En sortant de la petite pièce où il s’était entretenu avec Drayton, Maxwell aperçut une rangée de sièges vides. Il s’assit avec soin dans l’un d’eux et posa son unique bagage par terre, à côté de lui.
Il était impensable, se dit-il, qu’il y ait eu deux Peter Maxwell et que l’un des deux soit mort. Incroyable aussi que cette planète de cristal possédât un équipement capable de capter et de copier une fréquence d’identification se déplaçant à une vitesse supérieure à celle de la lumière. Bien supérieure, d’ailleurs, car en aucun point de la galaxie, on n’avait pu déceler le moindre écart entre l’émission et la réception. Peut-être pouvait-on transformer cette fréquence en la captant mais la copier était une autre affaire.
Ces deux faits étaient inimaginables. Ils n’avaient pu réellement se produire. Toutefois, si l’un avait existé, l’autre n’en était que la conséquence. Si l’on avait copié sa fréquence d’identification, il y avait forcément eu deux Peter Maxwell, celui qui était allé jusqu’au système Coonskin et celui qui s’était rendu sur la planète de cristal. Mais celui qui avait été dans le système Coonskin devrait être à peine de retour. Il avait en effet prévu un voyage d’au moins six semaines, davantage s’il l’avait fallu, pour tirer cette histoire de dragon au clair.
Il remarqua que ses mains tremblaient et en eut honte. Il les serra fort l’une contre l’autre et les posa sur ses genoux. Il ne devait pas se laisser abattre.
Il se trouvait en face d’un mystère et il lui fallait l’éclaircir. Mais il ne possédait rien de concret, aucune base solide. Tout ce qu’il savait, il le tenait d’un membre de la Sécurité et il ne fallait pas y accorder trop d’importance. Cela n’était peut-être après tout qu’un sale truc pour l’intimider et le faire parler. Mais, si tout cela était vrai !
Même en admettant que ce soit vrai, il devait éclaircir cette affaire. En effet, il était chargé d’une mission, un travail très délicat.
Maintenant, peut-être que quelqu’un chargé de le surveiller allait lui compliquer la tâche, mais comment en être sûr ? Et, de toute façon, qu’est-ce que cela changerait ?
Le plus difficile serait d’obtenir un rendez-vous d’Andrew Arnold. On ne rencontre pas facilement le président d’une université planétaire. Il avait suffisamment de problèmes de son côté sans écouter les histoires d’un professeur. Surtout si celui-ci refusait de lui faire dire à l’avance de quoi il voulait l’entretenir. Ses mains ne tremblaient plus mais il les garda serrées.
Il s’accorderait encore un moment puis il marcherait jusqu’à la chaussée roulante. Là, il prendrait une des voies les plus rapides, une de l’intérieur, et, en une demi-heure il serait au campus. Il aurait vite fait d’y découvrir la vérité. Il retrouverait ses amis, Alley Oop, Fantôme, Harlow Sharp, Allen Preston et tous les autres. On boirait tard et on rirait fort au « Pig and Whistle », on discuterait paisiblement sur le mail ombragé ou au cours d’une partie de canotage sur le lac. On se raconterait de vieilles histoires et il retrouverait la douceur de vivre universitaire. Il se rendit compte qu’il avait hâte d’être sur le chemin du retour et de longer la réserve des Lutins. Dans cette réserve, il n’y avait pas que des Lutins mais beaucoup d’autres Petits Hommes. Il était leur ami à tous. Ou presque, car les Trolls savaient vraiment être horripilants et il était bien difficile d’établir un contact solide avec un Banshee.
À cette époque de l’année, se dit-il, les collines seraient magnifiques. Lorsqu’il était parti pour le système Coonskin, on était à la fin de l’été et elles étaient encore recouvertes de leur parure d’un beau vert profond. Maintenant, à la mi-octobre, elles auraient revêtu leurs atours d’automne. La vigne vierge courrait comme un fil couleur de feu au milieu du pourpre des chênes et des érables sang et or. Dans l’air flotterait cette étrange odeur de cidre, qui émane, étouffante, des feuilles mortes. Il demeurait assis et par la pensée, il retourna deux étés auparavant. Il s’était rendu en canoë, accompagné de M. O’Toole, dans la région sauvage du Nord, dans l’espoir d’entrer en contact avec les esprits chantés dans les anciennes légendes de l’Ojibway. Ils naviguaient sur les eaux transparentes de la rivière et, le soir venu, ils dressaient leur camp au bord des sombres forêts de pins. Ils péchaient leur nourriture et découvraient des fleurs sauvages cachées dans les clairières. Ils observaient les animaux et ils avaient passé de merveilleuses vacances. Mais pas le moindre Esprit et il n’y avait là rien de bien étonnant. Très peu de contacts avaient été établis avec les Petits Hommes d’Amérique car ils étaient très sauvages. Ce qui n’était pas le cas de ceux d’Europe, à peu près civilisés, habitués à l’homme.
