Chapitre premier


Les rats !

Ils pourchassaient les chiens et mordaient les chats, ils…

Mais il n’y avait pas que ça. Comme disait le fabuleux Maurice, ce n’était qu’une histoire de rats et d’hommes. Et le plus difficile, c’était de définir qui étaient les rats et qui les hommes.

Mais, d’après Malicia Crime, c’était une histoire sur les histoires.

Elle commença – du moins en partie – dans la malle-poste qui arrivait des cités lointaines de la plaine par-delà les montagnes.

C’était la portion de trajet que le cocher n’aimait pas. La route serpentait à travers les forêts et s’éboulait autour des montagnes. Des ombres épaisses se massaient entre les arbres. Il se croyait parfois suivi par des choses qui restaient juste à la limite de son champ de vision. Ça lui flanquait les chocottes.

Et au cours de ce trajet-là, les chocottes atteignaient des sommets : il entendait des voix. Il en était sûr. Elles venaient de derrière lui, du toit de la voiture, et il n’y avait rien d’autre là-haut que les gros sacs postaux en toile cirée et les bagages du jeune homme. Assurément rien n’était assez grand pour qu’un passager clandestin s’y cache. Mais il était sûr d’entendre de temps en temps de petites voix aiguës chuchoter.

Il ne transportait pour l’heure qu’un unique voyageur, un jeune homme blond qui lisait un livre, assis tout seul dans la voiture cahotante. Il lisait lentement et à voix haute en suivant les mots du doigt.

« Oubberwald, lut-il.

— C’est « Überwald » couina une petite voix criarde mais très claire. À cause des trémas, il faut prononcer une espèce de « uuu » long. Mais tu te débrouilles bien.

— Uuuuuuberwald ?

— Il ne faut pas exagérer non plus, petit, fit une autre voix qui avait l’air à moitié endormie. Mais tu connais le plus gros avantage de l’Überwald ? C’est très, très loin de Sto Lat. C’est très loin de Pseudopolis. C’est loin de tous les patelins où le commissaire du guet a juré de nous faire bouillir vivants s’il nous y revoit. Et le pays n’est pas très moderne. Mauvaises routes. Des tas de montagnes qui te barrent le chemin. La population ne bouge pas beaucoup à cette altitude. Alors les nouvelles ne se répandent pas très vite, tu comprends ? Et il ne doit pas y avoir de police. Petit, on peut faire fortune ici !

— Maurice ? fit doucement le gamin.

— Oui, petit ?

— Ce qu’on fait, à ton avis, ce n’est pas… tu sais… malhonnête, dis ? »

Une pause, puis la voix répondit : « Comment ça, malhonnête ?

— Ben… on leur prend leur argent, Maurice. » La voiture tangua et rebondit sur un nid-de-poule.

« D’accord, fit l’invisible Maurice, mais il faut te demander à qui on prend l’argent en réalité.

— Ben… le plus souvent au maire de la localité ou quelqu’un comme ça.

— Voilà ! Donc c’est… quoi ? Je te l’ai déjà dit.

— Euh…

— C’est l’argent du gou-ver-ne-ment, petit, fit Maurice d’un ton patient. Répète ça. L’argent du gou-ver-ne-ment.

— L’argent du gou-ver-ne-ment, répéta docilement le gamin.

— Voilà ! Et qu’est-ce que le gouvernement fait de son argent ?

— Euh… il…

— Il paye des soldats, dit Maurice. Il déclare des guerres. On a sûrement empêché des tas de guerres en prenant l’argent pour le mettre là où il ne peut pas nuire. La population nous dresserait des statues si elle réfléchissait un peu.

— Certains villages avaient l’air très pauvres, Maurice, objecta le gamin d’un ton dubitatif.

— Hé, justement, ils n’ont pas envie de guerres, alors.

— D’après Pistou, c’est…» Le gamin se concentra, et ses lèvres remuèrent avant d’articuler le mot, comme s’il testait tout seul la prononciation. «… C’est pas é-thik.

— C’est vrai, Maurice, fit la petite voix aiguë. D’après Pistou, on ne devrait pas vivre de supercherie.

— Écoute, Pêches, l’humanité n’est que supercherie, répliqua la voix de Maurice. Les hommes aiment tellement se rouler les uns les autres à tout bout de champ qu’ils élisent des gouvernements qui le font pour eux. Ils écopent d’une invasion horrible de rats, ils payent un joueur de flûte, les rats sortent tous du patelin derrière le gamin, et hop-là, fin du fléau, tout le monde est content qu’on ne pisse plus dans la farine, le gouvernement est réélu par une population reconnaissante, tout le monde fête ça. De l’argent bien dépensé, je trouve.

