Salut ? Salut, c’est moi. Et je vais maintenant frapper le code secret ! » On frappa trois fois à la porte de l’écurie, puis la voix de Malicia s’éleva encore. « Hého, vous avez entendu le code secret ?
— Elle s’en ira peut-être si on ne répond pas, dit Keith dans la paille.
— Ça m’étonnerait », fit Maurice. Il haussa la voix et lança : « On est là-haut !
— Vous devez quand même répondre par le code secret, cria Malicia.
— Oh, prbllttrrrp », dit Maurice tout bas, et par bonheur aucun humain ne sait à quel point ce gros mot est épouvantable en langue féline. « Écoute, c’est moi, d’accord ? Un chat ? Qui parle ? Comment est-ce que tu vas me reconnaître ? Est-ce que je dois porter un œillet rouge ?
— Je ne crois pas que tu sois un véritable chat parlant, de toute façon », dit Malicia en grimpant à l’échelle. Elle était encore vêtue de noir et avait ramassé ses cheveux sous un foulard également noir. Elle portait aussi un grand sac à l’épaule.
« Bon sang, tu fais ça bien, la complimenta Maurice.
— Je veux dire, tu n’as pas de bottes, pas d’épée ni de grand chapeau avec une plume », ajouta Malicia en se hissant dans le fenil.
Maurice la fixa longuement. « Des bottes ? finit-il par dire. Avec ces pattes-là ?
— Oh, c’était une illustration dans un livre que j’ai lu, répondit calmement Malicia. Un livre niais pour enfants. Plein d’animaux qui s’habillent comme les hommes. »
Il vint à l’esprit de Maurice, et ce n’était d’ailleurs pas la première fois, qu’en se dépêchant il pourrait être sorti du village en cinq minutes et embarquer sur une péniche, n’importe quoi.
Un jour, quand il n’était guère qu’un chaton, une fillette l’avait emmené chez elle pour l’habiller de vêtements de poupée et l’asseoir à une petite table en compagnie de deux poupées et des trois quarts d’un nounours. Il avait réussi à s’échapper par une fenêtre ouverte, mais il avait passé la journée à se débarrasser de la robe. Cette fillette aurait pu être Malicia. Pour elle, les animaux n’étaient que des gens qui n’avaient pas fait assez gaffe.
« Moi, je ne donne pas dans les vêtements », dit-il. Ce n’était pas fameux comme repartie, mais c’était sûrement préférable à : « Je crois que tu es cinglée. »
« Ça pourrait être mieux, répliqua-t-elle. Il fait presque nuit. Allons-y ! On va se faufiler comme des chats !
— Oh, très bien, dit Maurice. Ça, je sais faire, je pense. »
Mais, quelques minutes plus tard, il se disait qu’aucun chat ne se faufilait comme Malicia. Elle croyait manifestement que ça ne servait à rien de passer inaperçu si personne ne s’en rendait compte. Les passants s’arrêtaient carrément pour la regarder se glisser le long des murs et détaler de seuil en seuil. Maurice et Keith la suivaient nonchalamment. Nul ne leur prêtait attention.
Elle finit par s’arrêter dans une rue étroite devant un bâtiment noir ; au-dessus de la porte pendait une enseigne en bois ornée d’un dessin d’une multitude de rats, comme une étoile de rongeurs dont toutes les queues étaient attachées ensemble en un gros nœud.
« L’enseigne de l’ancienne Guilde des Chasseurs de Rats, souffla Malicia en faisant tomber d’une secousse le sac de son épaule.
— Je sais, dit Keith. Je trouve ça horrible.
— Mais ça donne un dessin intéressant. »
Une des particularités de la porte sous l’enseigne, c’était le gros cadenas qui la maintenait fermée. Curieux, songea Maurice. Si les rats font exploser les jambes, pourquoi les chasseurs doivent-ils poser un gros cadenas à leur cabane ?
« Heureusement, je suis prête à toutes les éventualités, dit Malicia en plongeant la main dans son sac. On entendit des bruits de bouts de métal et de bouteilles qu’on déplace.
— Qu’est-ce que tu as là-dedans ? Tout ?
— Le grappin et l’échelle de corde prennent beaucoup de place, répondit Malicia tout en continuant de farfouiller. Ensuite, j’ai la grande trousse de médicaments, puis la petite trousse de médicaments, le couteau, l’autre couteau, la trousse à couture, le miroir pour envoyer des signaux et… ça…»
Elle sortit un petit ballot de tissu noir. Quand elle le déroula, Maurice vit luire du métal.
