6

N’ayant pour donner corps au mot « montagne » que le souvenir isolé d’un pic isolé, Falk s’était imaginé qu’il parviendrait à Es Toch sitôt qu’il aurait atteint les montagnes ; il ne s’était pas rendu compte qu’il lui faudrait escalader le faîte d’un continent. Les montagnes s’élevaient en crêtes successives ; jour après jour, les voyageurs poursuivaient leur lente ascension sur les hauteurs, mais leur but se dérobait devant eux, se situait toujours plus haut, toujours plus loin vers le sud-ouest. Parmi ces forêts, ces torrents, ces pentes de granite enneigées et souvent ennuagées, ils rencontraient parfois un petit village ou un campement. Il leur était souvent impossible de les éviter du fait qu’ils ne pouvaient suivre que le seul sentier qui les desservait. Ils passaient sans s’arrêter, sur les mulets que le Prince, cadeau princier, leur avait donnés à leur départ, et nul ne cherchait à leur faire obstacle. À en croire Estrel, les montagnards qui habitaient ces lieux, au seuil du domaine des Shing, étaient des gens défiants ; ils n’étaient pas plus accueillants qu’ils n’étaient agressifs envers les étrangers, et il valait mieux ne rien leur demander.

Il faisait encore bien froid pour camper dans les montagnes en ce mois d’avril, et ce fut un agréable interlude que leur unique étape nocturne dans un village – un trou : quatre maisons de bois au bord d’un torrent turbulent coulant dans un canyon à l’ombre de grands pics couronnés de nuées orageuses ; mais ce village avait un nom, Besdio, et Estrel se souvenait y avoir séjourné lorsqu’elle était petite. Ses habitants, dont certains avaient la peau claire et la chevelure fauve d’Estrel, n’échangèrent avec elle que des propos laconiques. Ils parlaient le langage des Errants. Falk n’avait pas appris ce dialecte occidental car il avait toujours parlé galactique avec son amie. Estrel ponctuait de gestes ses explications, tendant le bras vers l’est et vers l’ouest ; les montagnards acquiesçaient froidement de la tête, examinant Estrel sous toutes les coutures et ne regardant Falk que du coin de l’œil. Ils ne posaient guère de questions et offrirent de bonne grâce aux voyageurs le gîte et le couvert, mais avec cette froideur indifférente qui causait à Falk un vague malaise.

L’étable où ils devaient dormir était en tout cas bien chaude, de cette chaleur vivante émanant du bétail, des chèvres et de la volaille qui s’y trouvaient entassés en une fraternité soupirante, odorante et pacifique. Tandis qu’Estrel s’attardait à parler avec leurs maîtres dans la hutte principale, Falk se rendit à la vacherie pour s’y installer comme chez lui. Sur le fenil surmontant les cases du bétail, il se fit avec du foin un somptueux lit à deux places et y étala leurs couvertures. Quand vint Estrel, il était déjà à moitié endormi, mais il se réveilla suffisamment pour faire cette remarque : « Tu arrives bien… je sens qu’on nous dissimule quelque chose, je ne sais pas quoi, mais je le sens. »

— « Ce n’est pas la seule chose que je sens. »

C’était la première fois que Falk entendait Estrel faire un semblant de plaisanterie, et il la regarda en trahissant quelque surprise. « Avoue que tu es heureuse d’approcher de la Cité, » dit-il. « Moi non, malheureusement. »

— « Pourquoi pas ? J’espère y retrouver ma famille ; et, sinon, les Seigneurs m’aideront. Et toi, tu y trouveras aussi ce que tu cherches et tu rentreras en possession de ton héritage. »

— « Mon héritage ? Ne suis-je pas à tes yeux un Décervelé ? »

— « Toi ? Jamais de la vie. Tu ne vas pas me dire, Falk, que, dans ton idée, ce sont les Shing qui ont manipulé ton cerveau ! Tu m’as dit ça un jour dans la plaine, et je n’ai pas compris immédiatement. Comment peux-tu croire que tu es un Décervelé ou tout bonnement un homme ? Tu n’es pas né sur cette Terre. »

Il l’avait rarement entendue parler d’un ton si péremptoire. Il fut réconforté par ces paroles, qui rejoignaient ses propres espérances, mais le seul fait qu’elle les eût prononcées n’était pas sans l’intriguer : elle était depuis si longtemps silencieuse et inquiète. Il vit alors quelque chose se balancer à un cordon de cuir suspendu à son cou. « Ils t’ont donné une amulette, » dit-il. C’était là la source de son optimisme.

— « Oui, » répondit-elle, glissant les yeux sur son pendentif d’un air satisfait. « Nos hôtes ont la même religion que moi. Tout ira bien pour nous maintenant. »

Falk s’en montra amusé, mais il était heureux que sa superstition apportât à Estrel un réconfort. Il s’endormit en sachant très bien qu’elle était éveillée, les yeux ouverts sur ces ténèbres saturées de la puanteur des animaux, de leur tendre haleine, de leur douce présence. Lorsque le coq chanta avant le lever du jour, Falk s’éveilla d’un œil et entendit Estrel murmurer des prières à son amulette dans la langue qu’il ne connaissait pas.

Reprenant la route, ils suivirent un sentier qui serpentait au sud des pics ennuagés. Il leur restait à franchir un dernier grand rempart de la montagne ; ils grimpèrent pendant quatre jours et l’air devint glacial et raréfié, le ciel bleu foncé ; le soleil d’avril étincelait sur le dos des nuages floconneux qui semblaient pâturer les prairies que les voyageurs dominaient de haut. Puis, lorsqu’ils parvinrent au col, le ciel s’assombrit et la neige se mit à tomber sur le roc nu, voilant les vastes pentes rouges et grises. Il y avait au col un refuge, et ils s’y blottirent avec leurs mulets jusqu’à ce que la neige cessât de tomber. Puis ils purent entamer la descente.

