Chapitre 11


Le roi des rats rageait.

Les rats présents s’étreignirent la tête, Pêches poussa un cri strident, trébucha en arrière, et sa dernière allumette enflammée s’échappa de ses pattes.

Mais quelque chose en Maurice survécut à ce rugissement, à cette tempête mentale. Une toute petite parcelle se cacha derrière un neurone et resta tapie tandis que le reste du chat se faisait balayer. Des pensées se détachèrent et disparurent dans la bourrasque. Plus question de parler, plus question de s’interroger, plus question de voir le monde comme extérieur à soi… Des couches de son esprit s’envolaient tandis que le souffle le dépouillait de la conscience de son être pour ne laisser qu’un cerveau de chat. Un chat malin mais tout de même… seulement un chat.

Rien qu’un chat. Retour direct à la forêt, à la caverne, au croc et à la griffe…

Seulement un chat.

Et on peut toujours faire confiance à un chat pour être un chat.

L’animal battit des paupières. Il était indécis et en colère. Ses oreilles s’aplatirent. Ses yeux lancèrent des éclairs verts.

Il ne savait pas réfléchir. Il ne réfléchissait pas. C’était l’instinct qui le poussait désormais, qui agissait directement dans le sang en ébullition.

C’était un chat qui avait devant lui une bestiole gesticulante et couinante, et que font les chats dans ces cas-là ? Ils bondissent…

Le roi des rats se défendit. Des dents claquèrent vers l’agresseur empêtré au milieu des rats déchaînés et le chat roula par terre en miaulant. D’autres rats arrivèrent en masse, des rats capables de tuer un chien… mais en la circonstance, l’espace de quelques secondes, ce chat-là aurait occis un loup.

Il ne remarqua pas la flamme grésillante lorsque l’allumette de Pêches mit le feu à la paille. Il ignora les autres rats qui rompaient les rangs pour prendre la fuite. Il ne prêta aucune attention à la fumée de plus en plus épaisse.

Ce qu’il voulait, c’était tuer.

Un torrent d’eaux noires au fond de lui était endigué depuis des mois. Il était resté trop longtemps impotent et fulminant pendant que de petites bestioles couinantes lui couraient sous le museau. Bondir, mordre et tuer lui manquaient. Agir en vrai chat lui manquait. Le fauve était maintenant lâché, et il coulait dans ses veines de telles doses d’agressivité, de rancœur et de malveillance que des étincelles lui jaillissaient des griffes.

Et tandis que le chat roulait, se débattait et mordait, une toute petite voix au fin fond de son cerveau réduit, tapie le plus loin possible, l’ultime parcelle en lui qui était encore Maurice et non un dément assoiffé de sang, disait : « Maintenant ! Mords ici ! »

Des dents et des griffes se refermèrent sur un amas de huit queues nouées et les mirent en pièces.

La toute petite étincelle qui avait jadis été le moi de Maurice entendit une pensée passer en flèche :

Noooo…ooo…oo…on…

Puis elle se volatilisa, et la cave fut pleine de rats, uniquement de rats, rien que des rats qui se bagarraient pour s’écarter du chemin d’un chat furieux, crachant, grondant et sanguinaire qui se mettait à jour de sa condition de chat. Il griffait, mordait, éventrait, bondissait et se retournait pour voir un petit rat blanc qui n’avait pas bougé de tout le combat. Il abattit ses griffes…

Pistou hurla.

« Maurice ! »



La porte trembla et trembla encore lorsque la chaussure de Keith percuta la serrure pour la seconde fois. Au troisième coup, le bois se fendit puis éclata.

Un mur de feu se dressait à l’autre bout de la cave. Les flammes, sombres et malfaisantes, étaient autant de la fumée épaisse que du feu. Les rats du clan entraient par la grille et se répandaient de part et d’autre, les yeux fixés sur les flammes.

« Oh non ! Viens, il y a des seaux à côté ! dit Keith.

— Mais… fit Malicia.

— C’est à nous de le faire ! Vite ! C’est un travail d’humains ! »

Les flammes sifflaient et pétillaient. Partout, en feu ou gisant par terre au-delà des flammes, on apercevait des rats morts. Parfois même seulement des bouts de rats morts.

« Qu’est-ce qui s’est passé ici ? demanda Noir-mat.

— Ça m’a l’air d’une guerre, patron, répondit Sardines en flairant les cadavres.

— On peut contourner ?

— Trop chaud, patron. Pardon, mais on… C’est Pêches, non ? »

Affalée près des flammes, elle marmonnait toute seule, couverte de saleté. Noir-mat s’accroupit. Pêches ouvrit des yeux troubles.

« Tu vas bien, Pêches ? Qu’est-ce qui est arrivé à Pistou ? »

Sardines tapota sans rien dire l’épaule de Noir-mat et tendit la patte.

Traversant le feu, une ombre…

Elle avançait lentement à pas feutrés entre des rideaux de flammes. L’espace d’un instant, elle parut immense dans l’air vibrant, comme un monstre émergeant d’une caverne, puis elle devint… seulement un chat. De la fumée s’échappait de son pelage. Ce qui ne fumait pas était encroûté de boue. Un œil était fermé. Le chat laissait une traînée de sang et, à chaque pas, il s’affaissait légèrement.

Il serrait un petit tas de poils blancs dans sa gueule. Il grondait sans arrêt tout bas.

« C’est Maurice ? fit Sardines.

— C’est Pistou qu’il tient ! s’écria Noir-mat. Arrête ce chat ! » Mais Maurice s’était arrêté tout seul. Il se tourna, se coucha, les pattes étendues devant lui, et regarda les rats, l’œil vitreux.

Puis il déposa délicatement le paquet de poils par terre. Il le poussa une ou deux fois pour voir s’il allait bouger. Il battit lentement des paupières en constatant qu’il restait inerte. Il parut déconcerté, comme au ralenti. Il ouvrit la gueule pour bâiller, et de la fumée en sortit. Alors il posa la tête par terre et mourut.



Le monde paraissait à Maurice éclairé par la lumière fantomatique qui précède l’aube, quand il fait juste assez clair pour distinguer les formes mais pas assez pour reconnaître les couleurs.

Il s’assit et procéda à sa toilette. Des rats et des humains couraient de tous côtés très, très lentement. Ils ne l’inquiétaient pas beaucoup. Il ignorait ce qu’ils s’imaginaient faire, mais ils le faisaient. D’autres cavalaient çà et là sans un bruit, tels des fantômes, mais pas Maurice. Ce qui paraissait lui convenir parfaitement. Son œil ne lui faisait pas mal, sa peau n’était pas douloureuse ni ses pattes en lambeaux, ce qui marquait une nette amélioration par rapport à sa situation récente.

Maintenant qu’il y pensait, il n’était pas sûr des événements récents. Des événements très graves, manifestement. Une forme ressemblant à Maurice gisait près de lui, comme une ombre à trois dimensions. Il la regarda fixement puis se retourna en entendant un bruit dans ce monde fantomatique et silencieux.

