Chapitre 8


Quand les trois rats bondirent, il était déjà trop tard. Il ne restait plus qu’un espace vide en forme de Maurice. De l’autre côté de la cave, le chat escaladait des caisses tant bien que mal. Des couinements montèrent vers lui. Il sauta sur une autre caisse et vit une partie du mur où quelques-unes des briques décomposées étaient tombées. Il y fonça, pédala dans le vide tandis que d’autres briques se délogeaient sous ses pattes et se propulsa dans l’inconnu.

Une autre cave. Pleine d’eau, celle-là. A vrai dire, il ne s’agissait pas exactement d’eau. Plutôt de ce qu’elle devient quand des cages de rats s’y égouttent, que les caniveaux du dessus s’écoulent dedans, et qu’elle risque de stagner ainsi et de bouillonner doucement toute seule pendant une bonne année. La qualifier de vase serait une insulte envers tous les marécages parfaitement respectables du monde.

Maurice atterrit dedans. Gloup.

Il nagea furieusement en petit chat dans le liquide épais en évitant autant que possible de respirer et se hissa sur un tas de décombres de l’autre côté du local. Un chevron effondré, gluant de moisissure, s’élevait vers un plus grand enchevêtrement de bois calciné au plafond.

Il entendait toujours la voix abominable dans sa tête, mais assourdie. Elle essayait de lui donner des ordres. Donner des ordres à un chat ? C’était plus facile de clouer de la confiture sur un mur. Elle le prenait pour quoi ? Pour un chien ?

Il dégouttait de vase pestilentielle. Même ses oreilles en étaient pleines. Il voulut procéder à sa toilette mais s’arrêta. La toilette était une réaction de chat parfaitement normale. Mais lécher un truc pareil le tuerait sûrement…

Il perçut un mouvement dans le noir. Il distingua des formes de gros rats qui surgissaient en masse par le trou. Il entendit deux ou trois corps se jeter à l’eau. Certaines bêtes glissaient le long des murs.

Ah, fit la voix. Tu les vois ? Regarde-les qui viennent te chercher, le chat !

Maurice réfréna son envie de prendre ses pattes à son cou. Ce n’était pas le moment d’écouter son chat intérieur. Son chat intérieur l’avait sorti du local aux cages, seulement son chat intérieur était bête. Il le poussait à sauter sur ce qui était petit et à fuir tout le reste. Mais aucun chat ne s’attaquerait à une bande de rats de cette taille. Il se figea et s’efforça de suivre de l’œil la progression des rongeurs. Ils venaient droit sur lui.

Un moment… un moment…

La voix avait dit : Tu les vois…

Comment savait-elle ?

Maurice essaya de penser tout haut : Tu… lis… dans… mes… pensées ?

Rien ne se produisit.

Il eut une inspiration soudaine. Il ferma les yeux.

Ouvre-les ! L’ordre jaillit aussitôt, et ses paupières en tremblèrent.

Sûrement pas, songea Maurice. Tu n’entends pas mes pensées. Tu te sers uniquement de mes yeux et de mes oreilles. Tu ne fais que deviner ce que je pense.

Aucune réponse. Maurice n’attendit pas. Il bondit. La poutre inclinée se trouvait là où il se la rappelait. Il la gravit à coups de griffes et se cramponna. Au moins, tout ce qu’ils pouvaient faire, c’était le suivre. Avec un peu de chance, il arriverait à se servir de ses griffes…

Les rats se rapprochaient. À présent ils flairaient, ils le cherchaient en dessous, et il imagina des museaux frémissants dans l’obscurité.

L’un d’eux entreprit d’escalader la poutre sans cesser de flairer. Il devait se trouver au ras de la queue de Maurice quand il fit demi-tour et redescendit.

Le chat entendit les bestioles gagner le sommet des décombres. Flairer à coups de museau intrigué puis traverser la vase en sens inverse en pataugeant dans le noir.

Étonné, Maurice plissa son front encroûté de boue. Des rats qui ne sentaient pas un chat ? Puis il comprit. Il ne sentait pas le chat… il empestait la vase, il ressemblait à de la vase dans une cave envahie de vase fétide.

Il garda une immobilité de pierre jusqu’à ce que ses oreilles crottées entendent des griffes regagner le trou dans le mur. Puis, sans ouvrir les yeux, il redescendit silencieusement jusqu’aux décombres et s’aperçut qu’ils s’étaient entassés contre une porte de bois pourri. Ce qui avait dû être une planche, aussi imbibée qu’une éponge, s’écroula dès qu’il la toucha.

Une impression d’espace lui souffla qu’il y avait une autre cave de l’autre côté. Elle empestait la pourriture et le bois calciné.

Est-ce que… la voix saurait le retrouver s’il ouvrait maintenant les yeux ? Les caves ne se ressemblaient-elles pas toutes ?

Celle-ci était peut-être pleine de rats elle aussi.

Ses yeux s’ouvrirent d’un coup. Il n’y avait pas de rats, mais une autre bouche d’égout rouillée donnait sur un tunnel juste assez grand pour qu’il y passe. Il distinguait une faible lumière.

C’est donc ça le monde des rats, se dit-il en s’efforçant de racler son pelage tout crotté. Obscur, vaseux, puant, peuplé de voix bizarres. Moi, je suis un chat. Le soleil et l’air pur, voilà mon style. Tout ce qu’il me faut maintenant, c’est un trou sur le monde extérieur, et je mets les bouts, ou du moins la boue.

Une voix dans sa tête – pas la voix mystérieuse mais plutôt une voix comme la sienne – lui fit remarquer : Mais que deviennent le gamin à l’air bête et les autres ? Tu devrais les aider ! Et Maurice songea : D’où tu sors, toi ? Tiens, va donc toi-même les aider, moi je vais me trouver un coin au chaud, qu’est-ce que tu en dis ?

La lumière au bout du tunnel s’intensifia. Ça ne ressemblait pas encore à la lumière du jour ni même au clair de lune, mais tout valait mieux que ces ténèbres.

Du moins presque tout.

