9

Il se trouvait en un lieu calme et obscur comme une forêt profonde. Très affaibli, il resta longtemps suspendu entre le sommeil et la veille. Souvent il rêvait ou se rappelait des fragments d’un rêve antérieur qu’il avait fait en plein sommeil. Puis il se rendormit, et de nouveau s’éveilla dans la paix d’un clair-obscur verdoyant.

Il y eut un mouvement auprès de lui. Tournant la tête, il vit un jeune homme qui lui était inconnu.

— « Qui êtes-vous ? »

— « Har Orry. »

Le nom tomba comme une pierre dans l’eau calme de son esprit rêveur, puis disparut. Mais il en irradia des cercles qui s’élargirent avec une douce lenteur jusqu’au moment où le plus grand d’entre eux toucha la rive et se rompit. Orry, le fils de Har Weden, un des membres de l’expédition… un garçon tout jeune, né en hiver.

Les eaux calmes de son sommeil étaient troublées par de petites rides entrecroisées. Il referma les yeux et fit un effort de volonté pour se laisser submerger.

— « J’ai rêvé, » murmura-t-il les yeux clos. » J’ai fait quantité de rêves…»

Mais il était de nouveau réveillé, regardant ce visage enfantin, effrayé et irrésolu. C’était Orry, le fils de Weden – Orry tel qu’il devrait être dans cinq ou six phases lunaires s’ils survivaient à l’expédition.

Il avait oublié quelque chose, mais quoi ?

— « Où sommes-nous ? »

— « Restez tranquille, prech Ramarren – ne parlez pas encore ; je vous prie, restez tranquille. »

— « Que m’est-il arrivé ? »

Une sensation d’étourdissement le contraignit à obéir au garçon et à se recoucher. Les muscles de son corps et jusqu’à ceux de ses lèvres et de sa langue ne lui obéissaient pas normalement. Ce n’était pas de la faiblesse, mais comme un curieux défaut de coordination psychomotrice. Il lui fallait pour lever la main, le vouloir consciemment, comme si c’était la main de quelqu’un d’autre.

La main de quelqu’un d’autre… Il fixa un bon moment son bras et sa main. Leur peau, chose curieuse, avait pris la teinte foncée d’une peau de hann tannée. Le long de l’avant-bras jusqu’au poignet s’alignait une série de cicatrices bleuâtres parallèles, formant comme un pointillé tracé à coups d’aiguille répétés. Même la paume de ses mains était durcie, et l’on eût dit les mains d’un homme longtemps exposé au grand air plutôt que celles d’un familier des laboratoires et des salles d’ordinateurs du Centre Interstellaire, des salles du Conseil et des sanctuaires du Silence de Wegest.

Il jeta soudain un regard circulaire. La pièce où il se trouvait n’avait pas de fenêtres, mais, chose étrange, ses murs verdâtres laissaient filtrer la lumière du soleil.

— « Nous avons eu un accident, » dit-il enfin. « Lors du lancement, ou quand… Mais nous avons fait le voyage. Nous l’avons fait. Ou l’ai-je rêvé ? »

— « Non, prech Ramarren. Nous avons fait le voyage. »

Nouveau silence. Ramarren ajouta au bout d’un moment.

« Ce voyage, je m’en souviens comme d’une seule longue nuit, comme si c’était la nuit dernière… Pourtant, de l’enfant que tu étais, il a fait presque un homme. Mais alors, nous nous étions trompés à cet égard. »

— « Non, le voyage ne m’a pas vieilli…» Orry s’arrêta.

— « Où sont les autres ? »

— « Perdus. »

— « Morts ? Dis-moi tout, vesprech Orry. »

— « Oui, morts. Probablement morts, prech Ramarren. »

— « Où sommes-nous ? »

— « Reposez-vous un peu, je vous en prie…»

— « Réponds. »

— « Nous sommes dans une maison de la ville appelée Es Toch sur la planète Terre, » récita le garçon puisqu’il fallait tout dire. Mais il s’effondra ensuite et dit d’un ton geignard : « Vous ne le savez pas ?… Vous avez oublié… tout oublié ? C’est encore pire qu’avant…»

— « Comment pourrais-je me rappeler la Terre ? » murmura Ramarren.

— « J’ai… j’ai une chose à vous dire : lisez la première page du livre. »

Ramarren ne prêta aucune attention à ces paroles bredouillées par son cadet. Il savait maintenant que quelque chose avait mal tourné et qu’il s’était écoulé un laps de temps dont il ignorait tout. Mais comme il ne pouvait rien faire avant d’avoir vaincu l’étrange faiblesse de son corps, il s’imposa de rester tranquille jusqu’à cessation de toute sensation d’étourdissement. Puis, fermant son esprit au monde extérieur, il se récita à lui-même certains des Soliloques du niveau V ; lorsque son esprit s’en trouva lui aussi apaisé, il appela à lui le sommeil.

De nouveaux rêves jaillirent autour de lui, rêves complexes et effrayants, mais cependant baignés d’une suavité comme celle du soleil perçant à travers la pénombre d’une forêt ancienne. Lorsque son sommeil devint plus profond, ces visions s’évanouirent, cédant la place à un rêve qui n’était qu’une simple et très vivante évocation d’un vieux souvenir. Il attendait son père pour l’accompagner à la ville en aérocar. Sur les collines de Charn, les forêts étaient à moitié dénudées dans leur longue agonie, mais l’air était chaud, pur et calme. Son père, Agad Karsen, un petit vieillard sec et leste portant tenue et casque de cérémonie et tenant la pierre qui était l’insigne de sa charge, avançait d’un pas tranquille avec sa fille sur la pelouse, et les deux enfants riaient de l’entendre taquiner la jeune fille sur son premier prétendant : « Attention à ce garçon, Parth, il va te courtiser sans merci si tu ne le décourages pas. » Ces paroles légères prononcées sous le soleil du long automne doré de sa jeunesse, il les avait vraiment entendues jadis, comme aussi le rire dont la jeune fille les accueillit. Ma sœur, ma petite sœur, Arnan chérie… Mais quel nom son père lui avait-il donné ?… ce n’était pas son vrai nom, mais autre chose, un autre nom…

Ramarren se réveilla. Il s’assit, faisant un effort décisif pour retrouver la maîtrise de son corps – oui, le sien, encore hésitant et vacillant, mais certainement le sien. Pourtant il avait eu un instant l’impression, en se réveillant, qu’il était un fantôme dans une chair étrangère où il n’était pas à sa place, dans laquelle il s’était égaré.

