XXII

Le passé les environnait, enfermé, mis en écrin, dressé sur piédestal. Partout, des témoins perdus et inconnus ramenés par des expéditions ayant sondé les recoins les plus secrets de l’histoire de l’humanité, des objets d’art, des instruments de folklore découverts dans le passé, des poteries encore en bon état, des flacons égyptiens contenant encore des onguents, des armes de fer venant tout droit de la forge, les rouleaux de la bibliothèque d’Alexandrie qui auraient brûlé si le Temps n’était arrivé à ce moment, la fameuse tapisserie d’Elie, pendant si longtemps disparue, tout cela et bien davantage encore les environnait.

Maxwell pensa que « Musée du Temps » n’était pas un bon nom, il aurait dû s’appeler le « Musée sans âge ». C’était en effet un lieu où les objets étaient mêlés, sans distinction d’époque, un bâtiment où se retrouvaient tous les rêves et les talents de l’humanité, sous forme d’objets neufs et brillants, fabriqués hier seulement. Plus besoin comme autrefois de deviner ce qu’était le passé grâce à quelques témoins épars, on pouvait ici manipuler les outils quotidiens de toutes les époques.

Debout à côté du piédestal, Maxwell écoutait les pas du gardien qui faisait sa ronde.

Carol avait tout arrangé. Pendant un moment, il s’était demandé si elle réussirait puis tout avait bien marché. Elle avait téléphoné au gardien et lui avait expliqué qu’elle voulait voir l’Artifact une dernière fois, avec deux de ses amis. Il les attendait devant une petite entrée ménagée dans la grande porte ouverte généralement au public.

— Ne tardez pas trop, avait-il bougonné, je ne sais pas si je devrais vous laisser faire.

— Ne vous en faites pas, avait répondu Carol.

Il s’était éloigné en marmonnant.

Une rangée de projecteurs éclairait l’Artifact.

Maxwell se glissa sous la corde de velours rouge qui entourait le piédestal et se hissa à côté de l’Artifact, il s’accroupit et fouilla dans sa poche pour y trouver le transposeur.

Il ne s’agissait que d’une drôle d’idée, amenée par le désespoir ; il était ridicule de perdre ainsi son temps. Et même, s’il aboutissait à quelque chose, il était trop tard pour pouvoir agir. Demain, le Roulant prendrait possession de l’Artifact et du savoir emmagasiné sur la planète de cristal. Pour la race humaine, ce serait la porte fermée à cinquante billions d’années de connaissances laborieusement glanées sur deux univers. Toute cette science aurait dû appartenir à l’Université de la Terre, elle aurait pu lui appartenir mais maintenant, elle appartenait à un bloc culturel encore inconnu. Peut-être s’en servirait-il pour se transformer en cet ennemi cosmique tant redouté par la Terre.

Il avait démarré trop tard, il lui aurait fallu plus de temps pour trouver un soutien quelconque, pour pouvoir changer le cours des choses. Tout s’était ligué contre lui et maintenant, il était trop tard.

Il prit le transposeur et dut forcer un peu pour l’enfiler.

— Je vais vous aider, dit Carol.

Il sentit ses doigts habiles tirer sur les courroies et le mettre d’aplomb.

Il regarda en bas du piédestal et il aperçut Sylvester qui grognait à l’intention de Oop.

Oop suivit le Regard de Maxwell :

— Ce chat ne m’aime pas. Il sent que je suis son ennemi naturel. Un jour il s’énervera et il m’attrapera.

— Vous êtes ridicule, dit Carol, ce n’est qu’un petit minet.

— Je ne le vois pas sous ce jour-là, dit Oop.

Maxwell installa le transposeur devant ses yeux.

Il regarda l’Artifact.

Il y avait quelque chose dans le bloc noir. Il pouvait distinguer des contours, des formes, l’Artifact n’était plus un bloc noir hermétique et indépendant au milieu de l’Univers. Il se tordit le cou pour trouver le meilleur angle. Il ne s’agissait pas d’inscriptions, il tourna la vis pour augmenter la puissance de l’instrument et joua un moment avec le mécanisme.

— Que se passe-t-il ? demanda Carol.

— Je ne…

Tout à coup, il vit, emprisonné dans un coin du bloc comme un talon. Il était en peau chatoyante, à moins qu’il ne s’agisse d’écailles ou de cuir, orné de griffes luisantes, taillées dans du diamant. Le talon remuait et se débattait pour se libérer et attraper Maxwell.