Il sortit la tête du conduit dans un autre beaucoup plus large, fait de briques gluantes d’une curieuse saleté souterraine, et dans le cercle lumineux d’une bougie.

« C’est… Maurice ? demanda Pêches en observant la boue qui tombait de son pelage crotté.

— Il sent meilleur que d’habitude, alors, dit Noir-mat en se fendant d’un sourire que Maurice trouva peu amical.

— Oh, ha, ha », lâcha Maurice d’une petite voix. Il n’était pas d’humeur à faire assaut de reparties.

« Ah, je savais que tu ne nous laisserais pas tomber, mon vieil ami, dit Pistou. Je répète toujours qu’on peut au moins compter sur Maurice. » Il poussa un profond soupir.

« Oui, dit Noir-mat en lançant au chat un regard beaucoup plus entendu. Mais on peut compter sur lui pour faire quoi ?

— Oh, fit Maurice. Euh… Bien. Je vous ai retrouvés, déjà.

— Oui, reconnut Noir-mat d’un ton que Maurice jugea méchant. Fabuleux, non ? Et j’imagine que tu as cherché longtemps. Je t’ai vu filer pour nous chercher.

— Est-ce que tu peux nous aider ? demanda Pistou. Il nous faut un plan.

— Ah, d’accord, dit Maurice. Je propose qu’on monte dès que l’occasion se prés…

— Pour sauver Pur-Porc, le coupa Noir-mat. On n’abandonne pas les nôtres.

— Non ? fit Maurice.

— Non, confirma Noir-mat.

— Et puis il y a le gamin, dit Pêches. D’après Sardines, il est attaché avec la fille dans une des caves.

— Oh, ben, tu sais, les humains… fit Maurice en grimaçant. Les humains et les humains, tu sais, c’est un truc d’humains. A mon avis, il ne faut pas nous mêler de ça, on pourrait se méprendre, je connais les humains, ils se débrouilleront…

— Les humains, je m’en fiche comme d’une shrlt de furet ! cracha Noir-mat. Mais les chasseurs de rats ont emmené Pur-Porc dans un sac ! Tu as vu la salle, le chat ! Tu as vu les rats entassés dans les cages ! Ce sont les chasseurs qui volent les vivres ! Sardines parle de sacs et de sacs de vivres ! Et il y a autre chose…

— Une voix », fit Maurice avant de pouvoir se retenir.

Noir-mat releva la tête, les yeux grands ouverts. « Tu l’as entendue ? Je croyais qu’on était les seuls !

— Les chasseurs l’entendent aussi, dit Maurice. Seulement ils s’imaginent que ce sont leurs propres pensées.

— Elle a fait peur aux autres, marmonna Pistou. Ils… se sont arrêtés de penser…» Il avait l’air totalement abattu. Ouvert près de lui, souillé de saleté et de traces de pattes, gisait L’Aventure de monsieur Lapinou. « Même Toxie s’est enfui, reprit-il. Et il sait écrire ! Comment est-ce possible ?

— On dirait que certains ont été plus affectés que d’autres, dit Noir-mat d’une voix plus neutre. J’ai envoyé quelques-uns des plus raisonnables pour tenter de rassembler le reste, mais ça va prendre du temps. Ils couraient à l’aveuglette. Il faut qu’on récupère Pur-Porc. C’est lui le grand chef. On est des rats, après tout. Un clan. Les rats suivent le chef.

— Mais il est un peu vieux, c’est toi le plus solide et il n’est pas exactement le cerveau de la bande… commença Maurice.

— Ils l’ont emmené ! Ce sont des chasseurs de rats ! Il est des nôtres ! Tu vas nous aider, oui ou non ? »

Maurice crut entendre des grattements à l’autre bout de son conduit. Il ne pouvait pas se retourner pour vérifier et il se sentit soudain très vulnérable.

« Ouais, je vous aide, ouais, ouais, s’empressa-t-il de répondre.

— Hum. Tu le penses vraiment, Maurice ? demanda Pêches.

— Ouais, ouais, d’accord. » Maurice sortit en rampant de son conduit et se retourna pour regarder dedans. Aucun signe de rats.

« Sardines suit les chasseurs, dit Noir-mat, on va savoir où ils l’emmènent…

— J’ai la mauvaise impression de le savoir déjà, fit Maurice.

— Comment ça ? cracha Pêches.

— Je suis un chat, pas vrai ? Les chats traînent partout. On repère des trucs. Des tas de villages se fichent que les chats se baladent, comprenez, parce qu’on limite la prolifération de la verm… on empêche les… euh…

— D’accord, d’accord, on sait que tu ne manges pas ce qui parle, tu n’arrêtes pas de nous le seriner, dit Pêches. Allez, accouche !

— J’étais un jour dans un bâtiment, c’était une grange, en haut dans le fenil, là où on trouve toujours… euh…»

Pêches roula des yeux. « Oui, oui, continue !

— Enfin, bref, des hommes sont arrivés, et je ne pouvais pas m’en aller parce qu’ils avaient des tas de chiens et qu’ils avaient fermé les portes, et alors… euh… ils ont installé une espèce de grand mur rond en bois au milieu de la grange, puis certains qui avaient des boîtes contenant des rats les ont vidées dans l’arène et y ont aussi fait entrer des chiens. Des terriers, précisa Maurice en tâchant de ne pas regarder ses auditeurs.

— Les rats se sont battus contre les chiens ? demanda Noir-mat.

— Ben, j’imagine qu’ils auraient pu. Ils couraient surtout autour de la fosse. Ça s’appelle des courses aux rats. Ce sont les chasseurs qui les amènent, évidemment. Vivants.

— Courses aux rats… répéta Noir-mat. Comment se fait-il qu’on n’en a jamais entendu parler ? »

Maurice le regarda en battant des paupières. Pour des animaux intelligents, les rongeurs se montraient parfois étonnamment bêtes. « Pourquoi vous en auriez entendu parler ? répliqua-t-il.

— Sûrement qu’un des rats qui… ?