Il vit bouger près du mur. Une petite silhouette marchait à grands pas vers le tas minuscule qui était Pistou. Elle avait la taille d’un rat, mais elle était beaucoup plus solide que les autres rongeurs et, à la différence de tous ceux qu’il avait connus jusque-là, elle portait une robe noire.

Un rat en habits, se dit-il. Mais celui-là ne sortait pas d’un volume de Monsieur Lapinou. Du capuchon de la robe pointait le museau osseux d’un crâne de rongeur. Et il portait une toute petite faux sur son épaule.

Les autres rats et les humains, qui allaient et venaient avec des seaux, ne lui prêtèrent aucune attention. Certains lui marchèrent carrément au travers. Le rat et Maurice avaient l’air dans un monde à part.

C’est le rat squelette, songea Maurice. C’est le Couineur. Il vient pour Pistou. Après tout ce que j’ai enduré ? Ça ne va pas se passer comme ça ! Il sauta en l’air et atterrit sur le rat squelette. La petite faux glissa par terre.

« D’accord, mon vieux, parle pour voir…» lui intima Maurice.

COUIII !

« Euh…» fit Maurice au moment où il prenait conscience avec horreur de ce qu’il venait de faire.

Une main le saisit par la peau du cou, le souleva de plus en plus haut puis le fit pivoter. Maurice cessa aussitôt de se débattre.

Une autre silhouette le tenait, beaucoup plus grande, de taille humaine, mais vêtue d’une robe noire dans le même style que le rat, armée d’une faux nettement plus impressionnante, et elle aussi complètement dépourvue de chair côté figure. On ne voyait que de l’os.

« CESSE DE T’EN PRENDRE A MON ASSOCIE, MAURICE, dit la Mort.

— Ouim’sieur[5], monsieur la Mort ! Toutdesuitem’sieur ! répliqua aussitôt Maurice. Pasdeproblèmem’sieur !

— JE NE T’AVAIS PAS VU DEPUIS UN MOMENT, MAURICE.

— Non, monsieur, dit Maurice qui se détendit légèrement. Fait très attention, monsieur. Regardé des deux côtés en traversant la rue et tout, monsieur.

— ET IL T’EN RESTE COMBIEN MAINTENANT ?

— Six, monsieur. Six. Absolument. Six vies, monsieur, absolument. »

La Mort parut surpris. « MAIS UNE CHARRETTE T’A ECRASE PAS PLUS TARD QUE LE MOIS DERNIER, NON ?

— Ça, monsieur ? M’a à peine effleuré. M’en suis sorti sans une égratignure, monsieur.

— EXACTEMENT !

— Oh.

— CE QUI FAIT CINQ VIES, MAURICE. JUSQU’A TON AVENTURE D’AUJOURD’HUI. TU AS DEMARRE AVEC NEUF.

— C’est juste, monsieur. C’est juste. » Maurice déglutit. Oh, bah, autant essayer. « Disons qu’il m’en reste trois, d’accord ?

— TROIS ? JE N’ALLAIS T’EN PRENDRE QU’UNE. TU NE PEUX PAS PERDRE PLUS D’UNE VIE A LA FOIS, MEME SI TU ES UN CHAT. ÇA T’EN LAISSE QUATRE, MAURICE.

— Et moi je vous demande d’en prendre deux, dit Maurice d’un ton pressant. Deux de mes vies et on est quittes ? »

La Mort et Maurice baissèrent les yeux sur le contour flou, indistinct, de Pistou. D’autres se tenaient à présent autour de lui et le soulevaient.

« TU ES SUR ? dit la Mort. APRES TOUT, C’EST UN RAT.

— Ouim’sieur. C’est là que tout se complique, monsieur.

— TU NE PEUX PAS EXPLIQUER ?

— Voilà. Je ne sais pas pourquoi, monsieur. Tout est un peu bizarre ces temps-ci, monsieur.

— CETTE ATTITUDE NE RESSEMBLE PAS A UN CHAT COMME TOI, MAURICE. JE SUIS ETONNE.

— Je suis plutôt secoué moi-même, monsieur. J’espère seulement que personne ne s’en rendra compte, monsieur. »

La Mort reposa Maurice près de son cadavre.

« TU NE ME LAISSES GUERE LE CHOIX. LA SOMME EST CORRECTE, MEME SI JE TROUVE ÇA ETONNANT. NOUS SOMMES VENUS POUR DEUX MORTS ET NOUS EN EMPORTONS DEUX… LE COMPTE Y EST.

— Je peux poser une question, monsieur ? dit Maurice alors que la Mort se retournait pour partir.

— TU RISQUES DE NE PAS OBTENIR DE REPONSE.

— J’imagine qu’il n’existe pas de Grand Chat céleste, hein ?

— TU ME SURPRENDS, MAURICE. ÉVIDEMMENT, IL N’EXISTE PAS DE DIEUX CHATS. ÇA RESSEMBLERAIT TROP AU… BOULOT. »

Maurice hocha la tête. Un des avantages, quand on est chat, en dehors des vies en supplément, c’est que la théologie reste beaucoup plus simple. « Je ne me souviendrai pas de tout ça, hein, monsieur ? dit-il. Ce serait trop embarrassant.

— BIEN ENTENDU, MAURICE…

— Maurice ? »

Le monde retrouva ses couleurs, et Keith caressait Maurice. Le chat ressentait des élancements et des douleurs partout. Comment un pelage pouvait-il faire mal ? Ses pattes lui hurlaient leur souffrance, il croyait avoir un morceau de glace à la place d’un œil et ses poumons étaient en feu.

« On te croyait mort ! dit Keith. Malicia allait t’enterrer au fond de son jardin ! Elle a déjà un voile noir, elle a dit.

— Quoi ? Dans son sac d’aventure ?

— Certainement, fit Malicia. Supposez qu’on se retrouve en radeau sur une rivière pleine de poissons mangeurs…

— Ouais, d’accord, merci », grogna Maurice. L’atmosphère empestait le bois brûlé et la vapeur sale.

« Tu vas bien ? demanda Keith qui avait toujours l’air inquiet. Tu es un chat noir porte-bonheur maintenant !

— Ha ha, oui, ha ha », fit Maurice d’un air lugubre. Il se releva péniblement d’une poussée. « Le petit rat va bien ? demanda-t-il en s’efforçant de regarder autour de lui.

— Il était sans connaissance tout comme toi mais, quand ils ont voulu le déplacer, il a toussé un tas de saletés. Il n’est pas en forme mais il va mieux.

— Tout est bien qui finit… commença Maurice qui grimaça. J’ai du mal à tourner la tête.

— Tu es couvert de morsures de rat, voilà pourquoi.

— À quoi ressemble ma queue ?

— Oh, ça va. Elle est presque toute là.

— Oh, parfait. Tout est bien qui finit bien, alors. L’aventure est terminée, il ne reste plus qu’à servir le goûter et les petits gâteaux, comme dit la fille.

— Non, objecta Keith. Il reste le joueur de flûte.