Il était indemne. Il était Agad Ramarren né dans la maison de pierre argentée entourée de vastes pelouses au pied du pic de Charn enneigé, la montagne solitaire ; héritier d’Agat, né en automne, il n’avait donc connu que l’automne et l’hiver. Il n’avait pas vu le printemps et ne le verrait peut-être jamais puisque c’est au premier jour de cette saison nouvelle que le vaisseau Autreterre était parti pour la Terre. Mais le long hiver et l’automne, toute sa maturité, sa jeunesse et son enfance, tout cela se déroulait derrière lui en une vivante continuité dont il conservait le souvenir, comme une rivière qui remonterait à sa source.

Le jeune Orry n’était plus là. « Orry ! » appela Ramarren. Car maintenant qu’il était en état de le faire, il était résolu à s’informer de ce qui était arrivé, à lui-même et à ses compagnons, de ce qu’il était advenu de L’Autreterre et de sa mission. Il n’y eut ni réponse ni signal. La pièce où il se trouvait ne semblait pas avoir plus de portes qu’elle n’avait de fenêtres. Il réprima l’impulsion d’appeler Orry en esprit ; il ignorait s’il était encore branché sur lui, d’autre part, comme son propre esprit avait été manifestement soit endommagé, soit manipulé, il valait mieux être prudent et éviter de se mettre en phase avec un autre esprit, quel qu’il fût, avant de s’être assuré qu’il n’était pas menacé par quelque emprise volitionnelle ou antidhronie.

Il se leva, fit taire la sensation d’étourdissement qu’il éprouvait et un élancement qui lui troua un moment l’occiput, et traversa plusieurs fois la pièce pour retrouver une certaine coordination musculaire, cela tout en étudiant les vêtements exotiques qu’il portait et la pièce étrange où il se trouvait. Beaucoup de meubles, un lit, des tables et des sièges, tous à longs pieds minces. Les murs verts d’une transparence nébuleuse étaient couverts de figures destinées à produire des illusions optiques et à disloquer la réalité, à dissimuler par exemple une porte s’ouvrant à l’iris ou un miroir. Il s’arrêta et se regarda un moment dans ce miroir, où il pouvait se voir jusqu’à la taille. Il se trouva maigre et basané, un peu vieilli peut-être ; ou était-ce une impression ? Il éprouvait une gêne curieuse à regarder sa propre image. D’où lui venait ce malaise, ce défaut de concentration ? Qu’était-il arrivé, qu’avait-il perdu ? Il se retourna et se remit à étudier la pièce. Il y traînait plusieurs objets énigmatiques, dont deux d’un type familier mais d’aspect étranger par certains détails : une coupe sur une table et, à côté, un livre à feuillets. Il eut un vague souvenir d’une chose qu’Orry lui avait dite ; c’était comme une flamme vacillante aussitôt éteinte. Le titre du livre était pour lui vide de sens, bien que ses caractères fussent manifestement apparentés à ceux de l’alphabet de la Langue des Maîtres Livres. Il ouvrit le volume et le feuilleta. Les pages de gauche étaient d’une écriture – à la main, semblait-il – disposée en colonnes de motifs d’une étonnante complexité, symboles holistiques, idéogrammes ou technosténographie. Les pages de droite aussi étaient écrites à la main en caractères rappelant les lettres employées dans les Maîtres Livres, écrites, donc, en galactique. Un livre codé ? À peine avait-il déchiffré un mot ou deux que l’iris de la porte s’ouvrit silencieusement pour laisser entrer quelqu’un – une femme.

Ramarren la regarda avec une intense curiosité, il n’avait pas peur et n’était pas sur ses gardes ; pourtant, se sentant vulnérable, il intensifia légèrement le regard direct et impérieux auquel sa naissance, son arlesh et le niveau auquel il s’était élevé lui donnaient droit. Sans perdre contenance, sa visiteuse soutint son regard. Ils se firent face un moment sans rien dire.

Elle était belle et délicate, fantasquement vêtue, couronnée d’une chevelure décolorée ou teinte d’une couleur roussâtre. Ses yeux étaient des cercles noirs dans un ovale blanc. Des yeux comme ceux des visages qu’on voyait sur les fresques de la Halle de la Ligue dans la vieille ville, ces peintures représentant des êtres de haute taille à peau basanée occupés à construire une ville, à faire la guerre aux tribus migratrices, à observer les étoiles : les Colons, les Terriens d’Autreterre…

Ramarren ne pouvait plus douter qu’il fût effectivement sur la Terre. Il était arrivé à bon port. Faisant abnégation de toute fierté, oubliant tout souci de sécurité personnelle, il s’agenouilla devant sa visiteuse. À ses yeux et à ceux du peuple qui l’avait élu pour cette mission, pour ce voyage de 1 320 trillions de kilomètres à travers le néant, elle était d’une race que le temps, le souvenir et l’oubli avaient investie des prestiges du divin. Il n’en voyait là devant lui qu’un échantillon individuel, mais elle était de la race de l’Homme et le regardait avec les yeux de cette race. En s’agenouillant devant elle tout en courbant la tête, Ramarren rendait hommage à l’histoire, au mythe et au long exil de ses ancêtres humains.

Il se leva, tendit ses mains ouvertes pour l’accueillir selon le rite kelshak, et elle se mit à lui parler. Son langage était bizarre – d’autant plus bizarre que la voix de cette femme qu’il n’avait jamais vue paraissait infiniment familière à son oreille ; et, sans connaître la langue qu’elle parlait, il réussit à en saisir un mot, puis un autre. L’inquiétante étrangeté de ce phénomène le troubla un instant ; il craignait qu’elle ne fît usage d’une forme de langage télépathique qui pût forcer même ses barrières de défense mentale ; mais il se rendit compte aussitôt que, s’il comprenait cette femme, c’était tout simplement parce qu’elle parlait la langue des Livres, le galactique. S’il ne l’avait pas immédiatement reconnue, c’était en raison de son accent et de la fluidité de son débit.