— Tu n’as pas l’air de comprendre. Les rats qui entrent dans la fosse n’en ressortent pas. Du moins en respirant encore. »

Un silence suivit.

« Ils ne peuvent pas sauter par-dessus ? demanda Pêches d’une petite voix.

— Trop haut, répondit Maurice.

— Pourquoi est-ce qu’ils ne se battent pas contre les chiens ? dit Noir-mat.

— Parce que ce sont des rats, Noir-mat. Des tas de rats. Qui puent la peur et la panique qu’ils se transmettent les uns aux autres. Tu sais bien comment ça se passe.

— Une fois j’ai mordu un chien au museau !

— D’accord, d’accord, fit Maurice d’une voix apaisante. Un rat tout seul peut réfléchir et être brave, d’accord. Mais une bande de rats, c’est une masse. Une bande de rats, c’est une grosse bête avec des tas de pattes mais sans cervelle.

— Ce n’est pas vrai ! s’indigna Pêches. Ensemble, on est forts !

— Quelle hauteur exactement ? demanda Noir-mat qui fixait la lumière de la bougie comme s’il y voyait des images.

— Quoi ? demandèrent en chœur Pêches et Maurice.

— Le mur… Quelle hauteur exactement ?

— Huh ? Je ne sais pas, moi ! Haut, quoi ! Les hommes s’accoudaient dessus ! Est-ce que ça compte ? C’est bien trop haut pour qu’un rat saute par-dessus, je le sais.

— Tout ce qu’on a fait, on l’a fait parce qu’on est soudés ensemble… insista Pêches.

— On va sauver Pur-Porc ensemble, alors, dit Noir-mat. On va…» Il se retourna brusquement en entendant un rat venir dans la canalisation, puis il plissa le museau. « C’est Sardines, annonça-t-il. Et… voyons, ça sent la femelle, jeune, nerveuse… Nutritionnelle ? »

La plus jeune recrue de la brigade de dépiégeage suivait Sardines. Elle était trempée et abattue.

« Tu ressembles à un rat noyé, mademoiselle, dit Noir-mat.

— Suis tombée dans une canalisation défoncée, chef, expliqua Nutritionnelle.

— Fait plaisir de te revoir, en tout cas. Qu’est-ce qui se passe, Sardines ? »

Le rat dansant exécuta quelques pas nerveux. « J’ai escaladé plus de canalisations et suivi plus de cordes à linge qu’il n’est raisonnable, répondit-il. Et ne me demandez rien sur ces krrkk de chats, patron, je voudrais tous les voir crever jusqu’au dernier – exception faite de Votre Honneur, ’videmment, ajouta-t-il en reluquant Maurice d’un œil inquiet.

— Et… ? fit Pêches.

— Ils sont allés dans une espèce d’écurie à la limite du village, reprit Sardines. Ça sent mauvais. Des tas de chiens dans le coin. Et aussi d’hommes.

— Fosse aux rats, laissa tomber Maurice. Je vous l’avais dit. Ils élèvent des rats pour la fosse !

— D’accord, conclut Noir-mat. On va sortir Pur-Porc de là. Sardines, montre-moi le chemin. On tâchera de récupérer une partie des nôtres en cours de route. Vous autres, vous devriez essayer de retrouver le gamin.

— Pourquoi c’est toi qui donnes des ordres ? lança Pêches.

— Parce que quelqu’un doit le faire, répondit Noir-mat. Pur-Porc est peut-être un brin galeux et ancré dans ses habitudes, mais c’est le chef, tout le monde le sent bien, et on a besoin de lui. Des questions ? Bien…

— Je peux venir, chef ? demanda Nutritionnelle.

— Elle m’aide à porter ma ficelle, patron », expliqua Sardines. La jeune rate et lui en avaient de pleins paquets.

« Tu as besoin de tout ça ? s’étonna Noir-mat.

— On ne refuse jamais un bout de ficelle, patron, répondit Sardines avec le plus grand sérieux. C’est incroyable tout ce que j’ai pu trouver…

— D’accord, tant qu’elle peut se rendre utile, le coupa Noir-mat. Vaudrait mieux qu’elle arrive à suivre. On y va ! »

Puis il ne resta plus que Pistou, Pêches et Maurice.

Pistou soupira. « Un rat tout seul peut être brave, mais une bande de rats n’est qu’une masse ? répéta-t-il. Tu vas bien, Maurice ?

— Non, je… Écoute, il y avait quelque chose là-bas, dit Maurice. Dans la cave. Je ne sais pas ce que c’est. C’est la voix qui entre dans les têtes !

— Pas de tout le monde, précisa Pêches. Elle ne t’a pas fait peur, hein ? Ni à nous. Ni à Noir-mat. Elle a mis Pur-Porc dans une rage folle. Pourquoi ? »

Maurice cligna des yeux. Il entendait encore la voix dans sa tête. Elle était très faible, et il ne s’agissait sûrement pas de ses pensées à lui. Elle disait : Je vais trouver un moyen d’entrer, le chat !

« Vous avez entendu ça ? fit-il.

— Moi, je n’ai rien entendu », dit Pêches.

Il faut peut-être se tenir tout près, songea Maurice. Peut-être, quand on s’est tenu tout près, qu’elle sait localiser les têtes.

Il n’avait jamais vu de rat aussi pitoyable que Pistou. Le petit rongeur, blotti à côté de la bougie, fixait sans le voir Monsieur Lapinou.

« J’aimerais que la situation soit plus brillante, dit-il enfin. Mais il se trouve qu’on n’est que… des rats. Dès que ça se gâte, on n’est que… des rats. »

Il n’était pas dans les habitudes de Maurice d’éprouver de la sympathie pour un autre que Maurice. Chez le chat, c’est un défaut majeur. Je dois être malade, se dit-il. Puis : « Si ça peut te consoler, je ne suis qu’un chat.

— Oh, mais non. Tu es gentil, et je sens au fond de toi une nature généreuse », affirma Pistou.

Maurice s’efforça de ne pas regarder Pêches. Oh là là, songea-t-il.

« Au moins, tu demandes aux gens avant de les manger », fit-elle.