— Mais s’il y a une invasion, c’est seulement parce qu’on le leur fait croire, objecta la voix de Pêches.

— Ben, ma chère, tous ces petits gouvernements dépensent aussi leur argent à payer des chasseurs de rats, sais-tu ? Je ne vois pas pourquoi je m’embête à te répondre, vraiment pas.

— Oui, mais on…»

Ils s’aperçurent que la voiture s’était arrêtée. Dehors, sous la pluie, les harnais tintèrent. Puis l’habitacle tangua un peu et ils entendirent quelqu’un s’en aller en courant.

Une voix dehors lança dans le noir : « Y a-t-y des mages là-dedans ? »

Les passagers échangèrent un regard ahuri.

« Non ? » répondit le gamin. Mais c’était un « non » qui voulait dire : « Pourquoi vous demandez ça ? »

« Et des sorcières ? fît la voix.

— Non, pas de sorcière.

— Bien. Est-ce qu’y a là-dedans des trolls armés jusqu’aux dents employés par la compagnie de transport ?

— Ça m’étonnerait », dit Maurice.

Suivit un silence uniquement meublé par la pluie.

« D’accord, et des loups-garous ? finit par reprendre la voix.

— À quoi ils ressemblent ? demanda le gamin.

— Ah, ben, ils ont l’air parfaitement normaux jusqu’au moment où il leur pousse, comme qui dirait, des poils, des dents, de grosses pattes, et qu’ils vous sautent dessus par la fenêtre, répondit la voix.

— On a tous des poils et des dents, fit le gamin.

— Vous êtes des loups-garous, alors ?

— Non.

— Bien, bien. » Suivit un autre silence pluvieux, comme si la voix invisible consultait une liste. « D’accord, des vampires, dit-elle. C’est une nuit de flotte, vous avez pas envie de voler par un temps pareil. Des vampires là-d’dans ?

— Non ! On est tous parfaitement inoffensifs ! répondit le gamin.

— Oh là là, marmonna Maurice qui rampa sous le siège.

— Ça me soulage, dit la voix. On est jamais trop prudent par les temps qui courent. Y a toutes sortes de gens bizarres. » Une arbalète fut introduite par la fenêtre et la voix lança : « La bourse et la vie. C’est le tarif deux en un, voyez ?

— L’argent est dans la valise sur le toit », fit la voix de Maurice depuis le plancher.

Le voleur de grand chemin fouilla des yeux l’intérieur sombre de la diligence. « Qui c’est qu’a dit ça ? demanda-t-il.

— Euh… moi, répondit le gamin.

— J’ai pas vu tes lèvres bouger, petit !

— L’argent est bien sur le toit. Dans la valise. Mais à votre place, je ne…

— Hah, sûrement, oui », fit le brigand. Son visage masqué disparut de la fenêtre.

Le gamin prit la flûte posée sur le siège près de lui. C’était un instrument du type flûtiau, comme on dit, de ceux qu’on appelle encore « à un sou », même s’il y a belle lurette qu’on ne les vend plus à ce prix-là.

« Joue Vol avec voies de fait, petit, dit tout bas Maurice.

— On ne pourrait pas simplement lui donner l’argent ? » demanda la voix de Pêches. C’était une petite voix.

« L’argent, on nous le donne à nous », répliqua durement Maurice.

Au-dessus d’eux, ils entendirent la valise racler le toit de la voiture lorsque le brigand la traîna pour la descendre.

Le gamin, obéissant, porta la flûte à ses lèvres et joua quelques notes. Une série de bruits s’ensuivit. Un grincement, un choc sourd, des échos de bousculade puis un cri très bref.

Ensuite plus rien. Maurice grimpa de nouveau sur le siège et passa la tête hors de la voiture dans la nuit sombre et pluvieuse.

« Bravo, dit-il. De la jugeote. Plus on se débat, plus ils mordent fort. Sans doute pas encore percé la peau ? Bien.

Avance un peu que je te voie. Mais doucement, hein ? On tient à ce que personne ne panique, pas vrai ? »

Le voleur de grand chemin réapparut dans la lumière des lampes de la diligence. Il marchait à pas très lents et prudents, les jambes bien écartées. Et il gémissait tout bas.

