Ils traversèrent la Grande Plaine à pied – ce qui est facile à dire mais ne fut pas pour eux une mince affaire. La longueur des jours dépassait celle des nuits et les vents de printemps commençaient à s’adoucir lorsqu’ils virent pour la première fois, bien lointain encore, leur but : la barrière qui se dressait, pâlie par la neige et la distance, le mur qui coupait le continent du nord au sud. Falk s’immobilisa, fixant les montagnes.
— « Très haut là-bas est située Es Toch, » dit Estrel, fixant elle aussi les montagnes. « J’espère que nous y trouverons tous deux ce que nous cherchons. »
— « J’éprouve souvent à cet égard plus de crainte que d’espoir… En tout cas, je suis heureux d’avoir vu les montagnes. »
— « Il faudrait partir d’ici. »
— « Je vais demander au Prince s’il consent à ce que nous partions demain. » Mais, avant de quitter Estrel, il se tourna vers le désert s’étendant à l’est des jardins du Prince, comme pour embrasser du regard tout le chemin qu’il avait parcouru avec son amie.
Il savait maintenant, encore mieux qu’auparavant, quel monde vide et mystérieux les hommes habitaient dans ces derniers temps de leur histoire. Car il avait marché avec Estrel des jours et des jours sans voir une seule trace de présence humaine.
Au début de leur voyage, c’est avec précaution qu’ils avaient traversé le territoire des Samsit et autres Chasseurs de bétail, dont la barbarie ne le cédait en rien, Estrel le savait, à celle des Basnasska. Puis, étant parvenus à une région plus aride, force leur fut de suivre les trajets que d’autres avaient empruntés avant eux, cela pour trouver de l’eau ; toutefois, lorsque certains indices donnaient à penser que des hommes vivaient dans un certain coin ou venaient d’y passer, Estrel était sur le qui-vive, et il lui arrivait de faire un détour pour éviter le risque d’être vus. Elle avait une connaissance générale, et par endroits remarquablement précise, de la vaste région qu’ils traversaient ; et parfois, le soir, lorsque le terrain devenait impraticable ou qu’ils hésitaient sur la direction à prendre, Estrel disait : « Attendons jusqu’à l’aube », et, s’éloignant un peu pour adresser une prière à son amulette, elle revenait vers Falk, s’enroulait dans son sac de couchage et dormait paisiblement : et c’était toujours le bon chemin qu’elle choisissait à l’aube. « C’est l’instinct des peuples errants, » disait-elle à Falk lorsqu’il admirait son intuition. « En tout cas, nous ne courons pas de risques tant que nous nous maintenons près des points d’eau et loin des êtres humains. »
Mais un jour, longtemps après avoir quitté la grotte, alors qu’ils suivaient la courbe d’une vallée encaissée, ils se trouvèrent inopinément dans un lieu habité, dont les gardes les cernèrent avant qu’ils pussent fuir, une forte pluie leur ayant masqué jusque-là tout indice visuel ou sonore de ce lieu. Ses habitants ne leur firent d’ailleurs pas violence et se montrèrent disposés à les héberger un jour ou deux ; Falk en fut heureux car c’avait été bien désagréable de marcher et de camper sous cette pluie.