— Ils ne peuvent pas lui donner une piastre pour le dérangement et lui demander de s’en aller ?

— Pas au joueur de flûte. On ne demande pas des trucs pareils au joueur de flûte.

— Un méchant, hein ?

— Je ne sais pas. On dirait. Mais j’ai un plan. » Maurice grogna. « Toi, tu as un plan ? fit-il. Tu l’as trouvé tout seul ?

— Noir-mat, Malicia et moi.

— Expliquez-moi votre plan sensationnel, soupira Maurice.

— On va garder les quiquis en cage et aucun rat ne sortira pour suivre le joueur de flûte. Comme ça, il aura l’air bête, non ? dit Malicia.

— C’est tout ? C’est ça votre plan ?

— Tu ne crois pas que ça va marcher ? s’étonna Keith. D’après Malicia, il sera tellement gêné qu’il partira.

— Vous ne connaissez rien aux gens, hein ? soupira Maurice.

— Quoi ? J’en fais partie ! protesta Malicia.

— Et alors ? Les chats, eux, s’y connaissent en gens. Bien obligés. Personne d’autre ne peut ouvrir les placards. Écoutez, même le roi des rats avait un meilleur plan que ça. Un bon plan, ce n’est pas un plan où il y a un gagnant, c’est un plan où personne ne croit avoir perdu. Compris ? Voici ce que vous devez faire… Non, ça ne marcherait pas, il nous faudrait beaucoup d’ouate…»

Malicia ramena d’une secousse son sac devant elle d’un air triomphant. « En fait, avoua-t-elle, je m’étais dit que si jamais je me retrouvais prisonnière dans un calmar mécanique géant sous-marin et que j’avais besoin de boucher…

— Tu vas nous annoncer que tu as beaucoup d’ouate, c’est ça ? la coupa le chat tout net.

— Oui.

— J’étais bête de m’inquiéter, hein ? »



Noir-mat planta son épée dans la boue. Les rats importants se regroupèrent autour de lui, mais ils avaient changé. Parmi les rats âgés se trouvaient des jeunes, chacun portant une marque rouge au front, et ils se pressaient vers le premier rang.

Tous jacassaient. Noir-mat avait flairé une odeur de soulagement après que le rat squelette était passé sans leur accorder un regard…

« Silence ! » hurla-t-il.

Son ordre fit l’effet d’un gong. Tous les yeux rouges se tournèrent vers lui. Il se sentait fatigué, il ne respirait pas bien, et il était maculé de suie et de sang. Tout le sang n’était pas le sien.

« Ce n’est pas terminé, dit-il.

— Mais on vient de…

— Ce n’est pas terminé ! » Noir-mat fit du regard le tour du cercle. « On n’a pas eu tous les gros rats, les vrais combattants, haleta-t-il. Saumure, prends vingt rats et retourne aider les gardes des nids. Grosses-Remises et les vieilles femelles sont revenues et mettront en pièces le moindre agresseur, mais je veux être sûr. »

L’espace d’un instant, Saumure fixa Noir-mat d’un œil mauvais. « Je ne vois pas pourquoi tu…

— Exécution ! »

Saumure se fit aussitôt tout petit, adressa des signes aux rats derrière lui et détala.

Noir-mat passa les autres en revue. Sous son regard, certains se penchèrent en arrière comme s’il s’agissait d’une flamme. « On va former des équipes, dit-il. Tous ceux du clan qui ne seront pas de garde rejoindront une équipe. Au moins un rat dépiégeur par groupe ! Emmenez du feu ! Et certains jeunes rats feront les messagers, comme ça vous resterez en contact ! Ne vous approchez pas des cages, les pauvres bêtes peuvent attendre ! Mais vous allez explorer tous les tunnels, toutes les caves, tous les trous et tous les recoins ! Et si vous tombez sur un rat bizarre et qu’il se fait tout petit, faites-le prisonnier ! Mais s’il veut se battre – et les gros voudront se battre parce qu’ils ne savent rien faire d’autre – tuez-le ! Brûlez-le ou mordez-le ! Mais supprimez-le ! Vous m’entendez ? »

Un murmure d’assentiment lui répondit. « Je vous demande si vous m’entendez ? » Cette fois, il eut droit à un rugissement. « Bien ! Et on ne s’arrêtera pas tant que ces tunnels ne seront pas sûrs d’un bout à l’autre ! Et ensuite on recommencera ! Jusqu’à ce qu’ils soient à nous ! Parce que…» Noir-mat empoigna son épée mais s’appuya un instant dessus afin de reprendre son souffle, et, quand il se remit à parler, c’était presque un chuchotement. «… Parce qu’on est au cœur du Bois noir désormais, qu’on a trouvé le Bois noir dans nos cœurs et que… cette nuit… on… sème la terreur ! » Il prit une autre inspiration et seuls les rats les plus proches de lui entendirent la suite : « Et qu’on n’a nulle part ailleurs où aller. »



C’était l’aube. Le sergent Dickdarm, qui représentait la moitié du guet municipal officiel (et la moitié la plus forte), se réveilla avec un grognement dans le tout petit bureau près des portes principales.

Il s’habilla, les jambes un peu flageolantes, puis se débarbouilla au-dessus de l’évier en pierre en s’examinant dans le bout de miroir accroché au mur.

Il s’interrompit. Il entendait un couinement faible mais désespéré. Puis la petite grille du trou d’écoulement fut repoussée de côté et un rat jaillit. Un gros rat gris qui lui courut sur le bras avant de sauter par terre.

La figure dégoulinante d’eau, le sergent Dickdarm, les yeux larmoyants, fixa avec étonnement trois rats plus petits qui fusèrent du tuyau et se lancèrent aux trousses du premier. Le gros rat se retourna pour se battre au milieu du bureau, mais les trois petits le percutèrent en même temps de trois côtés à la fois. Ça ne ressemblait pas à un combat. Ça ressemblait, se dit le sergent, davantage à une mise à mort…

Il y avait un ancien trou à rat dans le mur. Deux petits rats saisirent la queue du cadavre qu’ils remorquèrent dans le trou où ils disparurent. Mais le troisième s’arrêta au bord, se retourna et se dressa sur ses pattes postérieures.

Le sergent eut l’impression que le rongeur le regardait. Il n’avait pas l’air d’un animal qui observe un humain pour voir s’il est dangereux. Il n’avait pas l’air apeuré, seulement curieux. Il portait comme une tache rouge au front.

Le rat salua le sergent. C’était bel et bien un salut, même s’il ne dura qu’une seconde. Puis il n’y eut plus de rat.

Le sergent fixa un moment le trou alors que l’eau continuait de lui goutter du menton.

Et il entendit le chant. Il montait du trou d’évacuation de l’évier avec beaucoup d’écho, comme s’il arrivait de très, très loin. Une voix chantait et d’autres lui répondaient en chœur :


« On mord les chiens, on course les chats…

… y a pas d’piège qu’arrête les rats !

On n’a pas d’puces, on n’a pas d’rage…

… on boit l’poison, on prend l’fromage !

