Chapitre 3


Loin sous les pattes de Maurice, les rats envahissaient en douce les niveaux inférieurs de Bad Igoince. Les villes anciennes sont ainsi. On construit autant vers le bas que vers le haut. Les caves s’aboutent contre d’autres caves, et quelques-unes tombent dans l’oubli – sauf pour des êtres qui tiennent à rester hors de vue.

Dans l’obscurité épaisse, chaude et humide, une voix lança : « D’accord, qui a les allumettes ?

— Moi, Pistou. Quatreportions.

— Bravo, petit. Et qui a la bougie ?

— Moi, chef[2]. Je suis Bouchée.

— Bien. Pose-la et Pêches va l’allumer. »

Suivirent des frottements de pattes en grand nombre dans le noir. Les rats ne s’étaient pas tous habitués à l’idée de faire du feu, et certains préféraient prendre leurs distances.

Un grattement, puis l’allumette s’embrasa. La tenant de ses deux pattes antérieures, Pêches alluma le bout de chandelle. La flamme enfla un instant puis se réduisit pour donner une lumière régulière.

« Tu la vois vraiment ? demanda Pur-Porc.

— Oui, chef, répondit Pistou. Je ne suis pas complètement aveugle. Je fais la différence entre la lumière et l’obscurité.

— Tu sais, fit Pur-Porc en observant la flamme d’un œil méfiant, je n’aime quand même pas ça du tout. Nos parents se contentaient du noir. Ça va finir mal. Et puis, mettre le feu à une bougie, c’est gâcher un excellent repas.

— On doit être capables de maîtriser le feu, chef, dit Pistou d’un ton calme. La flamme, c’est une déclaration qu’on fait à l’obscurité. On lui dit : on est à part. On lui dit : on n’est pas que des rats. On lui dit : on est le clan.

— Hrumph », fit Pur-Porc, sa réponse habituelle quand il ne comprenait pas certaines explications. Ces derniers temps, il hrumphait beaucoup.

« D’après ce que je sais, les jeunes rats disent que l’obscurité leur fait peur, intervint Pêches.

— Pourquoi donc ? s’étonna Pur-Porc. Ils n’ont pas peur du noir complet, si ? Le noir, c’est pour les rats ! Vivre dans le noir, c’est ça être rat !

— C’est curieux, dit Pêches, mais on ne sentait pas l’obscurité avant qu’on ait la lumière. »

Un jeune rat leva craintivement la patte. « Hum… et même quand la lumière est éteinte, on sait que l’obscurité est toujours là. »

Pistou se tourna vers le jeune rat. « Tu es… ? demanda-t-il.

— Délicieux, répondit le jeune rat.

— Eh bien, Délicieux, reprit Pistou d’un ton bienveillant, avoir peur de l’obscurité, ça fait partie de nos progrès sur la voie de l’intelligence, je crois. Ton cerveau fait la distinction entre toi et ce qu’il y a en dehors de toi. Alors maintenant tu n’as pas seulement peur de ce que tu vois, tu entends ou tu sens, mais aussi de ce que tu… comme qui dirait… vois dans ta tête. Apprendre à affronter l’obscurité extérieure nous aide à combattre l’obscurité intérieure. Et tu domines toutes les ténèbres. C’est un grand pas en avant. Bravo. »

Délicieux paraissait un brin fier, mais surtout nerveux.

« Moi, je ne vois pas à quoi ça nous avance, dit Pur-Porc. On s’en sortait très bien sur le tas d’ordures. Je n’avais jamais peur de rien.

— On était la proie des chats errants et des chiens affamés, chef, objecta Pistou.

— Oh, ben, parlons-en des chats, grogna Pur-Porc.

— Je crois qu’on peut faire confiance à Maurice, chef, dit Pistou. Peut-être pas quand il s’agit d’argent, je reconnais. Mais il fait très attention à ne pas manger ce qui parle, vous savez. Il vérifie à chaque fois.

— Ça, on peut faire confiance à un chat pour être un chat. Qu’il parle ou non !

— Oui, chef. Mais on est différents et lui aussi. Je crois qu’il a le fond honnête.