« Ah, te voilà, fit joyeusement Maurice. Sont montés direct dans les jambes de ton pantalon, c’est ça ? Un truc typique de rat, ça. Contente-toi de hocher la tête, parce qu’il ne faudrait pas les énerver. Inutile de te dire où ça pourrait se terminer. »

Le brigand hocha tout doucement la tête. Puis ses yeux s’étrécirent. « T’es un chat ? » marmonna-t-il. Puis ses yeux tourneboulèrent et le souffle lui manqua.

« Est-ce que je t’ai dit de parler ? fit Maurice. Moi, je ne crois pas, hein ? Le cocher s’est enfui ou tu l’as tué ? » La figure de l’homme resta sans expression. « Ah, tu apprends vite, j’aime ça chez un voleur de grand chemin, reprit Maurice. Tu peux répondre à cette question-là.

— S’est enfui », répondit l’homme d’une voix rauque.

Maurice ramena la tête dans la voiture. « Qu’esse t’en penses ? demanda-t-il. Une voiture, quatre chevaux, sans doute quelques objets de valeur dans le sac postal… peut-être mille piastres, voire davantage. Le gamin pourrait la conduire. Vaut le coup d’essayer, non ?

— Ça, c’est du vol, Maurice », dit Pêches. Elle était assise sur le siège à côté du jeune homme. C’était une rate.

« Pas vraiment du vol, fit Maurice. Plutôt… une trouvaille. Le cocher s’est enfui, ça équivaut donc à sauver des biens. Hé, c’est vrai, ça, on pourrait la ramener contre une récompense. C’est beaucoup mieux. Et c’est légal. On fait ça ?

— On va nous poser des tas de questions, objecta Pêches.

Yawlp, si on la laisse là, quelqu’un la piquera, gémit Maurice. Un voleur va l’embarquer ! C’est mieux si c’est nous qui la prenons, hein ? Nous, on n’est pas des voleurs.

— On va la laisser là, Maurice, dit Pêches.

— Alors on fauche le cheval du brigand, fit le chat comme si la nuit ne pouvait pas se terminer décemment sans qu’ils volent quelque chose. Voler un voleur, ce n’est pas du vol parce que ça s’annule.

— On ne va pas passer la nuit ici, dit le gamin à Pêches. Là, il a raison.

— C’est vrai, confirma le brigand avec empressement. Vous allez pas y passer la nuit !

— C’est vrai, renchérit un chœur de voix depuis son pantalon, on ne va pas y passer la nuit ! »

Maurice soupira et sortit à nouveau la tête par la fenêtre. « D’accord, dit-il. Voilà ce qu’on va faire. Tu vas rester sans bouger d’un poil en regardant droit devant toi, et tu n’essayes pas de nous jouer un tour, parce que je n’ai qu’un mot à dire…

— Ne le dites pas ! implora le brigand avec encore davantage d’empressement.

— Très bien, mais on va te prendre ton cheval en guise de punition et, toi, tu peux prendre la voiture parce que ça, c’est du vol et que seuls les voleurs ont le droit de voler. Ça te paraît équitable ?

— J’suis d’accord avec tout ce que vous dites ! fit le brigand qui réfléchit alors à sa réponse et ajouta aussitôt : Mais, s’il vous plaît, dites rien ! » Il continuait de regarder droit devant lui.

Il vit le gamin et le chat descendre de voiture. Il entendit des bruits dans son dos tandis qu’ils lui prenaient son cheval. Il songea à son épée. D’accord, le marché allait lui rapporter toute une malle-poste, mais la fierté professionnelle, ça existe.

« Bon, fit la voix du chat au bout d’un moment, on va maintenant tous s’en aller, et tu dois promettre de ne pas bouger jusqu’à ce qu’on soit partis. Tu promets ?

— Ma parole de voleur, répondit le brigand en baissant lentement la main sur son épée.

— Bien. On te fait confiance », dit la voix du chat.

L’homme sentit son pantalon s’alléger tandis que des flots de rats en jaillissaient et détalaient, puis il entendit tinter un harnais. Il attendit un instant puis pivota sur place, dégaina son épée et se précipita en avant.

Très peu en avant, en tout cas. Il ne se serait pas étalé aussi brutalement par terre si on ne lui avait pas attaché ses lacets ensemble.



On le disait fabuleux. Le fabuleux Maurice, l’appelait-on. Il n’avait jamais voulu être fabuleux. C’était arrivé comme ça.