Elle lui avait déjà adressé plusieurs phrases dites sur un ton singulier, à la fois froid, rapide, sans vie «…ne savent pas que je suis ici, » disait-elle. « Maintenant, dis-moi qui de nous deux est le menteur, l’infidèle. J’ai fait avec toi cet interminable voyage à pied, j’ai couché cent fois avec toi, et maintenant tu ne connais même pas mon nom. Le connais-tu, Falk ? Connais-tu mon nom ? Connais-tu ton propre nom ? »

— « Je suis Agad Ramarren, » dit-il, et d’entendre sa propre voix prononcer son propre nom lui fit un effet étrange.

— « Qui te l’a dit ? Tu es Falk. Tu ne connais pas un nommé Falk ? – il était dans ta peau il n’y a pas si longtemps. Ken Kenyek et Kradgy m’ont interdit de te dire son nom, mais j’en ai assez de toujours jouer leur jeu et jamais le mien. Je veux aussi m’amuser à mon idée. Tu ne te rappelles pas ton nom, Falk ? – Falk – Falk – tu ne te rappelles pas ton nom ? Toujours aussi stupide, avec tes yeux de merlan frit ! »

Aussitôt Ramarren baissa les yeux. C’était un point névralgique de l’étiquette Werélienne, régie par des règles et des tabous rigoureux, que de savoir quand et jusqu’où il était permis de regarder une autre personne dans les yeux. Ce fut en tout cas sa première réaction aux paroles de sa visiteuse, sans compter ses réactions internes, qui furent immédiates et variées. Il était un fait certain, c’est que cette femme était légèrement droguée, sans doute par ingestion de quelque stimulant hallucinogène ; il était suffisamment exercé à diagnostiquer pareils cas pour en être certain, ses illusions sur la race de l’homme dussent-elles en être éclaboussées. D’autre part, il n’était pas sûr d’avoir compris tout ce qu’elle lui avait dit, étant d’ailleurs sur tout cela dans le noir le plus complet, mais ses intentions étaient agressives, destructrices. Et l’agression était efficace. Malgré son incompréhension, Ramarren était ému, angoissé, secoué, traumatisé par ces sarcasmes bizarres et ce nom qu’elle ne cessait de répéter.

Il se tourna légèrement pour indiquer qu’il ne la regarderait plus dans les yeux sans son consentement, et il lui dit enfin, d’une voix douce, dans cette langue archaïque que son peuple ne connaissait que par les livres anciens de la Colonie : « Êtes-vous de la race de l’Homme ou de celle de l’Ennemi ? »

Elle eut un rire forcé et railleur. « Les deux, Falk. Il n’y a pas d’Ennemi et je suis au service des Shing. Écoute, dis à Abundibot que tu t’appelles Falk. Dis-le à Ken Kenyek. Dis à tous les Seigneurs que tu t’appelles Falk – ça leur donnera du fil à retordre ! Falk…»

— « Assez ! »

Sa voix n’avait rien perdu de sa douceur, mais il avait parlé avec toute son autorité : elle s’arrêta et resta bouche bée. Lorsqu’elle reprit la parole, ce fut seulement pour répéter le nom qu’elle lui donnait, d’une voix devenue tremblante et presque suppliante. Elle faisait pitié, mais il ne lui répondit pas. Elle était dans un état psychotique temporaire ou permanent, et il se sentait en l’occurrence trop vulnérable et peu sûr de lui pour se permettre de rester en communication avec elle ; il était vraiment trop ébranlé. Se distançant donc de cette femme, il se replia en lui-même ; il y avait en lui quelque chose d’anormal de très étrange ; ce n’était pas l’effet d’une drogue, en tout cas d’une drogue connue de lui, mais comme un grave décalage ou un déséquilibre, pire que les formes d’aliénation provoquées dans le cadre des exercices de discipline mentale du niveau VII. Mais le temps lui fut mesuré. La voix qui parlait derrière lui s’éleva en accents perçants de rancœur, puis il la sentit virer à la violence en même temps qu’il prenait conscience d’une seconde présence. Il se retourna promptement : la jeune femme était en train de sortir quelque chose de ses vêtements extravagants, manifestement une arme, mais elle paraissait pétrifiée, le regard dirigé non pas sur Ramarren mais sur un homme de grande taille se tenant à l’entrée de la pièce.

Sans mot dire, le nouveau venu lança à la femme un ordre télépathique d’une force coercitive si foudroyante que Ramarren en tressaillit. L’arme tomba à terre et la malheureuse, en poussant une faible lamentation, s’enfuit de la pièce le dos courbé, s’efforçant d’échapper à l’insistance mortelle de cet ordre mental. Sa silhouette trouble flotta un moment dans le mur, puis s’évanouit.

Le nouveau venu tourna vers Ramarren ses yeux cerclés de blanc et s’adressa à lui en esprit avec un influx normal : « Qui êtes-vous ? »

Ramarren répondit en esprit : « Agad Ramarren. » Il n’en dit pas davantage et ne s’inclina pas. Les choses avaient tourné encore plus mal qu’il ne se l’était d’abord imaginé. Qui étaient ces individus ? Dans le bref conflit auquel il venait d’assister, il n’avait vu que démence, cruauté et terreur ; rien, certainement, qui pût lui inspirer des sentiments de respect ou de confiance.

Mais l’homme de grande taille fit un ou deux pas en avant, un sourire éclairant sa lourde face rigide, et il s’adressa courtoisement à Ramarren dans la langue des Maîtres Livres. « Je suis Pelleu Abundibot, et c’est de tout cœur que je vous dis : soyez le bienvenu sur la Terre, vous qui êtes mon semblable et le messager d’une colonie perdue, si longtemps condamnée à l’exil. »

Sur ce, Ramarren s’inclina très légèrement, et se recueillit un moment. « Il semble, » dit-il, « que je sois sur la Terre depuis un certain temps, que je m’y sois fait un ennemi de cette femme et que j’y aie récolté certaines cicatrices. Voulez-vous me dire comment les choses se sont passées et comment mes compagnons de voyage ont péri ? Parlez-moi en esprit si vous voulez : je ne parle pas le galactique aussi bien que vous. »