— Hum. Ça reste à voir, fit Pêches. Mais maintenant qu’on est là, on va s’organiser. »

Pur-Porc grogna. « Tu es qui pour donner l’ordre de s’organiser ? lança-t-il sèchement. Serais-tu le chef, jeune femelle qui refuse de rllk avec moi ? Non ! C’est moi, le chef. C’est à moi de dire qu’on va s’organiser !

— Oui, chef, fit Pêches en s’accroupissant très bas. Comment voulez-vous qu’on s’organise, chef ? »

Pur-Porc la fixa, les yeux écarquillés. Son regard balaya les rats qui attendaient avec leurs paquets et leurs ballots, puis fit le tour de l’ancienne cave avant de revenir sur Pêches toujours accroupie. « On… s’organise, c’est tout, marmonna-t-il. Qu’on ne m’embête pas avec les détails ! C’est moi le chef. » Puis il disparut d’un pas digne dans les ténèbres.

Après son départ, Pêches et Pistou examinèrent la cave peuplée d’ombres tremblotantes dues à la lueur de la bougie. Un filet d’eau dégoulinait le long d’un mur encroûté. Ici et là, des pierres s’étaient détachées, laissant des cavités engageantes. De la terre recouvrait le sol, et on n’y voyait aucune trace de pas humains.

« Une base idéale, dit Pistou. Elle sent bon le secret et la sécurité. Parfaite pour des rats.

— Exact, fit une voix. Et tu sais ce qui m’ennuie dans tout ça ? »

Le rat du nom de Noir-mat s’avança dans la lumière et remonta d’une secousse une de ses ceintures d’outils. Un grand nombre de rats présents firent soudain attention. On écoutait Pur-Porc parce qu’il était le chef, mais on écoutait Noir-mat parce qu’il disait souvent ce qu’il fallait absolument savoir quand on tenait à la vie.

Il était grand, maigre, coriace et passait le plus clair de son temps à démonter les pièges afin d’en comprendre le mécanisme.

« Qu’est-ce qui t’ennuie, Noir-mat ? demanda Pistou.

— Il n’y a pas de rats ici. En dehors de nous. Des tunnels de rats, oui. Mais on n’a pas vu de rats. Aucun. Dans un bourg pareil, ils devraient pulluler.

— Oh, ils ont sans doute peur de nous », dit Pêches.

Noir-mat tapota le côté de son museau balafré. « Peut-être, fit-il. Mais ça ne sent pas comme ça devrait. Penser, c’est une belle invention, mais on nous a donné un nez, et c’est payant de l’écouter. Redoublez de prudence ! » Il se tourna vers les autres rats et haussa la voix. « D’accord, vous tous ! Vous connaissez la marche à suivre ! cria-t-il. Devant moi en pelotons, exécution ! »

Il ne fallut pas longtemps aux rats pour former trois groupes. Ils s’étaient beaucoup entraînés.

« Bravo, dit Noir-mat tandis que les derniers prenaient leur place dans des frottements de pattes. Bien ! On est en zone difficile, les gars, alors prudence…»

Noir-mat était un rat qui sortait de l’ordinaire ; il portait en effet des objets sur lui.

Lorsque les rats avaient découvert les livres – et la seule idée de livre restait difficile à assimiler pour la plupart des plus âgés –, ils étaient tombés, dans la librairie qu’ils investissaient toutes les nuits, sur le livre.

Un livre stupéfiant.

Même avant que Pêches et Langues-de-Chat aient appris à lire les mots humains, les illustrations les avaient stupéfiés.

On y voyait des animaux habillés. On y voyait un lapin qui marchait sur ses deux pattes postérieures et portait un costume bleu. On y voyait un rat en chapeau qui portait une épée et un grand gilet rouge orné d’une montre au bout d’une chaîne. Même le serpent avait un col et une cravate. Tous parlaient, ils ne mangeaient aucun des autres animaux et – c’était là le plus incroyable – ils parlaient tous aux humains qui les traitaient en… disons, en humains plus petits. Il n’y avait pas de pièges, pas de poisons. Manifestement (à en croire Pêches qui poursuivait minutieusement la lecture du livre et en lisait parfois des extraits à haute voix), Olly le serpent était un peu vaurien, mais il n’arrivait rien de vraiment méchant. Même quand le lapin se perdait dans le Bois noir, il en était quitte pour une petite peur.