Emmerdez-nous et vous verrez…

… on met l’poison dans vot’café !

On est bien là et on s’y plaît…

… et on n’en partira jamais ! »


Le chant s’estompa. Le sergent Dickdarm battit des paupières et regarda la bouteille de bière qu’il avait bue la veille au soir. On se sentait seul pendant les services de nuit. Bad Igoince n’avait pas à craindre d’invasion, après tout. Il n’y avait rien à voler.

Mais ce serait sans doute une bonne idée de ne parler de cet incident à personne. Ça ne s’était sans doute pas produit. C’était sans doute une mauvaise bouteille de bière…

La porte du poste s’ouvrit, et le caporal Kautabak entra.

« Bonjour, sergent, lança-t-il. C’est le… Qu’est-ce que t’as ?

— Rien, caporal ! répliqua aussitôt Dickdarm en s’essuyant la figure. J’ai absolument rien vu de bizarre. Pourquoi tu restes planté là ? C’est l’heure d’ouvrir les portes, caporal ! »

Les deux agents sortirent, ouvrirent les portes du village, et le soleil entra à flots.

Il apportait avec lui une ombre interminable.

Oh là là, se dit le sergent Dickdarm. La journée s’annonce vraiment mal…

L’homme à cheval passa devant eux sans un regard et s’engagea sur la place du village. Les gardes se précipitèrent à sa suite. Nul n’est censé ignorer des gens en armes.

« Halte, quelles affaires vous amènent ici ? » demanda le caporal Kautabak qui devait courir en crabe pour se tenir à hauteur du cheval. Le cavalier était vêtu en noir et blanc comme une pie.

Il ne répondit pas mais sourit légèrement tout seul.

« D’accord, peut-être qu’aucune affaire vous amène ici, mais ça vous coûte rien de dire qui vous êtes, hein ? » poursuivit le caporal Kautabak qui ne tenait pas à s’attirer des ennuis. Le cavalier baissa les yeux sur le représentant de l’ordre puis regarda de nouveau fixement devant lui.

Le sergent Dickdarm aperçut un petit chariot couvert qui passait les portes, tiré par un âne accompagné d’un vieil homme. Il était sergent, se dit-il, ce qui signifiait qu’il touchait une meilleure solde que le caporal, ce qui signifiait que ses pensées avaient plus de valeur. Entre autres la suivante : ils n’étaient pas obligés de contrôler tous ceux qui passaient les portes, hein ? Surtout s’ils étaient occupés. Ils devaient choisir des gens au hasard. Et tant qu’à choisir des gens au hasard, ce serait une bonne idée de choisir au hasard un petit vieux à l’air assez petit et assez vieux pour avoir peur d’un uniforme un peu crasseux et d’une cotte de mailles rouillée.

« Halte !

— Hé-là, hé-là ! Ça ne va pas ? dit le vieux. Attention à l’âne, il peut mordre méchamment quand on l’énerve. Je m’en fiche, notez bien.

— Est-ce que vous traiteriez la loi par-dessous la jambe ? demanda le sergent Dickdarm.

— Ben, je la lève moins bien qu’avant, m’sieur. Si vous avez à redire, adressez-vous à mon patron. C’est lui sur le cheval. Le grand cheval. »

L’étranger en noir et blanc avait mis pied à terre près de la fontaine au centre de la place et il ouvrait ses sacoches de selle.

« Je vais aller lui causer, c’est ça », dit le sergent.

Le temps qu’il rejoigne l’étranger en marchant aussi lentement qu’il pouvait se le permettre, l’homme avait calé un petit miroir contre la fontaine et se rasait. Le caporal Kautabak le regardait. L’inconnu lui avait donné son cheval à tenir.

« Pourquoi tu l’as pas arrêté ? souffla le sergent au caporal.

— Quoi ? Pour rasage illégal ? Tiens, sergent, t’as qu’à le faire, toi. »

Le sergent Dickdarm s’éclaircit la gorge. Quelques lève-tôt du village l’observaient déjà. « Euh… dites, écoutez, l’ami, je suis sûr que vous voulez pas…» commença-t-il.

L’homme se redressa et posa sur les gardes un regard qui les fit reculer d’un pas. Il tendit le bras et dénoua la lanière qui retenait un épais rouleau de cuir derrière la selle.

Le paquet se déroula. Le caporal Kautabak siffla. Sur toute la longueur du cuir, maintenues par des sangles, s’alignaient des dizaines de flûtes. Elles étincelaient au soleil levant.

« Oh, vous êtes le joueur…» dit le sergent, mais l’homme revint à son miroir et demanda, comme s’il s’adressait à son reflet :

« Où est-ce qu’on peut avoir un petit-déjeuner par ici ?

— Oh, si c’est un petit-déjeuner que vous voulez, madame Lapousse, au Chou bleu, va vous…

— Des saucisses, dit le joueur de flûte sans cesser de se raser. Grillées d’un côté. Trois. Ici. Dix minutes. Où est le maire ?

— Si vous prenez cette rue puis la première à gauche…

— Allez le chercher.

— Dites, vous pouvez pas…» commença le sergent, mais le caporal Kautabak lui saisit le bras et le tira à l’écart.

« C’est le joueur de flûte ! souffla-t-il. On cherche pas des noises au joueur de flûte ! T’as pas entendu parler de lui ? S’il joue la bonne note sur ses flûtes, t’as les jambes qui tombent !

— Quoi ? Comme avec la peste ?

— Il paraît qu’à Porcsalenz le conseil l’a pas payé, qu’il a joué de sa flûte spéciale, qu’il a entraîné tous les gamins dans les montagnes et qu’on les a jamais revus !

— Parfait. Tu crois qu’il va le faire chez nous ? On serait beaucoup plus tranquilles.

— Hah ! T’as jamais entendu parler de ce village en Klatch ? Les habitants l’ont engagé pour qu’il les débarrasse d’une invasion de mimes, et, comme ils l’ont pas payé, il a fait danser les agents du guet jusque dans la rivière où ils se sont noyés !

— Non ! C’est vrai ? Quel démon ! fit le sergent Dickdarm.

— Trois cents piastres il fait payer, tu savais ça ?

— Trois cents piastres !

— C’est pour ça que personne a envie de le payer, dit le caporal Kautabak.

— Attends, attends… comment on peut avoir une invasion de mimes ?

— Oh, c’était horrible, il paraît. Plus personne osait sortir dans la rue.

— Tu veux dire toutes les figures blanches, les gars qui marchent sans bruit…

— Exactement. Horrible. En tout cas, quand je me suis réveillé, y avait un rat qui dansait sur ma table de toilette. Tacatac, tacatac, tac.

— Bizarre, ça, dit le sergent Dickdarm en jetant à son caporal un drôle de regard.

— Et il fredonnait. L’Enfant de la balle. C’est pire que « bizarre », ça, je trouve !

— Non, c’est bizarre que t’aies une table de toilette, je veux dire. T’es même pas marié.