Tu devrais le leur dire, soufflèrent les pensées de Maurice. Allez, dis-leur. Tu te sentiras mieux.

Maurice voulut ordonner à ses pensées de fermer le bec. C’était bien le moment d’avoir une conscience ! A quoi ça avançait un chat d’avoir une conscience ? Un chat avec une conscience, c’était un… un hamster, n’importe quoi…

« Hum, je comptais vous en parler », marmonna-t-il.

Allez, dis-leur, insista sa conscience flambant neuve. Déballe tout.

« Oui ? » fit Pêches.

Maurice se tortilla. « Ben, vous savez, je vérifie toujours ce que je mange depuis quelque temps…

— Oui, c’est tout à ton honneur », dit Pistou.

Maurice se sentait encore plus mal maintenant. « Ben, vous savez qu’on s’est toujours demandé comment j’ai pu changer alors que je n’ai jamais mangé de ces produits magiques sur le tas d’ordures…

— Oui, admit Pêches. Ça m’a toujours intriguée. »

Maurice remua, mal à l’aise. « Ben, vous savez… euh… Est-ce que vous avez connu un rat plutôt gros, une oreille en moins, un peu de pelage blanc d’un côté, courait pas très vite à cause d’une mauvaise patte ?

— On dirait Additifs, dit Pêches.

— Oh oui, dit Pistou. Il a disparu avant qu’on te connaisse, Maurice. Un bon rat. Avait quelques problèmes… d’élocution.

— Problèmes d’élocution, répéta Maurice d’un air sombre.

— Il bégayait, expliqua Pêches en posant sur le chat un long regard insistant et froid. Avait du mal à sortir ses mots.

— Il avait du mal, répéta encore Maurice d’une voix caverneuse à présent.

— Mais je suis sûr que tu ne l’as jamais vu, Maurice, dit Pistou. Il me manque. C’était un rat merveilleux une fois qu’on arrivait à le faire parler.

— Hum. Est-ce que tu l’as rencontré, Maurice ? » demanda Pêches dont le regard cloua le chat au mur.

La figure de Maurice se contorsionna. Il essaya plusieurs expressions une à une. Puis il se lança : « D’accord ! Je l’ai mangé, vu ? En entier ! Sauf la queue, le truc vert tout mou et le sale morceau violet, personne ne sait ce que c’est ! Je n’étais qu’un chat ! Je n’avais pas encore appris à penser. Je ne savais pas ! J’avais faim ! Les chats mangent les rats, c’est comme ça ! Ce n’est pas ma faute ! Il avait mangé les produits magiques et moi je l’ai mangé à son tour, alors j’ai été changé aussi ! Vous savez quelle impression ça fait de voir le truc vert tout mou comme ça ? On ne se sent pas bien ! Des fois, par nuit noire, je crois l’entendre parler là, en bas ! Ça va ? Z’êtes contents ? Je ne savais pas que c’était quelqu’un ! Je ne savais pas que j’étais moi-même quelqu’un ! Je l’ai mangé ! Il avait avalé les machins du tas d’ordures et ensuite je l’ai mangé, c’est comme ça que j’ai été changé ! Je l’avoue ! Je l’ai mangé ! Ce n’est pas ma faauute ! »

Le silence tomba. Que rompit Pêches au bout d’un moment : « Oui, mais c’était il y a longtemps, pas vrai ?

— Quoi ? Tu veux savoir si j’ai mangé quelqu’un ces derniers temps ? Non !

— Tu regrettes ce que tu as fait ? demanda Pistou.

— Si je regrette ? Qu’est-ce que vous croyez ? Des fois, j’ai des cauchemars quand je rote, et il…

— Alors ça va sans doute, dit le petit rat.

— Ça va ? Comment est-ce que ça peut aller ? Et vous ne connaissez pas le pire ? Je suis un chat ! Les chats ne s’amusent pas à regretter ! Ni à culpabiliser ! On ne regrette jamais rien ! Est-ce que vous savez quelle impression ça fait de demander : « Salut, la bouffe, est-ce que tu parles ? » Un chat n’est pas censé se conduire comme ça !

— On n’agit pas non plus comme les rats sont censés se conduire », répliqua Pistou. Puis sa figure s’assombrit à nouveau. « Jusqu’à maintenant, soupira-t-il.

— Tout le monde a eu peur, dit Pêches. La peur est contagieuse.

— J’espérais qu’on s’en sortirait mieux que des rats. Je croyais qu’on serait davantage que des bêtes qui couinent et pissent, quoi qu’en dise Pur-Porc. Et maintenant… où ils sont, tous ?

— Tu veux que je te lise un peu de Monsieur Lapinou ? demanda Pêches d’une voix inquiète. Tu sais que ça te réconforte toujours quand tu… vois tout en noir. »

Pistou hocha la tête.

Pêches attira vers elle l’immense livre et se mit à lire. « Un jour, monsieur Lapinou et son ami Rupert Ratichon le rat passèrent voir le vieux Bourricot qui habitait près de la rivière… »

— Lis le passage où ils parlent aux humains », dit Pistou.

Pêches obéit et tourna une page. « Bonjour, Rupert Ratichon, dit Fred le fermier. Belle journée, c’est sûr…»

C’est dingue, songea Maurice tandis qu’il écoutait une histoire de bois sauvages et de cours d’eau frais gazouillants qu’un rat lisait à un autre rat, assis à côté d’un égout où courait un liquide qui n’était sûrement pas frais. Tout sauf frais. Mais, pour être honnête, il gazouillait un peu, du moins il dégageait du gaz.

Tout part à l’égout, et ils gardent en tête la petite image d’une vie qui pourrait être belle…

Regarde ces petits yeux roses tout tristes, dirent les pensées de Maurice sous son crâne. Regarde ces petits museaux tremblotants tout ridés. Si tu te sauvais en les abandonnant ici, comment pourrais-tu regarder ensuite ces petits museaux tremblotants dans les yeux ?

« Je ne serais pas obligé, lâcha Maurice tout haut. Tout est là !

— Quoi ? fit Pêches en levant les yeux du livre.