— « Prech Ramarren, » dit Abundibot – cette expression empruntée à Orry, il n’y voyait évidemment qu’un titre honorifique, n’ayant aucune notion des rapports de prechnoye – « veuillez tout d’abord m’excuser de vous parler à haute voix. Nous avons pour principe de réserver le langage paraverbal aux cas urgents ou à nos inférieurs. Veuillez d’autre part excuser l’intrusion de cette basse créature domestique : sa folie l’a poussée à faire fi de la Loi, mais nous saurons traiter son esprit en conséquence. Elle ne risquera plus de vous importuner. Quant à vos questions, elles recevront toutes leurs réponses. Mais voici, en quelques mots, ce que fut votre malheureuse odyssée avant de pouvoir, bientôt enfin, connaître une fin heureuse. Votre vaisseau, l’Autreterre, a été attaqué par nos ennemis, des rebelles, des hors-la-loi, à son entrée dans l’espace terrestre. Ils ont emmené deux ou plusieurs d’entre vous dans leurs petits engins planétaires avant l’arrivée de notre vaisseau patrouilleur. Lorsqu’il a surgi, ils ont détruit L’Autreterre avec tous ses occupants et se sont égaillés dans leurs petits appareils. Nous avons rattrapé celui qui emportait Har Orry, mais pas le vôtre. J’ignore ce qu’ils voulaient tirer de vous, toujours est-il qu’ils ne vous ont pas tué mais qu’ils ont oblitéré vos souvenirs jusqu’au stade prélingual, puis vous ont lâché dans une forêt sauvage. Ils pensaient que vous y trouveriez la mort, mais vous avez survécu et trouvé refuge chez des barbares de la forêt ; finalement, nos détecteurs vous ont repéré et amené ici, et nous avons réussi, par des techniques parahypnotiques, à vous restituer votre mémoire. C’était là tout ce que nous pouvions faire – c’est peu, bien sûr, mais c’est tout ce qui était en notre pouvoir. »

Ramarren écoutait attentivement. Ce récit le troublait profondément, et il ne cherchait pas à s’en cacher ; mais il éprouvait aussi un certain malaise ou une méfiance qu’il prit soin de dissimuler. Cet homme lui avait parlé en esprit, et ce contact, si bref fût-il, avait permis à Ramarren d’opérer un début de branchement sur son esprit. Puis Abundibot avait cessé toute communication télépathique et s’était retranché derrière une barrière empathique ; mais cette protection était imparfaite et Ramarren, grâce à sa vive sensibilité et à la qualité de sa formation psychotechnique, put capter de vagues impressions empathiques tranchant si nettement sur les paroles de cet hommes qu’il s’en dégageait une suggestion de démence ou de mensonge. Ou bien Ramarren avait-il cessé d’être en résonance avec lui-même – et cela n’aurait rien eu d’étonnant après un traitement parahynotique – au point de rendre sujettes à caution ses réceptions empathiques ?

— « Depuis combien de temps ?…» demanda-t-il enfin, levant les yeux pour fixer un moment ceux d’Abundibot – ces yeux d’un autre monde.

— « Six années terriennes, prech Ramarren. »

L’année terrienne équivalait à peu près à une phase lunaire.

— « Si longtemps ? » dit-il. Cela le dépassait. Ses amis, ses compagnons de voyage étaient morts depuis tout ce temps, et il était seul sur la Terre depuis… six ans ?

— « Vous ne vous rappelez rien de ces six années ? »

— « Rien. »

— « Nous avons dû oblitérer la mémoire rudimentaire que vous avez pu avoir de cette période pour être en mesure de restaurer votre mémoire et votre personnalité authentiques. Nous regrettons grandement cette perte de six années de votre vie. Mais le souvenir n’en eût pas été sain ni plaisant. Les hors-la-loi chez qui vous avez vécu étaient des brutes qui avaient fait de vous une brute pire encore. Je suis heureux que vous en ayez perdu le souvenir, prech Ramarren. »

Non seulement heureux, mais joyeux. Cet homme devait être bien peu doué ou bien mal formé en fait de contrôle empathique ; il aurait eu, sinon, une meilleure défense ; mais sa défense télépathique était impeccable. Plus ou moins déboussolé par ces résonances fluidiques, d’où émanait l’impression qu’il y avait quelque chose de faux ou d’obscur dans les paroles d’Abundibot, et par le manque de cohésion qui persistait en son activité mentale et même en ses réactions physiques, lesquelles restaient lentes et incertaines, Ramarren dut faire un grand effort sur lui-même pour sortir d’une parfaite inertie. Ses souvenirs… Comment six années avaient-elles pu passer sans laisser la moindre trace dans sa mémoire ? Mais il s’était écoulé cent quarante ans pendant que son vaisseau photique allait de Werel à la Terre, et il ne se rappelait clairement de tout ce laps de temps qu’un moment terrifiant, un moment éternel… Quel nom cette folle lui avait-elle donné ? Oui, quel était ce nom qu’elle lui hurlait avec une rancœur démentielle et torturée ?

— « Quel nom me donnait-on pendant ces six années ? »

— « Quel nom ? Celui que vous donnaient les indigènes, prech Ramarren ? Je ne sais pas exactement, et d’ailleurs il n’est pas sûr qu’ils avaient pris la peine de vous en donner un ! »

Falk, c’était là le nom que cette femme lui avait donné – Falk. « Mon prochain, » dit-il brusquement, traduisant ainsi en galactique une formule de politesse kelshak, « je vous questionnerai plus tard, si vous le voulez bien. Ce que vous me dites me trouble et je voudrais le méditer un moment dans la solitude. »

— « Mais comment donc ! prech Ramarren. Votre jeune ami Orry brûle de vous revoir – voulez-vous que je vous l’envoie ? » Cependant, Ramarren, ayant formulé sa demande et ayant entendu son interlocuteur y répondre favorablement, l’avait en quelque sorte aussitôt congédié, comme pouvait le faire un homme de son niveau, s’était débranché de lui et n’entendait plus ses paroles que comme un bruit vide de sens.

— « Nous avons tant à apprendre de vous, aussi serons-nous impatients de vous revoir une fois que vous vous sentirez complètement remis. » Silence. Puis encore ce grincement de voix. « Nos domestiques sont à votre service ; si vous désirez vous restaurer ou avoir de la compagnie, il vous suffit d’aller à la porte et de le demander. » Encore un silence, et voilà Ramarren enfin débarrassé de la présence de ce malappris.

