Le moteur toussa puis s’arrêta. Les réacteurs ronflèrent encore une seconde et se turent. L’air vibra contre la carlingue.
Maxwell jeta un rapide coup d’œil à son voisin. Churchill était assis, raide, comme frappé de frayeur ou peut-être simplement étonné, car même Maxwell se rendait compte qu’un tel incident était absolument impensable. Un avion comme celui-ci ne pouvait tomber en panne.
En bas, il voyait les arêtes des falaises, les arbres de la forêt dardés vers le ciel, sur leur gauche, le fleuve qui coulait comme un ruban de satin à travers les bois.
Le temps s’étirait, chaque seconde transformée en minute, comme par miracle. En même temps il voyait très clairement la suite des événements, comme s’il était le témoin objectif d’un accident survenant à un autre. Dans sa tête, une petite voix lui disait que la panique viendrait plus tard et qu’à ce moment-là, le temps reprendrait son cours normal.
En se penchant, il aperçut une petite ouverture dans la forêt, une brèche parmi les rangées d’arbres sombres, et tout en bas, une petite tache verte.
Il toucha Churchill du doigt et la lui fit voir. Churchill regarda et hocha la tête. Il tourna le volant avec soin, comme s’il attendait une réponse de l’appareil.
L’engin s’inclina légèrement, se balança et vira, toujours en perte d’équilibre. Pendant un moment, il sembla se jouer des commandes puis il se laissa glisser vers la trouée dans les arbres. Maintenant, les arbres se précipitaient à leur rencontre. Juste sous eux, Maxwell voyait les coloris d’automne, les rouges, les bruns et l’or. De grands éperons rouges se tendaient pour les pourfendre, des griffes d’or voulaient les empoigner.
L’avion effleura le faîte d’un chêne, sembla hésiter puis descendit en vol plané vers le petit gazon.
Une pelouse de Fées, se dit Maxwell. Un lieu de danse pour les Fées, transformé pour eux en terrain d’atterrissage.
Il tourna la tête et vit Churchill cramponné aux commandes. Il se détourna et observa l’herbe qui venait à sa rencontre. Il se dit qu’il ne devrait y avoir ni trou, ni bosse, car lorsqu’on avait décidé de l’installation de la pelouse, les plans indiquaient que tout devait être parfaitement plat.
L’appareil heurta le sol et rebondit. Pendant un instant effroyable il se balança dans l’air puis il se remit à l’horizontale et roula doucement sur l’herbe. Du bout de la pelouse, les arbres venaient trop vite à leur rencontre.
— Cramponnez-vous ! cria Churchill et pendant qu’il prononçait ces mots, l’avion oscilla et pivota. Il s’arrêta à moins de cinq mètres des arbres.
Ils demeurèrent sur leurs sièges, emprisonnés dans le silence qui les écrasait depuis la forêt multicolore et les falaises rocheuses.
Churchill rompit le silence :
— Nous l’avons échappé belle, dit-il.
Il souleva le cockpit et sortit de l’avion. Maxwell le suivit.
— Je ne comprends pas ce qui s’est passé, dit Churchill. Il y a dans cet avion plus d’équipement de sécurité que tout ce que vous pourriez imaginer. Bien entendu, on peut être touché par un éclair, pris dans une turbulence, on peut heurter une montagne mais le moteur, lui, ne s’arrête jamais. Il faut couper le contact.
Il s’essuya le front du revers de sa manche.
— Connaissiez-vous cet endroit ? demanda-t-il.
Maxwell secoua la tête :
— Pas celui-ci en particulier. Je savais qu’il y avait des pelouses, on les avait prévues au moment où on a installé la réserve. C’est pour permettre aux Fées de danser. Je n’y pensais pas mais quand j’ai aperçu la trouée dans les arbres, je m’en suis souvenu.
— Lorsque vous me l’avez montré, dit Churchill, j’ai espéré que vous saviez ce que vous faisiez. Apparemment, il n’y avait pas d’autre endroit où se poser. J’ai pris le risque…
Maxwell, d’un geste de la main, lui demanda de se taire.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.
— On dirait un cheval, répondit Churchill. Qui peut bien se promener à cheval ? Il vient dans notre direction.
Ils firent le tour de l’avion et ils virent un sentier qui menait à un petit pont en dos d’âne et, perché en haut de la falaise, la masse d’un château en ruines.
Un cheval descendait le chemin au galop.
Une petite silhouette trapue le chevauchait. Elle rebondissait à chaque mouvement de sa monture d’une façon incroyable. Le cavalier était loin d’être gracieux, avec ses coudes écartés qui faisaient comme deux ailes.