Il fit un mouvement en arrière pour y échapper et il perdit l’équilibre. Il se sentit tomber et tenta une torsion pour ne pas atterrir sur le dos. Il heurta de l’épaule le cordon de velours et les piliers qui le soutenaient se renversèrent avec fracas. Le sol se rapprocha à toute vitesse et le choc fut violent. En touchant le cordon, il s’était retourné. Il tomba lourdement sur l’épaule mais sa tête évita le sol. Pour mieux voir, il fit, d’une tape, glisser le transposeur de côté.

Au-dessus de lui, l’Artifact se métamorphosait. Quelque chose en sortait, quelque chose de vivant, resplendissant de beauté. Tout d’abord, un museau allongé puis une tête fine et racée, surmontée d’une sorte de crête dentelée, acérée, s’étendant sur toute la longueur du cou. Le corps suivit, avec un poitrail énorme, une paire d’ailes repliées, des pattes antérieures déliées, terminées par des griffes de diamant. Le tout brillait à la lumière des projecteurs, chaque écaille faisait comme une tache aveuglante de blancheur.

Un dragon ! pensa Maxwell. Un dragon dans l’Artifact !

Le dragon était maintenant totalement dressé, après des siècles passés dans cette pierre noire.

Un dragon ! Après toutes ces années de recherche, il en voyait enfin un. Il ne ressemblait pas à ce qu’il avait imaginé. Il ne s’agissait pas d’un animal prosaïque formé de chair et d’écailles mais au contraire d’un symbolisme glorieux. C’était le symbole de l’époque glorieuse de la planète de cristal, peut-être même de l’Univers disparu, l’ancien et fabuleux compagnon des Trolls, des Lutins, des Fées, des Banshees et de tous ceux qui existaient autrefois. Un dragon, dont le nom avait été employé par des milliers de générations mais qu’aucun membre de l’humanité n’avait jamais vu.

Oop se tenait à côté d’un des piliers renversés, les jambes plus fléchies que jamais, comme s’il avait commencé à s’accroupir et était resté pétrifié. Ses énormes mains pendaient de chaque côté de son corps, les doigts repliés comme des griffes. Il regardait au-dessus de lui la terrible merveille sur le piédestal.

À ses pieds, Sylvester était tapi, paquet de muscles noués, la gueule grande ouverte sur ses crocs. Il était prêt à l’attaque.

Maxwell sentit une main sur son épaule et se retourna.

— Un dragon ? demanda Carol.

Les mots avaient une consonance bizarre, comme si elle avait eu peur de les prononcer et qu’elle les avait extirpés péniblement du fond de sa gorge. Elle ne regardait pas Maxwell mais le dragon. Celui-ci remua la queue, qu’il avait longue et sinueuse et Oop fit un bond pour éviter d’être balayé.

Sylvester feula furieusement et s’avança en rampant.

— Couché, Sylvester ! lui ordonna Maxwell.

Oop s’approcha rapidement et agrippa le chat par une de ses pattes postérieures.

— Parlez-lui, dit Maxwell à Carol. Si cet imbécile de chat l’attaque, cela va faire du bruit.

— Vous parlez de Oop ? Il ne lui fera rien.

— Non, je parle du dragon, s’il l’attaque…

Un grondement de fureur s’éleva dans l’obscurité et des pas de course retentirent.

— Que se passe-t-il ? demanda le gardien qui sortit des ténèbres en courant.

Le dragon se dressa sur le piédestal et en descendit d’un bond. Il se tourna vers le gardien.

— Attention ! cria Oop qui tenait toujours Sylvester.

Le dragon avança avec soin, presque délicatement, la tête inclinée, d’un air interrogateur. Il agita la queue et balaya toute une table d’exposition, entraînant une demi-douzaine de coupes et de vases que se brisèrent en morceaux brillants.

— Ça suffit maintenant ! aboya le gardien. Tout à coup, il prit conscience du dragon et l’aboiement se transforma en un hurlement de terreur. Il fit demi-tour et s’enfuit à toute vitesse. Le dragon le suivit au trot, sans hâte, l’air très intéressé. Sa progression était marquée par des bruits de casse.

— Si nous ne le sortons pas d’ici, dit Maxwell, il ne va rien rester. Au train où il va, tout sera détruit en moins d’un quart d’heure. Et Oop, pour l’amour du ciel, tiens ce chat. Pas de carnage, s’il te plaît.

Maxwell se releva, ôta le transposeur et le fourra dans sa poche.

— Je pourrais ouvrir les portes, suggéra Carol et nous le pousserions dehors. Bien entendu je parle des grandes portes.

— Que vaux-tu comme berger de dragon ? demanda Maxwell à Oop.

Le dragon s’était égaré dans le fond du bâtiment et, maintenant il en revenait.

— Oop, dit Carol, aidez-moi à ouvrir les portes. J’ai besoin d’un homme fort.

— Et le chat ?

— Laisse-le moi, dit Maxwell. Peut-être aura-t-il peur de moi et alors il se tiendra tranquille.