— Oh, rien…» Maurice marqua un temps. Il n’y avait rien à faire. C’était contraire à tout ce qu’incarnait un chat. Voilà où ça mène de penser, se dit-il. Tout droit vers les ennuis. Même quand on sait les autres capables de penser tout seuls, on se met aussi à penser pour eux. Il gémit.

« On ferait mieux de voir ce qui est arrivé au gamin », dit-il.



Il faisait complètement noir dans la cave. En dehors d’une goutte d’eau qui tombait de temps en temps, il n’y avait que des voix.

« Bon, fit celle de Malicia, on reprend à zéro, d’accord ? Tu n’as pas de couteau d’aucune sorte ?

— C’est ça, répondit Keith.

— Ni d’allumettes qui pourraient brûler la corde ?

— Non.

— Ni d’arête tranchante près de toi sur laquelle tu pourrais frotter tes liens ?

— Non.

— Et tu ne peux pas passer tes jambes entre tes bras pour avoir les mains devant toi ?

— Non.

— Et tu n’as pas de pouvoirs magiques ?

— Non.

— Tu es sûr ? Dès que je t’ai vu, je me suis dit que tu avais un pouvoir étonnant qui se manifesterait sûrement quand tu te trouverais dans une situation désespérée. Je me suis dit, en te voyant aussi bon à rien, que tu portais forcément un déguisement.

— Oui. J’en suis sûr. Écoute, je suis tout à fait ordinaire. Oui, d’accord, on m’a abandonné quand j’étais bébé. Je ne sais pas pourquoi. Ces choses-là arrivent. Il paraît que c’est fréquent. Ça ne fait pas de moi quelqu’un de particulier. Et je n’ai pas de marques secrètes, comme si j’étais une espèce de mouton, je ne crois pas être un héros déguisé et, à ma connaissance, je n’ai pas de talent fabuleux. D’accord, je me défends pour jouer de quelques instruments de musique. Je travaille beaucoup. Mais je ne suis pas de l’étoffe des héros. Je me débrouille et je me dépatouille. Je fais de mon mieux. Compris ?

— Oh.

— Tu aurais dû trouver quelqu’un d’autre.

— En résumé, tu ne peux être d’aucune aide ?

— Non. »

Un silence s’installa. Puis Malicia reprit : « Tu sais, par bien des côtés, je ne crois pas que cette aventure a été bien agencée.

— Oh, vraiment ? fit Keith.

— Ce n’est pas comme ça qu’on devrait être attachés.

— Malicia, est-ce que tu comprends ? Ce n’est pas une histoire, insista Keith aussi patiemment qu’il put. C’est ce que j’essaye de te dire. La vie réelle n’est pas une histoire. Il n’existe pas de… d’espèce de magie qui te garde en vie, qui pousse les bandits à regarder ailleurs, à ne pas te cogner trop fort, à t’attacher près d’un couteau et à ne pas te tuer. Tu comprends ? »

Un autre silence enténébré suivit.

« Ma mémé et ma grand-tata étaient des conteuses très célèbres, tu sais, finit par déclarer Malicia d’une petite voix tendue. Agoniza et Éviscera Crime.

— Tu l’as déjà dit.

— Ma mère aurait pu être une bonne conteuse aussi, mais mon père n’aime pas les histoires. Voilà pourquoi j’ai changé mon nom en Crime dans un but professionnel.

— Vraiment…

— On me battait quand j’étais petite si je racontais des histoires, poursuivit Malicia.

— On te battait ?

— Bon, d’accord, on me donnait la fessée. Sur la jambe. Mais ça faisait drôlement mal. D’après mon père, on ne peut pas diriger une ville avec des histoires. Il faut être terre-à-terre, il dit.

— Oh.

— Rien ne t’intéresse donc en dehors de la musique ? Il a cassé ta flûte !

— J’imagine que je vais en acheter une autre. »

La voix calme de Keith exaspéra Malicia. « Ben, je vais te dire une chose, lança-t-elle. Si tu ne fais pas de ta vie une histoire, tu finis par appartenir à l’histoire de quelqu’un d’autre.

— Et si ton histoire ne marche pas ?

— Tu la changes jusqu’à trouver la bonne.

— Ça m’a l’air idiot.

— Huh, regarde-toi. Tu n’es qu’un figurant dans le décor d’un autre. Tu laisses un chat prendre toutes les décisions.

— C’est parce que Maurice est…»

Une voix le coupa. « Est-ce que vous voulez qu’on s’en aille jusqu’à ce que vous ayez fini vos histoires d’humains ?

— Maurice ? fit Keith. Où tu es ?

— Je suis dans une canalisation et, crois-moi, la nuit n’a pas été bonne. Tu sais combien d’anciennes caves il y a dans le coin ? dit la voix de Maurice dans l’obscurité. Pêches amène une bougie. Il fait trop noir même pour moi, je ne te vois pas.

— Qui c’est, Pêches ? demanda Malicia.

— Une autre Changée. Un rat pensant, répondit Keith.

— Comme Pilchards ?

— Comme Sardines, oui.

— Aha, souffla Malicia. Tu vois ? Une histoire. Je suis contente de moi, je jubile. Les rats courageux sauvent nos héros, sans doute en rongeant les cordes.

— Oh, nous voilà revenus dans ton histoire, hein ? Et qu’est-ce que je suis, moi, dans ton histoire ?

— Je sais que tu n’es pas là pour la couleur sentimentale. Et tu n’es pas assez drôle pour la touche comique. Je ne sais pas. Sans doute juste… quelqu’un. Tu sais, comme « l’homme de la rue », un truc comme ça. » De légers bruits retentirent dans l’obscurité. « Qu’est-ce qu’ils font maintenant ? souffla Malicia.

— Ils essayent d’allumer la bougie, sans doute.

— Les rats jouent avec le feu ? s’étonna tout bas Malicia.

— Ils ne jouent pas. Pour Pistou, l’ombre et la lumière sont très importantes. Ils ont toujours une bougie allumée quelque part dans leurs tunnels, où qu’ils…

— Pistou ? En voilà d’un nom !

