Chapitre 7


Malicia observait la trappe comme si elle voulait la noter sur dix.

« Bien cachée, dit-elle. Pas étonnant qu’on ne l’ait pas vue.

— Je n’ai pas eu très mal, lança Keith depuis l’obscurité en dessous.

— Bien, fit Malicia sans interrompre son examen de la trappe. Tu es tombé profond ?

— C’est une espèce de cave. Je vais bien parce que je suis tombé sur des sacs.

— D’accord, d’accord, on ne va pas s’éterniser là-dessus, ça ne serait pas une aventure sans quelques menus aléas, dit la fille. Tiens ! le haut d’une échelle. Pourquoi tu ne l’as pas prise ?

— Je n’ai pas pu, vu que je dégringolais, lança la voix de Keith.

— Je te descends ? proposa Malicia à Maurice.

— Tu veux que je t’arrache les yeux ? » répliqua Maurice.

Le front de Malicia se plissa. Elle avait toujours l’air contrariée quand elle ne comprenait pas quelque chose. « C’est de l’ironie, ça ? demanda-t-elle.

— Une suggestion, répondit Maurice. Je ne me laisse pas prendre par des étrangers. Tu descends. Je te suis.

— Mais tu n’as pas les pattes qu’il faut pour une échelle !

— Tu veux que je te parle des tiennes ? »

Malicia descendit dans le noir. Un bruit métallique, puis l’embrasement d’une allumette. « C’est plein de sacs ! dit-elle.

— Je sais, fit la voix de Keith. J’ai atterri dessus. Je te l’ai dit.

— C’est du blé ! Et… il y a des chapelets et des chapelets de saucisses ! De la viande fumée ! Des cageots de légumes ! Il y a plein à manger ! Aargh ! Dégage de mes cheveux ! Ouste ! Le chat m’a sauté sur la tête ! »

Maurice bondit sur un sac.

« Hah ! fit Malicia en se frottant le crâne. On nous a raconté que les rats avaient tout pris. Je comprends maintenant. Les chasseurs de rats se faufilent partout, ils connaissent tous les conduits, toutes les caves… et quand je pense que ce sont nos impôts qui payent ces voleurs ! »

Maurice fit du regard le tour de la cave à la clarté de la lanterne que tenait Malicia. Il y avait effectivement beaucoup de vivres. Des filets suspendus au plafond débordaient effectivement de gros choux blancs bien lourds. Les saucisses déjà mentionnées reliaient effectivement en boucles chacune des poutres. Le local regorgeait effectivement de bocaux, de tonneaux et de sacs à n’en plus finir. Et tout ça l’inquiétait effectivement.

« Alors voilà, dit Malicia. Quelle cachette ! Allons directement au guet municipal signaler ce qu’on a découvert, on aura tous droit à un goûter de roi, peut-être même à une médaille, et après…

— Je me méfie, la coupa Maurice.

— Pourquoi ?

— Parce que je suis méfiant de nature ! Je me méfierais de tes chasseurs de rats s’ils m’assuraient que le ciel est bleu. Qu’est-ce qu’ils ont fait ? Ils ont piqué les vivres en disant : « C’est les rats, parole » ? Et tout le monde les a crus ?

— Non, crétin. On a trouvé des os rongés, des paniers d’œufs vides, des choses comme ça. Et des crottes de rat partout !

— Je suppose qu’on a pu gratter les os, et les chasseurs ont pu récupérer des pelletées de crottes de rat… concéda Maurice.

— Et ils tuent tous les vrais rats, comme ça ils y gagnent encore ! dit Malicia d’un air triomphant. Très malin !

— Ouais, et c’est un peu curieux, parce qu’on a vu tes chasseurs de rats et, franchement, s’il pleuvait des boulettes de viande, ils n’arriveraient même pas à trouver une fourchette.

— J’ai réfléchi à quelque chose, intervint Keith qui fredonnait tout seul.

— Ben, je suis ravie que quelqu’un ait réfléchi, commenta Malicia.