Il avait compris qu’il y avait quelque chose de bizarre ce fameux jour où, juste après le déjeuner, il avait contemplé un reflet dans une flaque et s’était dit : c’est moi, ça. Il n’avait encore jamais pris conscience de sa personne. Évidemment, il avait du mal à se remémorer ce qu’il se disait avant de devenir fabuleux. Son cerveau, lui semblait-il, devait tenir de la soupe.

Puis il y avait eu les rats qui vivaient sous le tas d’ordures dans un coin de son territoire. Il s’était aperçu que les rats jouissaient d’une certaine éducation lorsqu’il avait sauté sur l’un d’eux et que le rongeur lui avait lancé : « On ne pourrait pas en discuter ? » De quelque part, son nouveau cerveau fabuleux lui avait alors soufflé qu’on ne mange pas un être doué de la parole. Du moins, pas avant d’avoir entendu ce qu’il a à dire.

Le rat, c’était Pêches. Elle n’était pas comme les autres rats. De même que Pistou, Langues-de-Chat, Noir-mat, Pur-Porc, Grosses-Remises, Toxie et tous leurs copains. Mais, de son côté, Maurice n’était déjà plus comme les autres chats.

Les autres chats étaient soudain devenus bêtes. Maurice s’était plutôt mis à fréquenter les rats. Il pouvait discuter avec eux. Ça ne posait aucun problème tant qu’il ne s’oubliait pas à boulotter ceux de leur connaissance.

Les rats passaient des heures à s’inquiéter de la raison qui les avait rendus brusquement si malins. Pour Maurice, c’était perdre son temps. Des trucs arrivaient, un point c’est tout. Mais les rats n’en finissaient pas de se demander si c’était dû à quelque chose qu’ils avaient mangé sur le tas d’ordures, et même Maurice voyait que ça n’expliquait pas son propre cas, lui qui ne mangeait jamais d’ordures. Surtout de ce tas-là, quand on savait d’où ça venait…

Pour lui, les rats étaient franchement bêtes. Malins, d’accord, mais bêtes. Maurice vivait dans la rue depuis quatre ans, il ne lui restait plus grand-chose de ses oreilles, des balafres lui couvraient le museau, et lui était intelligent. Il roulait tellement des mécaniques quand il marchait qu’il devait ralentir pour ne pas s’étaler par terre. Quand il s’ébouriffait la queue, on devait la contourner. D’après lui, il fallait être intelligent pour vivre quatre ans dans ces rues, surtout au milieu de toutes les bandes de chiens et de fourreurs indépendants.

Il fallait aussi être riche. Les rats avaient besoin d’explications sur ce dernier point, mais Maurice avait pas mal bourlingué en ville et compris ce qui la faisait marcher ; l’argent, selon lui, était la clé de tout.

Puis, un jour, il avait vu le gamin à l’air bête jouer de sa flûte, sa casquette posée par terre devant lui pour récolter quelques sous, et une idée lui était venue. Une idée fabuleuse. Elle s’était amenée comme ça, boum, d’un coup. Les rats, la flûte, le gamin à l’air bête…

« Hé, toi, le gamin à l’air bête ! avait-il lancé. Ça te dirait de faire fort… Nan, petit, je suis en dessous…»



Le jour se levait quand le cheval du brigand émergea de la forêt, franchit un col et qu’on le força à faire halte dans un bois fort à propos.

La vallée fluviale s’étendait en contrebas et un village se serrait contre les falaises.

Maurice s’extirpa tant bien que mal de la sacoche de selle et s’étira. Le gamin à l’air bête aida les rats à sortir de l’autre sacoche. Ils avaient passé tout le voyage tassés sur l’argent, même s’ils étaient trop polis pour avouer qu’ils ne tenaient pas à dormir dans une sacoche qu’occupait déjà un chat.

« Comment s’appelle ce village, petit ? » demanda Maurice qui observait la localité plus bas, assis sur un rocher.

Derrière eux, les rats recomptaient l’argent et le mettaient en piles près du sac qui l’avait contenu. Ils recommençaient tous les jours. Maurice n’avait pourtant pas de poches, mais quelque chose en lui poussait tout le monde à vérifier sa monnaie le plus souvent possible.

« Ça s’appelle Bad Igoince, répondit le gamin après avoir consulté le guide touristique.

— Hum… est-ce qu’on doit vraiment y aller ? Ce nom-là ne m’inspire pas confiance, fit Pêches en levant les yeux de ses comptes.