« Ah, dit-il. Des rossignols, c’est ça ? J’ai vu des cambrioleurs à l’œuvre…
— Des épingles à cheveux, rectifia Malicia qui en choisit une. L’épingle à cheveux, ça marche toujours dans les livres que j’ai lus. On la pousse dans le trou de serrure et on l’agite. J’ai un assortiment d’épingles déjà recourbées. »
Une fois de plus, Maurice sentit un petit frisson sur sa nuque. Ça marche dans les histoires, songea-t-il. Oh là là. « Et comment ça se fait que tu t’y connaisses autant en rossignols ? demanda-t-il.
— Je te l’ai dit, on m’enfermait dans ma chambre pour me punir », répondit Malicia en agitant son épingle.
Maurice avait vu des voleurs au travail. Les individus qui entrent dans des bâtiments par effraction n’aiment pas voir des chiens, mais ils se fichent des chats. Les chats ne cherchent jamais à leur arracher la gorge. Et ce qu’utilisent le plus souvent les voleurs, il le savait, c’étaient de petits outils tarabiscotés dont ils se servaient avec grand soin et grande précision. Ils ne se servaient pas de ridic…
Clic !
« Bien, fit Malicia d’une voix satisfaite.
— Un coup de chance, c’est tout », dit Maurice alors que le cadenas pendait, ouvert. Il leva les yeux sur Keith. « Toi aussi, tu penses que c’est un coup de chance, hein, petit ?
— Comment je saurais ? fit Keith. Je n’ai encore jamais vu faire ça.
— J’étais sûre que ça marcherait, dit Malicia. Ç’a marché dans le conte de fées La Septième Femme de Barbe-verte, quand elle s’est échappée de sa chambre des horreurs et l’a poignardé dans l’œil avec un hareng congelé.
— C’est un conte de fées, ça ? s’étonna Keith.
— Oui, répondit fièrement Malicia. Tiré des Contes de Crime.
— Vous avez de sales fées par ici », dit Maurice en secouant la tête.
Malicia poussa la porte. « Oh non, gémit-elle. Je ne m’attendais pas à ça…»
Quelque part entre les pattes de Maurice et à peu près à une rue de là, le seul rat local que les Changés avaient trouvé en vie se faisait tout petit devant Pistou. On avait rappelé les équipes. La journée s’annonçait mauvaise.
Des pièges qui ne tuaient pas, songeait Noir-mat. On en voyait parfois. Parfois les hommes voulaient prendre les rats vivants.
Noir-mat se méfiait des hommes qui voulaient prendre les rats vivants. Les pièges honnêtes qui tuaient net… ben, c’était de la saleté, mais on arrivait le plus souvent à les éviter et au moins ils avaient un côté propre. Les pièges qui laissaient en vie, c’était comme du poison. Ils trichaient.
Pistou observait le nouvel arrivant. C’était curieux, mais le rat dont l’esprit divergeait le plus de celui de ses semblables était aussi le plus apte à parler aux quiquis, sauf que « parler » n’était pas le verbe adéquat. Personne, pas même Pur-Porc, n’avait l’odorat aussi développé que Pistou.
Le nouveau rat ne posait assurément pas de problèmes. Il faut dire qu’il était entouré de grands rats bien nourris et coriaces, aussi clamait-il par le langage du corps « chef » aussi fort qu’il le pouvait. Les Changés lui avaient en outre donné à manger, et il s’empiffrait plutôt qu’autre chose.
« Elle était dans une boîte, expliqua Noir-mat qui dessinait par terre à l’aide d’un bâton. Il y en a des tas par ici.
— Je me suis fait prendre comme ça une fois, dit Pur-Porc. Puis une femme est venue et m’en a fait tomber par-dessus le mur du jardin. Je n’ai pas compris à quoi ça rimait.
— Je crois que certains humains font ça par gentillesse, intervint Pêches. Ils se débarrassent des rats de la maison sans les tuer.
— Ça ne l’a pas avancée à grand-chose, de toute façon, reprit Pur-Porc d’un air satisfait. Je suis revenu la nuit suivante et j’ai pissé sur le fromage.