— C’est au sujet du treillage, reprit Keith. Il y avait du treillis métallique dans la cabane.

— C’est important ?

— Pourquoi des chasseurs de rats ont-ils besoin de treillis métallique ?

— Comment je saurais, moi ? Pour des cages peut-être ? Qu’est-ce que ça peut faire ?

— Pourquoi des chasseurs mettraient-ils des rats en cage ? Les rats crevés ne s’échappent pas, si ? »

Un silence se fit. Maurice voyait que la réflexion de Keith embarrassait Malicia. C’était une complication dont elle se serait bien passée. Ça fichait son histoire par terre.

« J’ai peut-être l’air bête, ajouta Keith, mais je ne le suis pas. J’ai le temps de réfléchir parce que je ne passe pas mon temps à parler. Je regarde autour de moi. J’écoute. J’essaye d’apprendre. Je…

— Je ne parle pas tout le temps ! »

Maurice les laissa se chamailler et s’éloigna d’un air digne dans un angle de la cave. Ou des caves. Elles paraissaient s’étendre très loin. Il vit quelque chose filer par terre comme l’éclair dans l’obscurité et bondit sans même réfléchir. Se souvenant que son dernier repas de souris remontait à longtemps, son ventre s’était relié directement à ses pattes. « D’accord, dit-il tandis que sa prise se tortillait entre ses griffes, parle, sinon…»

Un petit bâton le frappa sèchement. « Ça va pas ? lança Sardines en se débattant pour se relever.

— Bas bevoin de daber auffi fort ! marmonna Maurice en essayant de lécher son museau qui lui cuisait.

— Je porte un rklklk de chapeau, vu ? cracha Sardines. Ça te gênerait de faire un peu gaffe ?

— Dague-or, dague-or, barbon… Qu’est-ce que tu fiches ici ? »

Sardines s’épousseta. « Je te cherche, toi ou le gamin à l’air bête, dit-il. C’est Pur-Porc qui m’envoie. On est maintenant dans le pétrin ! Tu ne croiras pas ce qu’on a trouvé !

— Il me veut, moi ? fit Maurice. Je croyais qu’il ne m’aimait pas !

— Ben, d’après lui, c’est mauvais et maléfique et tu sauras quoi faire, patron, dit Sardines en ramassant son chapeau. Regarde-moi ça ! Ta griffe est carrément passée au travers !

— Mais je t’ai demandé si tu parlais, non ?

— Oui, mais…

— Je demande toujours !

— Je sais, alors…

— Je tiens à demander et je suis inflexible là-dessus, tu sais !

— Oui, oui, c’est très clair, je te crois. Je me plaignais seulement pour le chapeau !

— Je détesterais qu’on s’imagine que je ne demande pas, insista Maurice.

— On ne va pas y passer la nuit. Où est le gamin ?

— Là-bas derrière, il discute avec la fille, répondit Maurice d’un air boudeur.

— Quoi, la folle ?

— C’est ça.

— Tu ferais bien d’aller les chercher. On a affaire au mal, et du sérieux. Il y a une porte à l’autre bout de ces caves. Je suis étonné que tu ne sentes rien d’ici !

— J’aimerais bien faire comprendre à tout le monde que j’ai demandé, c’est tout…

— Patron, fit Sardines, c’est du sérieux ! »



Pêches et Pistou attendaient le groupe d’exploration. Ils étaient avec Toxie, un autre jeune rat qui lisait bien et tenait vaguement lieu d’assistant. Pêches avait aussi apporté L’Aventure de monsieur Lapinou.

« Ils sont partis depuis longtemps, dit Toxie.

— Noir-mat vérifie tout pas à pas, répliqua Pêches.

— Il y a quelque chose qui cloche », dit Pistou. Il fronça le museau.

Un rat dévala en flèche le tunnel et les poussa frénétiquement pour passer.

Pistou flaira, le museau en l’air. « La peur », dit-il.

Trois autres rats passèrent à toute vitesse et le renversèrent.