— Hah, ça n’est pas si terrible, lança Maurice. « Bad », c’est un mot étranger qui veut dire « bain », tu vois ?

— Donc c’est comme Bain-Igoince ? fit Langues-de-Chat.

— Nan, nan, plutôt Igoince-les-Bains parce que… (le fabuleux Maurice hésita, mais l’espace d’un instant seulement) parce qu’ils ont un bain, tu vois ? Très arriéré, par ici. Pas beaucoup de bains dans le coin. Mais les habitants en ont un et ils en sont fiers, alors ils veulent que tout le monde le sache. Faut sans doute acheter un billet d’entrée rien que pour y jeter un coup d’œil.

— C’est vrai, ça, Maurice ? » demanda Pistou. Il posa la question poliment, mais il était clair qu’il pensait en réalité : « Je ne crois pas que ce soit vrai, Maurice. »

Ah, oui… Pistou. Pistou n’était pas facile. Alors qu’il n’y avait pas de quoi. Dans le temps, se disait Maurice, il n’aurait même pas avalé un rat si petit, si pâle et d’aspect si maladif. Il baissa les yeux sur le petit rongeur albinos au pelage blanc neigeux et aux yeux rosâtres. Pistou ne le regarda pas parce qu’il était trop myope. Évidemment, vivre presque aveugle n’était pas un handicap pour une espèce qui passait le plus gros de son temps dans l’obscurité et jouissait d’un odorat presque aussi performant, d’après ce qu’avait compris Maurice, que la vue, l’ouïe et la parole réunies. Par exemple, le rat se tournait toujours face à Maurice et le regardait droit dans les yeux quand il parlait. C’était troublant. Maurice avait connu un chat aveugle qui se cognait souvent dans les portes, mais Pistou, lui, jamais.

Pistou n’était pas le patron des rats. Ça, c’était le boulot de Pur-Porc. Pur-Porc était gros, féroce, un peu croûteux, il n’appréciait que modérément d’avoir un cerveau dernier cri et encore moins de discuter avec un chat. Il était déjà assez âgé quand les rats avaient changé, comme ils disaient, et lui se déclarait trop vieux pour ça. Il laissait les discussions avec Maurice à Pistou qui était né juste après le changement. Et ce petit rat était malin. Étonnamment malin. Trop malin. Maurice devait faire appel à toute son astuce quand il avait affaire à Pistou.

« C’est étonnant tout ce que je sais, fit Maurice en clignant lentement des yeux. En tout cas, le patelin n’est pas mal. Il m’a l’air riche. Alors voilà ce qu’on va faire…

— Hum…»

Maurice détestait entendre ça. S’il y avait pire que Pistou posant une de ses curieuses petites questions, c’était Pêches se raclant la gorge. Ça voulait dire qu’elle s’apprêtait à faire une remarque, tout doucement, qui allait le contrarier. « Oui ? lança-t-il sèchement.

— On a vraiment besoin de continuer ce numéro ? demanda-t-elle.

— Ben, évidemment que non, répondit Maurice. Je n’ai même pas besoin d’être là, moi. Je suis un chat, pas vrai ? Un chat avec mes talents ? Hah ! J’aurais pu me trouver un boulot bien pépère avec un illusionniste. Ou un ventriloque peut-être. Il n’y a pas de limites à ce que je pourrais faire, figure-toi, parce que tout le monde aime les chats. Mais comme j’étais, tu vois, fabuleusement bête et gentil, j’ai préféré venir en aide à une bande de rongeurs qui sont, faut être franc, pas exactement les chouchous de l’homme. Maintenant, certains d’entre vous (et là, il jeta un regard jaune vers Pistou) ont en tête d’aller dans une île quelque part démarrer une espèce de civilisation ratière personnelle, ce que je trouve, vous savez, tout à fait admirable, mais pour ça il vous faut… Qu’est-ce que j’ai dit qu’il vous fallait ?

— De l’argent, Maurice, répondit Pistou, mais…

— De l’argent. Parfaitement, parce qu’avec de l’argent qu’est-ce que vous pouvez avoir ? » Il passa les rats en revue. « Ça commence par B, souffla-t-il.

— Des bateaux, Maurice, mais…

— Ensuite vous aurez besoin d’outils, et de manger, évidemment…

— Il y a les noix de coco, suggéra le gamin à l’air bête qui astiquait sa flûte.