— « Le reste n’est plus qu’une promenade, » dit Estrel, se retournant pour regarder Falk par-dessus la croupe sautillante de sa mule et les oreilles ballottantes de l’autre monture ; et Falk lui sourit, mais il ressentait une appréhension qui ne faisait que croître à mesure qu’ils se rapprochaient d’Es Toch.

Le sentier qu’ils suivaient finit par s’élargir en une route ; ils virent des masures, des fermes, des maisons. Peu de gens car le temps était au froid et à la pluie, et l’on préférait rester enfermé chez soi. Les deux voyageurs avançaient au petit trot, seuls sous la pluie. À l’aube du troisième jour depuis le passage du col, le ciel était radieux ; après avoir chevauché quelques heures, Falk arrêta son mulet et regarda Estrel d’un air interrogateur.

— « Qui y a-t-il, Falk ? »

— « Nous sommes arrivés – c’est Es Toch, n’est-ce pas ? »

Le terrain s’était aplani tout autour d’eux, les montagnes ne formant plus qu’un décor circulaire de pics lointains, et les pâturages et labours ayant fait place à une suite ininterrompue de maisons. Il y avait des huttes, des cabanes, des masures, de grands ensembles, des auberges, des boutiques d’artisans dont les produits faisaient l’objet de trocs, des enfants partout, et, en une continuelle allée et venue, des gens sur la route, des gens sur les chemins de traverse, des gens à pied, à cheval, à dos de mulet, en aéroglisseur ; cela faisait beaucoup de monde, mais avec quelque chose d’insuffisant, quelque chose d’avachi dans cette activité, de négligé, de morne et pourtant coloré sous l’éclat de ce ciel d’un bleu intense comme on en voit le matin dans la montagne.

— « Nous sommes encore à environ deux kilomètres d’Es Toch. »

— « Mais alors, quelle est cette ville ? »

— « Ce sont les faubourgs de la Cité. »

Falk écarquillait les yeux, déconcerté et surexcité. La longue route qu’il avait suivie depuis sa demeure de la Forêt orientale aboutissait à cette rue ; c’était là, trop vite, le terme de son voyage. Comme ils chevauchaient leurs mulets au milieu de la rue, les gens les regardaient à la dérobée, mais personne ne s’arrêtait, personne ne leur adressait la parole. Les femmes détournaient la tête. Seuls certains enfants dépenaillés les dévisageaient, ou bien les montraient du doigt en criant quelque chose, puis s’enfuyaient pour disparaître dans une ruelle encombrée d’ordures ou derrière une cabane. Ce n’était pas ce que Falk avait imaginé ; mais qu’avait-il imaginé ?

— « Je n’aurais jamais cru qu’il y avait tant de monde sur la Terre, » dit-il enfin. « Ils pullulent autour des Shing comme des mouches sur du fumier. »

— « Les larves de mouches se plaisent sur le fumier, » dit Estrel sèchement. Puis, regardant Falk à la dérobée, elle tendit le bras pour poser sa main légèrement sur celle de son compagnon. « Ce que tu vois ici, c’est le rebut et la racaille des parasites. Entrons dans la cité, la vraie Cité. Nous sommes venus de si loin pour la voir…»

Ils poursuivirent leur chevauchée, et bientôt ils découvrirent, dressés au-dessus des toits de masures, les murs sans ouvertures de hautes tours vertes étincelant au soleil.

Falk avait le cœur battant ; et il remarqua qu’Estrel parla un moment à l’amulette qu’on lui avait donnée à Besdio.

— « Nous ne pouvons pas entrer dans la ville à dos de mulet, » dit-elle. « Nous n’avons qu’à laisser ici nos montures. » Ils s’arrêtèrent chez un loueur de chevaux. Estrel lui parla un moment d’un ton persuasif dans la langue du pays, et, lorsque Falk lui demanda ce qu’elle avait sollicité, elle lui répondit : « Je l’ai prié de garder nos mulets comme caution. »

— « Caution ? »

— « Si nous ne payons pas leur pension, il les gardera pour lui. Tu n’as pas d’argent, que je sache. »

— « Non, » dit Falk piteusement. Non seulement il n’avait pas d’argent mais jamais il n’en avait vu ; et, s’il existait un mot pour désigner la chose en galactique, ce mot n’avait pas d’équivalent dans son dialecte de la Forêt.

L’écurie était la dernière maison en bordure d’un terrain couvert de moellons et d’ordures, espace séparant les faubourgs miteux d’une longue et haute muraille de blocs de granite. Il n’existait qu’une porte d’entrée donnant accès à Es Toch pour les piétons, et elle était encadrée par deux grands piliers coniques. Sur celui de gauche était gravée une inscription en galactique : RESPECTONS LA VIE. Sur le pilier de droite figurait un texte plus long en caractères inconnus de Falk. L’entrée n’était pas gardée et on ne voyait personne la franchir.

— « La colonne du Mensonge et la colonne du Mystère, » dit Falk tout haut tandis qu’il passait entre elles. Il refusait de s’en laisser imposer. Mais, lorsqu’il fut entré dans Es Toch et qu’il vit cette cité, il s’arrêta, le souffle coupé.

La cité des Seigneurs de la Terre était bâtie sur les deux bords d’un canyon, formidable fissure taillée dans la montagne, étroite, fantastique, terrifiante, avec ses murs noirs rayés de vert qui plongeaient verticalement de huit cents mètres de haut jusqu’à de ténébreuses profondeurs où coulait le ruban d’argent pailleté d’un torrent. Sur les bords mêmes du gouffre se dressaient les tours de la cité, qui semblaient à peine reposer sur le sol et qui étaient reliées à travers le canyon par des travées de pont d’un dessin délicat. Tours, routes et ponts se terminaient, limités par le mur d’enceinte, juste avant un coude vertigineux du canyon. Des hélicoptères à pales diaphanes rasaient l’abîme, et des glisseurs scintillaient le long des rues et des ponts élancés que Falk entrevoyait. Le soleil venait seulement de sortir des pics massifs dressés à l’est, et c’est à peine s’il semblait projeter des ombres ; les grandes tours brillaient d’un éclat translucide.