— Je ne crois pas qu’il soit question de gentillesse dans le cas présent, dit Noir-mat. Il y avait un autre rat avec elle dans la boîte. Du moins, ajouta-t-il, une partie d’un autre rat. Je crois qu’elle l’a mangé pour rester en vie.
— Très sensé, approuva Pur-Porc en hochant la tête.
— On a trouvé autre chose, dit Noir-mat en continuant de dessiner des sillons par terre. Vous voyez ça, chef ? »
Il avait dessiné des lignes et des gribouillis dans la poussière.
« Hrumph. Je vois, mais je ne suis pas obligé de savoir ce que c’est », répondit Pur-Porc. Il se frotta le museau. « Je n’ai jamais eu besoin d’autre chose que ça. »
Noir-mat poussa un soupir patient. « Alors sentez, chef, que c’est une… une représentation de tous les tunnels qu’on a explorés aujourd’hui. C’est… la forme que j’ai en tête. On a exploré une grande partie du village. Il y a beaucoup de… (il jeta un coup d’œil à Pêches) de pièges gentils, la plupart vides. Il y a du poison partout. Qui date, dans la majorité des cas. Des tas de pièges qui ne tuent pas vides. Des tas de pièges qui tuent encore en place. Et aucun rat vivant. Pas un, en dehors de notre… nouvelle amie. On sait qu’il se passe quelque chose de très bizarre. J’ai flairé un peu dans le coin où je l’ai trouvée, et j’ai senti des rats. Beaucoup de rats. Vraiment beaucoup.
— Vivants ? demanda Pistou.
— Oui.
— Tous au même endroit ?
— C’est ce que j’ai senti. Je crois qu’une équipe devrait aller jeter un coup d’œil. »
Pistou se rapprocha de la rate et la flaira encore. La rate le renifla à son tour. Ils se touchèrent les pattes. Les Changés qui observaient la scène n’en revenaient pas. Pistou traitait la quiqui en égale.
« Beaucoup de choses, beaucoup de choses, murmura-t-il. Beaucoup de rats… des hommes… peur… beaucoup de peur… beaucoup de rats, entassés… à manger… rat… Vous avez dit qu’elle a mangé du rat ?
— C’est un monde où le rat est un loup pour le rat, dit Pur-Porc. Ç’a toujours été et ça sera toujours comme ça. »
Pistou plissa le museau. « Il y a autre chose… Quelque chose… de bizarre. Curieux… elle a vraiment peur.
— Elle était dans un piège, dit Pêches. Et ensuite elle nous a rencontrés.
— Autrement… pire que ça. Elle… elle a peur de nous parce qu’on est des rats étranges mais, d’après l’odeur, elle a l’air soulagée qu’on ne soit pas… ce qu’elle avait l’habitude…
— Des hommes ! cracha Noir-mat.
— Je… ne… crois… pas…
— D’autres rats ?
— Oui… non… je… ne… Difficile à dire…
— Des chiens ? Des chats ?
— Non. » Pistou recula. « Quelque chose de nouveau.
— Qu’est-ce qu’on va faire d’elle ? demanda Pêches.
— La laisser partir, j’imagine.
— On ne peut pas faire ça ! dit Noir-mat. On a déclenché tous les pièges qu’on a trouvés mais il reste du poison partout. Je n’enverrais même pas une souris dans tout ça. Elle n’a pas cherché à nous agresser, après tout.
— Et alors ? lança Pur-Porc. Est-ce que ça compte, un quiqui mort de plus ?
— Je sais ce que veut dire Noir-mat, fit Pêches. On ne peut pas l’envoyer à la mort comme ça. »
Grosses-Remises s’avança, entoura la jeune rate de la patte et la serra en un geste protecteur. Elle jeta un regard noir à Pur-Porc. Même si elle lui donnait parfois de petits coups de dent quand elle était contrariée, elle ne discutait pas avec lui. Elle était trop âgée pour ça. Mais son regard disait : Tous les mâles sont bêtes, espèce de vieil imbécile.
Il avait l’air perdu. « On a tué des quiquis, non ? fit-il d’un air triste. Pourquoi garder celle-là dans nos pattes ?
— On ne peut pas l’envoyer à la mort », répéta Pêches en observant la mine de Pistou. Les yeux roses du rat albinos se perdaient dans le vague.