— Oh, quelqu’un a parlé ? fit Maurice. Qu’est-ce que tu y connais, petit ?

— On trouve des noix de coco, répéta le gamin. Sur les îles désertes. Un gars qui en vendait me l’a dit.

— Comment on les trouve ? » fit Maurice. Il n’était pas sûr de lui en matière de noix de coco.

« Je ne sais pas. On les trouve comme ça.

— Oh, j’imagine que ça pousse dans les arbres, hein ? lança Maurice d’un ton sarcastique. Pfff, je ne sais vraiment pas ce que vous deviendriez sans… Quelqu’un peut me le dire ? » Il lança un regard noir au groupe de rats. « Ça commence par M.

— Toi, Maurice, répondit Pistou. Mais, tu vois, on trouve en réalité…

— Oui ?

— Hum », intervint Pêches. Maurice gémit. « Ce que veut dire Pistou, fit la rate, c’est que tous ces vols de grain et de fromage, tous ces trous qu’on ronge dans les murs, c’est… ben…» Elle leva les yeux dans ceux jaunes de Maurice. « Ce n’est pas moral.

— Mais c’est ce que font les rats ! rappela Maurice.

— Seulement, on pense qu’on ne devrait pas, dit Pistou. On devrait faire notre propre chemin dans le monde !

— Oh là là, oh là là, oh là là, se lamenta Maurice en secouant la tête. Cap sur l’île, hein ? Le royaume des rats ! Ne vous figurez pas que je me moque de votre rêve, s’empressa-t-il d’ajouter. Tout le monde a besoin de petits rêves. » Maurice y croyait aussi sincèrement. Quand on savait ce qu’autrui désirait vraiment, on en faisait à peu près ce qu’on voulait.

Il se demandait parfois ce que désirait le gamin à l’air bête. Rien, autant qu’il pouvait en juger, sauf qu’on lui fiche la paix et qu’on le laisse jouer de sa flûte. Mais… ben, c’était comme cette histoire de noix de coco. Régulièrement il sortait un truc qui laissait supposer qu’il avait tout écouté. De tels éléments sont durs à manipuler.

Mais les chats s’y entendent pour manipuler le monde. Un miaou par-ci, un ronron par-là, une légère pression de griffe… et Maurice n’avait encore jamais eu besoin de réfléchir à ça. Les chats n’ont pas besoin de réfléchir.

Seulement de savoir ce qu’ils veulent. C’est à l’homme de réfléchir. Il est là pour ça.

Maurice songea au bon vieux temps avant que son cerveau se mette à fulgurer comme un feu d’artifice. Il s’amenait à la porte des cuisines de l’Université, prenait son air câlin, et les cuisiniers tâchaient de deviner ce qu’il voulait. C’était incroyable ! Ils lui demandaient par exemple : « Il veut un bol de lait, le minou ? Il veut un biscuit ? Il veut ces bons restes, le minou ? » Et Maurice n’avait rien d’autre à faire qu’attendre patiemment une parole qu’il reconnaissait, comme « cuisses de dinde » ou « agneau haché ».

Mais il était sûr de n’avoir jamais rien mangé de magique. Des abattis de poulet magiques, ça n’existait pas, tout de même ?

C’est les rats qui avaient mangé de la magie. Le tas d’ordures qu’ils appelaient leur domicile mais aussi leur déjeuner se trouvait à l’arrière de l’Université, et c’était une université de mages, après tout. L’ancien Maurice ne prêtait guère attention aux gens sans bol à la main, mais il savait que les gros bonshommes en chapeaux pointus provoquaient d’étranges phénomènes.

Et il savait maintenant ce qui arrivait à tout ce qui ne leur servait plus. Ils le balançaient par-dessus le mur. Les livres d’enchantements déglingués, les bouts de chandelles dégoulinantes, les restes de mixture verte bouillonnante des chaudrons, tout finissait sur le gros tas aux côtés des boîtes en fer-blanc, des vieilles caisses et des déchets des cuisines. Oh, les mages avaient dressé des panneaux qui disaient Danger ou Produits toxiques, mais les rats ne savaient pas lire en ce temps-là et ils raffolaient des bouts de chandelles dégoulinantes.

Maurice n’avait jamais rien consommé dans ce tas. Il n’arrêtait pas de se poser la question, mais il en était sûr. Il avait une bonne devise dans la vie : ne jamais manger ce qui luit.

Mais il était aussi devenu intelligent, à peu près au même moment que les rats. C’était un mystère.

