme un sourd en sanglotant.

— Lumière Toute-Puissante !

Jared entendit facilement ce qui avait épouvanté l’homme. Sa main était couverte du silence hurlant !

Curieux, il s’avança vers l’amoncellement de pierres. Mais un accès de toux lui rappela combien il était malade, et en trébuchant, il continua son chemin vers le monde du Niveau Supérieur.

Il n’y avait personne pour l’accueillir cette fois-ci. Il se dirigea vers la grotte de la Roue grâce aux clac du projecteur central et trouva Anselme qui faisait les cent pas derrière le rideau ; il paraissait très nerveux et parlait tout seul à voix haute, sur un ton sinistre.

— Entrez, mon garçon, ou plutôt Premier survivant ! lui dit la Roue avec aménité. J’aimerais pouvoir dire que je suis heureux de vous avoir de nouveau avec nous.

Il se remit à marcher de long en large ; Jared se laissa tomber sur le banc et prit son visage enfiévré entre ses mains.

— J’ai été désolé d’apprendre ce qui est arrivé à votre père, mon garçon. Je dirais même que la nouvelle m’a bouleversé. Depuis votre départ, les monstres nous ont pris trois hommes.

— Je suis revenu, dit Jared d’une voix faible, pour déclarer mes intentions d’uni…

— Intentions d’unification, taratata ! éclata Anselme en faisant face à Jared, les mains sur les hanches. Vous pensez à l’unification en des temps pareils ?

Devant le silence de Jared, il dit :

— Excusez-moi, mon garçon. Mais nous sommes au bord de l’abîme, ici ; il y a des monstres partout maintenant, et les sources tarissent l’une après l’autre. Cinq ont cessé de couler rien que depuis la période passée. J’ai cru comprendre que vous avez eu des ennuis analogues.

Jared fit un vague geste de la tête, sans se préoccuper de rendre son assentiment audible.

Anselme grommela encore quelque chose entre ses dents, puis reprit :

— L’unification ! Le coureur ne vous a-t-il pas dit que j’avais décidé de remettre tout cela à plus tard ?

— Je n’ai pas entendu le coureur, où est-il ?

— Je l’ai envoyé tout à l’heure.

Jared s’effondra sur le banc ; son corps entier bouillait comme une source turbulente. Le coureur était parti, mais n’était pas arrivé au Niveau Inférieur. Ils ne l’avaient pas rencontré en chemin. On ne pouvait que donner une signification sinistre au fait que plusieurs membres de l’escorte officielle – ceux qui n’étaient pas enrhumés – avaient dit sentir l’odeur persistante du monstre dans le passage.

Il eut une nouvelle quinte de toux et quand elle prit fin, il se rendit compte que le conseiller était entré et, debout devant lui, l’écoutait avec intensité.

— Alors, Fenton, lui dit Lorenz sans cérémonie, qu’est-ce que vous pensez de toutes ces histoires de monstres ?

Jared sentit un frisson glacial lui courir dans le dos.

— Je ne sais pas quoi en penser.

— J’ai dit à la Roue ce que j’en pense, moi. Les Ziveurs ont repris leurs vieilles habitudes. Ils capturent de nouveau des survivants pour en faire des esclaves et ils se sont alliés aux Démons-Jumeaux pour mieux parvenir à leurs fins.

— Tout cela est absolument ridicule, rétorqua Anselme. Nous avons même entendu les monstres capturer un Ziveur.

— Qui nous dit qu’ils n’ont pas fait cela exprès pour que nous l’entendions ?

Anselme renifla.

— Si les Ziveurs ont décidé de recommencer à capturer des esclaves, nous ne pouvons rien faire pour les en empêcher.

Lorenz garda le silence, un silence éloquent : il était audible qu’il était certain que monstres et Ziveurs travaillaient ensemble. Jared comprenait très bien pourquoi ; comme le conseiller avait l’intention de le dénoncer comme Ziveur, il voulait s’assurer que l’accusation impliquait la responsabilité indirecte de la présence des monstres.

— Je suis sûr que Della désire entendre ce que vous avez décidé pour votre unification, mon garçon.

Anselme prit le conseiller par le bras et l’entraîna vers la sortie.

— Je vous l’envoie.

Jared toussa ; il frissonnait des pieds à la tête et son front était bouillant.

Peu après, la jeune fille arriva ; elle s’arrêta net, le dos contre le rideau et s’exclama avec inquiétude :

— Jared ! Qu’est-ce que tu as ? Tu es bouillant !

Il fut surpris d’abord qu’elle ait pu entendre sa fièvre de l’autre bout de la grotte ; mais la fièvre était de la chaleur, et c’était la chaleur que les Ziveurs zivaient, n’est-ce pas ?

— Je ne sais pas, parvint-il à dire.

Dans un sursaut d’énergie, il parvint à s’intéresser à sa présence, et elle zivait ; maintenant il avait une chance de l’écouter de près et, peut-être, d’entendre si quelque chose diminuait autour d’elle pendant qu’elle zivait. Mais un nouveau frisson chassa son projet.

Della referma soigneusement le rideau et vint vers lui. Il détourna la tête pour tousser. Elle s’agenouilla devant lui et toucha ses bras et son visage brûlants. Il put entendre à son expression qu’elle était très soucieuse.

Mais elle aborda un sujet qui était bien plus grave que ses problèmes de santé.