— « Viens, » dit Estrel, précédant Falk d’un pas, l’œil brillant. « Tu n’as rien à craindre ici. »

Il la suivit. Il n’y avait personne dans la rue qui descendait entre des édifices relativement bas vers les tours se dressant au bord du gouffre. Il se retourna pour jeter un coup d’œil à la porte de la Cité, mais il ne voyait plus d’ouverture entre les piliers.

— « Où allons-nous ? »

— « Je connais un endroit, une maison que fréquente ma famille. » Elle lui prit le bras. Jamais encore elle n’avait eu ce geste depuis tant de temps qu’ils voyageaient ensemble. Elle s’accrochait à Falk et tenait les yeux baissés tandis qu’ils descendaient la longue rue en zigzag. Sur leur droite les édifices s’élevaient de plus en plus haut à mesure qu’ils approchaient du cœur de la Cité, et à gauche, sans mur ni parapet, la gorge vertigineuse plongeait vers les ténèbres, abrupte faille noire entre les hautes tours lumineuses.

— « Mais s’il nous faut de l’argent ici ? »

— « On fera pour nous le nécessaire. »

Des glisseurs passaient, dont les occupants portaient des vêtements étranges aux couleurs vives ; en haut des édifices aux murs vertigineux étaient ménagées des corniches d’atterrissage qui grouillaient d’hélicoptères aux mille reflets. Un aérocar, bourdonnant à une grande altitude au-dessus de la gorge, s’élevait dans le ciel.

— « Est-ce que ce sont tous… des Shing ? »

— « Pas tous. »

Inconsciemment, Falk avait la main sur son laser. Estrel lui dit sans le regarder mais en ébauchant un sourire : « Ne joue pas avec ça ici, Falk. Tu es venu à Es Toch pour retrouver ta mémoire, et non pour la perdre. »

— « Où allons-nous, Estrel ? »

— « Ici. »

— « Ici ? Mais c’est un palais ! »

La lumineuse façade verdâtre, sans fenêtres, parfaitement lisse, se dressait vers le ciel. Une entrée carrée était ouverte devant le couple.

— « Je suis connue ici. N’aie pas peur. Viens donc avec moi. »

Estrel s’accrochait au bras de Falk. Il hésita. Se retournant pour jeter un regard sur la rue qu’ils avaient suivie, il vit – et pour la première fois – plusieurs hommes à pied ; ils s’avançaient vers le couple comme en flânant. Se sentant surveillé, Falk en fut effrayé. Il entra avec Estrel dans l’édifice par un portail à double porte coulissante qui s’ouvrit à leur approche. Il n’était pas plus tôt entré qu’il fut immobilisé par le sentiment de s’être fourvoyé, d’avoir commis une erreur monstrueuse. « Où sommes-nous, Estrel ?…»

C’était un haut vestibule baignant dans une épaisse lumière verdâtre, pâle comme celle d’une grotte sous-marine ; sur ce vestibule donnaient des entrées et des corridors, lesquels livraient passage à des hommes qui se hâtaient vers Falk. Estrel s’était détachée de lui. Dans sa panique, il se tourna vers la porte par laquelle il était entré : elle était fermée. Elle n’avait pas de poignée. De vagues formes humaines firent irruption dans la salle, courant vers Falk et hurlant. Il s’adossa à la porte close et chercha son laser. Il avait disparu. Il était aux mains d’Estrel. Elle se tenait derrière les hommes qui étaient en train de l’encercler, et, comme il tentait de percer leur cordon, était empoigné, se débattait, était maîtrisé, il entendit un moment un bruit qu’il n’avait encore jamais entendu ; le rire d’Estrel.


Un son désagréable résonna aux oreilles de Falk ; un goût métallique lui emplit la bouche. La tête lui tourna lorsqu’il essaya de la soulever ; il voyait double et avait l’impression de n’être pas libre de ses mouvements. Il ne tarda pas à se rendre compte qu’il revenait à lui après avoir perdu connaissance, et il crut d’abord que, s’il ne pouvait bouger, c’est parce qu’il avait été blessé ou drogué. Puis il s’aperçut que ses poignets étaient entravés par une courte chaîne, ses chevilles aussi. Mais son étourdissement ne faisait qu’empirer. Il entendit bientôt une grosse voix retentir à ses oreilles, répétant indéfiniment le même mot : ramarren, ramarren, ramarren. Il se tortilla et hurla, comme pour essayer d’échapper à cette voix tonitruante qui l’emplissait de terreur. Des éclairs jaillirent devant ses yeux et, dans le hurlement qui résonnait dans sa tête, il entendit quelqu’un crier avec sa propre voix : « Je ne suis pas…»

Lorsqu’il reprit de nouveau connaissance, tout était parfaitement silencieux. Falk avait mal à la tête et il n’y voyait pas encore très clairement ; mais il n’avait plus d’entraves aux bras et aux jambes, si tant est qu’il en ait jamais eues, et il se savait protégé, bien soigné, à l’abri du danger, tendrement aimé. Il allait bientôt recevoir la visite des siens, et tout ce qu’il avait à faire pour lors était de se reposer et de dormir, de dormir et de se reposer tandis que le doux et profond silence lui murmurait tendrement dans la tête marrenmarrenmarren.

Il s’éveilla. Cela lui prit un bon moment, pourtant il parvint non seulement à s’éveiller mais à s’asseoir. Il souffrait d’une violente migraine et dut s’enfouir un moment la tête dans les bras pour surmonter le vertige causé par ce mouvement. Première impression : il était assis sur le plancher d’une certaine pièce, un plancher qui lui semblait tiède et mou, un peu comme le flanc d’un gros animal. Puis il leva les yeux, mit au point sa vision binoculaire, et regarda autour de lui.