Les bruits de casse continuaient. Maxwell grimaça en pensant à la fureur de Sharp. Le musée entièrement démoli, l’Artifact transformé en un mastodonte déchaîné, il ne serait plus question d’amitié.

Il fit quelques pas vers les bruits, suivi par Sylvester. Dans l’obscurité, Maxwell discerna le dragon qui se démenait.

— Tout doux mon vieux, lui dit-il.

C’était un peu bête et pas très approprié. Comment fallait-il parler à un dragon ?

Sylvester émit un grognement rauque.

— Toi, ne t’en mêle pas, lui dit sèchement Maxwell. Tout va assez mal comme cela.

Il se demanda ce qu’il était advenu du gardien. Il était plus que certain qu’il était en train d’appeler la police et de déchaîner les foudres.

Derrière lui, il entendit le grincement des portes qui s’ouvraient. Si seulement le dragon avait la patience d’attendre qu’elles soient complètement ouvertes, il aurait ensuite tout le temps de se dépenser dehors. Et une fois dehors, que se passerait-il ? Maxwell frissonna en songeant au grand animal dévalant les rues et les mails. Après tout, peut-être valait-il mieux le garder enfermé ?

Il demeura un instant indécis, pesant le pour et le contre de la mise en liberté du dragon. Le musée était déjà presque complètement dévasté et dans le fond, peut-être valait-il mieux achever le massacre plutôt que lâcher la créature sur le campus.

Les portes continuaient à s’ouvrir en grinçant. Le dragon qui jusqu’alors s’était contenté de trottiner, prit son élan et se dirigea au galop vers l’ouverture.

Maxwell se retourna :

— Fermez les portes ! hurla-t-il avant de se jeter sur le côté pour éviter le dragon au galop.

Les grondements de Sylvester résonnèrent dans le musée et il se lança à la poursuite du dragon.

— Couché, Sylvester ! Arrête ! appela Carol.

La queue du dragon sifflait d’un côté à l’autre dans sa course. Les sous-verre et les tables s’effondrèrent, les statues valsèrent, un sillage de dévastation suivait le dragon dans sa course vers la liberté.

Maxwell suivait le chat en courant et en jurant, sans savoir pourquoi il courait. Il ne pouvait rattraper le dragon.

Celui-ci atteignit la sortie et d’un seul bond, il s’éleva, les ailes déployées.

Arrivé sur le seuil, Maxwell s’arrêta. Sylvester aussi s’était arrêté en dérapant et il était en train de se redresser, tout en grognant.

Le spectacle était magnifique. La lumière de la lune éclairait les ailes du dragon et donnait aux écailles des reflets rouges, bleus et dorés qui faisaient un éblouissant arc-en-ciel.

Oop et Carol arrivèrent et s’immobilisèrent pour contempler le ciel.

— Magnifique ! s’exclama Carol.

— N’est-ce pas ? dit Maxwell.

Ce n’est qu’alors qu’il réalisa exactement ce qui s’était passé. Il n’y avait plus d’Artifact et le contrat passé avec le Roulant ne valait plus rien, ce qui était vrai aussi pour n’importe quel arrangement pour la planète de cristal, s’il avait pu en trouver un. La chaîne d’événements qui avait débuté avec la copie de sa fréquence d’onde était terminée. C’était comme si rien ne s’était passé.

Le dragon volait maintenant plus haut dans le ciel et on n’apercevait plus qu’une tache de couleurs chatoyantes.

— Tout est à l’eau, que faisons-nous ? demanda Oop.

— C’est ma faute, déclara Carol.

— Ce n’est la faute de personne, dit Oop.

— Bon, dit Maxwell, de toute façon, nous avons ruiné les plans de Harlow.

— Tu peux le dire, dit une voix derrière eux. Quelqu’un peut-il me dire ce qui se passe ici ?

Ils se retournèrent.

Harlow Sharp se tenait sur le seuil. Le musée était allumé et sa silhouette se détachait nettement sur l’encadrement des portes.

— Le musée est fichu, continua-t-il. L’Artifact a disparu et je vous trouve là tous les deux. Vous auriez pu me prévenir. Mademoiselle Hampton, je suis stupéfait, je vous croyais trop intelligente pour vous laisser embarquer par deux si tristes individus. Et ce chat complètement fou…

— Laissez-le tranquille, il n’a rien à voir là-dedans, dit Carol.

— Alors, Pete ?

Maxwell secoua la tête :

— C’est assez difficile à expliquer.

— C’est ce que je pense, dit Sharp. Avais-tu déjà tout manigancé quand tu es venu me voir tout à l’heure ?

— Non, il s’agit d’un accident.