« Tu veux qu’on la traîne avec nous, qu’elle mange nos vivres et flanque le bazar ? fit Pur-Porc. Elle ne parle pas, elle ne pense pas…
— Nous non plus, il n’y a pas si longtemps ! cracha Pêches. On était tous comme elle !
— Maintenant on pense, jeune femelle ! fit Pur-Porc dont les poils se hérissaient.
— Oui, dit tranquillement Pistou. Maintenant on pense. On peut réfléchir à ce qu’on fait. On peut prendre en pitié l’innocent qui ne nous veut aucun mal. Voilà pourquoi elle peut rester. »
Pur-Porc tourna sèchement la tête. Pistou faisait toujours face à la nouvelle venue. Pur-Porc se cabra instinctivement dans la posture du rat prêt à combattre. Mais Pistou ne le voyait pas.
Pêches observait le vieux rat d’un œil inquiet. Il se voyait défié par un petit rat à l’air de mauviette qui ne tiendrait pas une seconde en combat. Et Pistou ne s’était même pas rendu compte qu’il avait lancé le défi.
Il ne pense pas ainsi, se dit Pêches.
Les autres rats observaient Pur-Porc. Eux pensaient encore ainsi, et ils attendaient de voir ce qu’il allait faire.
Mais même Pur-Porc finit par comprendre que sauter sur le rat blanc était impensable. Autant se couper sa propre queue. Il laissa prudemment sa colère retomber. « Ce n’est qu’un rat, marmonna-t-il.
— Mais pas vous, cher Pur-Porc, dit Pistou. Est-ce que vous voulez accompagner la brigade de Noir-mat pour découvrir d’où elle vient ? Ça pourrait être dangereux. »
À ces mots, les poils de Pur-Porc se hérissèrent encore. « Je n’ai pas peur du danger ! rugit-il.
— Bien entendu. C’est pour ça que vous devriez y aller. Elle était terrifiée, elle, dit Pistou.
— Je n’ai jamais eu peur de rien ! » s’écria Pur-Porc.
Pistou se tourna alors vers lui. À la clarté des bougies, on vit une lueur dans les yeux roses. Pur-Porc n’était pas un rat qui passait beaucoup de temps à réfléchir sur ce qu’il ne voyait pas, ne sentait pas, ne mordait pas, mais…
Il leva la tête. La lumière des bougies faisait danser de grandes silhouettes de rats sur le mur. Pur-Porc avait entendu les jeunes rats parler d’ombres, de rêves et de ce qui arrivait à son ombre quand on mourait. Il ne s’inquiétait pas de ces histoires-là. Les ombres ne mordaient pas. Il n’y avait rien à craindre dans les ombres. Mais à présent il entendait sa propre voix sous son crâne lui dire : J’ai peur de ce que voient ces yeux-là. Il jeta un regard mauvais à Noir-mat qui grattait quelque chose dans la boue avec un de ses bâtons. « Je vais y aller, mais c’est moi qui conduis l’expédition, dit-il. Je suis le rat le plus âgé ici !
— Ça ne me gêne pas, fit Noir-mat. Clic-clic passera devant, de toute manière.
— Je croyais qu’il s’était fait écraser la semaine dernière ? s’étonna Pêches.
— Il nous en reste deux. Ensuite il faudra faire une razzia dans une autre boutique d’animaux de compagnie.
— C’est moi le grand chef, intervint Pur-Porc. C’est moi qui ordonne ce qu’on fait, Noir-mat.
— Très bien, chef. Très bien, dit Noir-mat tout en continuant de dessiner dans la boue. Et tu sais comment on rend tous les pièges inoffensifs, n’est-ce pas ?
— Non, mais je peux t’en donner l’ordre !
— Bien. Bien, répéta Noir-mat qui traça d’autres traits dans la boue sans lever les yeux sur le chef. Et tu vas me dire quels leviers il ne faut pas toucher et quelles parties mobiles il faut coincer en position ouverte, hein ?
— Je ne suis pas obligé de comprendre le fonctionnement des pièges.
— Mais moi si, chef, reprit Noir-mat de la même voix calme. Et je te dis qu’il y a deux ou trois choses dans ces nouveaux pièges que je ne comprends pas, et, tant que je n’aurai pas compris, je te suggère très respectueusement de me laisser mener les opérations.
— Ce n’est pas une façon de parler à un rat supérieur ! »
Noir-mat lui jeta un regard. Pêches retint son souffle.
C’est l’épreuve de force, se dit-elle. C’est là qu’on voit qui est le chef.