Il était seul, au milieu d’une pièce d’une si terrifiante étrangeté qu’il fut un moment repris par le vertige. Pas de mobilier. Mur, plancher et plafond étaient tous de la même matière translucide qui paraissait douce et ondulante comme l’auraient été plusieurs épaisseurs d’un voile vert pâle, mais qui était résistante et lisse au toucher. D’étranges ciselures, gaufrures ou arêtes formaient sur le plancher toute une ornementation, mais elles se révélaient inexistantes lorsque la main les explorait ; ou bien c’était des leurres, ou bien ces motifs apparaissaient par transparence sous la surface lisse du plancher. Les angles des murs étaient déformés par des illusions optiques, contre-hachures et pseudo-parallèles utilisées comme décorations ; il fallait un effort de volonté pour remettre à angle droit les coins de mur, et cet effort était peut-être illusoire car il se pouvait, après tout, que les murs ne se coupassent pas à angle droit. Mais ce qui déroutait Falk, plus que tout le raffinement fallacieux de cette décoration, c’était le fait que toute la pièce fût translucide. Vaguement, comme s’il la regardait à travers les eaux très vertes d’un lac profond, il vit sous ses pieds une autre pièce. Et sur sa tête une tache de lumière qui était peut-être la lune, voilée et verdie par l’écran d’un ou de plusieurs plafonds. L’un des murs laissait filtrer assez distinctement des filets et des taches de clarté, et Falk put discerner certains trajets lumineux, ceux des phares d’hélicoptères et d’aérocars. Les trois autres murs ne laissaient passer que beaucoup plus faiblement les lumières du dehors, tamisées qu’elles étaient par d’autres murs, d’autres corridors et d’autres pièces de l’édifice. Des formes se mouvaient dans ces autres pièces. Falk les voyait sans pouvoir les identifier : physionomies, vêtements, couleurs, dimensions, tout était estompé. Quelque part dans les vertes profondeurs une tache d’ombre s’éleva soudain, devint moindre, plus verte, plus pâle, et s’évanouit dans ce trouble labyrinthe. Voir sans distinguer, être seul sans être caché des regards. C’était d’une beauté extraordinaire, ce chatoiement de lumières et de formes filtrées par une suite d’écrans verts rudimentaires, et c’était extraordinairement troublant.

Tout à coup, sur un coin relativement clair du mur le plus proche de Falk, il entrevit une forme mouvante. Il se tourna promptement et, frappé de terreur, vit enfin quelque chose de net et de bien distinct : un visage – un visage couturé de cicatrices, farouche, effaré, percé de deux yeux jaunes inhumains.

— « Un Shing ! » murmura-t-il épouvanté. Le visage le narguait, les lèvres terribles dessinaient les mots un Shing en une mimique muette, et Falk comprit qu’il se trouvait face à son propre reflet.

Il se leva, le corps raide, se dirigea vers le miroir et passa la main dessus pour s’assurer que c’était bien un miroir ; il était à moitié caché dans un cadre façonné que l’on avait peint afin qu’il parût plus plat qu’il n’était en réalité.

Mais Falk se détourna du miroir car il entendait une voix. De l’autre côté de la pièce, un peu floue dans la lumière faible et uniforme provenant de sources cachées, mais tout de même assez substantielle, se dressa une forme humaine. Bien qu’il n’existât pas d’entrée apparente, un homme était entré ; immobile, il regardait Falk. Il était très grand, drapé dans une cape, une sorte de toge blanche, la tête chenue, le regard limpide, sombre, pénétrant. L’homme parlait ; sa voix profonde était d’une grande douceur.

— « Sois ici le bienvenu, Falk. Il y a beau temps que nous t’attendons, que nous guidons tes pas et assurons ta protection. » La pièce se fit plus lumineuse, il y rayonnait une pure clarté. La voix profonde contenait une note d’exaltation. « Chasse la peur et sois le bienvenu parmi nous, ô Messager ! Les jours sombres sont derrière toi, et devant toi la route qui te conduira là où tu es né ! » La lumière devenait de plus en plus éclatante ; Falk finit par en être aveuglé, il cligna des yeux plusieurs fois, et, lorsqu’il essaya de porter son regard vers son interlocuteur, il s’aperçut qu’il avait disparu.

Il lui vint à l’esprit ces mots qu’il avait entendus des mois auparavant de la bouche d’un vieil homme dans la Forêt : la nuit atroce des brillantes lumières d’Es Toch.

Il était décidé à ne plus se laisser manipuler, droguer, abuser. Il avait été idiot d’entrer là, et il n’en sortirait certainement pas vivant ; mais on ne se jouerait pas de lui. Il se mit à la recherche de la porte cachée afin de suivre cet homme. Une voix venue du miroir lui dit : « Un moment, Falk. Les illusions ne sont pas toujours des mensonges. Tu cherches la vérité. »

Le mur sembla se fendre, s’ouvrit pour former une porte. Deux personnages entrèrent. L’un, petit et frêle, marchait à grands pas ; il portait des chausses munies d’une brayette voyante, un justaucorps, un bonnet ajusté. Le second, plus grand, était vêtu d’une lourde toge et marchait à pas mignards, avec des attitudes de danseur ; de longs cheveux noirs à reflet pourpre lui flottaient jusqu’à la taille. Elle dit – il dit, plutôt, car sa voix était grave, si douce fût-elle : « Nous sommes filmés, tu sais, Strella. »

— « Je sais, » dit le petit personnage avec la voix d’Estrel. Ni l’un ni l’autre ne daignaient jeter sur Falk le moindre regard. Ils se comportaient comme s’ils avaient été seuls. « Continuez, Kradgy, que vouliez-vous me dire ? »

— « J’allais te demander pourquoi cela t’a pris si longtemps. »