Oui, L’Aventure de monsieur Lapinou donnait lieu à un grand nombre de discussions chez les Changés. A quoi servait ce livre ? Était-ce, comme le croyait Pistou, la vision d’un avenir radieux ? Était-il l’œuvre des humains ? La librairie était destinée aux humains, c’est vrai, mais même les humains n’écriraient sûrement pas un bouquin sur Rupert Ratichon le rat, qui portait un chapeau, pendant qu’ils empoisonnaient les rongeurs sous le plancher. Si ? Faudrait être complètement malade pour en arriver là, non ?

Certains jeunes rats avaient suggéré que les vêtements étaient peut-être plus importants qu’on ne croyait. Ils avaient essayé de porter des gilets, mais ils avaient eu du mal à tailler le modèle avec les dents, ils n’arrivaient pas à faire fonctionner les boutons et, franchement, on s’accrochait à la moindre écharde et c’était très difficile de courir avec ça sur le dos. Les chapeaux, eux, tombaient.

Pour Noir-mat, les humains étaient fous et aussi méchants. Mais les illustrations du livre lui avaient donné une idée. Ce qu’il portait était moins un gilet qu’un lacis de larges ceintures qu’on enfilait et dont on se dégageait facilement. Il avait cousu dessus des poches – et ça, c’était une bonne idée, ça revenait à se donner des pattes en supplément – pour garder avec lui tout ce dont il avait besoin, comme des tiges de métal et des bouts de fil de fer. Certains autres de la bande avaient repris cette idée à leur compte. On ne savait jamais ce qui allait servir dans la brigade de dépiégeage. C’est une vie rude, une vie de rat.

Les tiges et les fils de fer cliquetaient tandis que Noir-mat faisait les cent pas devant ses troupes. Il s’arrêta devant un groupe important de jeunes rats. « D’accord, peloton numéro trois, vous êtes de service de pisse, dit-il. Allez boire un bon coup.

— Oooh, on est toujours de service de pisse », se plaignit un rat.

Noir-mat se précipita sur lui et lui fit face, museau à museau, jusqu’à ce que l’autre recule. « C’est parce que tu es un spécialiste, mon gars ! Ta mère t’a élevé pour être un pisseur, alors va-t’en accomplir ton tribut à la nature ! Voir que les rats sont déjà passés par là, si vous me suivez, rien de tel pour dérouter les humains ! Et si vous en avez l’occasion, grignotez aussi un peu. Galopez aussi sous les lattes du plancher et couinez ! Et souvenez-vous, personne ne doit bouger avant d’avoir reçu le signal de la brigade de dépiégeage que la voie est libre. Maintenant, opération arrosage, et au pas de course ! Hop ! Hop ! Hop ! Une, deux, une, deux, une, deux ! »

Le peloton fila à toute vitesse.

Noir-mat se tourna vers le peloton numéro deux. Il était composé de vétérans, de vieux rats balafrés, mordus et déchiquetés, certains privés d’un morceau ou de toute la queue, d’autres d’une patte, d’une oreille ou d’un œil. À vrai dire, bien qu’étant une vingtaine, ils avaient à eux tous à peine de quoi faire dix-sept rats complets.

Mais, comme ils étaient vieux, ils étaient rusés, parce qu’un rat qui n’est pas rusé, sournois ni méfiant ne devient pas un vieux rat. Ils étaient tous adultes à l’arrivée de l’intelligence. Ils étaient bien ancrés dans leurs habitudes. Pur-Porc disait toujours qu’il les aimait comme ça. Ils avaient gardé la majeure partie de leurs qualités de rat, de cette ruse brute qui vous sort des pièges où l’intelligence surexcitée vous a fourré. Eux réfléchissaient avec leur nez. Et on n’avait pas besoin de leur dire où pisser.