Il s’abstint de spéculer sur cet individu. Il était trop préoccupé de lui-même pour s’inquiéter des êtres étranges qu’étaient ses hôtes. L’agitation de son esprit se précipita, sembla vouloir aboutir à une sorte de crise. Il eut l’impression d’être contraint d’affronter une chose redoutable, et la perspective de cette épreuve le remplit d’horreur, tout en l’attirant cependant irrésistiblement ; oui, cette chose, il voulait l’affronter, la découvrir. Les moments les plus durs de son initiation au niveau VII n’avaient fait qu’ébaucher pareille désintégration de ses émotions et de son identité, car il ne s’agissait alors que de psychose artificiellement provoquée et minutieusement contrôlée, ce qui n’était plus le cas. Pourtant, était-ce bien sûr ? Se pouvait-il qu’il agît volontairement, qu’il se forçât à aller au devant de la crise ? Mais qui était celui qui exerçait une contrainte et celui qui la subissait, Ramarren avait été tué et ressuscité. Alors, qu’avait été sa mort, cette mort qu’il ne pouvait se rappeler ?

Pour échapper à l’immense panique qu’il sentait sourdre en lui, il chercha autour de lui un objet qu’il pût fixer ; il s’agissait de recourir à un des premiers exercices qu’il eût appris, la technique dite de Cristallisation par laquelle on fixe un seul objet concret pour reconstruire le monde à partir de cet objet. Mais tout ce qui l’entourait était étranger, mensonger, d’un autre monde ; jusqu’au plancher, qui n’était sous ses pieds qu’une vague nappe de brume. Il y avait bien un livre, celui qu’il regardait lorsqu’il avait vu entrer cette femme qui l’avait appelé d’un nom qu’il ne voulait pas se rappeler. Non, il ne voulait pas se le rappeler. Le livre : il l’avait tenu dans ses mains, il était réel, il était là. Il le prit délicatement, l’ouvrit, fixa la page ouverte. Des colonnes de beaux motifs vides de sens, des lignes d’une écriture à demi compréhensible qui constituait une altération des caractères qu’il avait appris à connaître dans sa jeunesse en étudiant le Premier Analecte, une déformation déroutante. Il fixa ces lignes et ne put les lire, puis un mot dont il ne connaissait pas le sens jaillit de ces hiéroglyphes, le premier mot :

La voie…

Ses yeux allaient du livre à la main qui le tenait. À qui était cette main qui, sous un soleil étranger, était devenue si brune et couturée de cicatrices ? À qui ?

La voie que l’on peut suivre

n’est pas la Voie éternelle

Le nom…

Il ne voulait pas se rappeler le nom ; il ne voulait pas le lire. Il avait lu ces mots en songe, dans un long sommeil, une mort, un rêve.

Le nom que l’on peut donner

n’est pas le Nom éternel.

Et ces mots firent surgir le rêve en un élan irrésistible, comme une vague qui submergea Ramarren, puis se brisa.

Il était Falk, il était Ramarren. Il était le fou et le sage : un seul homme né deux fois.


En ces premières heures effroyables, il pria et supplia d’être délivré tantôt d’un moi, tantôt de l’autre. Il lui arriva de hurler son angoisse dans sa langue natale sans pouvoir comprendre les paroles qu’il avait prononcées, et c’était si angoissant que, dans son extrême misère, il en pleura ; c’était Falk qui ne comprenait pas, mais Ramarren qui pleurait.

En ce moment de détresse, il toucha pour la première fois, mais un instant seulement, le point de jonction, le centre, et il fut lui-même ; puis il perdit ce contact, mais en gardant juste assez de forces pour espérer le retour de cette harmonie. Harmonie : c’avait été une idée maîtresse de Ramarren et de sa discipline mentale, et ce fut peut-être pour avoir maîtrisé ce point central de la doctrine kelshak qu’il put éviter de sombrer dans la folie. Mais il n’y avait pas moyen d’intégrer ou d’équilibrer les deux esprits et les deux personnalités qui se partageaient son cerveau – pas encore ; il était condamné à osciller entre les deux, à effacer l’une pour permettre à l’autre de se manifester, quitte à effectuer aussitôt la manœuvre inverse. C’est à peine s’il pouvait remuer, tourmenté qu’il était par l’illusion d’avoir deux corps, d’être réellement et physiquement deux hommes en un seul. Il n’osait dormir, bien qu’il fût épuisé : il redoutait trop le réveil qui s’ensuivrait.

C’était la nuit, et il fut abandonné à lui-même. Nous sommes seuls, commenta Falk. Ce fut d’abord Falk le plus fort des deux, car il avait bénéficié d’une certaine préparation à cette épreuve. Ce fut Falk qui amorça le dialogue : Il me faut un peu de sommeil, Ramarren, dit-il, et Ramarren capta ces mots comme un message télépathique et, sans préméditation, répondit dans le même langage : J’ai peur de dormir. Il veilla donc un moment, et les rêves de Falk étaient pour lui comme des ombres et des échos dans son esprit.

Il triompha de cette épreuve, et l’on peut dire que le pire était passé lorsque la lumière du matin filtra nébuleusement à travers le voile des murs de sa chambre ; il avait vaincu la peur et commençait à se sentir vraiment maître de ses pensées comme de ses actions.

Il n’y eut pas naturellement de chevauchement, à proprement parler, de ses deux mémoires. Falk avait pris vie, comme être conscient, en cette immense quantité de neurones qui, dans le cerveau d’un homme d’une haute intelligence, restent inutilisés – les terres en friche de l’esprit de Ramarren. Les circuits fondamentaux de la sensibilité et de la motricité n’avaient jamais été bloqués, si bien qu’en un sens ils avaient sans cesse été partagés par les deux moi, et ce dédoublement en deux séries d’habitudes motrices et de modes de perception ne fut pas sans causer certaines difficultés. Un objet n’était pas le même pour Ramarren – Falk suivant qu’il le regardait avec les yeux de Falk ou ceux de Ramarren. Cette dichotomie pourrait à la longue aboutir à un accroissement de ses facultés intellectuelles et perceptives, mais pour le moment il en éprouvait un désarroi proche du vertige. C’est sur le plan affectif qu’il se produisait le plus d’interférences, et même des conflits au sens strict du mot. Et comme les souvenirs de Falk couvraient sa brève « existence » comme ceux de Ramarren la sienne, les deux séries mnémoniques tendaient à apparaître simultanément plutôt que dans l’ordre chronologique. Ramarren avait bien du mal à tenir compte du laps de temps pendant lequel il n’avait pas eu de vie consciente. Où était-il dix jours auparavant ? À dos de mulet sur les montagnes enneigées de la Terre ; Falk le savait ; mais Ramarren savait qu’il avait pris congé de sa femme dans une maison des plateaux verdoyants de Werel… D’autre part, les conjectures de Ramarren sur la Terre se trouvaient souvent démenties par l’expérience de Falk, tandis que l’ignorance de Falk au sujet de Werel dotait d’un étrange prestige légendaire le propre passé de Ramarren. Mais cette confusion même portait en elle le germe de l’idéal d’interaction et de cohérence que Ramarren se fixait. Car un fait était acquis, c’est qu’il était, physiquement et chronologiquement, un seul homme. Le problème qui se posait à lui n’était pas vraiment de recréer une unité, mais de la capter.