— « Si longtemps ? Vous êtes injuste, Seigneur. Comment aurais-je pu le dépister dans la Forêt qui s’étend à l’est de Shorg ? – c’est le désert le plus désert. Les animaux, ces abrutis, ne m’étaient d’aucun secours ; tout ce qu’ils savent faire de nos jours, c’est de rabâcher la Loi. Lorsque vous avez fini par me larguer le détecteur, j’étais à trois cents kilomètres au nord de l’homme à détecter. Lorsque je suis arrivé à sa hauteur, il marchait droit vers le territoire des Basnasska. Vous savez que le Conseil leur a fourni des avibombes et autres engins pour leur permettre de réduire le nombre des Vagabonds et des Soliapachim. Si bien qu’il m’a fallu m’introduire dans cette tribu répugnante. Vous n’avez pas entendu mes comptes rendus ? J’en ai envoyé tout le long du chemin, jusqu’au jour où j’ai perdu mon transmetteur en traversant une rivière au sud de l’Enclave du Kansas. Et ma mère m’en a donné un autre à Besdio. Je suppose que mes comptes rendus sont conservés sur bandes. »

— « Je n’écoute jamais les comptes rendus. En tout cas, c’était autant de temps perdu et de risques inutilement courus puisque tu n’as même pas réussi, depuis des semaines, à lui apprendre à ne pas nous craindre. »

— « Estrel ! » cria Falk, « Estrel ! »

Frêle et grotesque en son travesti, Estrel ne se retourna pas, sourde à cet appel. Elle continua à parler à l’homme en toge. Suffoquant de honte et de colère, Falk cria le nom d’Estrel, puis s’avança à grands pas et la saisit à l’épaule – mais ses mains se fermèrent sur le vide : il n’y avait plus rien là qu’une tache de lumière suspendue dans l’air, une lueur colorée et vacillante qui s’évanouit.

La fente était restée ouverte dans le mur, et par cette fente Falk regarda dans la pièce voisine. Estrel était là avec l’homme en robe ; ils lui tournaient le dos. Falk murmura le nom d’Estrel, et elle se retourna pour le regarder – droit dans les yeux, sans triomphe et sans honte, avec ce regard calme, détaché, indifférent qu’elle avait eu pour lui tout le long du chemin.

— « Pourquoi… pourquoi m’as-tu menti ? » dit-il. « Pourquoi m'as-tu amené ici ? » Il en connaissait la raison ; il savait ce qu’il était et avait toujours été aux yeux d’Estrel. Ce n’était pas son intellect qui parlait, mais son amour-propre et sa loyauté, qui ne pouvaient, de prime abord, supporter ni admettre la vérité.

— « J’étais chargée de t’amener ici – conformément à tes désirs. »

Falk fit un effort pour se ressaisir. Rigide, sans faire un mouvement en direction d’Estrel, il lui demanda :

— « Es-tu une Shing ? »

— « J’en suis un, » dit l’homme en robe avec un sourire affable. « Je suis un Shing. Tous les Shing sont des menteurs. Suis-je donc un Shing qui te ment, auquel cas, naturellement, je ne suis pas un Shing, mais un non-Shing qui ment ? Ou bien est-ce un mensonge de dire que tous les Shing mentent ? Mais je suis un Shing, c’est vrai ; et je mens, c’est vrai. Les Terriens et autres animaux pratiquent aussi le mensonge, on en cite de nombreux cas ; les lézards changent de couleur, les insectes se déguisent en brindilles et les flots font le mort en prenant l’aspect de cailloux ou de sable suivant le fond sur lequel ils reposent. Dis donc, Strella, celui-ci est encore plus stupide que le gamin ! »

— « Non, Seigneur Kradgy, il est très intelligent, » répondit Estrel de sa voix douce et neutre. Elle parlait de Falk comme un être humain parle d’un animal.

Immobile, silencieux, Falk regardait cette femme qui avait marché, mangé, couché à ses côtés – qui avait dormi dans ses bras. Estrel et son partenaire étaient eux aussi silencieux et figés, comme s’ils avaient attendu de lui un signal pour continuer le spectacle.

Estrel n’inspirait à Falk ni ressentiment, ni d’ailleurs aucun sentiment. Elle n’était plus rien pour lui qu’un peu d’air, une tache de lumière, un reflet dansant. Tout ce qu’il éprouvait, c’était envers lui-même qu’il le ressentait : il était malade d’humiliation, il en était malade physiquement parlant.

Va tout seul, Opale, lui avait dit le prince du Kansas. Va tout seul, lui avait dit Hiardan l’Apiculteur. Va tout seul, lui avait dit le vieux Percipient de la Forêt. Va tout seul, mon fils, lui avait dit Zove. Qui sait combien d’autres hommes l’auraient guidé utilement, l’auraient aidé dans sa quête, l’auraient armé de connaissances s’il avait traversé seul la Prairie ? Qui sait combien il aurait pu apprendre s’il ne s’était pas laissé guider par Estrel, s’il n’avait pas cru en sa bonne foi.

Il ne savait plus rien, sauf qu’il avait été d’une bêtise insondable et qu’Estrel lui avait menti. Elle lui avait menti depuis le premier jour, sans désemparer, depuis le moment où elle avait prétendu être une Errante – non, avant cela : depuis le moment où, voyant Falk pour la première fois, elle avait fait semblant de tout ignorer de son identité et de sa nature. Elle les connaissait bel et bien et elle avait été chargée de faire en sorte qu’il parvînt à Es Toch – et peut-être de contrecarrer l’influence qu’avaient pu avoir, ou que pourraient avoir sur son esprit ceux qui haïssaient les Shing. La regardant d’une pièce à l’autre, Falk broyait du noir. Pourquoi, se demandait-il, avait-elle maintenant cessé de lui mentir ?

— « Que t’importent à présent mes paroles ? » dit Estrel comme si elle avait lu la pensée de Falk.

Peut-être l’avait-elle lue effectivement. Ils n’avaient jamais, entre eux, recouru au langage télépathique. Mais si c’était une Shing, avec les pouvoirs mentaux que les hommes prêtaient aux Shing et dont l’étendue était matière à rumeurs et à spéculations, elle avait très bien pu se brancher sur son cerveau pendant tout le voyage, des semaines durant. Comment le savoir ? Inutile de le lui demander.