— Arrête de faire l’andouille, sergent.

— T’as un miroir dessus ?

— Allons, sergent. Tu t’occupes des saucisses, sergent, moi je m’occupe du maire.

— Non, Kautabak. Toi, tu t’occupes des saucisses, et moi je m’occupe du maire, parce que le maire est gratuit et que madame Lapousse voudra se faire payer. »

Le maire était déjà debout quand le sergent arriva, et il allait et venait dans la maison, l’air soucieux.

Il parut encore plus soucieux à la vue du sergent. « Qu’est-ce qu’elle a fait cette fois ? demanda-t-il.

— Monsieur ? » fit le représentant de l’ordre. Le ton de son « monsieur » signifiait « de quoi vous parlez ? ».

« Malicia n’est pas rentrée de la nuit, répondit le maire.

— Vous pensez que quelque chose a pu lui arriver, monsieur ?

— Non, je pense qu’elle a pu arriver à quelqu’un, mon vieux ! Vous vous rappelez le mois dernier ? Quand elle a retrouvé le mystérieux cavalier sans tête ?

— Ben, vous devez reconnaître que c’était un cavalier, monsieur.

— C’est vrai. Mais c’était aussi un petit bonhomme avec un très haut col. Et c’était le percepteur en chef de Mintz. Je reçois encore des lettres officielles pour cette histoire ! Les percepteurs, en principe, n’aiment pas que de jeunes filles leur tombent dessus du haut des arbres ! Puis, en septembre, il y a eu l’affaire du… du…

— Le mystère du moulin du contrebandier, monsieur, dit le sergent en roulant des yeux.

— Qui se réduisait à monsieur Vogel, le secrétaire de mairie, et à madame Schuman, la femme du cordonnier, qui se trouvaient là uniquement à cause de leur goût commun pour l’étude des mœurs du chat-huant…

— … et monsieur Vogel n’avait plus son pantalon parce qu’il l’avait déchiré sur un clou… ajouta le sergent sans regarder le maire.

— … que madame Schuman lui raccommodait fort aimablement, dit le maire.

— Au clair de lune.

— Il se trouve qu’elle a une très bonne vue ! répliqua sèchement le maire. Et elle ne méritait pas d’être attachée et bâillonnée avec monsieur Vogel, qui a pris drôlement froid dans l’histoire ! J’ai reçu des plaintes de sa part à lui et de sa part à elle, ainsi que de madame Vogel et de monsieur Schuman, puis de monsieur Vogel après que monsieur Schuman est passé chez lui et l’a cogné avec une forme, et ensuite de madame Schuman après que madame Vogel l’a traitée de…

— Une forme de quoi, monsieur ?

— Comment ?

— L’a cogné avec une forme de quoi ?

— Une forme, mon vieux ! Une espèce de pied en bois dont se servent les cordonniers quand ils font des chaussures ! Les dieux seuls savent ce que fait Malicia, cette fois !

— J’imagine que vous le découvrirez quand on entendra du boucan, monsieur.

— Et qu’est-ce que vous me vouliez, sergent ?

— Le joueur de flûte est arrivé, monsieur. »

Le maire pâlit. « Déjà ? fit-il.

— Ouim’sieur. Il se rase à la fontaine.

— Où est ma chaîne officielle ? Ma robe officielle ? Mon chapeau officiel ? Vite, mon vieux, aidez-moi !

— Il m’a pas l’air de se raser très vite, monsieur, dit le sergent en suivant le maire hors de sa chambre au pas de course.

— À Klotz, le maire l’a fait attendre trop longtemps, alors il a joué de sa flûte et l’a changé en blaireau ! dit le maire en ouvrant un placard à la volée. Ah, les voilà… Aidez-moi à les passer, vous voulez ? »

Lorsqu’ils arrivèrent sur la place du village, hors d’haleine, le joueur de flûte était assis sur un banc, entouré à bonne distance d’un gros attroupement. Il examinait une demi-saucisse au bout d’une fourchette. Le caporal Kautabak se tenait debout près de lui comme un écolier qui vient de rendre une copie bâclée et attend qu’on lui annonce exactement à quel point elle est mauvaise.

« Et c’est ce qu’on appelle une… ? disait le joueur de flûte.

— Une saucisse, monsieur, marmonna le caporal Kautabak.

— C’est ce que vous prenez pour une saucisse chez vous, n’est-ce pas ? » Les badauds sursautèrent. Bad Igoince était très fier de ses saucisses porc-campagnol traditionnelles.

« Oui m’sieur, répondit le caporal Kautabak.

— Étonnant », fit le joueur de flûte. Il leva les yeux sur le maire. « Et vous êtes… ?

— Je suis le maire du village, et…»

Le joueur de flûte tendit la main en l’air puis hocha la tête vers le vieux assis dans son chariot, la figure fendue d’un grand sourire. « Mon agent va traiter avec vous », dit-il. Il rejeta la saucisse, posa les pieds sur l’autre bout du banc, se rabattit le chapeau sur les yeux et s’étendit.

Le maire devint cramoisi. Le sergent Dickdarm se pencha vers lui. « Souvenez-vous du blaireau, monsieur ! chuchota-t-il.

— Ah… oui…» Le maire, rassemblant le peu de dignité qui lui restait, se dirigea vers le chariot. « Le tarif pour débarrasser le village des rats est de trois cents piastres, je crois ? dit-il.

— Alors vous croyez mal, j’ai l’impression », dit le vieux. Il consulta un carnet sur ses genoux. « Voyons voir… Forfait visite à domicile… supplément parce qu’on est le jour de la Saint-Prodnitz… plus l’investissement flûtes… M’a l’air d’un village de moyenne importance, donc supplément là aussi… l’usure du chariot… frais de déplacement à soixante sous du kilomètre… dépenses diverses, contributions, charges…» Il releva les yeux. « Alors voilà, disons mille piastres, d’accord ?

— Mille piastres ! On n’a pas mille piastres ! C’est scandal…

— Blaireau, monsieur ! souffla le sergent Dickdarm.

— Vous ne pouvez pas payer ? demanda le vieux.

— On n’a pas cette somme ! On a dû dépenser beaucoup pour acheter des vivres !

— Vous n’avez pas d’argent du tout ?

— Pas autant, non ! »

Le vieux se gratta le menton. « Hmm, dit-il. Je vois où le bât blesse, parce que… voyons…» Il griffonna un moment dans son carnet puis redressa la tête. « Vous nous devez déjà quatre cent soixante-sept piastres et dix-neuf sous pour la visite à domicile, le déplacement et les frais divers.

— Quoi ? Il n’a même pas joué une seule note !

— Ah, mais il est prêt à le faire. Nous sommes venus jusque chez vous. Vous ne pouvez pas payer ? Alors on est dans un cul-sec, comme on dit. Il faut qu’il emmène quelque chose hors du village, vous voyez. Sinon la nouvelle va se répandre, plus personne ne lui témoignera de respect, et, quand on n’a pas de respect, qu’est-ce qu’on a ? Quand un joueur de flûte n’a pas de respect, il…

— … ne vaut rien, fit une voix. Je crois qu’il ne vaut rien. »

Le joueur de flûte souleva le bord de son chapeau.