— Chhhut ! Ils ont appris les mots sur de vieilles boîtes de conserve, de vieux panneaux et autres ! Ils ne savaient pas ce que ça voulait dire, ils les ont choisis parce qu’ils en aimaient la sonorité !

— Oui, mais… Pistou ? Avec un nom pareil, on a l’impression qu’il fait…

— C’est le sien. Évite de t’en moquer !

— Pardon, là », fit Malicia avec hauteur.

L’allumette s’embrasa. La flamme de la bougie grandit.

Malicia baissa les yeux sur les deux rats. Le premier était… ben, un petit rat, mais plus soigné que la plupart de ceux qu’elle avait déjà vus. Faut dire que la plupart de ceux qu’elle avait déjà vus étaient crevés, mais même les vivants étaient toujours… agités, nerveux, sans cesse en train de flairer, le museau au vent. Celui-là… se contentait d’observer. Il la fixait droit dans les yeux.

L’autre était blanc et encore plus petit. Il observait aussi Malicia, mais à la façon d’un myope. Il avait les yeux roses. Malicia ne s’était jamais intéressée aux sentiments d’autrui, estimant que les siens présentaient un intérêt autrement considérable, mais il émanait de ce rat une impression de tristesse et d’inquiétude.

Il traînait un petit livre, du moins ce qui était un petit livre pour un humain ; il faisait à peu près la moitié d’un rat. La couverture était colorée, mais Malicia ne put en distinguer le titre.

« Pêches et Pistou, les présenta Keith. Voici Malicia. Son père est le maire du village.

— Bonjour, fit Pistou.

— Le maire ? Ce n’est pas comme le gouvernement, ça ? dit Pêches. D’après Maurice, les gouvernements sont des criminels très dangereux qui volent l’argent de la population.

— Comment leur as-tu appris à parler ? demanda Malicia.

— Ils ont appris tout seuls, répondit Keith. Ce ne sont pas des animaux dressés, tu sais.

— Ben, mon père ne vole personne. Qui leur a dit que les gouvernements sont très… ?

— ’scusez-moi, ’scusez-moi, fit la voix pressante de Maurice depuis l’entrée de la canalisation. C’est ça, je suis en bas. Est-ce qu’on pourrait passer aux choses sérieuses ?

— On voudrait que vous rongiez nos liens, s’il vous plaît, dit Keith.

— J’ai un bout de lame de couteau cassée, proposa Pêches. C’est pour aiguiser le crayon. Ça ne serait pas mieux ?

— Un couteau ? s’étonna Malicia. Un crayon ?

— J’ai bien dit qu’ils n’étaient pas des rats ordinaires », fit Keith.



Nutritionnelle devait courir pour suivre Noir-mat. Et Noir-mat courait parce qu’il le devait pour suivre Sardines. Quand il fallait traverser rapidement une localité, Sardines était champion du monde.

Ils récupéraient d’autres rats en route. Nutritionnelle ne pouvait s’empêcher de remarquer qu’il s’agissait surtout des plus jeunes, qui avaient fui sous le coup de la terreur mais n’étaient pas allés loin. Ils se rangèrent sans hésiter derrière Noir-mat, presque heureux d’agir avec un objectif.

Sardines dansait à l’avant. Il ne pouvait pas s’en empêcher. Et il aimait les tuyaux d’écoulement, les toits et les gouttières. On ne rencontrait pas de chiens là-haut, disait-il, et pas trop de chats.

Aucun chat n’aurait suivi Sardines. Les habitants de Bad Igoince avaient tendu des cordes à linge entre les vieilles maisons ; Sardines bondissait dessus, s’accrochait la tête en bas et se déplaçait aussi vite que sur une surface plane. Il grimpait les murs à la verticale, plongeait à travers le chaume, dansait les claquettes autour des cheminées fumantes et glissait le long des tuiles. Les pigeons jaillissaient de leurs perchoirs quand il passait en flèche, les autres rats en file derrière lui.

Des nuages défilèrent devant la lune.

Sardines atteignit le bord d’un toit, bondit et atterrit sur un mur juste en contrebas. Il cavala le long du sommet et disparut par l’interstice entre deux planches.

Nutritionnelle le suivit dans une espèce de fenil. Du foin s’entassait ici et là, mais la plus grande partie s’ouvrait sur le rez-de-chaussée en dessous, soutenue par plusieurs poutres massives qui traversaient tout le bâtiment. Une lumière vive montait d’en bas, on entendait le bourdonnement de voix humaines et – la rate frémit – des aboiements de chiens.

« C’est une grande écurie, patron, dit Sardines. La fosse est sous la poutre là-bas. Venez…»

Ils avancèrent sans bruit sur les lattes du vieux plancher et jetèrent un coup d’œil par-dessus le bord.

Loin en contrebas, ils virent un cercle de bois, comme un demi-tonneau géant.

Nutritionnelle s’aperçut qu’ils se trouvaient pile au-dessus de la fosse ; si elle tombait, là, elle atterrirait au beau milieu. Des hommes se pressaient autour. Des chiens, attachés le long des murs, s’aboyaient dessus et contre le reste de l’univers avec cette démence qui a l’air de proclamer « je peux continuer comme ça éternellement », attitude typique de la gent canine. Et d’un côté s’empilaient des caisses et des sacs.

Les sacs bougeaient.

« Crtlk ! Comment on va trouver Pur-Porc dans tout ce krrp ? demanda Noir-mat dont les yeux luisaient à la lumière du rez-de-chaussée.

— Ben, connaissant le vieux Pur-Porc, patron, je crois qu’on saura quand il sera là, répondit Sardines.

— Est-ce que tu pourrais tomber dans la fosse au bout d’une ficelle ?

— Je suis prêt à tout, patron, répondit le loyal Sardines.

— Dans une fosse avec un chien dedans, chef ? intervint Nutritionnelle. Et la ficelle ne va pas te couper en deux, Sardines ?