Le cheval dévala la pente et s’élança sur la pelouse. Il n’était pas plus élégant que son cavalier. C’était un gros cheval de trait et ses énormes sabots martelaient le sol et arrachaient des mottes de terre et de gazon, qu’ils envoyaient voler derrière. Il se dirigeait droit sur l’avion, comme s’il allait le piétiner. Au dernier moment, il vira maladroitement et s’arrêta, frissonnant. Ses flancs se soulevaient comme des soufflets de forge et ses naseaux palpitaient. Son cavalier se laissa glisser au sol et explosa :
— Ce sont eux, ces bons-à-rien. Ce sont ces horribles Trolls. Je leur ai dit et répété de laisser les manches à balais. Mais non, ils ne veulent rien entendre. Chaque fois ils recommencent. Ils continuent à jeter leurs sorts.
— M. O’Toole, coupa Maxwell. Vous me reconnaissez ?
Le lutin se retourna et loucha de ses yeux myopes et injectés de sang.
— Le professeur ! s’exclama-t-il. Notre bon ami à tous ! Quelle honte ! Je vous le dis, Professeur ! Ces Trolls, je leur clouerai la peau sur une porte et j’épinglerai leurs oreilles sur un arbre.
— Vous avez bien dit qu’ils avaient jeté un sort, demanda Maxwell.
— Que voulez-vous que ce soit d’autre ? s’emporta M. O’Toole. Qu’est-ce qui peut bien faire tomber un manche à balai ?
Il s’approcha en trottinant de Maxwel et le dévisagea avec attention.
— Est-ce vraiment bien vous, en chair et en os ? lui demanda-t-il. On nous a raconté que vous étiez mort. Nous avons envoyé une couronne de houx et de gui en signe de profond chagrin.
— C’est bien moi, on vous a raconté des histoires.
— Alors, s’exclama M. O’Toole, nous allons fêter ça et boire tous les trois de grandes chopes de bière d’Octobre. La nouvelle cuvée est prête à être entamée et je vous invite cordialement, Messieurs, à l’inaugurer avec moi.
D’autres Lutins, une demi-douzaine environ, descendaient le sentier en courant. M. O’Toole leur fit signe de se hâter.
— Toujours en retard, se lamenta-t-il. Ils font toujours les malins mais toujours un peu tard. Ce sont de braves garçons, ils ont bon cœur mais il leur manque cette vivacité qui caractérise les vrais lutins comme moi.
Les Lutins arrivaient à la pelouse, hors d’haleine. Ils se rangèrent impatiemment devant M. O’Toole.
— J’ai du travail pour vous, leur dit-il. D’abord, allez au pont et dites aux Trolls de ne plus jeter de sorts. Dites-leur que c’est la dernière fois. S’ils recommencent, nous démolirons leur pont, et nous en éparpillerons toutes les pierres pour qu’ils ne puissent plus jamais le reconstruire. Et dites-leur de retirer le sort du manche à balai et qu’ils le laissent voler. Que quelques-uns trouvent les Fées et leur expliquent comment leur gazon a été abîmé, en rejetant bien toute la faute sur ces sales Trolls. Vous leur promettrez que tout sera bien remis en état et qu’elles pourront danser à la pleine lune.
Et, que l’un de vous s’occupe de Dobbin. Il faut faire attention à ce qu’il n’abîme pas davantage le gazon avec ses gros sabots mais il a tout de même le droit de brouter une ou deux touffes d’herbe, là où elle est la plus longue. La pauvre bête n’a pas tous les jours l’occasion de se régaler avec une pâture de cette qualité.
Il se tourna vers Maxwell et Churchill, se frottant les mains pour exprimer la satisfaction de la tâche remplie.
— Et maintenant, Messieurs, si vous voulez bien venir avec moi en haut de la colline, nous allons essayer la douce bière d’Octobre. Je vous demanderai de marcher lentement, car j’ai beaucoup grossi dernièrement et le souffle me manque.
— Nous vous suivons, mon vieil ami, dit Maxwell. C’est avec plaisir que nous accorderons notre pas au vôtre. Cela fait bien longtemps que nous n’avons pas bu de bière d’Octobre ensemble.
— C’est bien Vrai, dit Churchill faiblement.
Ils commencèrent à gravir le sentier. En haut de la falaise, le château en ruines se détachait nettement sur le ciel pâle.