L’attroupement s’écarta précipitamment devant Keith.

« Ouais ? lança le joueur de flûte.

— Je ne crois pas qu’il puisse attirer même un seul rat avec sa flûte, dit Keith. C’est un imposteur et une brute. Huh, je parie que je peux attirer davantage de rats que lui. »

Certains badauds entreprirent de s’éclipser en douce. Nul ne tenait à traîner dans les parages quand le joueur de flûte allait piquer sa colère.

L’homme balança les pieds par terre et remonta son chapeau sur son crâne. « Tu es un joueur de flûte, gamin ? » demanda-t-il d’une voix douce.

Keith releva le menton d’un air de défi. « Oui. Et ne m’appelez pas gamin… vieillard. »

L’homme eut un grand sourire. « Ah, dit-il, je savais bien que j’allais aimer ce patelin. Et tu sais faire danser les rats, hein, gamin ?

— Mieux que vous, joueur de flûtiau.

— Ça m’a l’air d’un défi.

— Le joueur de flûte n’accepte pas les défis des… commença le vieux dans le chariot, mais son patron le fit taire du geste.

— Tu sais, petit, dit l’homme, ce n’est pas la première fois qu’un gamin me provoque. Je marche dans la rue, j’entends crier : « Sortez votre piccolo, monsieur ! » et, quand je me retourne, je tombe toujours sur un gamin à l’air bête comme toi. Mais il ne sera pas dit que je suis un homme déloyal, gamin, alors, si tu veux bien t’excuser, tu partiras d’ici sur autant de jambes qu’à ton arrivée…

— Vous avez peur. » Malicia sortit de la foule.

Le joueur de flûte lui fit un sourire. « Ah ouais ?

— Oui, parce que tout le monde sait ce qui arrive dans ces cas-là. Je vais poser une question à ce gamin à l’air bête que je vois pour la première fois : Es-tu un orphelin ?

— Oui, répondit Keith.

— Tu ne sais rien du tout de tes origines ?

— Non.

— Aha ! dit Malicia. La preuve est faite ! On sait tous ce qui arrive quand un orphelin mystérieux apparaît et lance un défi à quelqu’un de grand et de puissant, pas vrai ? C’est comme le troisième et dernier fils d’un roi. Il ne peut pas faire autrement que gagner ! »

Elle jeta un regard de triomphe aux badauds. Mais les badauds paraissaient indécis. Ils n’avaient pas lu autant d’histoires que Malicia et s’attachaient davantage aux enseignements de la vie réelle, à savoir : quand un inconscient petit et vertueux s’en prend à un adversaire grand et méchant, il ne tarde pas à manger des pissenlits par la racine.

Pourtant une voix à l’arrière cria « Donnez sa chance au gamin à l’air bête ! Il sera moins cher, toujours bien ! » et une autre lança « Oui, c’est vrai », puis encore une : « Je suis d’accord avec les deux autres ! » Mais absolument personne ne parut remarquer que toutes ces voix venaient du niveau du sol ni qu’elles accompagnaient la progression autour de l’attroupement d’un chat miteux auquel manquaient la moitié de ses poils. On entendit à la place un murmure général, pas vraiment des mots, rien susceptible d’attirer des ennuis si le joueur de flûte décidait de prendre la mouche, mais un marmonnement signifiant, dans une certaine mesure, sans vouloir porter ombrage, en respectant le point de vue de chacun, à tout prendre et toutes choses étant égales par ailleurs, qu’on aimerait bien voir donner sa chance au gamin, si vous n’y voyez pas d’objection et sans vouloir vous offenser.

Le joueur de flûte haussa les épaules. « Très bien, dit-il. Ça fera un sujet de conversation. Et quand j’aurai gagné, on me donnera quoi ? »

Le maire toussa. « Est-ce que la main d’une fille en mariage c’est la coutume dans ces cas-là ? Elle a de très bonnes dents et ferait une bo… une épouse pour quiconque dispose d’une grande surface de mur dégagée…

— Père ! s’indigna Malicia.

— Plus tard, plus tard, bien sûr, dit le maire. Il est désagréable mais il est riche.

— Non, je prendrai seulement ce qu’on me doit, répliqua le joueur de flûte. D’une façon ou d’une autre.

— Et je vous dis qu’on n’en a pas les moyens !

— Et moi je vous dis d’une façon ou d’une autre. Et toi, gamin ?

— Votre flûte à rats, répondit Keith.

— Non. Elle est magique, gamin.

— Pourquoi vous avez peur de la parier, alors ? »

L’homme étrécit les yeux. « Bon, d’accord, dit-il.

— Et le village devra me laisser résoudre son problème de rats, dit Keith.

— Et combien tu vas nous prendre, toi ? demanda le maire.

— Trente pièces d’or ! Trente pièces d’or. Vas-y, dis-le ! cria une voix à l’arrière de la foule.

— Non, je ne vous coûterai rien, dit Keith.

— Imbécile ! » brailla la voix dans la foule. Les badauds regardèrent autour d’eux, intrigués.

« Rien du tout ? s’étonna le maire.

— Non, rien.

— Euh… la proposition de la main de la fille tient toujours si tu…

— Père !

— Non, ça n’arrive que dans les histoires, dit Keith. Et je ramènerai aussi une grande partie des vivres que les rats ont volés.

— Ils les ont mangés ! fit le maire. Comment tu vas t’y prendre ? Tu vas leur enfoncer les doigts dans le gosier ?

— J’ai dit que j’allais résoudre votre problème de rats, répéta Keith. D’accord, monsieur le maire ?

— Ma foi, si tu ne prends rien…

— Mais, d’abord, il va falloir que j’emprunte une flûte, poursuivit Keith.

— Tu n’en as pas ? demanda le maire.

— Elle est cassée. »

Le caporal Kautabak donna un coup de coude au maire. « J’ai un trombone du temps où j’étais à l’armée, dit-il. Je peux aller le chercher en un rien de temps. »

Le joueur de flûte éclata de rire.

« Ça ne compte pas ? demanda le maire alors que le caporal Kautabak filait à toute vitesse.

— Quoi ? Un trombone pour charmer les rats ? Non, non, laissez-le essayer. On ne peut pas en vouloir à un gamin d’essayer. Tu te défends au trombone, dis ?

— Je ne sais pas, répondit Keith.

— Comment ça, tu ne sais pas ?

— Je veux dire que je n’en ai jamais joué. Je serais beaucoup plus à l’aise avec une flûte, une trompette, un piccolo ou une cornemuse de Lancre, mais j’ai déjà vu jouer du trombone et ça n’a pas l’air très difficile. C’est seulement une trompette en plus grand, en fait.

— Hah ! » lâcha le joueur de flûte.