Il continuait depuis ce que les chats faisaient toujours. Il manipulait les gens. Certains rats comptaient maintenant aussi au nombre des gens, évidemment. Mais les gens restaient les gens, même quand ils avaient quatre pattes et s’affublaient de noms tels que Pistou, de ces noms qu’on se donne quand on apprend à lire avant de saisir le sens réel des termes, quand on déchiffre les étiquettes et les notices des vieilles boîtes de conserve rouillées et qu’un mot sonne bien à l’oreille.

L’ennui, quand on pense, c’est qu’une fois lancé on ne s’arrête plus. Et, de l’avis de Maurice, les rats pensaient beaucoup trop. Pistou n’était pas un cadeau, mais il était tellement occupé à ressasser des idées ridicules sur la façon dont les rats pourraient bâtir leur propre pays quelque part que Maurice arrivait à s’en dépatouiller. C’était Pêches la pire. L’astuce habituelle de Maurice qui consistait à parler vite pour embrouiller son monde ne prenait pas sur elle.

« Hum, recommença-t-elle, on pense que cette fois devrait être la dernière. »

Maurice écarquilla les yeux. Les autres rats reculèrent légèrement, mais Pêches soutint son regard.

« Ça doit être la dernière fois qu’on refait le coup de l’invasion de rats, dit Pêches. Un point, c’est tout.

— Et qu’est-ce qu’en pense Pur-Porc ? » fit Maurice. Il se tourna vers le chef qui les observait. C’était toujours une bonne idée d’en appeler à Pur-Porc quand Pêches donnait du fil à retordre, parce qu’il ne l’aimait pas beaucoup.

« Comment ça, ce que j’en pense ? demanda Pur-Porc.

— Je… Chef, je pense qu’on devrait arrêter cette supercherie, dit Pêches en baissant nerveusement la tête.

— Oh, tu penses aussi, hein ? fit Pur-Porc. Tout le monde pense, ces temps-ci. Je pense que ça pense beaucoup trop, voilà ce que moi je pense. On ne pensait pas à penser quand j’étais jeune. On n’arrivait à rien si on commençait par penser. »

Il jeta aussi à Maurice un regard mauvais. Pur-Porc n’aimait pas Maurice. Il n’aimait presque rien de ce qui était arrivé depuis le changement. Pour tout dire, Maurice se demandait combien de temps Pur-Porc allait rester chef. Il n’aimait pas penser. Il appartenait à une époque où un chef rat n’avait besoin que d’être gros et contrariant. Le monde allait beaucoup trop vite pour lui désormais, ce qui le mettait en rage.

Aujourd’hui il menait moins qu’il ne suivait le mouvement.

« Je… Pistou, chef, croit qu’on devrait penser à se ranger, chef », dit Pêches.

Maurice grimaça. Pur-Porc n’écouterait pas Pêches, et elle le savait, mais Pistou représentait ce que les rats avaient de plus approchant d’un mage, et même les gros rats l’écoutaient.

« Je croyais qu’on allait s’embarquer à bord d’un bateau et trouver une île quelque part, dit Pur-Porc. Les rats aiment beaucoup les bateaux », ajouta-t-il d’un air approbateur. Puis il reprit, en jetant un regard vaguement nerveux et ennuyé à Pistou : « Et on me dit qu’on a besoin de ce machin, là, l’argent, parce que maintenant, depuis qu’on brasse toutes ces pensées, il faut qu’on respecte une donto… une déton…

— Une déontologie, chef, intervint Pistou.

— Ce qui ne me paraît pas très rat. Mais mon avis ne compte pas beaucoup, j’ai l’impression.

— On a assez d’argent, chef, dit Pêches. On en a déjà gagné beaucoup. On a bien beaucoup d’argent, pas vrai, Maurice. » Ce n’était pas une question ; plutôt une accusation.

« Ben, quand tu dis beaucoup… commença Maurice.

— On a en fait davantage d’argent qu’on croyait », poursuivit Pêches sur le même ton. Un ton toujours très poli mais qui insistait et posait toutes les mauvaises questions. Une mauvaise question, pour Maurice, c’était celle qu’il ne voulait pas qu’on lui pose.

Pêches y alla encore de sa petite toux.