« D’accord, les gars, vous connaissez la manœuvre, dit Noir-mat. Je veux voir s’activer des rats culottés. Faucher le mou dans le bol du chat, les tartes sous le nez des cuisiniers…

— … les dentiers dans la bouche des vieux…» ajouta un petit rat qui avait l’air de danser sur place en écoutant Noir-mat. Ses pattes n’arrêtaient pas de gigoter et de faire des claquettes. Il portait aussi un chapeau, un couvre-chef maison en paille tout cabossé. Il était le seul rat capable de faire tenir un chapeau parce qu’il se coinçait les oreilles au travers. Pour avoir de l’allure, il faut un galure, disait-il.

« Ça, c’était un coup de veine, Sardines. Je parie que tu ne peux pas le refaire, dit Noir-mat en souriant. Et cesse de répéter aux gamins que tu es allé prendre un bain dans la baignoire d’un humain. Ouais, je sais que c’est vrai, mais je ne veux pas perdre des gars incapables de s’extraire d’une baignoire glissante. Bref… si je n’entends pas de femmes hurler et sortir en courant de leur cuisine dans les dix minutes, je saurai que vous n’êtes pas les rats que je pense. Et alors ? Qu’est-ce que vous attendez ? Exécution ! Et… Sardines ?

— Oui, patron ?

— Mollo sur les claquettes, cette fois, d’accord ?

— J’ai les pattes qui dansent toutes seules, patron !

— Et tu es obligé de porter tout le temps ce chapeau ridicule ? insista Noir-mat en souriant encore.

— Oui, patron ! » Sardines était un des rats les plus vieux, mais on s’en doutait rarement. Il dansait, blaguait et ne se battait jamais. Il avait vécu dans un théâtre et mangé un jour toute une boîte de fard gras. On avait l’impression qu’il avait maintenant ça dans le sang.

« Et pas question de passer devant la brigade de dépiégeage ! » ajouta Noir-mat.

Sardines se fendit d’un grand sourire. « Holà, patron, je ne peux pas m’amuser un peu ? » Il suivit les autres en dansant vers les trous dans les murs.

Noir-mat passa au peloton numéro un, le plus petit. Il fallait des rats d’une certaine trempe pour faire des dépiégeurs qui tiennent longtemps. Il fallait être lent, patient et minutieux. Avoir une bonne mémoire. Être prudent. On pouvait entrer dans la brigade quand on était rapide, négligent et irréfléchi. Mais on n’y tenait pas longtemps.

Il les jaugea et sourit. Il était fier de ces rats-là. « D’accord, vous autres, vous savez tout maintenant, dit-il. Vous n’avez pas besoin d’un long discours. Rappelez-vous seulement que c’est un nouveau village, alors on ne sait pas ce qu’on va trouver. On risque de tomber sur un tas de nouveaux modèles de pièges, mais on apprend vite, non ? Sans parler des poisons. Ils peuvent se servir de produits qu’on ne connaît pas, alors faites gaffe. Pas de précipitation, on ne court pas. On ne tient pas à connaître le sort de la première souris, hein ?

— Non, Noir-mat, firent en chœur les rats consciencieux.

— On ne veut pas connaître le sort de quelle souris, j’ai dit ? demanda Noir-mat.

— On ne veut pas connaître le sort de la première souris ! crièrent les rats.

— Voilà ! On veut connaître le sort de quelle souris ?

— La deuxième souris, Noir-mat ! répondirent les rats à qui on avait maintes fois seriné la leçon.

— Voilà ! Et pourquoi est-ce qu’on veut connaître le sort de la deuxième souris ?

— Parce que c’est la deuxième souris qui ramasse le fromage, Noir-mat !

— Bien ! Saumure prendra l’équipe deux… Datelimite ? Tu montes en grade, tu prends la trois, et j’espère que tu es aussi bon qu’Alalouche avant qu’elle oublie comment désamorcer le couteau de déclenche d’un « Happerat Rognure et poison numéro 5 ». L’excès de confiance est notre ennemi ! Alors, si vous voyez quoi que ce soit de louche, de petites boîtes que vous ne reconnaissez pas, n’importe quoi avec des fils de fer, des ressorts et autres, vous faites une marque et vous m’envoyez un messager… Oui ? »

Un jeune rat levait la patte.

« Oui ? Comment tu t’appelles… mademoiselle ?