Les Apiculteurs, tel était le nom dont se parait la communauté occupant ce domaine. Drôles de gens : instruits, armés de lasers et portant tous, hommes et femmes, la même tenue, une longue chemise de drap d’hiver jaune avec une croix brune sur la poitrine. Ils étaient hospitaliers, car ils donnèrent aux voyageurs des lits dans leurs casernements, longues bâtisses basses faites de bois et d’argile, et une abondante nourriture à leur table commune ; mais taciturnes, car ils parlaient si peu, aux deux étrangers et entre eux, qu’on eût dit, peu s’en fallait, une communauté de sourds-muets. « Ils ont fait vœu de silence. Oui, ils ont des vœux, des serments, des rites, personne n’a jamais bien su de quoi il retourne, » dit Estrel avec cette tranquille indifférence dédaigneuse qu’elle semblait éprouver pour tout échantillon d’humanité – ou presque. Les Errants devaient être bien fiers, pensa Falk. Mais les Apiculteurs lui damèrent le pion à cet égard : ils ne daignaient jamais lui adresser la parole. Ils ne parlaient qu’à Falk. « Veux-tu une paire de nos chaussures pour elle ? » lui demanda-t-on, un peu comme s’il s’était agi de la jument de Falk, dont on se serait aperçu qu’elle était mal ferrée. Les Apicultrices portaient des noms d’hommes ; on leur parlait et on parlait d’elles comme si elles étaient des hommes. Ces filles graves aux yeux clairs et aux lèvres silencieuses vivaient et travaillaient comme des hommes parmi des jeunes gens et leurs aînés, tous non moins graves et posés. Il n’y avait pas d’enfants de moins de douze ans, et peu d’adultes dépassant la quarantaine. C’était une étrange fraternité – on pensait aux baraquements d’hiver d’une armée campant en des lieux abandonnés, loin de tout, au cours d’une trêve intervenue dans une guerre inexpliquée. Étrange, triste et admirable. Cette existence ordonnée et frugale rappelait à Falk celle qu’il avait vécue dans la Forêt, et il trouvait curieusement reposant de sentir ces êtres intégralement voués à un idéal caché mais sans faille. Ils avaient une telle assurance, ces magnifiques soldats asexués ! Mais de quoi étaient-ils assurés ? Falk ne le sut jamais.
— « Pour se renouveler, ils capturent des femmes chez les sauvages et en font un élevage ainsi que de leurs gosses comme on élève des porcs. Ils adorent un dieu qu’ils appellent le Dieu Défunt et l’apaisent par des sacrifices – des meurtres. Ce ne sont que les survivants de quelque ancienne superstition, » répliqua Estrel lorsque Falk se risqua à dire du bien des Apiculteurs. Cet ange de douceur paraissait s’offenser d’être traitée en créature d’une espèce inférieure. Cette arrogance, qui contrastait avec sa passivité habituelle, eut le don de toucher et d’amuser Falk à la fois, et il la taquina gentiment :
— « Moi, je t’ai vu marmonner des prières à ton amulette à la tombée de la nuit. Les religions diffèrent…»
— « Certainement, » dit-elle, mais d’un air assagi.
— « Contre qui sont-ils armés, je me le demande ? »
— « Contre leur Ennemi, sans doute. Comme s’ils pouvaient combattre les Shing, et comme si les Shing allaient perdre leur temps à les combattre ! »
— « Tu veux repartir, n’est-ce pas ? »
— « Oui, je ne me fie pas à ces gens-là. Ils sont trop dissimulés. »
Ce soir-là, Falk alla prendre congé du chef de la communauté, un homme aux yeux gris appelé Hiardan, plus jeune, peut-être, que lui-même. Hiardan répondit laconiquement à ses remerciements, puis lui dit, avec le ton simple et modéré des Apiculteurs :
— « Je pense que tu nous as dit la vérité, et je t’en sais gré. Nous t’aurions accueilli plus libéralement et t’aurions dit des choses que nous savons si tu avais été seul. »
Falk hésita avant de répondre. « Je le regrette. Mais je ne serais jamais parvenu jusqu’ici si je n’avais eu mon amie pour guide. Et puis… vous vivez ici tous ensemble, Maître Hiardan. Avez-vous jamais été seul ? »
— « Rarement. La solitude est la mort de l’âme : l’homme est un animal social, disons-nous. Mais nous disons aussi que nous ne devons donner notre confiance à personne, hormis un frère ou un camarade de ruche connu depuis notre tendre enfance. C’est notre règle, seule garante de notre sécurité. »
— « Mais moi, je n’ai pas de famille, et pas de sécurité, Maître, » dit Falk, et, s’inclinant en une sorte de salut militaire propre aux Apiculteurs, il prit congé de son hôte. Le lendemain matin à l’aube, il repartit vers l’ouest avec Estrel.