« Pardon, dit alors Noir-mat. Je ne voulais pas être impertinent. »
Pêches sentit l’étonnement chez les vieux mâles qui suivaient la scène. Noir-mat. Il s’était dérobé ! Il n’avait pas bondi !
Mais il ne s’était pas fait tout petit non plus.
Le pelage de Pur-Porc retomba. Le vieux rat ne savait plus quelle attitude tenir. Tous les signaux se mélangeaient.
« Ben, euh…
— À l’évidence, en tant que grand chef, c’est à toi de donner les ordres, dit Noir-mat.
— Oui, euh…
— Mais mon conseil, chef, c’est d’enquêter là-dessus. Ce qu’on ne connaît pas est dangereux.
— Oui, c’est sûr, fit Pur-Porc. Oui, effectivement. On va enquêter. Évidemment. Occupe-toi de ça. Je suis le grand chef, et c’est ce que j’ordonne. »
Maurice passa en revue l’intérieur de la cabane des chasseurs de rats.
« Ça ressemble à une cabane de chasseurs de rats, dit-il. Des établis, des chaises, un poêle, des tas de peaux de rongeurs qui pendouillent, des piles de vieux pièges, deux muselières pour chien, des rouleaux de treillis métallique et partout les preuves d’une absence totale de ménage. C’est ce que je m’attendais à trouver dans une cabane de chasseurs de rats.
— Moi, je m’attendais à quelque chose… d’horrible mais intéressant, fit Malicia. Une preuve effrayante.
— Il faut une preuve ? demanda Keith.
— Évidemment ! répondit Malicia en regardant sous une chaise. Écoute, le chat, il y a deux sortes d’individus dans le monde. Ceux qui sont au courant de l’intrigue et les autres.
— Il n’y a pas d’intrigue dans le monde, dit Maurice. Les événements… arrivent comme ça, les uns après les autres.
— Seulement si tu vois les choses sous cet angle, objecta Malicia avec bien trop de suffisance du point de vue de Maurice. Il y a toujours une intrigue. Il suffit de savoir où regarder. » Elle marqua un temps avant de reprendre :
« Regarder ! Tout est là ! Il y a un passage secret, c’est évident ! On va tous chercher l’entrée du passage secret !
— Euh… comment on sait qu’il s’agit de l’entrée d’un passage secret ? demanda un Keith à l’air encore plus ahuri que d’habitude. À quoi ça ressemble, un passage secret ?
— Sûrement pas à un passage secret, évidemment !
— Oh, ben, dans ce cas, j’en vois des dizaines, dit Maurice. Des portes, des fenêtres, ce calendrier de la Société des poisons Acme, le placard là-bas, le trou de rat, le bureau, le…
— Tu fais de l’ironie, le coupa Malicia qui souleva le calendrier pour examiner le mur avec grand sérieux.
— En réalité, je fais de l’irrévérence, répliqua Maurice, mais je peux essayer l’ironie si tu veux. »
Keith fixait le grand établi devant une fenêtre sur laquelle de vieilles toiles d’araignée formaient comme une couche de givre. Des pièges s’entassaient dessus. Toutes sortes de pièges. Et à côté s’alignaient des rangées successives de vieilles boîtes de conserve cabossées et de bocaux aux étiquettes libellées Danger : dioxyde d’hydrogène !, Toxi-rat, Tripenfeu, Polynamisulfeulakasrol : extrême prudence, Ratonnade ! ! !, Ratiboise !, Essence de fil de fer barbelé : danger !!! et… (il se pencha plus près pour regarder la suivante) Sucre. Traînaient également deux chopes et une théière. De la poudre blanche, verte et grise était éparpillée sur l’établi. Il en était même tombé par terre.
« Tu pourrais essayer de nous aider, dit Malicia en tapotant les murs.
— Je ne sais pas chercher quelque chose qui ne ressemble pas à ce que je cherche, répondit Keith. Et ils gardent le poison juste à côté du sucre ! Tant de poisons…»
Malicia recula et repoussa les cheveux de ses yeux. « Ça ne marche pas, dit-elle.
— J’imagine qu’il peut ne pas y avoir de passage secret, fit Maurice. Je sais que c’est une idée un peu osée, mais c’est peut-être seulement une cabane ordinaire, non ? »
Même Maurice bascula légèrement en arrière sous la force du regard de Malicia.