— Euh… Nutritionnelle, chef, répondit la rate. Euh… je peux vous poser une question, chef ?

— Tu es nouvelle dans ce peloton, Nutritionnelle ? demanda Noir-mat.

— Oui, chef ! Mutée des pisseurs légers, monsieur !

— Ah, ils t’ont trouvé des dispositions pour le dépiégeage, c’est ça ? »

Nutritionnelle parut mal à l’aise, mais impossible de reculer désormais. « Euh… pas vraiment, chef. D’après eux, je ne pourrais pas être pire qu’au pissage, chef. »

Tout le monde se mit à rire dans les rangs.

« Comment un rat peut-il être mauvais dans ce domaine ? s’étonna Noir-mat.

— C’est que… c’est tellement… tellement… tellement gênant, chef », dit Nutritionnelle.

Noir-mat soupira tout bas. Tout ce nouvel intellect donnait de curieux résultats. Il approuvait personnellement la théorie du pays idéal, mais certaines idées qui passaient par la tête des jeunes étaient… bizarres.

« D’accord, fit-il. C’était quoi, ta question, Nutritionnelle ?

— Euh… vous avez dit que c’est la deuxième souris qui ramasse le fromage, chef ?

— Exactement ! C’est la devise de la brigade, Nutritionnelle. Ne l’oublie pas ! Elle est ton amie !

— Oui, chef. Je n’oublierai pas, chef. Mais… est-ce que la première souris ramasse quelque chose, chef ? »

Noir-mat fixa la jeune rate. Elle soutint son regard au lieu de vouloir rentrer sous terre, et il en fut impressionné. « Je vois que tu seras une recrue appréciable dans la brigade, Nutritionnelle », dit-il. Il haussa le ton. « Vous tous ! Elle ramasse quoi, la première souris ? »

Le rugissement des voix fit tomber de la poussière du plafond. « Le piège !

— Et ne l’oublie pas. Emmène-les, Offrespéciale. Je vous rejoins dans une minute. »

Un jeune rat fit un pas en avant et se tourna face aux équipes. « Allons-y, les rats ! Hop, hop, hop…»

Les équipes de dépiégeage s’éloignèrent au petit trot. Noir-mat s’approcha de Pistou.

« C’est parti, dit-il. Si les humains ne cherchent pas un bon chasseur de rats d’ici demain, c’est qu’on ne sait pas y faire.

— Il faut qu’on reste plus longtemps que ça, fit Pêches. Certaines rates vont accoucher.

— J’ai dit qu’on ne sait pas encore si l’endroit est sûr.

— Tu veux raconter ça à Grosses-Remises ? » demanda Pêches d’une voix douce. Grosses-Remises était la vieille rate en chef, connue pour ses morsures comme des coups de pioche et ses muscles durs comme le roc. Elle était en outre soupe au lait avec les mâles. Même Pur-Porc s’écartait de son chemin quand elle était mal lunée.

« La nature doit suivre son cours, évidemment, répondit aussitôt Noir-mat. Mais on n’a rien exploré. Il y a forcément d’autres rats par ici.

— Oh, les quiquis nous évitent tous », répliqua Pêches.

C’était vrai, Noir-mat devait le reconnaître. Les rats ordinaires évitaient bel et bien les Changés. Oh, il y avait parfois des affrontements, mais les Changés étaient gros, en bonne santé et se servaient de leur tête pour se sortir d’affaire. Ça ne plaisait pas à Pistou, mais, comme disait Pur-Porc, c’est eux ou nous et, en fin de compte, on vit dans un monde impitoyable où le rat est un loup pour le rat…

« Je vais rejoindre mon équipe », dit Noir-mat, encore troublé par l’idée d’affronter Grosses-Remises. Il s’approcha. « Qu’est-ce qu’il a, Pur-Porc ?

— Il… réfléchit à des trucs, répondit Pêches.

— Il réfléchit, répéta Noir-mat d’un air interdit. Oh. D’accord. Bon, faut que j’aille m’occuper des pièges. À la ressenture !

— Qu’est-ce qu’il a, Pur-Porc ? demanda Pistou quand Pêches et lui furent à nouveau seuls.