De temps en temps, ils voyaient d’autres noyaux humains, d’autres campements, de faible importance mais très dispersés – cinq ou six peut-être sur cinq ou six cents kilomètres. Laissé à lui-même, Falk se serait arrêté en certains de ces endroits. Il était armé et ces gens-là paraissaient inoffensifs : quelques tentes de nomades au bord d’un cours d’eau frangé de glace, un petit pâtre solitaire gardant, sur le flanc d’une vaste colline, des troupeaux de bœufs rouges à demi sauvages, ou encore un lointain panache de fumée bleuâtre sur la plaine vallonnée, sous le ciel gris sans bornes. S’il avait quitté la Forêt, c’était, pouvait-on dire, pour se mettre en quête de lui-même, pour découvrir quelque indice de ce qu’il était, de ce qu’il avait été durant les années dont il avait perdu le souvenir ; qui lui donnerait la réponse s’il n’osait interroger personne ? Mais Estrel aurait craint de faire halte même dans le plus petit et le plus pauvre de ces foyers humains de la Prairie. « Ils n’aiment pas les Errants, » dit-elle, « ni aucun étranger. Quand on vit dans une telle solitude, on a peur. C’est par peur de nous qu’ils nous accueilleraient chez eux et nous donneraient à manger. Mais plus tard, la nuit, ils viendraient nous ligoter et nous tuer. Comment irais-tu leur dire, toi, Falk…» et elle glissa un coup d’œil vers les yeux de son ami – « leur dire : je suis un homme comme vous ?… S’ils savaient que nous sommes ici, ils nous surveilleraient. S’ils nous voyaient partir le lendemain, tout irait bien. Mais si nous ne partions pas ou si nous tentions d’aller vers eux, ils auraient peur de nous. C’est la peur qui tue ! »
Brûlé par le vent et fatigué par une longue marche, son capuchon rejeté en arrière si bien que le vent soufflant du couchant empourpré agitait sa chevelure, Falk était assis, les bras sur les genoux, près du feu de camp allumé à l’abri d’une colline bossuée.
— « C’est vrai, » dit-il, sans pouvoir s’empêcher de fixer avec nostalgie un ruban de fumée qui s’élevait au loin.
— « C’est peut-être la raison pour laquelle les Shing ne tuent personne. » Estrel sentait Falk déprimé, et elle essayait de lui rendre courage, de l’orienter sur un autre sujet.
— « Comment ça ? » demanda-t-il. Il devinait le jeu d’Estrel mais sans vouloir s’y laisser prendre.
— « Parce qu’ils n’ont pas peur. »
— « Peut-être. » Estrel avait réussi à changer les idées, mais ce n’étaient pas des idées roses. Il lui dit enfin : « Bon ! eh bien, puisque apparemment il faut que j’aille leur poser mes questions directement, s’ils me tuent j’aurai au moins la satisfaction de savoir que je leur aurai fait peur. »
Estrel fit non de la tête. « Cela n’arrivera pas. Ils ne tuent pas. »
— « Pas même les cancrelats et les cafards ? » La lassitude de Falk lui faisait décharger sa bile sur son amie. « Alors, qu’en font-ils de ces jolis insectes dans leur Cité ? Est-ce qu’ils les désinfectent pour les lâcher ensuite dans la nature, comme ces Décervelés dont tu m’as parlé ? »
— « Je ne sais pas, » dit Estrel ; elle prenait toujours ses questions au sérieux. « Mais ils ont pour loi le respect de la vie, et je sais qu’ils observent la Loi. »
— « Ils ne respectent pas la vie humaine. Quelle raison auraient-ils de le faire ? – ils ne sont pas humains. »
— « C’est pourquoi ils ont pour règle de respecter toute vie, bien sûr. On m’a enseigné qu’il n’y a pas eu de guerres sur la Terre ou entre les mondes depuis la venue des Shing. Ce sont les êtres humains qui s’entr’assassinent ! »
— « Aucun être humain n’aurait pu me faire le mal que les Shing m’ont fait. Je respecte la vie, je la respecte parce qu’il est beaucoup plus difficile et dangereux de vivre que d’être mort ; et ce qu’il y a de plus difficile et de plus dangereux, c’est d’être doué d’intelligence. Les Shing ont obéi à leur loi et m’ont laissé la vie, mais ils ont tué l’homme que j’étais, l’enfant que j’avais été. Jouer ainsi avec l’esprit d’un homme, est-ce en respecter la vie ? C’est un mensonge que leur Loi, et une plaisanterie que leur respect ! »
Déconcertée par sa colère, Estrel était agenouillée près du feu, dépeçant un lapin qu’il avait tué, puis en embrochant les morceaux. La chevelure rousse empoussiérée bouclait sur sa tête courbée ; elle avait un air patient et absent. Comme toujours, ce fut par le désir et le remords que Falk fut attiré vers elle. Mais malgré leur intimité, elle lui restait totalement étrangère ; toutes les femmes étaient-elles ainsi ? Elle était comme une pièce perdue dans une grande maison ; comme un coffret sculpté dont il n’avait pas la clef. Elle ne lui cachait rien, et pourtant gardait son mystère, inviolable.