Le siège de Maxwell était tourné vers l’Ouest et au travers des hauts murs de verre, il pouvait voir, de l’autre côté du fleuve, les falaises bordant la frontière de l’ancien État de l’Iowa. Leur imposante masse pourpre se détachait nettement sur le ciel bleu pâle. Au sommet de l’une des falaises, il distinguait la tache claire du Collège de Thaumaturgie, géré principalement par les créatures octopodes de Centaure. Il se souvint de la promesse qu’il s’était souvent faite d’assister à l’un de leurs séminaires. Il ne s’y était jamais décidé.
Se préparant à se lever, il tendit la main vers son bagage, mais il ne bougea pas.
Le souffle lui manquait encore et ses jambes ne lui obéissaient pas.
Il réalisa que les paroles de Drayton l’avaient atteint davantage qu’il ne l’aurait pensé et qu’il était encore sous le choc. Il ne devait pas s’en faire, se dit-il. Il ne pouvait reprendre son souffle. Peut-être qu’après tout, rien n’était vrai. Tout était probablement faux. Il n’avait aucune raison de se tracasser avant de l’avoir vérifié.
Lentement, il se leva et il se pencha pour prendre son bagage mais il hésita encore un moment avant de se décider à se mêler à la foule de la salle d’attente. Les voyageurs, humains et extra-terrestres se pressaient ou bien attendaient, formant de petits groupes. Un vieillard à barbe blanche et vêtu solennellement de noir – sans doute un professeur – était entouré d’un groupe d’étudiants venus pour lui dire adieu. Une famille de reptiles était étalée sur des sortes de sièges spécialement installés pour eux et leurs semblables. Les deux adultes étaient tranquillement allongés et bavardaient doucement, de leur voix sifflante. Les enfants escaladaient en rampant les sièges et jouaient, étalés sur le sol.
Dans un petit renfoncement, une créature « Tonneau de Bière », roulait d’un mur à l’autre, comme un humain aurait fait les cent pas. Deux créatures « Araignées », avec leurs corps qui semblaient fabriqués à l’aide d’allumettes, étaient tapies, face à face. Elles avaient tracé à même le sol un jeu ressemblant à la bataille navale et elles déplaçaient avec des cris d’excitation des pions aux formes étranges.
Drayton lui avait demandé s’il y avait un lien entre la planète de cristal et les Roulants. Toujours les Roulants, c’était une obsession. Et peut-être avait-on raison. Mais on savait bien peu de choses d’eux. Ils avaient donné naissance, loin dans l’espace, à un autre grand groupe culturel qui se développait dans toute la galaxie. Le contact avec la culture humaine sans cesse croissante se faisait, non sans heurts, le long d’une frontière lointaine.
Il se rappelait la seule et unique fois où il avait vu un Roulant. C’était un étudiant du Collège d’Anatomie Comparée de Rio de Janeiro, il était venu au Collège du Temps pour un séminaire de deux semaines. Sa visite avait fait beaucoup de bruit sur le campus du Wisconsin mais les occasions d’apercevoir la créature extraordinaire avaient été rares car elle était restée dans les limites du séminaire. Un jour où il traversait le mail pour aller déjeuner avec Harlow Sharp, il l’avait aperçue qui roulait le long d’un couloir. Il avait été secoué.
C’était surtout les roues. Aucune autre créature dans la galaxie n’était affublée de roues. Du milieu de son corps replet et rondouillard jaillissaient deux moyeux terminés par des roues sur lesquelles il se balançait. Les roues étaient recouvertes de poils et leur rebord était en corne. La partie inférieure du corps pendait comme une poche.
Mais le pire de tout, il ne le découvrit que lorsque le Roulant s’approcha. Cette poche était transparente et remplie d’objets grouillants qui ressemblaient à des vers. C’était en fait, et Maxwell le savait, des insectes. Les Roulants, étaient un tas d’insectes articulés. Et ils formaient un groupe culturel, une population entière !
Il n’était pas difficile de comprendre toutes les histoires de terreur qui provenaient de la lointaine frontière. Et si elles étaient vraies, l’homme avait alors rencontré cet ennemi qu’on avait toujours pensé trouver un jour dans l’espace.
Maxwell pensa que de toutes les créatures bizarres ou effrayantes qui peuplaient la galaxie, aucune ne pouvait égaler en horreur un tas d’insectes monté sur roues. Il y avait de quoi avoir le souffle coupé.