L’agent du guet revint au pas de course en astiquant un trombone cabossé sur sa manche, ce qui ne fit que l’encrasser davantage. Keith s’en saisit, essuya l’embouchure, le porta à ses lèvres, appuya plusieurs fois sur les pistons puis souffla une seule et longue note.

« Ç’a l’air de marcher, dit-il. Je pense pouvoir apprendre au fur et à mesure. » Il lança un sourire bref au joueur de flûte. « Vous voulez commencer ?

— Tu ne charmeras pas un seul rat avec ton engin déglingué, petit, mais je suis ravi d’être là pour assister à ça. »

Keith lui lança un autre sourire, prit son inspiration et se mit à jouer.

On reconnaissait une mélodie. L’instrument couinait et ahanait parce que le caporal Kautabak s’en était parfois servi en guise de marteau, mais il en sortait un air plutôt rapide, presque enjoué. Qui donnait envie de taper du pied.

Quelqu’un tapait d’ailleurs du pied.

Sardines surgit d’une fissure dans un mur voisin en comptant tout bas « un, deux et un-deux-trois-quatre ». Les badauds le regardèrent danser énergiquement sur les pavés puis disparaître plus loin dans une canalisation. Ils se mirent à applaudir.

Le joueur de flûte se tourna vers Keith. « Celui-là portait un chapeau, non ? dit-il.

— Je n’ai pas remarqué, répondit Keith. A vous. »

L’homme sortit un court tronçon de flûte de l’intérieur de sa veste et un autre de sa poche qu’il inséra dans le premier. Suivit un clic d’une sécheresse toute militaire.

Sans quitter Keith des yeux, sans se départir de son sourire, le joueur de flûte tira une embouchure de sa poche de poitrine et la vissa à l’instrument dans un ultime clic.

Il porta la flûte à sa bouche et joua.

De son poste de veille sur un toit, Grosses-Remises lança un cri dans un tuyau en dessous : « Maintenant ! » Puis elle s’enfonça deux bourres d’ouate dans les oreilles.

En bas du tuyau, Saumure cria dans une canalisation : « Maintenant ! » puis saisit à son tour ses bouchons d’oreille.

’tenant, ’tenant, ’tenant, renvoya l’écho dans les canalisations…

… « Maintenant ! » brailla Noir-mat dans la salle des cages. Il fourra de la paille dans le tuyau. « Tout le monde se bouche les oreilles ! »

Ils avaient fait de leur mieux avec les cages de rats. Malicia avait apporté des couvertures, et les rats avaient passé une heure fébrile à colmater les trous avec de la boue. Ils avaient aussi fait de leur mieux pour nourrir correctement les prisonniers ; il s’agissait peut-être de quiquis, mais ça serrait le cœur de les voir se faire aussi petits qu’ils pouvaient.

Noir-mat se tourna vers Nutritionnelle. « Tu t’es bouché les oreilles ? demanda-t-il.

— Pardon ?

— Bien ! » Il prit deux boules d’ouate. « La raconteuse de bêtises a intérêt de ne pas se tromper sur ces trucs-là. À mon avis, la plupart d’entre nous manquent de forces pour fuir. »



Le joueur de flûte souffla encore puis regarda fixement son instrument.

« Rien qu’un rat, dit Keith. Celui que vous voulez. » L’homme lui lança un regard noir et souffla encore. « Je n’entends rien, dit le maire.

— Les humains, non, marmonna le joueur de flûte.

— Elle est peut-être cassée », fit obligeamment Keith. L’homme essaya encore. Keith sentit ses poils se dresser sur sa nuque.

Un rat apparut. Il se déplaça lentement sur les pavés en rebondissant d’un bord à l’autre, finit par buter contre les pieds du joueur de flûte où il bascula et se mit à vrombir. Les bouches des badauds s’ouvrirent. C’était un clic-clic.

Le joueur de flûte le poussa du bout du pied. Le rat mécanique roula plusieurs fois sur lui-même puis, après des mois de maltraitance dans les pièges, son ressort céda. Il lâcha un poiyonngggg et projeta une giboulée de rouages. Les badauds éclatèrent de rire.

« Hmm », fit le joueur de flûte. Le regard qu’il jeta cette fois à Keith reflétait à contrecœur une certaine admiration. « D’accord, gamin, reprit-il. On pourrait avoir une petite conversation, non ? Entre joueurs de flûte ? Là-bas, près de la fontaine ?

— À condition qu’on nous voie, dit Keith.

— Tu n’as pas confiance en moi, petit ?

— Bien sûr que non. »

L’homme eut un grand sourire. « Bien. Tu as l’étoffe d’un joueur de flûte, je vois ça. »

Il alla s’asseoir près de la fontaine, ses jambes bottées tendues devant lui, et présenta la flûte. Elle était en bronze, ornée d’un motif en relief de rats en cuivre, et elle brillait au soleil. « Tiens, dit l’homme. Prends-la. C’est un bon modèle. J’en ai des tas d’autres. Vas-y, prends-la. J’aimerais t’entendre en jouer. »

Keith la regarda d’un air hésitant.

« C’est de la supercherie, petit, reprit le joueur de flûte alors que l’instrument luisait comme un rayon de soleil. Tu vois la petite tirette ici ? Quand tu la baisses, la flûte joue une note spéciale que les humains n’entendent pas. Les rats, oui. Ça les met dans tous leurs états. Ils sortent à toute vitesse de terre et tu les conduis dans la rivière comme un chien de berger.

— C’est tout ? fit Keith.

— Tu t’attendais à autre chose ?

— Ben, oui. On raconte que vous changez les gens en blaireaux, que vous conduisez les enfants dans des cavernes magiques et…»

L’homme se pencha en prenant une mine de conspirateur. « La publicité, ça paye toujours, mon gars. Ces petits villages se font parfois un peu prier pour débourser leur argent. Parce que, le truc de changer les gens en blaireaux et tout le reste, c’est que ça n’arrive jamais dans le coin où on habite. La plupart des gens du coin où on habite ne s’éloignent jamais de plus de vingt kilomètres dans leur vie.

Ils sont prêts à croire que n’importe quoi peut arriver au-delà. Une fois que la rumeur est lancée, elle travaille pour toi. La moitié des exploits qu’on m’attribue, je n’y ai même pas pensé moi-même.

— Dites-moi, demanda Keith, avez-vous déjà rencontré un certain Maurice ?

— Maurice ? Maurice ? Je ne crois pas.

— Étonnant. » Keith prit la flûte et posa sur l’homme un long regard appuyé. « Et maintenant, joueur de flûte, dit-il, je crois que vous allez conduire les rats hors du village. Vous n’aurez jamais rien fait de plus impressionnant.

— Hé ? Quoi ? Tu as gagné, petit.

— C’est vous qui allez emmener les rats parce qu’il doit en être ainsi, répondit Keith en astiquant la flûte sur sa manche. Pourquoi est-ce que vous prenez aussi cher ?