— Jared, je suis sûre que le conseiller sait que tu es un Ziveur ! chuchota-t-elle. Il ne l’a pas encore dit tout haut, mais il ne cesse de répéter à qui veut l’entendre combien tes sens sont remarquables !

Rassemblant son énergie, Jared parvint à s’asseoir ; tout son corps était en sueur et ses oreilles bourdonnaient.

— N’as-tu pas entendu pourquoi il voulait que tu tires sur cette cible, au milieu des sources chaudes ? continua-t-elle ; il sait pertinemment que la chaleur trouble les perceptions des Ziveurs, et il voulait s’assurer que tu…

Les mots de la jeune fille s’évanouirent lorsque Jared tomba sur le sol.

Quand il se réveilla, il sentit dans sa bouche un arrière-goût de terre médicinale et se rappela vaguement la substance gluante qu’on l’avait obligé à avaler plusieurs fois.

Il se souvint aussi que, durant la période où il était resté allongé à demi inconscient dans la grotte de la Roue, Bonne survivante avait tenté à nouveau de pénétrer dans ses rêves délirants. Peut-être avait-elle réussi. Mais il ne put pas s’en souvenir, et il avait également oublié ses rêves.

Il ne ressentait à présent que calme et soulagement. Sa gorge ne lui faisait plus mal, sa tête était dégagée, et la fièvre l’avait quitté. Bien qu’encore très faible, il se sentait beaucoup mieux. Peu à peu il prit conscience d’une légère respiration à l’autre bout de la grotte et reconnut le rythme et l’amplitude de Della.

Il entendait aussi le son ferme et élastique de ses muscles pendant qu’elle allait et venait nerveusement – à en juger par ses pas – d’un bout à l’autre de la grotte.

Soudain, elle s’approcha de la couche où il était étendu et le secoua avec désespoir.

— Jared, réveille-toi !

Il se rendit compte à sa voix que ce ne devait pas être la première fois qu’elle tentait de le ranimer.

— Je suis réveillé !

— Oh Lumière, merci !

Quelques-uns de ses cheveux s’étaient échappés du ruban qui les maintenait et retombaient sur son visage. Elle les repoussa et il put avoir une impression plus nette de ses traits doux et réguliers, légèrement tendus par l’inquiétude.

— Il faut que tu partes d’ici, chuchota-t-elle. Le conseiller a réussi à convaincre oncle Noris que tu es un Ziveur ! Ils vont…

Il y eut des bruits de voix non loin de l’entrée de la grotte, et Jared entendit la jeune fille tourner la tête avec anxiété.

— Ils arrivent ; peut-être pourrons-nous nous glisser dehors avant qu’ils ne soient là !

Il essaya de se lever, mais retomba en arrière, faible et surpris car il venait de remarquer que la jeune fille ne dirigeait pas, comme tout le monde, une de ses oreilles dans la direction d’un bruit intéressant, mais toujours son visage de face. Cela signifiait qu’elle ne zivait pas avec les oreilles. Mais avec quoi zivait-elle donc ?

Les voix approchaient du rideau.

Le conseiller : « Je suis absolument certain qu’il est un Ziveur ! Viseur de toute première force, il n’a pas pu atteindre une simple cible fixe dans les plantations de manne. Et vous savez aussi bien que moi qu’une chaleur excessive perturbe les Ziveurs. »

La Roue : « Cela semble concluant, en effet ! »

Le conseiller : « Et Aubrey ? Nous l’avions envoyé recouvrir ce son silencieux que le monstre avait mis sur le mur, près de l’entrée. Il y a deux périodes de cela et nous ne l’avons pas revu depuis. Qui est le dernier à l’avoir entendu ? »

La Roue, tout en toussant : « Byron dit que quand il est revenu ici en courant, Fenton est resté là-bas avec Aubrey. »

Le conseiller, en éternuant : « Et voilà ! S’il vous faut encore une autre preuve pour être sûr que Fenton est un Ziveur qui a conspiré avec les monstres, vous pouvez vous référer à l’une de nos croyances fondamentales. »

La Roue : « Celle qui dit que tout survivant qui a des rapports avec Cobalt ou Strontium tombera mortellement malade. »

Ils allèrent de concert vers l’entrée de la grotte.

La Roue, en reniflant : « Qu’allons-nous faire de lui ? »

Le conseiller : « Le puits suffira pour le moment. » Nouvel éternuement. « Puisque c’est un Ziveur, il doit avoir quelque valeur comme otage. »

Quand ils ouvrirent le rideau, Jared entendit plusieurs protecteurs armés se poster devant l’entrée. La Roue Anselme entra et s’approcha de Jared en écartant doucement Della.

— A-t-il donné des signes de réveil ?

— Ce n’est pas un Ziveur ! plaida-t-elle. Laissez-le tranquille !

Jared entendit que son visage était tourné directement vers la Roue. De nouveau, il remarqua que, de la main, elle repoussait les cheveux de son front, de ses yeux en fait.

Il se souvint que, juste avant de lui tendre l’objet tubulaire abandonné par le monstre, elle l’avait approché de son visage.

C’était avec ses yeux qu’elle zivait !

Anselme le secoua brutalement par le bras.

— Allons ! Debout ! Nous entendons bien que vous êtes réveillé !

Jared se leva avec effort. Lorenz voulut immobiliser son autre bras, mais il lui fit lâcher prise.

— Protecteurs ! cria le conseiller pris de peur.

Les gardes se précipitèrent dans la grotte.

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