Le soir jetait son ombre immense sur des kilomètres de terre et d’herbe détrempées. Les petites flammes de leur feu étaient comme de l’or rouge sur le bleu limpide du crépuscule.
— « C’est prêt, Falk. » dit la voix douce d’Estrel. « Mon amie, mon amour, » dit-il, prenant un moment sa main. Ils mangèrent le lapin côte à côte, unis pour ce repas comme pour le repos qui s’ensuivit.
À mesure qu’ils s’enfonçaient vers l’ouest, les prairies devenaient plus sèches et l’air plus limpide. Estrel bifurqua vers le sud pendant quelques jours afin d’éviter une zone qui était ou avait été, selon elle, le territoire d’un peuple très sauvage, les Cavaliers. Falk s’en remit à elle, se souvenant trop bien des Basnasska et n’ayant aucune envie de renouveler cette expérience. Après quatre ou cinq jours de marche vers le sud, ils franchirent une région accidentée et arrivèrent sur un plateau sec et sans arbres continuellement battu des vents. Les ravins se remplissaient de torrents lorsqu’il pleuvait, et redevenaient secs au bout d’une journée. L’été, cette contrée devait être semi-désertique ; elle était déjà bien lugubre au printemps.
Ils rencontrèrent des ruines sur leur chemin, à deux reprises ; ce n’étaient que des tertres et des mamelons, mais alignés en vastes rues et places géométriques. Les fragments de poterie, les taches de couleur des morceaux de verre ou de plastique abondaient en ces ruines sur le sol spongieux. Cela faisait peut-être deux ou trois mille ans que ces endroits n’étaient plus habités. Cette steppe immense, bonne seulement pour l’élevage du bétail, n’avait jamais été repeuplée après la diaspora vers les étoiles, dont on ne pouvait préciser la date puisqu’on n’avait laissé aux hommes que des documents historiques tronqués et falsifiés.
— « Il est curieux de penser, » dit Falk, comme ils longeaient la seconde de ces villes ensevelies depuis des millénaires, « que des enfants ont joué ici… que des femmes y ont pendu leur linge… il y a si longtemps. En un autre temps. Un temps plus loin de nous que les mondes entourant une étoile lointaine. »
— « L’Ère des Cités, » dit Estrel, « le Siècle de la Guerre… Je n’ai jamais entendu parler de ces villes… personne des nôtres ne m’en a rien dit. Nous sommes peut-être allés trop au sud en direction des grands Déserts. »
Ils changèrent donc de cap et se dirigèrent vers l’ouest-nord-ouest. Le lendemain matin, ils atteignirent une grande rivière aux eaux orangées et turbulentes ; elle n’était pas profonde mais dangereuse à traverser, aussi passèrent-ils toute la journée à chercher un gué.
La rive ouest était encore plus aride. Ils avaient rempli leurs gourdes à la rivière sans que Falk y attachât d’importance car, jusqu’ici, c’est l’excès d’eau qui avait été préoccupant plutôt que sa pénurie. Le ciel était limpide et le soleil brilla toute la journée. Après tant de centaines de kilomètres, c’était la première fois qu’ils marchaient sans avoir à affronter un vent froid et qu’ils purent dormir au chaud et au sec. Cette région sèche connaissait un printemps rapide et radieux ; l’étoile du matin brillait à l’aube et des fleurs sauvages s’épanouissaient sous les pas des voyageurs. Mais ils ne rencontrèrent aucun cours d’eau, aucune source pendant les trois jours qui suivirent leur passage de la rivière.