« Qu’est-ce qui leur arrive ? » demanda Pêches tandis qu’un autre rat la faisait tournoyer sur place dans un effort pour s’ouvrir un chemin.

Il poussa un couinement dans sa direction et détala.

« C’était Supérieure, s’étonna-t-elle. Pourquoi elle n’a rien dit ?

— Encore… la peur, fit Pistou. Ils sont… effrayés. Terrifiés…»

Toxie voulut arrêter le rat suivant. L’autre le mordit et poursuivit sa course en pépiant.

« Il faut battre en retraite, dit Pêches d’un ton pressant. Qu’est-ce qu’ils ont trouvé là-bas ? Peut-être un furet !

— Pas possible ! dit Toxie. Pur-Porc a déjà tué un furet ! »

Trois autres rats passèrent en trombe en traînant la terreur dans leur sillage. L’un d’eux glapit vers Pêches, bredouilla follement à l’intention de Pistou et poursuivit sa course.

« Ils… ils ne savent plus parler… chuchota Pistou.

— Quelque chose d’horrible a dû leur flanquer la trouille ! dit Pêches en raflant ses notes.

— Ils n’ont jamais eu la trouille à ce point-là ! fit Toxie. Vous vous souvenez quand un chien nous a trouvés ? On avait tous la frousse, mais on a parlé, il est tombé dans le piège et Pur-Porc l’a raccompagné tout geignard…»

Pêches vit avec stupéfaction que Pistou pleurait. « Ils ne savent plus parler. »

Une demi-douzaine d’autres rats passèrent en force en poussant des cris perçants. Pêches tenta d’en arrêter un, mais il couina vers elle et l’esquiva.

« C’était Quatreportions ! dit-elle en se tournant vers Toxie. Je lui ai parlé il n’y a pas plus d’une heure ! Elle… Toxie ? »

Les poils de Toxie se hérissaient. Il avait les yeux dans le vague. Sa gueule ouverte découvrait ses dents. Il regarda fixement Pêches, ou carrément à travers elle, puis pivota et détala.

Elle se retourna pour étreindre Pistou de ses pattes tandis que la peur les submergeait.



Il y avait des rats. D’un mur à l’autre, du sol au plafond, des rats partout. Les cages en étaient bondées ; ils s’accrochaient au treillis de devant et à celui du dessus. Le grillage se tendait sous le poids. Des formes luisantes bouillonnaient et dégringolaient, des pattes et des museaux débordaient par les trous. Des couinements, des bruissements et des criaillements emplissaient l’espace, et la puanteur était épouvantable.

Ce qui restait du peloton d’exploration de Pur-Porc s’était regroupé au milieu de la salle. La plupart s’étaient maintenant enfuis. Si les odeurs avaient été des bruits, on aurait entendu des cris et des hurlements. Par milliers. Elles saturaient la longue salle dans une espèce d’étrange pression. Même Maurice la sentit dès que Keith eut enfoncé la porte. C’était comme une migraine hors de la tête qui s’efforçait d’entrer. Et qui cognait aux oreilles.

Maurice se tenait un peu en retrait. Pas besoin d’être très malin pour voir qu’il s’agissait d’une situation grave dont on risquait de devoir se sortir précipitamment à tout moment.

Entre les jambes de Keith et de Malicia, il aperçut Noir-mat, Pur-Porc et quelques autres Changés. Au milieu du local, ils regardaient fixement les cages qui les surplombaient.

Il fut étonné de constater que même Pur-Porc tremblait. Mais de rage.

« Sors-les de là ! cria-t-il à Keith. Sors-les tous de là ! Sors-les tout de suite !

— Un autre rat qui parle ? fit Malicia.

— Sortez-les ! hurla Pur-Porc.

— Toutes ces cages immondes… murmura Malicia en écarquillant les yeux.

— Je l’avais bien dit pour le treillis métallique, constata Keith. Regarde, on voit où ç’a été réparé… ils ont rongé le fil de fer pour s’échapper !