— Il se fait vieux, répondit Pêches. Il lui faut beaucoup de repos. À mon avis, il se demande en plus si Noir-mat ou un autre ne vont pas lui lancer un défi, et ça l’inquiète.

— Ils vont le faire, tu crois ?

— Noir-mat vit surtout pour détruire des pièges et tester des poisons. Il y a plus intéressant à faire que se mordre les uns les autres.

— Ou que rllk, à ce qu’il paraît. »

Pêches baissa le nez d’un air réservé. Si les rats avaient pu rougir, c’est ce qu’elle aurait fait. C’est étonnant comme des yeux roses qui vous distinguent à peine arrivent en même temps à voir carrément à travers vous. « Les rates sont beaucoup plus difficiles, expliqua-t-elle. Elles veulent trouver des pères capables de réfléchir.

— Bien, dit Pistou. Il faut faire attention. On n’a pas besoin de se reproduire comme des rats. On n’est pas obligés de compter sur le nombre. On est les Changés. »

Pêches l’observa avec angoisse. Quand Pistou pensait, il donnait l’impression de contempler un monde que lui seul voyait. « C’est quoi, cette fois ? demanda-t-elle.

— Je me suis dit qu’on ne devait pas tuer d’autres rats. Aucun rat ne devrait tuer son prochain.

— Même les quiquis ? fit-elle d’un air dubitatif.

— Ce sont aussi des rats. »

Pêches haussa les épaules. « Ben, on a essayé de leur parler et ça n’a pas marché. De toute façon, ils nous évitent le plus souvent, ces temps-ci. »

Pistou fixait toujours son monde invisible. « Tout de même, fit-il doucement, j’aimerais que tu notes ça. »

Pêches soupira mais se rendit néanmoins près d’un ballot qu’avaient amené les rats et en sortit son sac. Ce n’était rien de plus qu’un rouleau de tissu muni d’un bout de ficelle en guise de poignée, mais il était assez grand pour contenir quelques allumettes, des fragments de mine de crayon, un tout petit éclat de lame de couteau brisée pour tailler les mines et un morceau de papier crasseux. Tous les objets importants.

Elle était aussi la porteuse officielle de Monsieur Lapinou. « Porteuse » n’était peut-être pas le terme adéquat ; « traîneuse » convenait mieux la plupart du temps. Mais Pistou aimait toujours savoir où il était et avait l’air de mieux réfléchir quand il l’avait à proximité. Le livre le rassurait, et c’était une raison suffisante pour Pêches.

Elle lissa le papier sur une vieille brique, saisit un bout de mine et passa la liste en revue.

La première pensée avait été : Dans le clan est la force.

Ça n’avait pas été facile à traduire, mais elle avait fait un effort. La plupart des rats ne lisaient pas l’humain. C’était trop dur de donner un sens aux lignes et aux gribouillis. Pêches avait donc travaillé d’arrache-patte pour imaginer une langue que les rats pourraient lire.

Elle avait tenté de dessiner un gros rat formé de petits rats.



Pur-Porc se méfiait de l’écriture. Les nouvelles idées avaient besoin d’élan pour entrer dans la tête du vieux rat. Pistou lui avait expliqué de sa curieuse voix douce que prendre des notes sur du papier permettait aux connaissances d’un rat de survivre même après sa mort. Il avait dit que tous les rats pourraient acquérir le savoir de Pur-Porc. Lequel avait répliqué : Pas question ! Il avait mis des années à apprendre certaines ficelles ! Pourquoi en ferait-il cadeau ? Ça voudrait dire que n’importe quel jeune rat en saurait aussi long que lui !

Pistou avait répondu : On coopère ou on meurt.



Ce qui était devenu la deuxième pensée. « Coopère » n’était pas un mot facile, mais il arrivait même aux quiquis d’aider un aveugle ou un camarade blessé à marcher, et il s’agissait certainement alors de coopération. Le trait épais, là où elle avait appuyé fermement, devait signifier « non ». Le dessin du piège pouvait signifier « mourir », « mauvais » ou « éviter ».

La dernière pensée sur le papier se lisait : Ne pas pisser là où tu manges. Celle-là était assez simple.