En luttant contre le courant, Estrel avait pris un refroidissement. Elle n’en souffla mot mais fut incapable de maintenir son habituelle allure infatigable, et elle commença à pâlir. Puis elle fut attaquée par la dysenterie. Ils abrégèrent leur étape. Le soir, près de leur feu de broussailles, elle se mit à pleurer ; ce ne furent que quelques sanglots étouffés, mais c’était beaucoup pour un être à ce point porté à refouler ses émotions.
Embarrassé, Falk essaya de la réconforter, lui prit les mains ; elle était toute chaude de fièvre.
— « Ne me touche pas ! » dit-elle. « Non, non ! Je l’ai perdue, je l’ai perdue ! Que vais-je faire ? »
Il vit alors que la chaîne et l’amulette de jade pâle avaient disparu.
— « J’ai dû la perdre en traversant la rivière, » dit-elle en se maîtrisant, cessant de le repousser.
— « Pourquoi ne me l’as-tu pas dit ? »
— « Ça ne m’aurait pas avancée. »
Il ne trouva rien à répondre à cela. Elle s’était calmée, mais sans pouvoir cacher sa fiévreuse anxiété. Elle ne pouvait pas manger et, bien qu’assoiffée jusqu’au supplice, ne put avaler le sang de lapin que Falk lui offrit à défaut d’autre boisson. L’ayant installée aussi confortablement que possible, il partit avec les gourdes pour aller chercher de l’eau.
Sur des kilomètres, l’herbe émaillée de fleurs et la brousse touffue s’étendaient, mollement ondulées, jusqu’à l’horizon, ligne brillante voilée de brume. Le soleil était très chaud ; les alouettes du désert s’élevaient de terre en chantant. Falk marchait d’un pas rapide et soutenu, d’abord optimiste, puis opiniâtre, explorant tout un long versant de colline s’étendant au nord et à l’est de leur camp. Les pluies de la semaine précédente s’étaient déjà profondément infiltrées dans le sol, et il n’y avait pas de cours d’eau. Alors qu’il revenait vers l’ouest en décrivant une courbe, cherchant des yeux son camp non sans anxiété, du haut d’une petite crête allongée, il vit, à des kilomètres à l’ouest, une tache sombre qui pouvait être dessinée par des arbres. Au bout d’un moment, il repéra, plus près de lui, la fumée du camp, et il se mit à courir au petit trot dans sa direction malgré sa fatigue, malgré le soleil bas qui lui enfonçait sa lumière dans les yeux comme à coups de marteau, malgré sa bouche sèche comme de la craie.
Estrel avait alimenté un minimum de feu pour guider le retour de Falk. Elle était couchée près de ce feu dans son sac usé. Elle ne leva pas la tête à l’approche de son ami.
— « Il y a des arbres pas trop loin d’ici vers l’ouest ; nous y trouverons peut-être de l’eau. J’ai fait fausse route ce matin, » dit Falk, réunissant leurs affaires et mettant sac au dos. Il dut aider Estrel à se lever ; il lui prit le bras et ils partirent. Voûtée, marchant comme une aveugle, elle avançait à grand-peine avec Falk – un kilomètre, puis deux, puis trois. Ils grimpaient sur une vaste élévation de terrain. « Là ! » dit-il. « Là – tu vois ? Ce sont bien des arbres – il doit y avoir de l’eau. »
Mais Estrel était tombée à genoux, puis s’était couchée sur le côté dans l’herbe, pliée en deux par la douleur, les yeux fermés, à bout de forces.