« Il y a forcément un passage secret, dit-elle. Sinon ça ne rime à rien. » Elle claqua des doigts. « Évidemment ! On s’y prend mal ! Tout le monde sait qu’on ne trouve pas le passage secret en le cherchant ! C’est quand on abandonne et qu’on s’appuie contre le mur qu’on déclenche par hasard l’ouverture secrète ! »
Maurice se tourna vers Keith, en quête d’assistance. C’était un humain, après tout. Il devait savoir comment se dépatouiller d’une Malicia. Mais Keith déambulait ici et là dans la cabane, regardait partout, l’œil écarquillé.
Malicia s’adossa au mur d’un air extrêmement nonchalant. Il n’y eut pas de déclic. Aucun panneau par terre ne coulissa. « Sans doute pas le bon endroit, dit-elle. Je vais poser mon bras innocemment sur ce portemanteau. » Aucune porte n’apparut soudain dans le mur. « Évidemment, ce serait plus facile s’il y avait un chandelier tarabiscoté, reprit Malicia. Il y a toujours un levier pour passage secret, c’est infaillible. Tous les aventuriers savent ça.
— Il n’y a même pas de bougeoir, dit Maurice.
— Je sais. Certains manquent complètement d’idées sur la façon de concevoir un passage secret digne de ce nom. » Elle s’appuya contre un autre pan de mur sans obtenir aucun effet.
« Je ne crois pas que tu le trouveras comme ça, dit Keith qui examinait attentivement un piège.
— Ah oui ? Tu crois ça ? fit Malicia. Ben, au moins, je suis constructive, moi ! Et tu chercherais où, toi qui es un spécialiste ?
— Pourquoi est-ce qu’il y a un trou de rat dans une cabane de chasseurs de rats ? Ça sent le rat crevé, le chien mouillé et le poison. Je ne m’approcherais pas d’un coin pareil si j’étais un rat. »
Malicia lui lança un regard mauvais. Puis sa figure exprima une concentration intense, comme si elle mettait à l’essai plusieurs idées dans sa tête. « Ou-ui, fit-elle. Ça marche en général dans les histoires. C’est souvent le personnage niais qui donne la bonne idée par hasard. » Elle s’accroupit et fouilla le trou du regard. « Il y a une espèce de petit levier, dit-elle. Je vais le pousser légèrement…»
Un déclic se produisit sous leurs pieds, clonk, un panneau dans le sol bascula et Keith disparut hors de vue.
« Ah oui, fit Malicia, je pensais bien qu’un truc de ce genre devait se produire…»
Dans un ronronnement, Clic-clic parcourait le tunnel en se cognant d’un bord à l’autre.
Les jeunes rats lui avaient mâchouillé les oreilles, un piège avait sectionné sa queue de ficelle et d’autres l’avaient cabossé un peu partout, mais il jouissait d’un avantage : les pièges inopinés ne pouvaient pas tuer Clic-clic parce qu’il n’était pas vivant, et il n’était pas vivant parce qu’il était mû mécaniquement.
Sa clé tournait en bourdonnant. Un bout de bougie lui brûlait sur le dos. Le 1er de dépiégeage la suivait des yeux.
« Ça ne va pas tarder…» dit Noir-mat.
Un claquement, puis un bruit qu’on ne pourrait exprimer que par gloïng !. La lumière s’éteignit. Un rouage revint ensuite lentement dans le tunnel pour s’abattre devant Pur-Porc.
« Il me semblait bien que le terrain était un peu chamboulé là-bas », dit Noir-mat d’un ton satisfait. Il se retourna. « D’accord, les gars ! Activez l’autre clic-clic, et je veux qu’une demi-douzaine d’entre vous me retirent ce piège avec une corde et le dégagent du chemin !
— Toute cette reconnaissance du terrain nous ralentit, Noir-mat, dit Pur-Porc.
— Très bien, chef, reparut Noir-mat tandis que le peloton filait sans perdre de temps. Passe devant. Ce serait une bonne idée parce qu’il ne nous reste plus qu’un seul clic-clic. J’espère qu’il y a une boutique d’animaux de compagnie dans ce village[4].
— Je pense seulement qu’on devrait avancer plus vite, dit Pur-Porc.
— D’accord, alors vas-y, chef. Tâche de nous crier où se trouve le piège suivant avant qu’il te surprenne.