La partie était loin d’être gagnée. Il fallait encore que dominât l’une ou l’autre des deux structures mnésiques pour que Falk – Ramarren pût faire preuve d’une certaine aptitude à penser et à agir. Le plus souvent, c’était maintenant Ramarren qui prenait le gouvernail, car le navigateur de l’Autreterre était une personnalité puissante et sûre d’elle-même. À côté de lui, Falk se sentait puéril, hésitant ; il savait des choses qui pouvaient être utiles, mais il faisait fond sur l’énergie et l’expérience de Ramarren. Leurs deux forces conjuguées n’étaient pas de trop, car l’homme aux deux esprits était dans une situation des plus troubles et des plus périlleuses.

Il était une question primordiale qui conditionnait toutes les autres. En termes sommaires, pouvait-on faire confiance aux Shing ? Car si ce n’était qu’une peur injustifiée des Seigneurs de la Terre qu’on avait inculquée à Falk, le sentiment d’être dans une situation trouble et périlleuse n’était pas moins injustifié. Ramarren pensa d’abord que ce pouvait bien être le cas ; mais il changea d’avis promptement.

Il avait pu déjà, grâce à sa double mémoire, déceler des mensonges flagrants, des contradictions. Abundibot avait refusé de parler en esprit à Ramarren en affirmant que les Shing évitaient les communications paraverbales : or Falk savait que c’était inexact. Pourquoi Abundibot avait-il menti ? Parce qu’il avait ce gros mensonge à faire passer : la version Shing de ce qui était arrivé à L’Autreterre et à son équipage – et qu’il ne pouvait ou n’osait employer pour cela le langage paraverbal.

Pourtant, c’est le langage qu’il avait choisi pour raconter à Falk à peu près la même histoire.

Si cette histoire était mensongère, il fallait en conclure que les Shing pouvaient mentir en esprit et ne s’en privaient pas. Leur version des faits était-elle inexacte ?

Ramarren fit appel à la mémoire de Falk. Tout d’abord, il fut incapable de faire cet effort de synthèse, puis, à force d’acharnement, le voile commença à se lever tandis qu’il arpentait sa chambre, puis se déchira d’un seul coup ; il se rappela la muette clarté des paroles d’Abundibot : « Ceux que vous connaissez sous le nom de Shing sont des hommes…» Et en entendant ces mots, Ramarren, bien que ce ne fût qu’un souvenir, sut aussitôt que c’était un mensonge. C’était incroyable, mais il fallait se rendre à l’évidence : les Shing pouvaient mentir télépathiquement – l’humanité esclave avait vu juste à cet égard, et ses craintes étaient fondées. Les Shing étaient, en vérité, l’Ennemi.

Ce n’étaient pas des hommes mais des extra-terrestres doués d’un pouvoir extra-terrestre, et c’est sans nul doute par l’usage de ce pouvoir qu’ils avaient détruit la Ligue et asservi la Terre. C’est eux qui avaient attaqué L’Autreterre à son entrée dans l’espace terrestre ; et cette histoire de rebelles était une pure invention. Ils avaient tué ou décervelé tout l’équipage, à l’exception du petit Orry. Ramarren en devinait la raison : en le soumettant à des tests, lui-même ou certains des autres paraverbalistes chevronnés de l’expédition, ils avaient découvert qu’un Werélien pouvait déceler le mensonge dans leurs messages télépathiques. Effrayés par cette révélation, les Shing avaient préféré supprimer les adultes, ne laissant la vie sauve qu’à l’enfant inoffensif qui pouvait leur servir d’informateur.

Dans l’esprit de Ramarren, ses compagnons de voyage venaient de périr ; c’était un choc, et, pour le surmonter, il essaya d’imaginer qu’ils avaient pu comme lui survivre quelque part sur la Terre. Mais s’il en était ainsi, s’ils avaient eu autant de chance que lui, où étaient-ils alors ? Les Shing avaient eu déjà bien du mal à en localiser un seul, lui-même, lorsqu’il s’était avéré qu’ils avaient besoin de lui.

Que voulaient-ils tirer de lui ? Pourquoi l’avaient-ils recherché et fait venir dans leur cité pour lui rendre la mémoire qu’ils avaient détruite ?

Seul Falk pouvait lui en fournir l’explication : les Shing voulaient savoir d’où il venait.

Il y avait là, pour la première fois, aux yeux de Ramarren de quoi chatouiller son sens de l’humour. Si c’était vraiment aussi simple, c’était comique. Ils avaient épargné Orry en raison de sa grande jeunesse ; sans expérience, sans formation, sans défense malléable, il devait faire un parfait instrument et informateur, et il n’avait certainement pas déçu les Shing à cet égard. Mais il ne savait pas d’où il venait… Lorsqu’ils s’en étaient aperçus, ils avaient déjà effacé des esprits qui la possédaient l’information dont ils avaient besoin, et dispersé leurs victimes sur la Terre en friche, cette planète en ruine où elles étaient vouées à une mort quelconque – par inanition, par accident, par agression d’hommes ou de bêtes sauvages.

Ramarren pouvait présumer que Ken Kenyek, lorsqu’il manipulait son esprit, la veille, au moyen du psycho-ordinateur, avait tenté de lui soutirer le nom du soleil de Werel. Et que, s’il y avait réussi, Ramarren serait déjà mort ou décervelé. Ce qu’il leur fallait, ce n’était pas sa personne mais une chose qu’il savait. Et cette chose, ils ne l’avaient pas obtenue.

