Le dragon était juché sur le toit du château. Son corps multicolore étincelait dans le soleil. Dans le lointain, le Wisconsin coulait comme un ruban bleu au milieu de la forêt. De la cour du château provenaient les échos d’une bombance. Les Lutins et les Trolls buvaient la douce bière d’Octobre en deux groupes bien séparés. Ils cognaient leurs chopes contre les tables que l’on avait sorties de la grande salle et ils chantaient des chants composés bien avant l’apparition de l’Homme.
Maxwell était assis sur un rocher. Il contemplait la vallée. À une trentaine de mètres devant lui, la falaise tombait à pic et sur son bord poussait un cèdre torturé par les tempêtes. L’écorce avait une couleur gris argent poussiéreux et son feuillage gris pâle exhalait un parfum qui parvenait jusqu’à Maxwell.
Il se dit que tout était bien. Il n’y avait plus d’Artifact pour traiter avec la planète de cristal. Il restait le dragon et c’était sûrement ce que les ombres de la planète désiraient mais de toute façon, les Roulants avaient perdu. À longue échéance cette défaite s’avérerait peut-être plus importante que la possession de la science.
Tout était bien fini, mieux que ce qu’il aurait pensé. Mais maintenant tout le monde lui en voulait. Carol, parce qu’il avait dit à Harlow de frapper Sylvester et parce qu’il lui avait ordonné de la fermer. O’Toole, parce qu’il l’avait abandonné à Sylvester et obligé à céder aux Trolls. Harlow, qui n’avait pas pu vendre l’Artifact et dont le musée était en pièces. Peut-être que le fait d’avoir retrouvé Shakespeare le consolerait. Et il ne fallait oublier ni Drayton qui voudrait encore le questionner, ni Longfellow qui ne l’aimerait pas davantage maintenant.
Parfois, cela ne servait à rien de se donner du mal et de lutter pour un but précis. Peut-être Nancy Clayton était-elle dans le vrai, ne pensant qu’à ses invités célèbres et ses merveilleuses soirées.
Quelque chose le frôla et il se retourna. Sylvester sortit une langue râpeuse et se mit en devoir de lui lécher le visage.
— Ça suffit, dit Maxwell.
Sylvester ronronna avec satisfaction et s’installa à côté de lui. Il se pressa contre Maxwell et tous deux regardèrent la vallée.
Un bruit de pas s’approcha et une voix s’éleva :
— Vous m’avez volé mon chat. Puis-je m’asseoir et le partager avec vous ?
— Asseyez-vous, je vais vous laisser de la place. Je croyais que vous ne vouliez plus jamais me parler.
— Vous avez été horrible et cela m’a déplu, mais vous avez sans doute eu raison.
Un nuage noir vint se poser sur le cèdre.
Carol sursauta et se serra contre Maxwell. Il l’entoura de son bras.
— Ce n’est rien, lui dit-il, ce n’est qu’un Banshee.
— Mais il n’a pas de corps, il n’a pas de visage. Rien qu’un nuage.
— Nous sommes encore deux et nous sommes ainsi. De grands chiffons sales qui flottent dans le ciel. Il ne faut pas avoir peur. Cet Humain est notre ami.
— Pas celui du troisième, il m’a trahi au profit des Roulants.
— Et cependant, vous êtes resté avec lui alors que personne d’autre ne le faisait.
— Oui. N’importe qui est en droit de l’exiger, même votre pire ennemi.
— Alors, vous devez pouvoir me comprendre. Après tout, les Roulants et nous ne faisons qu’un. Un lien ancien nous unit.
— Je crois comprendre. Que puis-je faire pour vous ?
— Je suis simplement venu vous dire que la planète de cristal, c’est le nom que vous lui donnez, a été avertie.
— Et ils veulent le dragon ? Vous n’avez qu’à nous donner les coordonnées.
— Elles seront données à la Centrale des Transports. Vous et beaucoup d’autres allez vouloir les recopier mais le dragon reste sur la Terre, à la réserve des Lutins.
— Je ne comprends pas. Ils voulaient…
— L’Artifact, pour libérer le dragon. Il y avait trop longtemps qu’il était prisonnier.
— Depuis le Jurassique. Je suis d’accord que c’est beaucoup trop long.
— Mais nous ne pensions pas que cela serait pour si longtemps. Vous l’avez transporté dans le futur avant que nous ayons pu le libérer et nous avons cru que nous l’avions perdu. L’Artifact était fait uniquement pour le préserver jusqu’au jour de l’installation définitive de notre colonie sur la Terre. Pour que nous puissions alors le protéger.
— Pourquoi le protéger ?
— Parce qu’il est le dernier de sa race et qu’il est donc très précieux. C’est un peu difficile à expliquer, il est un peu comme un chat ou un chien pour nous et il est le dernier. Les dragons étaient nos animaux domestiques et encore davantage. Des créatures qui ont été à nos côtés depuis le premier jour. Le dragon est le dernier animal domestique des habitants de la planète de cristal. Ces habitants vieillissent, ils vont bientôt disparaître et ils ne peuvent laisser leur compagnon à l’abandon, ils veulent le confier à quelqu’un qui l’aimera.
— Les Lutins s’occuperont de lui, dit Carol, ainsi que les Trolls, les Fées et tous les autres Petits Hommes. Ils seront fiers de lui et vont le rendre pourri-gâté.
— Et les Humains ?
— Aussi.
Ils ne le virent pas partir. Tout à coup il n’y eut plus de Banshee, pas même un chiffon sale flottant dans le ciel. L’arbre était vide.
Un animal domestique, pensa Maxwell. Pas un dieu, un simple animal domestique, et peut-être plus compliqué que ce que laissaient croire les apparences. Quand l’homme s’était mis à fabriquer des bio-mécas, qu’avait-il créé ? Pas des hommes, tout au moins au début, pas des monstres à but scientifique mais des animaux domestiques.
Carol bougea :
— À quoi pensez-vous ?
— Je pense que nous avions rendez-vous pour dîner mais que cela ne s’est jamais fait. Voulez-vous que nous recommencions ?
— Au « Pig and Whistle » ?
— Comme vous voudrez.
— Sans Oop, sans Fantôme et sans aucun trouble-fête ?
— Mais avec Sylvester.
— Non, dit-elle. Tous les deux tout seuls. Sylvester restera à la maison, il est temps qu’il apprenne.
Ils se levèrent et se dirigèrent vers le château.
Sylvester gronda en regardant le dragon au sommet du château.
Le dragon le fixa dans les yeux et lui tira une langue longue et fourchue.