— Parce que je leur offre du spectacle. Les habits de fête, le personnage de dur à cuire… Le tarif élevé participe à tout ça. Il faut leur donner de la magie, petit. Laisse-les croire que tu es un chasseur de rats fantaisiste, et tu pourras t’estimer heureux si tu as droit à un repas de fromage et une poignée de main cordiale.

— On va le faire ensemble et les rats vont nous suivre. Jusque dans la rivière, vous allez voir. Ne vous embêtez pas à jouer la note inaudible. Ce sera encore mieux. Vous allez vivre… vivre une grande… histoire. Et vous toucherez votre argent. Trois cents piastres, non ? Mais vous ne prendrez que la moitié parce que je vous donne un coup de main.

— A quoi tu joues, petit ? Je te l’ai dit, tu as gagné.

— Tout le monde gagne. Faites-moi confiance. Ils vous ont fait venir. Ils doivent payer le joueur de flûte. Et puis… (Keith sourit) je ne veux pas permettre aux gens de se figurer qu’il ne faut pas payer les joueurs de flûte, pas vrai ?

— Et moi qui te prenais pour un gamin à l’air bête. Quelle espèce de marché est-ce que tu as passé avec les rats ?

— Vous ne le croiriez pas, joueur de flûte. Vous ne le croiriez pas. »



Saumure fila dans les tunnels, gratta à travers la boue et la paille qui avaient servi à obturer le dernier et bondit dans la salle des cages. Les rats du clan se débouchèrent les oreilles en le voyant.

« Il va le faire ? demanda Noir-mat.

— Ouichef ! Tout de suite ! »

Noir-mat leva les yeux vers les cages. Les quiquis étaient moins agités maintenant que le roi des rats était mort et qu’on les avait nourris. Mais, d’après l’odeur, il leur tardait de vider les lieux. Et des rats pris de panique suivent toujours d’autres rats…

« D’accord, dit-il. Préparez-vous, les coureurs ! Ouvrez les cages ! Assurez-vous qu’ils vous suivent. Allez ! Allez ! Allez ! »

Et ce fut presque la fin de l’histoire.

Les villageois hurlèrent lorsque les rats jaillirent de chaque trou et de chaque tuyau. Ils applaudirent quand les deux joueurs de flûte sortirent en dansant du bourg et que les rats cavalèrent derrière eux. Ils sifflèrent lorsque les rats plongèrent du pont dans la rivière.

Aucun ne remarqua que certains rongeurs restaient sur le pont et criaient des conseils aux autres : « Souvenez-vous, de grands mouvements réguliers ! », « Il y a une belle plage un peu plus loin en aval ! » et « Tombez les pieds en premier, vous vous ferez moins mal ! »

Même s’ils l’avaient remarqué, ils n’en auraient sans doute rien dit. Pareils détails détonnent dans un récit.

Puis le joueur de flûte s’éloigna en dansant par-dessus les collines pour ne plus jamais revenir.



Tout le monde applaudit. On avait eu un beau spectacle, s’accordait-on à dire, même s’il avait coûté un peu cher. C’était vraiment un événement à raconter aux enfants.

Le gamin à l’air bête, celui qui avait défié le joueur de flûte, s’en revint nonchalamment sur la place. Il eut droit lui aussi à une salve d’applaudissements. Une bonne journée, tout compte fait. Les villageois se demandèrent s’il leur faudrait davantage d’enfants pour satisfaire à toutes les histoires.

Mais ils comprirent qu’ils en auraient assez en réserve pour les petits-enfants lorsque les autres rats déboulèrent.

Ils se trouvèrent soudain là, jaillissant des canalisations, des gouttières et des fissures. Ils ne couinaient pas, ils ne couraient pas. Ils s’immobilisèrent et regardèrent tout le monde.

« Hé, le joueur de flûte ! cria le maire. Tu en as oublié !

— Non ! On n’est pas les rats qui suivent les joueurs de flûte, lança une voix. On est les rats avec lesquels vous allez devoir négocier. »

Le maire baissa les yeux. Un rat à ses pieds levait la tête vers lui. On aurait dit qu’il tenait une épée.

« Père, dit Malicia derrière lui, ce serait une bonne idée d’écouter ce rat.

— Mais c’est un rat !

— Il le sait, père. Et il sait comment récupérer ton argent, une grande partie des provisions et où retrouver certains de ceux qui nous les ont volées.

— Mais c’est un rat !

— Oui, père. Mais, si tu lui parles gentiment, il pourra nous aider. »

Le maire observa, les yeux écarquillés, les rangs des rats assemblés. « Il faut parler à des rats ?

— Ce serait une bonne idée, père.

— Mais ce sont des rats ! » Le maire donnait l’impression de s’accrocher à son objection comme à une bouée de sauvetage dans une mer démontée : il se noierait s’il la lâchait.

« ’scusez-moi, ’scusez-moi », dit une voix près de lui. Il baissa la tête vers un chat crasseux à moitié roussi qui lui fit un grand sourire.

« Ce chat vient bien de parler, non ? » demanda le maire.

Maurice regarda autour de lui. « Lequel ? fit-il.

— Toi ! Tu ne viens pas de parler ?

— Est-ce que vous vous sentirez mieux si je réponds non ?

— Mais les chats ne parlent pas !

— Ben, je ne garantis pas de pouvoir assurer, vous savez, un discours entier de fin de banquet, ne me demandez pas non plus de monologue comique, et je n’arrive pas à prononcer des mots difficiles comme « marmelade » et « lumbago ». Mais je me satisfais de répliques de base et de conversations simples et saines. En tant que chat, j’aimerais savoir ce que le rat veut nous dire.

— Monsieur le maire ? intervint Keith en s’approchant tranquillement et en faisant tourner dans ses doigts sa nouvelle flûte. Vous ne croyez pas qu’il est temps pour moi de régler votre problème de rats une fois pour toutes ?

— Le régler ? Mais…

— Il vous suffit de leur parler. Réunissez le conseil municipal et parlez-leur. Ça dépend de vous, monsieur le maire. Vous pouvez pousser les hauts cris, hurler, appeler les chiens, vos administrés peuvent courir partout et taper sur les rats à coups de balai, et, oui, les rats s’enfuiront. Mais ils n’iront pas loin. Et ils reviendront. » Une fois près de l’homme ahuri, Keith se pencha vers lui et souffla : « Et ils vivent sous votre plancher, monsieur. Ils savent se servir du feu. Ils connaissent tout des poisons. Oh oui. Alors… écoutez ce rat.

— Il nous menace ? dit le maire en baissant les yeux sur Noir-mat.

— Non, monsieur le maire, répondit Noir-mat, je vous offre… (il jeta un coup d’œil à Maurice qui hocha la tête) une occasion en or.

— Tu parles réellement ? Tu penses ? » fit le maire.

Noir-mat dressa la tête vers lui. La nuit avait été longue.

Il ne voulait rien s’en rappeler. Et une journée plus longue, plus dure, s’annonçait. Il prit une inspiration profonde. « Voici ce que je propose, dit-il. Vous faites comme si les rats savaient penser, et je vous promets de faire comme si les humains le savaient aussi. »

Загрузка...