Aujourd’hui, c’est par milliers que les créatures extra-terrestres venaient dans les universités et les collèges de la Terre, en tant qu’auditeurs ou en tant que professeurs. Ainsi s’était formée la grande Université Galactique. Et peut-être qu’un jour, si on trouvait un point d’entente, les Roulants eux aussi fréquenteraient les collèges terrestres. Mais on n’avait pas encore découvert ce point d’entente…
Pourquoi donc, se demandait Maxwell, alors que l’homme et les créatures avec lesquelles il avait établi des contacts dans la galaxie avaient appris à cohabiter, pourquoi donc la seule évocation des Roulants donnait-elle la chair de poule ?
Rien que dans cette salle d’attente, on voyait un échantillonnage de ces créatures extra-terrestres : il y avait des Sautillants, des Rampants, des Grimpants, des Gigotants et des Tonneaux, venus de différentes étoiles et planètes. La Terre était le lieu de brassage de toute la galaxie, où tous les êtres se rencontraient pour échanger et partager pensées et cultures.
— Le numéro 56-92, appela le haut-parleur, départ dans cinq minutes, porte 37. Le passager 56-92, embarquement immédiat porte 37.
Quelle pouvait être la destination de ce passager ? Les jungles de Migraine II, les villes farouches et glaciales de Misère IV, les planètes désertes des Soleils Meurtriers ? ou n’importe laquelle des autres planètes innombrables ? Toutes ces planètes étaient maintenant très proches, reliées par le système d’émission mais elles représentaient des années d’effort et de recherche à travers l’espace sombre et éternel. Encore maintenant, l’univers de l’homme s’accroissait lentement et avec difficulté.
La salle d’attente était bourdonnante, on entendait les appels des voyageurs en retard, les conversations tenues en cent langues diverses, les bruits de pas.
Il prit son bagage et se dirigea vers l’entrée.
À peine avait-il fait trois pas qu’il dut céder le passage à un camion qui portait un réservoir empli d’un liquide brunâtre. Il entrevit dans le liquide opaque une ombre tapie et furieuse. Peut-être une créature d’une des planètes liquides. C’était sûrement un professeur en visite au Collège de Philosophie ou à l’Institut Scientifique.
Une fois le camion passé, il continua son chemin et sortit sur la magnifique esplanade dallée qui surplombait les chaussées roulantes. Il remarqua avec plaisir qu’il n’y avait pas de file d’attente, comme c’était si souvent le cas.
Il respira une grande bouffée d’air. De l’air pur, de l’air d’automne, vif et mordant, ce qui était bien agréable après avoir respiré pendant plusieurs semaines l’air mort et putride de la planète de cristal.
Il se dirigea vers l’escalier et, ce faisant, il aperçut l’annonce sur le passage menant aux chaussées. Elle était grande et rédigée en vieil anglais :
WILLIAM SHAKESPEARE, BSQ.
de Stratford-sur-Avon, Angleterre
« Comment je ne suis pas l’auteur de mes œuvres »
Sous le patronage du Collège du Temps
Le 22 oct, à 20 h.
Auditorium du Musée du Temps Billets dans toutes les agences.
Une voix appela :
— Maxwell !
Un homme courait vers lui.
Maxwell posa son bagage, esquissa un signe de reconnaissance puis, réalisant qu’il ne le connaissait pas, laissa retomber sa main.
L’homme ralentit :
— Vous êtes bien le Professeur Maxwell, n’est-ce pas ? demanda-t-il en arrivant à sa hauteur. Je suis sûr de ne pas m’être trompé.
Maxwell acquiesça, légèrement gêné.
— Monty Churchill, se présenta l’inconnu, en tendant la main. Nous nous sommes rencontrés il y a environ un an à l’une des soirées de Nancy Clayton.
— Comment allez-vous ? demanda Maxwell sur un ton plutôt froid. Maintenant, il le reconnaissait. Tout au moins son nom. Un homme de loi, à ce qu’il lui semblait, mais il n’en était pas certain. Il travaillait comme public-relation, si ses souvenirs étaient bons. Un combinard. Il faisait partie de cette race d’hommes qui travaillent pour quiconque peut les payer.
— Très bien, répondit joyeusement Churchill. Je rentre à la minute de voyage, un petit voyage. Mais, c’est bien bon de rentrer. Rien n’est meilleur que d’être chez soi. C’est pour cela que je vous ai interpellé. Vous êtes le premier visage connu que j’aie vu depuis plusieurs semaines.
— Cela me fait très plaisir, dit Maxwell.
— Vous retournez au campus ?
— Oui, j’allais à la chaussée roulante.
— Ça n’est pas la peine, dit Churchill, j’ai mon avion. Il est au parking juste derrière. Il y a de la place pour deux. Vous serez rentré beaucoup plus vite.
Maxwell hésita. Churchill ne lui était pas sympathique, mais d’un autre côté, il avait raison. Il serait plus tôt au campus. Et il avait hâte d’y être pour vérifier certaines choses.
— C’est très aimable à vous, dit-il. Si vous êtes sûr d’avoir de la place…