— Ah, j’ai là quelque chose qui va nous aider, patron », dit Sardines. Il ôta son épais rouleau de ficelle et le mit de côté. Il avait un autre rouleau en dessous, d’un brun clair luisant. Il tira sur un bout de la matière qui revint en place sèchement avec un léger ptoïïng. « Des bandelettes de caoutchouc, dit-il. Je les ai piquées sur un bureau alors que je cherchais d’autres bouts de ficelle. Je m’en suis déjà servi, patron. Très pratique pour une chute de haut, patron. »

Noir-mat recula d’un pas sur le plancher. Il y avait là une vieille lampe à huile couchée sur le côté, le verre brisé, la bougie mangée depuis longtemps. « Bien, dit-il. Parce que j’ai une idée. Si tu peux descendre…»

Un rugissement monta du dessous. Les rats regardèrent encore par-dessus la poutre.

Le cercle des têtes s’était épaissi autour du bord de la fosse. Un homme parlait d’une voix forte. De temps en temps s’élevaient des acclamations. Les chapeaux hauts de forme des chasseurs de rats fendirent la foule. Vus du dessus, c’étaient des taches noires sinistres au milieu des autres couvre-chefs gris et bruns.

Un des chasseurs vida un sac dans l’arène, et les observateurs reconnurent les formes sombres de rats paniqués qui cavalaient pour trouver dans le cercle un coin où se cacher.

La foule s’écarta légèrement et un homme s’avança au bord de la fosse en tenant un terrier. D’autres cris fusèrent, des rires cascadèrent et on lâcha le chien parmi les rats.

Les Changés regardaient, les yeux écarquillés, le cercle de mort et les hommes qui poussaient des acclamations.

Au bout d’une minute, Nutritionnelle arracha son regard du spectacle. Quand elle se tourna, elle surprit l’expression de Noir-mat. Ce n’était peut-être pas seulement la lumière qui lui embrasait les orbites. Elle le vit qui inspectait l’écurie jusqu’aux grandes portes à l’autre bout. Une barre les condamnait. Puis sa tête pivota vers le foin et la paille entassés dans le fenil, ainsi que dans les râteliers et les mangeoires en dessous.

Noir-mat tira un bout de bois d’une de ses ceintures.

Nutritionnelle flaira le soufre dans le renflement rouge à l’extrémité.

Une allumette.

Noir-mat tourna la tête et vit qu’elle le regardait fixement. Il montra d’un signe du museau les tas de foin dans le fenil. « Mon plan pourrait échouer, dit-il. Dans ce cas, c’est toi qui te chargeras de l’autre.

— Moi, fit Nutritionnelle.

— Toi. Parce que je ne serai pas… là. » Il tendit l’allumette. « Tu sais quoi faire », ajouta-t-il en hochant la tête vers le râtelier de foin le plus proche.

Nutritionnelle déglutit. « Oui. Oui, je crois. Euh… quand ?

— Le moment venu. Tu le sauras, répondit Noir-mat qui se pencha encore vers le massacre en contrebas. D’une manière ou d’une autre, je veux qu’ils se souviennent de cette soirée, dit-il d’une voix calme. Ils se souviendront de ce qu’ils auront fait. Et de ce qu’on aura fait. Tant qu’ils… vivront. »



Pur-Porc était étendu dans son sac. Il sentait les autres rats tout près, ainsi que les chiens et le sang. Surtout le sang. Il entendait ses propres pensées, mais elles tenaient de la stridulation d’insectes à côté de l’orage de ses sens. Des bribes de souvenirs lui dansaient devant les yeux. Des cages. La panique. Le rat blanc. Pur-Porc. C’était son nom. Curieux, ça. Pas l’habitude d’avoir des noms. Seulement de sentir les autres rats. Ténèbres. Ténèbres en dedans, derrière les yeux. Ça, c’était Pur-Porc. En dehors, c’était tout le reste.

Pur-Porc. Moi. Chef.

La colère noire bouillait encore en lui, mais elle avait désormais comme une forme, celle qu’une gorge donne à une rivière en crue quand elle la rétrécit, la force à couler plus vite, quand elle la dirige.

Il entendait maintenant des voix.

«… tu le glisses dedans, personne ne s’en apercevra…

— … d’accord, je vais d’abord le secouer un peu pour l’enrager…»

On agita le sac. Pur-Porc ne se sentit pas plus enragé. Il n’y avait pas la place pour plus de rage.

Le sac se balança tandis qu’on le transportait. Le grondement humain s’intensifia, tout comme les odeurs. Puis il y eut un instant de silence, on retourna le sac, et Pur-Porc dégringola dans un déluge de bruit et sur un amas grouillant de rats.

À coups de dents et de griffes, il se fraya un chemin jusqu’au sommet du tas alors que les rats s’égaillaient, et il vit qu’on descendait un chien grondant dans la fosse. Le chien saisit un rongeur d’un mouvement vif, le secoua vigoureusement et fit voler le cadavre inerte.

Les rats s’enfuirent en désordre.

« Imbéciles ! brailla Pur-Porc. Coopérez ! Vous pourriez bouffer ce sac à puces jusqu’à l’os ! »

La foule cessa de crier.

Le chien baissa le museau vers Pur-Porc et le regarda fixement. Il s’efforçait de réfléchir. Le rat avait parlé. Seuls les humains parlaient. Et il ne dégageait pas une odeur normale. Les rats puaient la panique. Celui-là non.

Le silence résonnait comme une cloche.

Puis Jacko saisit le rat, le secoua – pas trop fort – et le balança par terre. Il avait décidé de procéder à une espèce d’essai : les rats ne pouvaient pas en principe parler comme les humains, seulement ce rat avait l’air d’un rat – tuer les rats était permis – mais parlait comme un humain – quand on mordait les humains on avait droit à une sérieuse correction. Il lui fallait une certitude. S’il recevait une beigne, ce rat était un humain.

Pur-Porc roula sur lui-même et réussit à se relever impeccablement, mais il avait une morsure profonde au flanc.

Les autres rats formaient encore un amas bouillonnant aussi loin que possible du chien, chacun cherchant à se retrouver dessous.