— J’ai dit de les sortir ! s’époumona Pur-Porc. Sortez-les sinon je vous tue ! Le mal ! Le mal ! Le mal !

— Mais ce ne sont que des rats…» fit Malicia.

Pur-Porc bondit et atterrit sur la robe de la fille. Il grimpa à toute vitesse vers son cou. Elle se pétrifia. « Il y a des rats qui se mangent entre eux là-dedans ! siffla-t-il. Je vais te ronger, tu es le mal…»

La main de Keith le saisit fermement à la taille et le détacha du cou de Malicia. Poussant des cris stridents, le poil hérissé, Pur-Porc planta ses dents dans le doigt de Keith.

Malicia sursauta. Même Maurice grimaça.

Pur-Porc rejeta la tête en arrière, le museau dégoulinant de sang, et cligna les yeux d’horreur.

Des larmes montèrent aux yeux de Keith. Très délicatement, il posa le rat par terre. « C’est l’odeur, dit-il doucement. Ça les rend malades.

— Tu… tu as dit qu’ils étaient apprivoisés, je croyais ! » fit Malicia, enfin capable de parler. Elle ramassa un morceau de bois en appui contre les cages.

Keith le lui fit sauter de la main. « Ne t’avise jamais de nous menacer !

— Il t’a attaqué !

— Regarde autour de toi ! On n’est pas dans une histoire ! C’est la réalité ! Tu comprends ? La peur leur fait perdre la boule !

— Comment oses-tu me parler comme ça ? s’écria Malicia.

— Rrkrkrk !

— Tu es des nôtres, hein ? C’était un juron rat, non ? Tu jures même en rat, petit raton ? »

Comme des chats, se disait Maurice. Face à face à se hurler dessus. Ses oreilles pivotèrent en entendant un autre bruit au loin. Quelqu’un descendait l’échelle. Maurice savait par expérience que ce n’était pas le moment de parler à des humains. Ils répliquaient toujours par des « quoi ? », des « ce n’est pas vrai ! » ou des « où ça ? ».

« Filez d’ici tout de suite, dit-il en passant au galop près de Noir-mat. Ne jouez pas aux humains, courez ! »

Assez d’héroïsme comme ça, décida-t-il. Ça ne vaut rien de se laisser ralentir par les autres.

Une vieille canalisation débouchait dans le mur. Il patina sur le sol gluant quand il changea de direction, et il aperçut, oui, un trou de la taille d’un Maurice là où un barreau manquait, rongé par la rouille. Les griffes labourant le sol pour gagner de la vitesse, il fonça dans le trou juste au moment où les chasseurs de rats entraient dans le local aux cages.

Puis, en sécurité dans l’obscurité, il se retourna et jeta un coup d’œil.

D’abord une vérification. Maurice était-il sain et sauf ? Toutes les pattes répondaient à l’appel ? La queue ? Oui. Parfait.

Il voyait Noir-mat tirailler Pur-Porc qui paraissait figé sur place tandis que les autres détalaient vers une deuxième canalisation dans le mur d’en face. Ils se déplaçaient d’une course incertaine. Voilà ce qui arrive quand on se laisse aller, se dit Maurice. Ils se croyaient devenus savants, mais au fond de lui un rat reste un rat.

Moi, en revanche, je suis différent. Mon cerveau fonctionne à la perfection en toutes occasions. Toujours en alerte. Prêt à renifler des derrières.

Les rats en cage faisaient un raffut de tous les diables. Keith et la conteuse d’histoires regardaient d’un air ahuri les chasseurs. Qui paraissaient tout aussi ahuris.

Par terre, Noir-mat renonça à faire bouger Pur-Porc. Il tira son épée, leva la tête vers les humains, hésita puis se rua vers la canalisation.

Oui, qu’ils se débrouillent. Les humains entre eux, se dit Maurice. Ils ont de gros cerveaux, ils parlent, ça ne devrait pas leur présenter de difficultés.

Hah ! Raconte-leur une histoire, la conteuse !