« Une chose me fait dire qu’on a davantage d’argent, Maurice : tu nous as en effet expliqué que les pièces dites d’or brillaient comme la lune, celles d’argent comme le soleil, et que tu te garderais celles d’argent. En réalité, Maurice, c’est l’inverse. Ce sont les pièces d’argent qui brillent comme la lune. »

Maurice lâcha intérieurement une obscénité en langue chat, une langue bien pourvue en la matière. A quoi bon avoir de l’instruction, se dit-il, si on s’amuse ensuite à s’en servir ?

« Alors on pense, chef, dit Pistou à Pur-Porc, qu’après ce tout dernier coup on devrait partager l’argent et partir chacun de notre côté. Et puis ça devient dangereux de toujours répéter la même combine. Il faut s’arrêter avant qu’il soit trop tard. Il y a une rivière ici. On devrait pouvoir rejoindre la mer.

— Une île sans humains ni krllrrt de chats serait l’idéal », dit Pur-Porc.

Maurice ne se départit pas de son sourire, et pourtant il savait ce que krllrrt voulait dire.

« Et on ne voudrait pas priver Maurice de son projet de numéro avec l’illusionniste », ajouta Pêches.

Maurice plissa les yeux. L’espace d’un instant, il fut sur le point de violer sa règle sacro-sainte de ne pas manger tout ce qui parlait. « Et toi, qu’est-ce que tu en penses, petit ? demanda-t-il en levant la tête vers le gamin à l’air bête.

— Je m’en fiche, répondit le gamin.

— Tu te fiches de quoi ?

— Je me fiche de tout, en fait. Du moment qu’on me laisse jouer de la flûte.

— Mais tu dois penser à l’avenir !

— J’y pense, répliqua le gamin. Plus tard, je veux continuer à jouer ma musique. Ça ne coûte rien de jouer. Mais les rats ont peut-être raison. Deux ou trois fois, on a failli être faits comme des rats, Maurice. »

Maurice jeta un regard pénétrant au gamin afin de vérifier s’il ne s’agissait pas d’une astuce de sa part, mais il n’avait encore jamais rien commis de tel. Le chat renonça. Enfin, pas exactement. Il n’était pas arrivé à sa position en baissant les pattes devant les problèmes. Il les mettait seulement de côté. Après tout, un fait nouveau survenait toujours. « D’accord, très bien, dit-il. On recommence encore une fois et on partage l’argent en trois. Très bien. Pas un problème. Mais si ça doit être la dernière fois, qu’elle soit au moins mémorable, hein ? » Il se fendit d’un grand sourire.

Les rats, de par leur nature, n’aimaient pas trop voir un chat sourire, mais ils comprenaient qu’une décision difficile venait d’être prise. Ils poussèrent de tout petits soupirs de soulagement.

« Ça te va comme ça, petit ? demanda Maurice.

— Je pourrai continuer de jouer de la flûte après ? s’inquiéta-t-il.

— Absolument.

— D’accord », lâcha le gamin.

L’argent, celui qui brillait comme le soleil et celui qui brillait comme la lune, fut soigneusement remis dans son sac. Les rats traînèrent le sac sous les buissons et l’enterrèrent. Nul n’enterre l’argent mieux qu’un rat, et ça ne servait à rien d’en emporter trop dans le village.

Ensuite il y avait le cheval. C’était un cheval de valeur, et Maurice rechignait beaucoup à le relâcher. Mais, ainsi que le fit remarquer Pêches, c’était celui d’un voleur de grand chemin, harnaché d’une selle et d’une bride abondamment ouvragées. Chercher à les vendre sur place serait dangereux. Les gens parleraient. Ce qui attirerait l’attention du gouvernement. Ce n’était pas le moment d’avoir le guet aux trousses.

Maurice s’avança au bord du rocher et laissa tomber son regard sur le bourg qui s’éveillait avec le lever du soleil. « On fait le coup du siècle, alors, hein ? dit-il lorsque les rats s’en revinrent. Je veux un maximum de couinements, des têtes grimaçantes et de la pisse partout, d’accord ?

— On pense que pisser partout, ce n’est pas vraiment…» commença Pistou. Mais un « hum » de Pêches le poussa à reprendre : « Oh, j’imagine, si c’est la dernière fois…

— J’ai pissé sur tout ce qui existe depuis que j’ai quitté le nid, dit Pur-Porc. Maintenant on me dit que ce n’est pas bien. Si c’est ça, penser, je suis bien content de ne pas m’y risquer.

— On va leur en mettre plein la vue, conclut Maurice. Des rats ? Ils s’imaginent avoir connu les rats dans leur ville ? Après notre passage à nous, ils en feront des romans ! »

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