Falk entendit un bruit derrière lui. Il se retourna et vit deux nouveaux personnages à l’autre bout de la pièce, près du miroir. Ils portaient robe noire et cagoule blanche et étaient deux fois plus grands que des hommes de taille normale.

— « Tu te laisses trop facilement berner, » dit l’un des géants.

— « Il faut que tu saches qu’on s’est payé ta tête, » dit l’autre.

— « Tu n’es qu’une moitié d’homme. »

— « Une moitié d’homme ne peut connaître toute la vérité. »

— « Qui sème la haine récolte moquerie et duperie. »

— « Qui sème la mort devient outil décervelé. »

— « D’où viens-tu, Falk ? »

— « Qu’es-tu, Falk ? »

— « Où es-tu, Falk ? »

— « Qui es-tu, Falk ? »

Les deux géants levèrent leurs cagoules pour montrer qu’il n’y avait rien dedans que de l’ombre, reculèrent jusqu’au mur, le traversèrent et s’évanouirent.

Estrel se précipita vers Falk, venue de la pièce voisine ; elle se jeta à son cou, se serra contre lui, l’embrassa avidement, désespérément. « Je t’aime. Je t’aime depuis le moment où je t’ai vu pour la première fois. Fais-moi confiance, Falk, fais-moi confiance ! » Puis, tandis qu’elle gémissait encore « Fais-moi confiance, » une force puissante et invisible l’arracha des bras de Falk, et cette force était comme un grand vent qui tourbillonnait, qui chassait Estrel vers le mur, lui faisait traverser une issue en forme de fente, qui se refermait silencieusement sur elle comme se referme une bouche.

— « Te rends-tu compte, » dit le grand mâle dans la pièce voisine, « que tu es sous l’empire de drogues hallucinogènes. » Dans sa voix basse, mais qui articulait bien les mots, perçait une note de sarcasme blasé. « C’est à soi-même qu’il faut se fier le moins, hein ? » Sur ce, il leva ses longues robes et urina copieusement ; puis il s’en alla d’un pas tranquille en ajustant ses vêtements et en lissant sa longue chevelure flottante.

Falk vit le plancher verdâtre de la pièce absorber l’urine graduellement, jusqu’à épuisement.

Les côtés de la porte se rapprochaient très lentement, la fente allait se fermer. C’était la seule issue hors de cette pièce où il était pris au piège. Secouant sa torpeur, il s’élança et traversa la fente avant qu’elle ne se fermât. Il se trouvait dans la pièce où avaient été Estrel et son partenaire, et elle était identique à celle qu’il venait de quitter, peut-être un peu plus petite et plus sombre. Une porte était ouverte dans le mur opposé, mais la fente se fermait très lentement. Il se précipita vers elle, la traversa et se trouva dans une troisième pièce identique aux autres, peut-être un peu plus petite et plus sombre. La fente du mur d’en face se fermait très lentement, et il la traversa précipitamment pour se trouver dans une autre pièce, plus petite et plus sombre que la précédente, d’où il se faufila dans une autre pièce petite et sombre, d’où il se glissa dans un petit miroir sombre où il tomba à la renverse. Malade de peur, il hurla en direction de la lune blanche et balafrée, qui le regardait avec de grands yeux.

Lorsque Falk se réveilla, il se sentait reposé, le corps vigoureux mais l’esprit trouble ; il était dans un lit confortable en une pièce claire sans fenêtres. Il s’assit ; ce fut comme un signal : deux hommes surgirent de derrière une cloison, de grands hommes à l’aspect ahuri et bovin. « Salut, Seigneur Agad ! Salut, Seigneur Agad ! » dirent-ils l’un après l’autre, et ils ajoutèrent : « Suivez-nous, s’il vous plaît. » « Suivez-nous, s’il vous plaît. » Falk se leva, tout nu, prêt à se battre – la seule chose dont il avait alors un souvenir clair, c’était la lutte dont il était sorti vaincu dans le hall d’entrée du palais – mais les deux hommes n’étaient pas agressifs. « Venez, s’il vous plaît, » répétaient-ils l’un après l’autre, et Falk les suivit. Sous leur conduite, toujours nu, il sortit de la chambre, suivit un long corridor vide, traversa un hall aux murs garnis de miroirs, monta ce qui lui parut d’abord un escalier mais était en réalité, constata-t-il, une rampe peinte de manière à imiter un escalier, puis ce furent de nouveaux corridors et de nouvelles rampes, et enfin il entra dans une vaste pièce meublée aux murs d’un vert bleuâtre, dont l’un était illuminé par le soleil. Un des hommes s’arrêta au seuil de la pièce, l’autre y entra avec Falk.

— « Voici des vêtements, à manger et à boire. Alors vous… vous mangez et buvez. Alors vous… alors vous demandez ce qu’il vous faut. Ça va ? » Il ne cessait de regarder Falk avec de grands yeux, mais sans paraître s’intéresser à lui particulièrement.

Il y avait une cruche d’eau sur la table, et Falk commença par boire tout son soûl car il avait grand soif. Il parcourut des yeux la pièce où il était, étrange et plaisante avec ses meubles en lourd plastique cristallin et ses murs translucides sans ouvertures, puis il examina son garde, son serviteur avec curiosité. C’était un grand gaillard au visage inexpressif, avec un pistolet à la ceinture.

— « Que dit la Loi ? » demanda Falk impulsivement.