Le premier chasseur observait Malicia et Keith. « Qu’est-ce que vous fichez ici, mademoiselle ? demanda-t-il d’une voix grinçante de méfiance.

— On joue au papa et à la maman ? lança le second d’un ton rigolard.

— Vous vous êtes introduits dans notre cabane, reprit le premier. Par effraction, comme on dit !

— Vous avez volé, oui, volé des vivres et vous avez accusé les rats ! cracha Malicia. Et pourquoi vous gardez ici tous ces rats en cage ? Et les ferrets, hein ? Surpris, hein ? Vous vous figuriez que personne ne les remarquerait, hein ?

— Les ferrets ? fit le premier chasseur dont le front se plissa.

— Les petits morceaux de fer au bout des lacets de chaussure », marmonna Keith.

Le premier chasseur pivota d’un bloc. « Pauvre crétin, Bill. Je te l’ai bien dit qu’on en avait assez de vraies ! Je t’ai pourtant prévenu que quelqu’un le remarquerait ! Je t’ai pas prévenu que quelqu’un le remarquerait ? Ben, quelqu’un a remarqué, voilà !

— Oui, ne croyez pas que vous allez vous en tirer comme ça ! » relança Malicia. Ses yeux étincelaient. « Je sais que vous n’êtes que les bandits comiques. Un gros, un maigre… c’est évident ! Alors qui est le grand patron ? »

Les yeux du premier chasseur de rats se voilèrent légèrement, comme il arrivait souvent aux interlocuteurs de Malicia. Il agita vers elle un gros doigt. « Tu sais ce que ton père vient de s’en aller faire ? lança-t-il.

— Hah ! Une réplique de bandit comique ! laissa tomber Malicia d’une voix triomphante. Continuez !

— Il s’en est allé demander qu’on envoie le joueur de flûte ! dit le second chasseur. Il coûte une fortune ! Trois cents piastres par village, et, si on ne paye pas, il devient salement méchant ! »

Oh là là, se dit Maurice. Quelqu’un s’en est allé demander qu’on envoie le vrai… Trois cents piastres. Trois cents piastres ? Et nous on n’en coûtait que trente !

« C’est toi, hein, fit le premier chasseur en agitant le doigt vers Keith. Le gamin à l’air bête ! Tu t’amènes et tout d’un coup on se retrouve avec une tripotée de nouveaux rats ! T’as un air qui me plaît pas. Toi et ton drôle de matou ! Si je revois ton drôle de matou, j’en fais un chapelet. »

Dans les ténèbres de son conduit, Maurice eut un mouvement de recul.

« Un chat pelé, hur, hur, hur », fit le second chasseur. Il avait sûrement étudié pour obtenir un rire de bandit pareil, se dit Maurice.

« Et on a pas de patron, ajouta le premier chasseur.

— Ouais, on est nos propres patrons », renchérit le second.

Et alors l’histoire se détraqua.

« Et toi, ma petite, dit le premier chasseur en se tournant vers Malicia, t’es un brin trop insolente. » Il lui expédia un coup de poing qui la souleva de terre et l’envoya percuter les cages des rats. Les rongeurs devinrent fous et les cages bouillonnèrent d’une activité frénétique tandis que la jeune fille s’affaissait sur elle-même.

Le chasseur se tourna ensuite vers Keith. « Tu veux tenter quelque chose, petit ? dit-il. Tu veux tenter quelque chose ? C’est une fille, alors je suis resté doux et gentil, mais toi, je vais te fourrer dans une des cages…

— Ouais, et ils ont rien eu à manger aujourd’hui ! » fit le second chasseur.

Vas-y, petit ! songea Maurice. Fais quelque chose ! Mais Keith, les bras ballants, regardait fixement l’homme.