Ils devaient en être tourmentés, et comment s’en étonner ? Il s’était formé, autour des livres de la colonie perdue, une mystique kelshak du secret qui s’était adjointe toute une technique de défense mentale. Cette mystique du secret – de la discrétion, plus exactement – s’était développée au cours des siècles et avait sa source dans l’autorité jalouse qu’exerçaient les premiers colons sur le savoir scientifique et technique, conséquence naturelle de la Loi de l’Embargo culturel par laquelle la Ligue interdisait toute importation culturelle aux planètes colonisées. Le concept de discrétion avait fini par jouer un rôle essentiel dans la civilisation werélienne, sa stratification en couches sociales ayant son origine dans la conviction qu’il fallait exercer un contrôle intelligent sur le savoir et la technologie. C’était du symbolisme ou du formalisme que de garder secret le vrai nom du soleil, mais ce formalisme était pris au sérieux, car en Kelshie la connaissance était religion, et la religion connaissance. Pour protéger certains sanctuaires intangibles dans l’esprit des hommes, on avait mis au point certaines défenses intangibles et inexpugnables. Hors le cas où il se trouvait dans un temple du Silence et où un associé de son propre niveau s’adressait à lui dans les formes, Ramarren était absolument incapable de prononcer, en paroles, en écrit ou en pensée, le vrai nom du soleil de sa planète.

Il possédait, bien sûr, des connaissances équivalentes à celles de ce nom : le complexe de faits astronomiques qui lui avait permis de régler les coordonnées de L’Autreterre pour le diriger vers la Terre ; la connaissance qu’il avait de la distance exacte entre le soleil de Werel et celui de la Terre ; son souvenir très précis de l’aspect du ciel étoilé vu de Werel. Si les Shing n’avaient pas encore réussi à lui arracher ces renseignements, c’était sans doute parce que son esprit avait été dans un état encore trop chaotique lorsque les manipulations de Ken Kenyek lui avaient rendu la mémoire, ou parce que cela n’avait pas empêché ses défenses mentales spécifiques, ses barrières psychiques parahypnotiquement renforcées, de fonctionner et de remplir leur rôle. Sachant qu’il pouvait encore se trouver un ennemi sur la Terre, l’équipage de l’Autreterre n’avait pas pris le départ sans préparation. Hors le cas où les techniques mentales des Shing se trouveraient beaucoup plus avancées que celles des Weréliens, ils seraient dès lors dans l’incapacité de le forcer à révéler quoi que ce fût. Ils espéraient donc pouvoir l’y amener par la persuasion. Et, partant, sa sécurité, physique tout au moins, était pour le moment assurée.

À une condition : ils devaient ignorer qu’il se rappelait les jours vécus par lui sous le nom de Falk.

À cette pensée, il fut pris d’un frisson. Cela ne lui était pas encore venu à l’esprit. Falk avait été pour les Shing un être inutile et inoffensif. Ramarren leur était utile et non moins inoffensif. Mais Falk-Ramarren était une menace dont ils ne pouvaient se payer le luxe : il serait donc condamné.

Une dernière question : pourquoi tenaient-ils tant à savoir où était Werel – que leur importait Werel ?

Encore une fois, ce fut la mémoire de Falk qui éclaira l’intelligence de Ramarren. Elle évoquait cette fois une voix tranquille, enjouée, ironique, celle du vieux Percipient qui, plus solitaire sur la Terre que Falk ne l’avait jamais été, avait prononcé ces mots du fond de la Forêt : « Les Shing ne sont pas nombreux…»

Il avait appelé ça une grande nouvelle et un précieux enseignement ; et ce devait être littéralement exact. En ce documentant chez Zove sur l’histoire ancienne de l’humanité, Falk avait appris que les Shing étaient des extra-terrestres venus d’une région très éloignée de la galaxie, au-delà des Hyades, dont la distance se comptait en milliers d’années-lumière. S’il en était ainsi, il était permis de penser qu’ils n’avaient pu franchir en force une étendue aussi immense d’espace-temps. Ils avaient été suffisamment nombreux pour s’infiltrer dans la Ligue et la détruire, compte tenu du pouvoir qu’ils avaient de mentir en esprit et des autres armes ou techniques qu’ils pouvaient posséder ou avoir possédées ; mais étaient-ils assez nombreux pour régner sur tous les mondes qu’ils avaient divisés et conquis ? Les planètes sont de gros morceaux, sauf si on les estime à l’échelle des espaces qui les séparent. Les Shing devaient être bien clairsemés, et astreints à une grande vigilance pour empêcher les planètes sujettes de former de nouvelles alliances et de se joindre aux rebelles. Au dire d’Orry, les Shing ne semblaient guère utiliser la navigation photique pour voyager ou commercer ; il n’avait jamais vu de vaisseau photique dans la région. Craignaient-ils que ceux de leurs semblables qui occupaient d’autres planètes depuis des siècles eussent fait sécession et fussent devenus leurs ennemis ? On pouvait aussi concevoir que la Terre fût la seule planète encore sous leur coupe et qu’ils fussent décidés à la défendre de toute intrusion extra-terrestre. Comment le savoir ? Ce qui, effectivement, paraissait vraisemblable, c’est qu’ils étaient peu nombreux sur la Terre.

Ils s’étaient refusé à croire ce qu’Orry leur avait dit de la mutation par laquelle les Terriens de Werel s’étaient adaptés aux normes biologiques locales jusqu’à faire souche avec les hominidés de cette planète. Ils avaient prétendu que c’était impossible, ce qui voulait dire qu’ils n’avaient pu en faire autant, qu’ils ne pouvaient s’accoupler aux Terriens. Ils étaient donc, après douze cents ans, restés parmi eux des étrangers, des isolés. Et au fait, était-il vrai que de cette unique Cité ils régnaient sur toute la Terre ? Ramarren demanda la réponse à Falk, et cette réponse fut négative. L’autorité qu’ils exerçaient sur les hommes était fondée sur l’habitude, la ruse, la peur, la supériorité de leur armement, leur promptitude à prévenir le développement d’un quelconque groupe humain d’une certaine puissance, ou la mise en commun de certaines connaissances, bref, tout ce qui pouvait constituer pour eux une menace. Ils empêchaient les hommes d’agir. Mais eux-mêmes n’agissaient pas. Ils ne régnaient pas, ils détruisaient.