Docilement et sans manifester de surprise, le gaillard aux yeux écarquillés répondit : « Tu ne tueras pas. »

— « Et ce pistolet ? »

— « Ah ! ce pistolet : c’est fait pour paralyser, pas pour tuer, » dit le garde ; et il se mit à rire. Les modulations de sa voix étaient arbitraires, sans lien avec le sens de ses paroles, et il y eut une courte pause entre les mots qu’il prononça et le rire dont il les ponctua. « Maintenant, mangez, buvez, nettoyez-vous. Voici de bons vêtements. Vous voyez, des vêtements. »

— « Êtes-vous un Décervelé ? »

— « Non. Je suis le Capitaine de la garde du corps des Vrais Seigneurs, et je suis branché sur l’ordinateur numéro huit. Maintenant, mangez, buvez, nettoyez-vous. »

— « Oui, à condition que vous sortiez d’ici. »

Une pause brève. « Ah oui ! très bien, Seigneur Agad, » dit le Capitaine, et il se remit à rire comme si on le chatouillait. Peut-être cela le chatouillait-il quand l’ordinateur parlait par l’intermédiaire de son cerveau. Il se retira. Falk voyait les lourdes formes floues de ses deux gardes à travers la cloison. Ils étaient postés de chaque côté de la porte du corridor. Falk trouva le cabinet de toilette et se lava. Des vêtements propres étaient étalés sur le grand lit moelleux qui occupait une extrémité de la pièce ; c’étaient de longues robes amples avec une orgie de motifs rouges, magenta et violets. Falk les examina avec répugnance, puis les revêtit. Son sac tout déformé était placé sur la table de plastique vitreux serti d’or ; son contenu était apparemment intact, mis à part vêtements et pistolets, qui avaient disparu. Un repas était servi, et il avait faim. Il n’avait aucune idée du temps qui avait pu s’écouler depuis que les portes de cette maison s’étaient refermées sur lui, mais, à en juger par sa faim, ce n’était pas tout récent : il s’attaqua donc à son repas. La nourriture lui paraissait bizarre, très relevée, trafiquée, épicée, falsifiée, mais il ingurgita le tout et chercha la suite. Comme il n’y avait pas de suite et qu’il avait fait tout ce qu’on lui avait demandé, il entreprit une inspection plus minutieuse de sa chambre. Ne voyant plus à travers le mur vert-bleu semi-transparent les ombres floues de ses gardes, il se préparait à en rechercher le pourquoi lorsqu’il s’arrêta net. La fente verticale à peine visible de la porte s’élargissait, laissant entrevoir une ombre derrière elle. Elle s’ouvrit en un long ovale à axe vertical, qui livra passage à un nouveau personnage.

Falk crut d’abord que c’était une jeune fille, puis il vit que c’était un garçon d’environ seize ans. Il était, comme Falk lui-même, habillé de longues robes flottantes. S’arrêtant à une certaine distance de Falk, il tendit les mains, paumes en haut, et débita tout un torrent de charabia.

— « Qui es-tu ? »

— « Orry, » dit le jeune homme, « Orry ! » et il se remit à baragouiner. Il avait l’air frêle et surexcité ; sa voix tremblait d’émotion. Il se laissa enfin tomber sur les genoux et inclina bien bas la tête, et, bien qu’il n’eût jamais vu faire ce geste, Falk ne pouvait se méprendre sur sa signification ; c’était, dans sa forme pleine et originelle, le salut dont il n’avait rencontré, chez les Apiculteurs et les sujets du prince du Kansas, que certains vestiges, certains résidus.

— « Parle en galactique, » dit Falk avec violence, inquiet et traumatisé. « Qui es-tu ? »

— « Je suis Har Orry, prech Ramarren, » murmura le jeune homme.

— « Lève-toi. Que fais-tu à genoux ? Je ne… Tu me connais ? »

— « Prech Ramarren, ne vous souvenez-vous pas de moi ? Je suis Orry, le fils de Har Weden. »

— « Quel est mon nom ? »

Le garçon leva la tête, et Falk le dévisagea – il regarda surtout ses yeux, qui le fixaient. Ils étaient d’une couleur d’ambre gris ; mise à part la grande pupille sombre, seul l’iris jaunâtre était visible, sans blanc apparent ; c’étaient comme les yeux d’un chat ou d’un cerf, et Falk n’en avait jamais vu de semblables, sauf, tout récemment, les siens dans un miroir.

— « Vous avez nom Agad Ramarren, » dit le garçon, effrayé et subjugué.

— « Comment le sais-tu ? »

— « Je… je l’ai toujours su, prech Ramarren. »

— « Es-tu de ma race ? Sommes-nous de la même espèce ? »

— « Je suis le fils de Har Weden, prech Ramarren ! Je vous le jure ! »

Les yeux d’or à reflets gris de l’adolescent se mouillèrent de larmes un moment. Falk lui-même avait toujours eu tendance à réagir aux émotions par un bref afflux de larmes ; Œil de Daim lui avait jadis fait la leçon parce qu’il en éprouvait de la gêne : ce n’était là, selon toute apparence, lui disait-elle, qu’une réaction purement physiologique et vraisemblablement propre à sa race.

Falk avait été la proie d’un tel désarroi, d’une telle désorientation depuis son arrivée à Es Toch, qu’il se trouvait mal armé pour interroger et juger cette dernière apparition. Une partie de son cerveau lui disait : c’est exactement ce qu’ils veulent : t’amener par un total désarroi à une totale crédulité. Il en était au point de ne pas savoir si Estrel – Estrel qu’il connaissait si bien et qu’il aimait si loyalement – était une amie ou une Shing, ou un outil des Shing, si elle lui avait jamais dit la vérité ou si elle lui avait jamais menti, si elle était prise au piège avec lui ou si elle l’y avait attiré. Il se rappelait un rire ; il se rappelait aussi une étreinte désespérée, des paroles dites à voix basse… Et maintenant, que penser de ce garçon qui le regardait avec une crainte respectueuse et un air peiné, de ces yeux fantasmagoriques semblables à ceux de Falk lui-même : se transformerait-il, s’il le touchait, en taches lumineuses ? Répondrait-il par des mensonges aux questions qui lui seraient posées, ou dirait-il la vérité ?

Au milieu de tant d’illusions, d’erreurs et de duperies, Falk décida que la seule voie qu’il pût suivre était celle qu’il avait suivie depuis qu’il avait quitté Zove pour prendre la route. Il regarda de nouveau le jeune homme et lui dit la vérité.

— « Je ne te reconnais pas. Je devrais peut-être me souvenir de toi, mais il n’en est rien parce que le champ de ma mémoire se limite aux quatre ou cinq dernières années. » Falk s’éclaircit la voix, se tourna pour s’asseoir sur une des hautes chaises à longs pieds grêles qui s’offraient à lui, et fit signe au garçon de l’imiter.