Le premier chasseur le toisa d’un œil méprisant. « Qu’est-ce que t’as là, mon gars ? Une flûte ? Donne-moi ça ! » Il arracha l’instrument de la ceinture de Keith et envoya le gamin par terre. « Un flûtiau ! Tu te prends pour un joueur de flûte, hein ? » Il brisa sèchement la flûte en deux et balança les morceaux dans les cages. « T’sais, on raconte qu’à Porcsalenz le joueur de flûte a emmené tous les gamins hors de la ville. Une idée géniale ! »

Keith redressa la tête. Ses yeux s’étrécirent. Il se remit debout.

Voilà, se dit Maurice. Il va bondir avec une force surhumaine parce qu’il est dans une colère noire, et eux vont regretter qu’il soit né…

Keith bondit avec une force humaine ordinaire, porta un direct au premier chasseur et fut brutalement réexpédié au tapis d’un coup à assommer un bœuf.

D’accord, d’accord, il s’est fait étendre, se dit Maurice tandis que Keith tâchait de reprendre son souffle, mais il va se relever.

Un cri perçant fusa. Aha ! se dit Maurice.

Mais le cri ne venait pas de Keith qui avait encore la respiration sifflante. Une forme grise s’était lancée depuis le sommet des cages de rats vers la figure du chasseur. Elle atterrit dents en avant et du sang jaillit du nez de l’homme.

Aha ! se dit encore Maurice, Pur-Porc à la rescousse ! Quoi ? Mrillp ! Voilà que je me mets à penser comme la fille ! Je continue de nous croire dans une histoire !

Le chasseur empoigna le rat et le tendit à bout de bras par la queue. Pur-Porc se tortillait et se contorsionnait en couinant de rage. L’homme se tamponna le nez de sa main libre et observa le rat qui se débattait.

« Drôlement hargneux, fit le second chasseur. Comment il est sorti ?

— Pas un des nôtres, répondit le premier. C’est un rouge.

— Un rouge ? Qu’est-ce qu’il a de rouge ?

— Un rat rouge, c’est une espèce de rat gris, tu le saurais si t’étais un membre expérimenté de la Guilde comme moi. Ils sont pas du coin. On les trouve dans les plaines. Marrant d’en voir un ici. Très marrant. Te filent entre les pattes, ces sales bestiaux. Mais un drôle de cran.

— T’as le nez qui pisse le sang.

— Ouais. Je me suis plus souvent fait mordre par des rats que t’as mangé de repas chauds. Je les sens plus, dit le premier chasseur d’une voix donnant à penser que le rongeur tournoyant et braillant l’intéressait beaucoup plus que son collègue.

— J’ai eu que de la saucisse froide au dîner.

— Alors voilà. T’es un sacré petit combattant, c’est sûr. Un vrai petit diable, oh oui. Courageux comme tout.

— C’est gentil de ta part.

— Je parlais au rat, mon pote. » Le chasseur poussa Keith du bout de sa chaussure. « Attache-moi ces deux-là quelque part, d’accord ? On va les laisser dans une des autres caves pour l’instant. Une cave avec une porte solide. Et aussi une serrure solide. Sans trappes bien commodes. Et tu me refiles la clé.

— C’est la fille du maire, objecta le second chasseur. Les maires peuvent se fâcher tout rouges quand il s’agit de leurs filles.

— Alors il fera ce qu’on lui dira, d’accord ?

— Tu vas pas écraser ce rat un bon coup ?

— Quoi ? Un combattant comme ça ? Tu rigoles ? C’est des idées pareilles qui te feront rester assistant toute ta vie. J’en ai une bien meilleure. Combien y en a dans la cage spéciale ? »

Maurice vit le second chasseur aller examiner une des autres cages du mur d’en face.

« N’en reste plus que deux. Ils ont mangé les quatre autres, signala-t-il. Reste plus que la peau. Nettoyée net.

— Ah, comme ça ils doivent péter le feu des dieux. Ben, on va voir ce qu’ils vont lui faire, hein ? »

Maurice entendit une petite porte grillagée s’ouvrir et se refermer.