— Je dois vous demander à l’avance d’excuser le mauvais état du château, leur dit M. O’Toole. Il est rempli de courants d’air porteurs de rhumes, d’infections des sinus et de bien d’autres misères. Le vent souffle méchamment et il y règne une odeur d’humidité et de moisi. Je ne puis arriver à comprendre pourquoi vous autres, humains, ne nous construisez pas des châteaux confortables et qui puissent résister aux intempéries. Ça n’est pas parce qu’autrefois nous vivions dans des ruines que nous avons renoncé au confort. Nous vivions dans ces conditions parce que c’était tout ce que la pauvre Europe avait à nous offrir.
Il reprit sa respiration et continua :
— Je me souviens. Il y a deux mille ans ou plus, nous vivions dans des châteaux flambant neufs. Ils étaient assez rudimentaires, bien sûr, mais les humains à cette époque ne pouvaient faire mieux. Ils travaillaient sans outils, sans machines, de leurs mains nues. Et nous, nous étions forcés de nous cacher dans les fissures des murs, dans les recoins des châteaux à cause de l’ignorance des humains. Ils nous craignaient et nous détestaient et, dans leur bêtise, ils essayaient de nous jeter des sorts. Mais, dit-il avec satisfaction, la plupart n’y réussissaient pas. Alors que nous, sans nous donner le moindre mal, nous pouvions leur jouer des tours et anéantir leurs sorts.
— Vous avez dit il y a deux mille ans, dit Churchill. Vous ne voulez pas dire que…
Maxwell lui fit un signe de la tête pour lui imposer silence.
M. O’Toole s’arrêta au milieu du sentier et jeta à Churchill un regard foudroyant.
— Je me rappelle, dit-il, le jour où les barbares sont venus de cette forêt marécageuse que vous appelez maintenant Europe Centrale, pour frapper aux portes de Rome avec la garde de leurs épées. Nous en avons entendu parler dans les profondeurs des forêts où nous avions élu domicile. Il y avait alors d’autres Petits Hommes qui avaient entendu parler des Thermopyles quelques semaines après l’événement, ils sont morts depuis.
— Je suis désolé, dit Maxwell, tout le monde ne connaît pas les Petits Hommes aussi bien…
— Je vous en prie, dit M. O’Toole, mettez-le au courant.
— C’est vrai, dit Maxwell à Churchill. En tout cas, cela se peut. Ils ne sont pas vraiment immortels mais leur longévité dépasse tout ce que nous connaissons. Ils ont très peu de naissances, car, sinon, la terre ne serait pas assez grande pour eux tous. Mais ils vivent jusqu’à un âge extrêmement avancé.
— C’est, dit M. O’Toole, parce que nous menons une vie très proche de la nature et ne gaspillons pas nos forces comme le font les hommes en soucis futiles. Ce qui, d’ailleurs, anéantit leur vie et leurs espoirs. Mais, ceci est un sujet bien noir pour une si belle après-midi d’automne. Dirigeons plutôt nos pas vers la bière mousseuse qui nous attend au sommet de la colline.
Il se plongea dans le silence et recommença à gravir le sentier d’un pas rapide.
Un être minuscule courait à leur rencontre. Son immense chemise multicolore flottait derrière lui, dans sa course éperdue.
— La bière ! cria-t-il. La bière !
Il s’arrêta en face d’eux trois qui peinaient dans la montée.
— Quoi, la bière ? haleta M. O’Toole. Est-ce que vous voudriez par hasard m’avouer que vous y avez goûté ?
— Elle est aigre, gémit le Lutin, toute la cuvée est aigre !
— Mais, protesta Maxwell qui saisissait l’importance du drame, la bière ne peut tourner.
M. O’Toole fit des bonds de fureur, son visage vira du brun au rouge puis il devint violet. Sa respiration se fit sifflante et haletante.
— Un tour de sorcellerie peut la faire tourner !
Il se retourna et se mit à redescendre le sentier au pas de course, suivi du petit lutin.
— Attendez voir, cria M. O’Toole, laissez-moi mettre la main sur ces ignobles Trolls. Je vais les attraper et je les pendrai dans le soleil jusqu’à ce qu’ils soient complètement desséchés. Je les dépècerai. Je leur donnerai une leçon qu’ils ne seront pas près d’oublier.
Au fur et à mesure qu’il s’éloignait, ses imprécations diminuaient de vigueur pour se transformer en marmonnements inintelligibles alors qu’il se dirigeait à toute vitesse vers le pont sous lequel vivaient les Trolls.
Les deux hommes regardaient avec un mélange de surprise et d’admiration un courroux si superbe et si éclatant.
— Eh bien ! dit Churchill, voilà notre dernière chance de boire de la bière qui s’en va.