— C’est moi le grand chef, Noir-mat.
— Oui, chef, pardon. On est tous un peu fatigués.
— C’est un secteur malsain, Noir-mat, dit Pur-Porc d’un ton las. J’en ai connu, de sales trous rprptlt, mais ici c’est le pire.
— C’est vrai, chef. Ce coin est mort.
— Quel est ce mot que Pistou a inventé ?
— Maléfique », répondit Noir-mat en regardant l’équipe tirer le piège hors des parois du tunnel. Il voyait des ressorts et des rouages estropiés dans les mâchoires. « Je ne comprenais pas de quoi il parlait sur le moment, ajouta-t-il. Mais je crois maintenant savoir ce qu’il voulait dire. »
Il jeta un coup d’œil dans le tunnel derrière lui vers une flamme qui brûlait et empoigna un rat qui passait. « Pêches et Pistou doivent rester carrément à l’arrière, compris ? dit-il. Je ne veux pas qu’ils avancent plus loin.
— D’accord ! » fit le rat qui détala.
L’expédition progressa avec prudence alors que le tunnel s’ouvrait dans un conduit large et ancien. Un filet d’eau coulait par terre. De vieux tuyaux tapissaient le plafond. Ici et là, de la vapeur s’en échappait en sifflant. Une faible lumière verte filtrait par une grille de rue plus loin dans le conduit.
Ça sentait le rat. L’odeur était fraîche. Effectivement, il y avait un rat qui grignotait dans une coupelle posée sur une brique délabrée. Il jeta un coup d’œil aux Changés et prit la fuite.
« Courez-lui après ! brailla Pur-Porc.
— Non ! » cria Noir-mat.
Deux rats qui s’étaient élancés à la poursuite du quiqui hésitèrent.
« J’ai donné un ordre ! » rugit Pur-Porc en se tournant vers Noir-mat.
L’expert en pièges s’accroupit brièvement. « Bien entendu, dit-il. Mais je crois que la décision de Pur-Porc en possession de tous les faits sera différente de celle du Pur-Porc qui vient de crier parce qu’il a vu un rat s’enfuir, hmm ? Flaire l’air ambiant ! »
Le museau de Pur-Porc se plissa. « Du poison ? »
Noir-mat opina. « Gris n°2, fit-il. Une infection. Vaut mieux se tenir à l’écart. »
Pur-Porc regarda des deux côtés dans le conduit. Celui-ci se prolongeait à perte de vue, juste assez haut pour qu’un homme puisse y ramper. Des tas de tuyaux plus petits pendaient près du plafond. « Il fait chaud ici, dit-il.
— Oui, chef. Pêches a lu le guide. Des sources d’eau chaude jaillissent de terre par ici, et ils la pompent vers certaines maisons.
— Pourquoi ?
— Pour se baigner dedans, chef.
— Hrumph. » Pur-Porc n’aimait pas cette idée. Un grand nombre de jeunes rats adoraient prendre des bains.
Noir-mat se tourna vers la brigade. « Le chef veut qu’on enterre ce poison, qu’on pisse dessus et qu’on laisse une marque tout de suite ! »
Pur-Porc entendit un bruit métallique près de lui. Il se tourna et vit que Noir-mat avait tiré de son harnachement d’outils une longue tige de métal. « C’est quoi, ce krckrck de truc ? » fit-il.
Dans un sifflement, Noir-mat fouetta l’air avec l’objet. « J’ai demandé au gamin à l’air bête de me la fabriquer », répondit-il.
Pur-Porc comprit alors de quoi il s’agissait. « C’est une épée, dit-il. Tu as trouvé l’idée dans L’Aventure de monsieur Lapinou ?
— Exact.
— Je n’ai jamais cru à ce machin-là, grommela Pur-Porc.
— Mais une lance c’est une lance, dit Noir-mat avec calme. Je crois qu’on est proches des autres rats. Ce serait une bonne idée que la plupart d’entre nous restent ici… chef. » Pur-Porc eut l’impression qu’on lui donnait encore des ordres, mais Noir-mat restait poli. « Je suggère que quelques-uns d’entre nous aillent flairer en éclaireurs, poursuivit le dépiégeur. Sardines serait utile, et je vais y aller, bien entendu…
— Moi aussi », fit Pur-Porc.
Il jeta un regard mauvais à Noir-mat qui acquiesça : « Évidemment. »