— Un accident qui revient cher. Cela t’intéressera peut-être de savoir que vous avez détruit au moins un siècle de travail. À moins que l’Artifact ne soit caché dans un coin, auquel cas, je te demanderai de me le rendre dans les cinq secondes.

Maxwell bondit :

— Je n’y ai pas touché. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Il s’est transformé en dragon.

— En quoi ?

— En dragon.

— Je me souviens. Tu racontais toujours des histoires de dragon. Tu es parti pour Coonskin pour en trouver, on dirait que c’est fait. J’espère qu’il en vaut la peine.

— Il est très beau, dit Carol. Tout doré et rutilant.

— Bravo ! N’est-ce pas épatant ? Nous allons gagner des millions en organisant des tournées. Le dragon pourra être la vedette d’un cirque. Je vois déjà les affiches : LE SEUL DRAGON AU MONDE.

— Mais il s’est envolé, dit Carol.

— Oop, dit Sharp, vous n’avez pas ouvert la bouche, que se passe-t-il ? Vous avez d’habitude la langue plus déliée.

— Je suis humilié, répondit Oop.

Sharp se détourna de Oop et s’adressa à Maxwell :

— Pete, tu te rends compte sûrement de ce que tu as fait ? Le gardien m’a téléphoné, il voulait prévenir la police, je lui ai demandé d’attendre et je suis venu. Je ne pensais pas que les choses en seraient arrivées là. L’Artifact a disparu et je ne pourrai pas le donner à l’acheteur. Cela veut dire que je devrai rembourser le Roulant. Et tout un tas d’objets sont réduits à rien du tout…

— C’est le dragon qui a tout cassé avant que nous ne le fassions sortir, dit Maxwell.

— Ainsi, vous l’avez fait sortir ? Il ne s’est pas échappé, vous l’avez tout simplement laissé sortir.

— Il cassait tout. Nous n’avons pas réfléchi.

— Réponds-moi honnêtement. Il y avait vraiment un dragon ?

— Oui, il était emprisonné dans l’Artifact. Peut-être était-ce l’Artifact lui-même. Ne me demande pas comment il en est sorti. Sans doute par un enchantement.

— Un enchantement ?

— Les enchantements existent, Harlow. Je ne sais pas comment ; j’ai essayé pendant longtemps de comprendre et je ne suis pas plus avancé qu’au premier jour.

— Il me semble qu’il manque quelqu’un, dit Sharp. Quand il y a du grabuge, il y a généralement quelqu’un d’autre dans le coup. Pouvez-vous me dire où est Fantôme ?

Oop hocha la tête :

— Il est difficile de le suivre, il disparaît toujours.

— Cela n’est pas tout, dit Sharp. Il y a autre chose qui doit retenir notre attention. Shakespeare a disparu. Je me demande si l’un d’entre vous pourrait m’éclairer ?

— Il a passé un moment avec nous, dit Oop. Nous allions nous mettre à dîner quand Fantôme s’est rappelé qu’il était le spectre de Shakespeare. Vous savez qu’il se pose la question depuis des années.

Lentement, Sharp s’assit sur la première marche du perron et il porta son regard de l’un à l’autre.

— Rien ! Vous n’avez rien oublié quand vous avez entrepris de ruiner Harlow Sharp. C’est du bon travail.

— Nous n’avons jamais voulu vous ruiner, protesta Oop. Nous n’avons rien contre vous, les choses ont commencé à aller mal d’elles-mêmes et elles ne se sont pas arrêtées.

— En toute justice, je devrais poursuivre chacun d’entre vous jusqu’à son dernier centime. Je devrais demander un jugement, et je l’obtiendrais, qui vous obligerait à travailler pour le Temps jusqu’à la fin de vos jours. Mais à vous trois, vous pourriez à peine rembourser une fraction de ce que vous avez coûté ce soir au Temps. Alors, cela ne servirait à rien. Toutefois, à mon avis, la police va vouloir fourrer son nez dans votre gâchis. Je ne crois pas que l’on puisse l’éviter. Vous allez avoir à répondre à de nombreuses questions.

— Si on voulait m’écouter, dit Maxwell, je pourrais tout expliquer. C’est ce que j’essaye de faire depuis mon retour. Je veux trouver quelqu’un qui m’écoute. J’ai essayé avec toi cet après-midi…

— Alors, dit Sharp, commence à tout m’expliquer à moi. J’éprouve une curiosité toute légitime. Allons dans mon bureau de l’autre côté de la rue, nous pourrons y bavarder, à moins que cela ne vous convienne pas. Vous avez sans doute encore une chose ou deux à faire pour terminer de mettre le Temps en faillite.

— Non, dit Oop. Nous avons terminé, je vous le dis. Bien vrai !

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