Pur-Porc voyait rouge. Il ne voyait rien d’autre. Il était en colère depuis des mois, tout au fond de lui, en colère contre les humains, en colère contre les poisons et les pièges, en colère contre les jeunes rats qui ne respectaient plus rien, en colère contre le monde qui changeait si vite, en colère contre lui-même qui vieillissait… Et maintenant les odeurs de la terreur, de la faim et de la violence opéraient la jonction avec la colère qui venait dans l’autre sens, elles se mêlaient et submergeaient Pur-Porc comme un grand fleuve enragé. Il était un rat acculé. Mais un rat acculé capable de réfléchir. Il avait toujours été un combattant vicieux, bien avant que lui vienne cette faculté de penser, et il restait encore très fort. Deux jeunes quiquis matamores et empotés, sans stratégie ni expérience du combat de cave primaire, sans jeu de pattes recherché ni réflexion, ne faisaient tout bonnement pas le poids. Une cabriole, un retournement et deux morsures suffirent…

Les rats encagés de l’autre côté du local reculèrent d’un bond du grillage. Même eux sentaient la fureur de Pur-Porc.

« En voilà un petit malin, dit le premier chasseur d’un ton admiratif quand tout fut terminé. J’ai un emploi pour toi, mon gars.

— Pas la fosse ? fit le second chasseur.

— Si, la fosse.

— Ce soir ?

— Ouais, parce qu’Arthur le Gandin a parié que son Jacko tuerait cent rats en moins d’un quart d’heure.

— Moi aussi, je veux bien le parier. Jacko est un bon terrier. Il s’en est fait quatre-vingt-dix y a quelques mois et Arthur le Gandin l’a préparé. Devrait y avoir du spectacle.

— Tu parierais que Jacko va y arriver, c’est ça ? dit le premier chasseur.

— Sûr. Comme tout le monde.

— Même avec notre petit ami, là, parmi les rats ? Plein de hargne, de rogne et de grogne ?

— Ben, euh…

— Ouais, d’accord. » Le premier chasseur eut un grand sourire.

« Laisser ces gamins ici, tout de même, ça ne me plaît pas de leur infliger ça. Pas à eux.

— « Eux autres », pas « eux ». Fais bien les choses. Combien de fois je te l’ai dit ? Règle 27 de la Guilde : avoir l’air bête. Les gens se méfient des chasseurs de rats qui parlent trop correctement.

— Pardon.

— Cause mal, sois malin. C’est comme ça qu’il faut s’y prendre.

— Pardon, j’ai oublié.

— T’as tendance à faire l’inverse.

— Pardon. Eux autres. C’est cruel de ligoter les gens. C’est des gamins, après tout.

— Et alors ?

— Alors ce serait plus facile de les emmener, eux autres, par le tunnel jusqu’à la rivière, de leur taper sur la tête à eux autres et de les balancer eux autres à l’eau. Eux autres seront à des kilomètres d’ici en aval avant qu’on les repêche, et sans doute difficiles à reconnaître avant que les poissons en aient fini avec eux autres. »

Maurice entendit une pause dans la conversation.

Puis le premier chasseur déclara : « Je te savais pas aussi bon cœur, Bill.

— C’est vrai, et puis… pardon, et pis j’ai une idée pour nous débarrasser aussi de ce joueur de flûte…»

La voix suivante venait de partout. On aurait dit une rafale de vent et, au cœur de la rafale, la plainte de quelque chose au supplice. L’air ambiant en était saturé.

Non ! Le joueur de flûte peut nous être utile !

« Non, le joueur de flûte peut nous être utile, dit le premier chasseur de rats.

— Tout juste, reconnut le second. Je pensais la même chose. Euh… comment le joueur de flûte peut nous être utile ? »

Une fois de plus, Maurice entendit des mots dans sa tête, comme du vent soufflant dans une caverne.

N’est-ce pas évident ?

« N’est-ce pas évident ? dit le premier chasseur.