Il était aisé de comprendre pourquoi ils se sentaient si dangereusement menacés par Werel. Ils avaient réussi à maintenir jusque-là leur emprise fragile et ruineuse sur la civilisation qu’ils avaient jadis anéantie et remodelée à leur guise ; mais une race forte, nombreuse, technologiquement avancée, liée aux Terriens par un vieux mythe les décrivant comme des êtres du même sang, pourvue de techniques mentales et d’armes offensives égales aux leurs, pouvait les écraser d’un seul coup. Et délivrer les hommes de leur joug.

S’ils apprenaient la position de Werel, allaient-ils lancer un bombardier photique à travers l’abîme des années-lumière pour annihiler ce monde dangereux avant même qu’il fût instruit de leur existence ?

Cette hypothèse ne pouvait, hélas ! être exclue. Mais il y avait contre elle deux arguments : la préparation minutieuse subie par le jeune Orry pour faire de lui leur interprète ; et l’unique Loi des Shing.

Falk-Ramarren fut incapable de décider si cette règle du respect de la vie était la seule croyance authentique des Shing, le seul pont jeté sur l’abîme suicidaire de leur comportement, ce gouffre rappelant le canyon ténébreux sur les bords duquel était bâtie leur cité, ou bien si ce n’était que le plus gros de tous leurs mensonges ? Effectivement, ils semblaient éviter de tuer les êtres doués de sensibilité. Ils avaient laissé la vie sauve à Ramarren, aux autres aussi, peut-être ; leurs mets, soigneusement déguisés, étaient strictement végétariens ; pour régler le chiffre de la population, ils n’hésitaient pas, bien sûr, à dresser les tribus les unes contre les autres ; ils déclenchaient les guerres, mais laissaient aux humains le soin de s’entre-tuer ; et l’Histoire disait qu’aux premiers temps de leur règne ils avaient eu recours à l’eugénisme et aux déplacements de populations pour consolider leur empire plutôt qu’au génocide. Peut-être donc observaient-ils effectivement leur Loi… à leur façon.

En ce cas, le dressage subi par le jeune Orry semblait indiquer qu’il était destiné à être leur messager. Seul survivant de l’expédition, il franchirait les abîmes du temps et de l’espace pour regagner Werel et y réciter à propos de la Terre la leçon que les Shing lui avaient apprise – il ferait coin-coin comme ces volatiles qui caquetaient : il ne faut pas s’attaquer à la vie ; il serait l’émule du sanglier moralisateur, des souris qui criaient dans les fondations de la maison de la Peur… Tête sans cervelle, calamiteusement honnête, Orry serait sur Werel l’ambassadeur du Mensonge.

La colonie werélienne serait prompte à s’enflammer pour défendre l’honneur et la mémoire de la planète mère, peut-être à voler à son secours si elle demandait une aide ; mais si on allait lui raconter qu’il n’y avait pas d’ennemi et qu’il n’y en avait jamais eu, que la Terre était un vieil éden heureux, il y avait peu de chances que les Weréliens fissent un si long voyage rien que pour visiter cette planète. Et s’ils venaient, ce serait sans armes, comme étaient venus Ramarren et ses compagnons.

Une autre voix parla en sa mémoire, venue d’une époque plus lointaine et du fin fond de la forêt : « Nous ne pouvons vivre ainsi éternellement. Il doit bien y avoir pour nous un espoir, un indice… »

Ramarren n’était pas porteur d’un message pour l’humanité, et le rêve de Zove était dépassé car il s’agissait d’un plus fol espoir, d’un indice plus mystérieux. Il était destiné à être le messager de l’humanité, à transmettre ses appels à l’aide, à œuvrer pour sa délivrance.

Je dois retourner là-bas ; je dois dire aux miens la vérité, pensa-t-il ; mais il savait que les Shing l’en empêcheraient à tout prix, que leur messager serait Orry, et que lui-même serait retenu sur la Terre ou mis à mort.

Envahi d’une grande lassitude après s’être si longtemps évertué à penser avec cohérence, il laissa sa volonté se débander d’un seul coup et se relâcher cette prise aléatoire qu’il avait sur un esprit torturé et angoissé par son dédoublement. Il se jeta épuisé sur son lit et se prit la tête dans les mains. Si seulement je pouvais rentrer à la maison, pensa-t-il ; si je pouvais, comme autrefois, me promener avec Parth aux Longs Prés

C’était le moi de Falk le rêveur qui s’abandonnait ainsi à la douleur. Ramarren s’efforça d’échapper à cette nostalgie sans espoir en pensant à sa femme Adrise, une brune aux yeux d’or, vêtue d’une robe faite de mille chaînes d’argent minuscules. Mais Adrise était morte. Morte depuis longtemps, bien longtemps.

Elle savait, en épousant Ramarren, qu’ils ne passeraient ensemble qu’un peu plus d’une phase lunaire puisqu’il devait faire partie de l’expédition terrienne. Et pendant ce voyage, qui n’avait été pour lui qu’un moment angoissant, elle avait vécu toute sa vie, elle avait vieilli, cessé de vivre ; cela pouvait faire cent années terriennes qu’elle était morte. Mais le rêveur, n’était-ce pas maintenant Ramarren, lui qui évoquait un passé si lointain sous les feux d’une étoile si lointaine ?

« Tu aurais dû mourir un siècle plus tôt, » avait dit le Prince du Kansas. Falk ne l’avait pas compris, mais son hôte voyait, devinait ou connaissait l’homme qui, perdu hors de son époque, gisait en lui, l’homme né depuis si longtemps. Et maintenant, à supposer que Ramarren retournât sur Werel, ce serait à une date encore plus lointaine de son propre avenir. Près de trois siècles, ou près de cinq grandes Années de Werel, se seraient écoulés depuis son départ ; tout serait pour lui méconnaissable ; il s’y sentirait aussi étranger que sur la Terre.

Où aurait-il pu retrouver un foyer, des êtres qui l’avaient aimé ? Chez Zove exclusivement. Et jamais cela ne se réaliserait. Si sa route menait quelque part, c’était loin de la Terre. Il était seul et devait viser ce seul but : tenter de suivre cette voie jusqu’à son terme.

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