Pur-Porc cracha du sang. « Bon, d’accord, gronda-t-il en avançant vers le chien décontenancé. Tu vas voir comment meurt un vrai rat !

— Pur-Porc ! »

Il leva la tête.

Une ficelle se déroulait derrière Sardines qui plongeait dans le vide vers le cercle de folie. Il était juste au-dessus de Pur-Porc, de plus en plus gros…

… et de plus en plus lent…

Il s’immobilisa entre le chien et le rat. L’espace d’un instant il resta en suspens. Il souleva poliment son chapeau. « Bonsoir ! » lança-t-il. Puis il étreignit Pur-Porc de ses quatre pattes.

La corde d’élastiques tendus à l’extrême finit alors par se rétracter. Trop tard, bien trop tard, Jacko referma les mâchoires sur le néant.

Les rats s’élevèrent de plus en plus vite hors de la fosse… et s’arrêtèrent pour se balancer dans le vide, hors de portée.

Le chien avait toujours la tête levée lorsque Noir-mat sauta de l’autre bout de la poutre. Sous les yeux étonnés des spectateurs, il plongea sur le terrier.

Les yeux de Jacko s’étrécirent. Des rats qui disparaissaient en l’air, c’était une chose, mais des rats qui lui tombaient directement dans la gueule… c’était du rat sur un plateau, du rat en bâtonnet.

Noir-mat jeta un regard en arrière durant sa chute. En haut, Nutritionnelle nouait et mordait frénétiquement. Noir-mat se trouvait à présent à l’autre bout de l’élastique de Sardines. Mais Sardines lui avait donné des explications détaillées. Son seul poids ne suffisait pas pour faire remonter ses deux compagnons vers la poutre…

Aussi, quand il vit que Sardines et son passager gesticulant avaient disparu dans les ténèbres du toit…

… Noir-mat lâcha la vieille et imposante lampe à huile qu’il tenait pour s’alourdir et trancha la corde d’un coup de dent.

La lampe s’abattit brutalement sur Jacko, et Noir-mat atterrit sur la lampe avant de rouler à terre.

Les spectateurs gardaient le silence. Ils restaient muets depuis l’ascension de Pur-Porc hors de la fosse. Autour du sommet de la paroi qui, oui, était bien trop haut pour qu’un rat l’atteigne d’un bond, Noir-mat voyait des visages. Rouges pour la plupart. Le plus souvent bouche bée. De grosses figures cramoisies prenant leur inspiration pour se mettre à crier d’un instant à l’autre.

Autour de lui, les rats survivants pédalaient vainement contre la paroi pour trouver une prise. Les imbéciles, se dit-il. Quatre ou cinq d’entre vous suffiraient à faire regretter à n’importe quel chien de vous avoir connus. Mais vous grattez, vous paniquez et vous vous faites démolir un par un…

Jacko, un brin étourdi, battit des paupières et baissa les yeux sur Noir-mat tandis qu’un grognement lui montait dans la gorge.

« D’accord, espèce de kkrrkk, lança Noir-mat assez fort pour que les spectateurs l’entendent. Maintenant je vais te montrer comment vit un rat. »

Il passa à l’attaque.

Jacko n’était pas un mauvais chien dans son genre. C’était un terrier qui aimait de toute façon tuer les rats, et, quand il tuait beaucoup de rats dans la fosse, on le nourrissait bien, on le félicitait et on lui flanquait moins souvent des coups de pied. Certains rats se défendaient, mais ça ne lui posait guère de problèmes parce qu’ils étaient plus petits que lui et qu’il disposait d’un plus grand nombre de dents. Jacko n’était pas très malin, mais tout de même davantage qu’un rat et, n’importe comment, il réfléchissait surtout avec sa truffe et sa gueule.

Il fut donc surpris quand ses mâchoires se refermèrent dans un claquement sur ce nouveau rat qui, soudain, n’était plus là.

Noir-mat ne courait pas comme les rats habituels. Il esquivait comme un combattant. Il donna un coup de dent à Jacko sous le menton et disparut. Le chien se retourna d’un bloc. Toujours pas de rat ! Jacko avait passé sa carrière dans le spectacle à mordre des rats qui s’efforçaient de fuir. Les rats qui restaient tout près, c’était déloyal !

Un rugissement monta des spectateurs. L’un d’eux cria « Dix piastres sur le rat ! » et un voisin lui boxa l’oreille. Un autre homme entreprit de passer dans la fosse. On lui brisa une bouteille de bière sur le crâne.

Dansant d’avant en arrière sous un Jacko qui tournait sur place et jappait, Noir-mat attendait l’occasion…

… Il la vit, se fendit en avant et mordit de toutes ses forces.

Les yeux de Jacko roulèrent dans leurs orbites. Une partie très intime de son anatomie qui n’intéressait que lui et toutes les chiennes qu’il pouvait croiser n’était soudain plus qu’une petite boule de douleur.

Il glapit. Il mordit dans le vide. Puis, dans une tempête de cris, il voulut escalader la paroi pour sortir de l’arène. Ses griffes grattèrent désespérément tandis qu’il se cabrait contre les planches lisses et glissantes.

Noir-mat lui sauta sur la queue, grimpa le long de son échine à toute allure, trottina jusqu’à l’extrémité du museau et sauta par-dessus le bord de la fosse.

Il atterrit au milieu de jambes. Les hommes cherchèrent à l’écraser, mais il aurait fallu que leurs voisins leur laissent un peu d’espace. Le temps qu’ils se poussent du coude et se marchent lourdement sur les pieds, Noir-mat avait disparu.

Mais il y avait d’autres chiens. Déjà à moitié fous d’excitation, ils se libérèrent brusquement de leurs cordes et leurs chaînes pour se lancer aux trousses d’un rongeur en fuite. Ils savaient chasser les rats.

Noir-mat, lui, savait fuir. Il traversa l’écurie comme une comète, talonné par une meute de chiens grondants et aboyants, se dirigea vers un recoin sombre, repéra un trou entre les planches et plongea vers des ténèbres douces et sûres…

Clac, fit le piège.

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