Elle serra le morceau de mine à deux pattes et dessina méticuleusement : Un rat ne doit pas tuer son prochain.



Elle se rassit. Oui… pas mal… « Piège » était un bon symbole pour la mort, et elle avait ajouté le cadavre du rat pour faire plus sérieux.

« Mais en admettant qu’on soit obligé ? demanda-t-elle sans quitter les dessins des yeux.

— Alors on est obligé, répondit Pistou. Mais on ne devrait pas. »

Pêche secoua tristement la tête. Elle soutenait Pistou parce qu’il avait… ben, quelque chose en lui. Il n’était ni gros ni rapide, il était presque aveugle, plutôt faible, et il oubliait parfois de manger parce qu’il lui venait des idées que personne – du moins personne chez les rats – n’avait eues avant lui. La plupart exaspéraient Pur-Porc au-delà du possible, comme la fois où Pistou avait demandé « Qu’est-ce qu’un rat ? » et où Pur-Porc avait répondu : « Dents. Griffes. Queue. Courir. Se cacher. Manger. C’est ça, un rat. »

Pistou avait répliqué : « Mais maintenant on peut aussi se demander ce qu’est un rat. Ce qui signifie qu’on est davantage que ça.

— On est des rats, avait contesté Pur-Porc. On court partout, on couine, on vole et on engendre davantage de rats. C’est pour ça qu’on est faits !

— Faits par qui ? » avait riposté Pistou, ce qui avait déclenché une nouvelle dispute sur la théorie du Grand Rat au Fond de la Terre.

Mais même Pur-Porc suivait Pistou, ainsi que des rats comme Noir-mat et Langues-de-Chat, et ils écoutaient quand il parlait.

Pêches écoutait quand eux parlaient. « On nous a donné un nez », avait dit Noir-mat aux brigades. Qui donc le leur avait donné ? Mine de rien, les idées de Pistou faisaient leur chemin dans les têtes.

Il trouvait de nouvelles façons de penser. Il trouvait de nouveaux mots. Il trouvait de nouvelles manières de comprendre ce qui leur arrivait. Gros rats, rats balafrés, tous écoutaient le petit rat parce que le Changement les avait entraînés dans des territoires obscurs et qu’il paraissait le seul à se faire une idée de leur destination.

Elle le laissa près de la bougie et partit à la recherche de Pur-Porc. Il se tenait assis contre un mur. Comme la plupart des vieux rats, il restait toujours près des murs et évitait les espaces dégagés et la lumière trop vive.

Il avait l’air de trembler.

« Vous allez bien ? » demanda-t-elle.

Les tremblements cessèrent. « Ça va, ça va, je n’ai rien ! cracha Pur-Porc. Juste quelques élancements, ça passera !

— J’ai tout de même remarqué que vous n’êtes parti avec aucune des équipes.

— Je vais bien ! brailla le vieux rat.

— On a encore quelques pommes de terre dans les baga…

— Je ne veux pas manger ! Je vais très bien ! »

… Ce qui voulait dire le contraire. Voilà pourquoi il ne voulait pas partager ses connaissances. Ses connaissances, c’était tout ce qui lui restait. Pêches n’ignorait pas ce que les rats faisaient d’habitude aux chefs trop vieux. Elle avait observé la tête de Pur-Porc quand Noir-mat – un Noir-mat plus jeune et plus fort – avait parlé à ses équipes, et elle savait que Pur-Porc y pensait aussi. Oh, il se tenait bien quand on le regardait, mais il se reposait plus souvent ces derniers temps, et il se tapissait discrètement dans les coins.

Les vieux rats, on les chassait, ils rôdaient ensuite tout seuls, puis leur cerveau se déréglait et ils devenaient bizarres. Il y aurait bientôt un nouveau chef.

Pêches aurait voulu lui faire comprendre une des pensées de Pistou, mais le vieux rat n’aimait pas trop parler aux femelles. Il avait été éduqué pour penser que les femelles n’étaient pas faites pour qu’on leur parle.

La pensée était :



Ce qui voulait dire : Nous sommes les Changés. Nous ne sommes pas comme les autres rats.

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