— Ouais, évident, marmonna le second. C’est évidemment évident. Euh…»

Maurice regarda les chasseurs ouvrir plusieurs cages, empoigner des rats et les laisser tomber dans un sac. Il vit Pur-Porc déversé lui aussi dans un sac. Puis les chasseurs s’en allèrent en traînant les deux jeunes humains à leur suite, et Maurice se demanda : où, dans ce dédale de caves, trouver un trou à la taille d’un Maurice ?

Les chats ne voient pas dans le noir. Ils voient sous un très faible éclairage. Un tout petit clair de lune filtrait dans l’espace derrière lui. Il passait par un orifice minuscule dans le plafond, à peine assez gros pour une souris et sûrement pas pour un Maurice, même s’il parvenait à l’atteindre.

Il éclairait une autre cave. Visiblement, les chasseurs de rats s’en servaient aussi ; quelques barils s’entassaient dans un angle ainsi que des tas de cages à rats délabrées. Maurice rôda ici et là, en quête d’une autre sortie. Il y avait des portes, mais munies de poignées, et même son cerveau puissant n’arrivait pas à percer le mystère des boutons de porte. Une autre grille de conduit s’ouvrait tout de même dans un mur. Il se glissa entre les barreaux.

Encore une cave. Avec encore des caisses et des sacs. Mais au moins il y faisait sec.

Une voix dans son dos lança : T’es quoi, toi ?

Il se retourna d’un bloc. Tout ce qu’il distingua, ce fut des caisses et des sacs. Les lieux empestaient le rat, retentissaient de bruissements continuels, parfois d’un faible couinement, mais c’était un petit coin de paradis à côté de l’enfer du local des cages.

La voix venait de derrière lui, non ? Il l’avait forcément entendue, pas vrai ? Parce qu’il avait l’impression de n’avoir qu’un souvenir de voix, comme si les mots lui étaient arrivés dans la tête sans se soucier de passer par ses oreilles déchiquetées. Le même phénomène s’était produit avec les chasseurs de rats. Ils avaient parlé comme s’ils avaient entendu une voix et cru qu’il s’agissait de leurs propres pensées. La voix ne s’était pas réellement fait entendre, si ?

Je ne te vois pas, fit le souvenir, je ne sais pas ce que tu es.

Ce n’était pas une bonne voix pour un souvenir. Elle n’était que sifflements et s’enfonçait dans le cerveau comme un couteau.

Approche-toi.

Les pattes de Maurice se convulsèrent. Ses muscles commencèrent à le propulser en avant. Il sortit ses griffes et se maîtrisa. Quelqu’un se cachait au milieu des caisses, se dit-il. Et ce ne serait sans doute pas une bonne idée de répondre. Un chat parlant avait de quoi troubler l’esprit. Il ne fallait pas espérer que tout le monde soit aussi cinglé que la conteuse d’histoires.

Plus près.

La voix avait l’air de l’attirer. Il allait devoir dire quelque chose.

« Je suis bien où je suis, merci », dit Maurice.

Alors veux-tu partager notre douleur ?

Le dernier mot faisait mal. Mais pas trop, ce qui était surprenant. La voix était sèche, puissante, dramatique, comme si son propriétaire tenait à voir Maurice se rouler par terre de souffrance. Mais il n’éprouva qu’un très bref mal de crâne.

Quand la voix revint, elle était extrêmement méfiante.

Quelle espèce de créature es-tu ? Ton esprit est anormal.

« Je préfère fabuleux, dit Maurice. Et qui tu es donc pour me poser des questions dans le noir ? »

Tout ce qu’il sentait, c’était une odeur de rat. Il perçut un très léger bruit un peu plus loin sur sa gauche et distingua vaguement la silhouette d’un très gros rat qui venait silencieusement vers lui.

Un autre bruit le fit se retourner. Un deuxième rat venait de cette direction aussi. Il le devina tout juste dans la pénombre.

Un bruissement devant lui suggéra qu’il y avait encore un rat de ce côté-là, qui s’approchait en catimini dans les ténèbres.

Voilà mes yeux… Quoi ? Chat ! Chat ! A mort !

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