— « Vous… ne vous souvenez pas de Werel ? »

— « Qui est Werel ? »

— « C’est chez nous, notre monde. »

Ce fut un choc pour Falk, et il se tut.

— « Vous rappelez-vous le… le voyage qui nous a conduits ici, prech Ramarren ? » balbutia le jeune homme. Il y avait une note incrédule dans sa voix ; il paraissait n’avoir pas bien saisi ce que Falk lui avait dit. Et aussi un élan frémissant contenu par un sentiment de respect ou de crainte.

Falk fit non de la tête.

Orry répéta sa question avec une variante : « Vous n’avez tout de même pas oublié notre voyage vers la Terre, prech Ramarren ? »

— « Si. Quand a-t-il eu lieu ? »

— « Cela fait six années terriennes… Excusez-moi, je vous prie, prech Ramarren. Je ne savais pas… J’étais sur la côte de Californie, et on m’a fait venir ici par aérocar automatique ; le robot ne m’a pas dit ce qu’on me voulait. Et puis le Seigneur Kradgy m’a informé qu’un des membres de notre expédition avait été retrouvé, et j’ai pensé… Mais il ne m’a rien dit de votre… perte de mémoire… Alors vous vous rappelez… Seulement… seulement la Terre ? »

Le garçon semblait quêter un démenti. « Je ne me rappelle que la Terre, » dit Falk, résolu à ne pas se laisser influencer par l’émotion de son interlocuteur, ou sa naïveté, ou la candeur puérile de son visage et de sa voix. Il lui fallait partir du postulat que cet Orry n’était pas ce qu’il paraissait être.

Et s’il était ce qu’il paraissait être ?

Je ne serai plus leur dupe, pensa Falk, amer.

Tu le seras, répliqua une autre partie de son esprit ; tu seras leur dupe s’ils veulent te duper, que tu le veuilles ou non. Si tu ne poses pas de questions à ce garçon de peur d’en recevoir une réponse mensongère, alors c’est le mensonge qui gagne la partie, et tu n’auras rien tiré de tout ton voyage – rien que silence, moquerie et dégoût. Tu voulais savoir quel est ton nom. Il te donne un nom – accepte-le !

— « Veux-tu me dire qui… qui nous sommes ? »

Le jeune homme, tout heureux, se remit à parler dans son charabia, puis s’interrompit en voyant, à son regard, que Falk ne le comprenait pas. « Vous ne savez plus parler kelshak, prech Ramarren ? » Son ton était presque plaintif.

Falk fit un signe de tête négatif. « C’est ta langue natale ? »

— « Oui, » dit le garçon, et il ajouta timidement : « La vôtre aussi, prech Ramarren. »

— « Comment dit-on père en kelshak ? »

— « Hiowech. Ou Wawa… pour les bébés. » L’ombre d’un sourire candide passa sur le visage d’Orry.

— « Comment appellerais-tu un vieillard à qui tu dois le respect ? »

— « Il y a pour ça beaucoup de noms… des noms de la même famille… Prevwa, kioinap, ska n-gehov… Attendez, je réfléchis, prechna. Cela fait si longtemps que je n’ai pas parlé kelshak… Un prechnoweg… un homme haut placé auquel on n’est pas apparenté, cela peut s’appeler un tiokioï, ou un previotio. »

— « Tiokioï. J’ai un jour dit ce mot sans… savoir où je l’avais appris…»

Ce n’était pas vraiment concluant. Ce n’était pas là un test probant. Falk n’avait jamais dit grand-chose à Estrel de son séjour chez le vieux Percipient de la Forêt, mais les Shing avaient très bien pu, tandis qu’ils le tenaient à leur merci, drogué, la nuit dernière ou pendant plusieurs nuits, pomper de son cerveau tous ses souvenirs, tout ce qu’il n’avait jamais dit, fait ou pensé. Comment connaître les limites de leurs pouvoirs ? Et surtout, comment savoir ce qu’ils voulaient de lui ? Tout ce que Falk pouvait faire, c’était aller de l’avant, tendre vers le but qu’il s’était fixé.

— « Es-tu libre de tes mouvements, ici ? »

— « Oh, oui ! prech Ramarren. Les Seigneurs ont été très bons pour moi. Cela fait longtemps qu’ils cherchent d’autres… survivants de notre expédition. Savez-vous, prechna, si aucun des autres…»

— « Je ne sais pas. »

— « Tout ce que Kradgy a eu le temps de me dire, lorsque je suis arrivé ici voici quelques minutes, c’est que vous aviez vécu dans la forêt qui couvre l’est de ce continent, avec une tribu sauvage. »

— « Je t’en parlerai si tu le désires. Mais dis-moi d’abord certaines choses. J’ignore tout de moi, de toi, de notre expédition, de Werel. »

— « Nous sommes Kelsh, » dit le garçon avec une certaine gêne, manifestement embarrassé d’avoir à donner des explications si élémentaires à un homme qu’il considérait comme son supérieur, par l’âge naturellement, mais aussi à d’autres égards. « Nous sommes nés sur Werel, et de nationalité kelshak – nous sommes venus ici sur le vaisseau Autreterre. »

— « Pour quoi faire ? » demanda Falk, se penchant en avant. Et, en un récit ralenti par des digressions, des retours en arrière, des questions, des interruptions, Orry parla longtemps, jusqu’à épuisement du narrateur et de son auditeur, jusqu’à l’heure où les murs diaphanes de la chambre s’illuminèrent des chaudes lueurs du couchant ; ils se turent alors un moment, et des serviteurs muets leur apportèrent à manger et à boire. Tout le long de son repas, Falk fixait en imagination ce bijou qui pouvait être en toc ou d’un prix inestimable, la vision entrevue, vraie ou fausse – cette vision dessinée par le récit qu’il venait d’entendre – du monde qu’il avait perdu.

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