— « C’est à quatre ou cinq kilomètres au plus, je crois. Je vais faire ici un feu contre les insectes, et tu pourras te reposer ; je vais aller remplir les gourdes… Je suis sûr qu’il y a de l’eau là-bas, et je n’en ai pas pour longtemps. » Elle resta inerte tandis que Falk ramassait la broussaille à sa portée, faisait un petit feu et empilait du bois vert auprès d’elle pour lui permettre d’alimenter le feu. « Je reviens bientôt, » dit-il, et il partit. Estrel s’assit alors, blanche et tremblante, et elle cria : « Non ! Ne me quitte pas ! Il ne faut pas me laisser seule !… Ne t’en va pas ! »
Il était impossible de la raisonner, tant elle était la proie de la peur et de la maladie. Falk ne pouvait la laisser là alors que la nuit allait tomber ; c’eût été une solution, mais il crut bon de la rejeter. Il la souleva, lui mit le bras sous son aisselle, et s’éloigna, la traînant autant qu’il la portait.
De la crête suivante, il revit les arbres, qui semblaient ne pas s’être rapprochés. Les voyageurs voyaient le soleil se coucher devant eux dans une brume dorée, plonger dans l’océan des terres. Falk portait maintenant son amie et, toutes les cinq minutes, il lui fallait s’arrêter, la déposer à terre et se laisser tomber à côté d’elle pour reprendre son souffle et récupérer. Si seulement il avait eu un peu d’eau, juste de quoi se mouiller les lèvres, ce n’aurait pas été aussi dur, pensait-il.
— « Il y a une maison, » murmura-t-il, la voix sèche et sifflante. « Oui, une maison au milieu des arbres. Ce n’est plus très loin…» Estrel sortit de sa torpeur et se tortilla faiblement, s’insurgeant contre Falk, gémissant.
— « N’y va pas. Non, n’y va pas. N’entre pas dans une maison. Ramarren doit éviter les maisons, Falk…» Et elle se mit à crier quelque chose de sa voix affaiblie en une langue que Falk ne connaissait pas ; on eût dit qu’elle appelait au secours. Il repartit d’un pas lourd, ployé sous son fardeau.
Une lumière dorée étincela soudain dans le crépuscule ; elle venait de hautes fenêtres derrière un rideau de grands arbres sombres.
Un bruit de hurlements rauques s’éleva du côté de la lumière, s’amplifia, se rapprocha. Falk continua péniblement à avancer, puis s’arrêta ; il voyait des ombres sortir du crépuscule pour accourir à lui, et c’étaient elles qui faisait ce bruit de grosse toux hurlante. Des formes lourdes et nébuleuses qui lui venaient à la taille l’entourèrent, faisant des bonds vers lui comme si elles voulaient le mordre. Immobilisé sous le poids d’Estrel, qui était sans connaissance, il ne pouvait sortir son pistolet et n’osait faire un mouvement. Les lumières des hautes fenêtres brillaient sereinement à quelques centaines de mètres. « Au secours ! Au secours ! » cria-t-il, mais sa voix n’était qu’un croassement souffreteux.
D’autres voix, impératives, résonnèrent au loin. Les animaux ténébreux s’écartèrent ; ils attendaient. Des hommes s’approchèrent de l’endroit où Falk était tombé à genoux, Estrel toujours dans ses bras.
— « Emmenez la femme, » dit une voix d’homme.
— « Qu’est-ce qui nous arrive là ? » dit un autre homme d’une voix claire. « Encore un couple d’outils ? » On ordonna à Falk de se lever, mais il regimba. « Ne lui faites pas de mal, » murmura-t-il. « Elle est malade…»
— « Allons, viens ! » On l’empoigna sans ménagements, et il dut obéir, accepter d’être séparé d’Estrel. Étourdi de fatigue, il avait un sentiment d’irréalité qui dura un bon moment. Il eut droit à une bonne rasade d’eau fraîche, et il n’en demandait pas davantage.
Il était assis. Un homme dont il ne comprenait pas la langue essayait de lui faire boire quelque chose. Il prit le verre et but. C’était une boisson piquante, fortement aromatisée de genièvre. Un verre – un petit verre contenant un liquide vert un peu trouble : ce fut sa première perception distincte. C’était la première fois qu’il buvait dans un verre depuis qu’il avait quitté Zove. Il secoua la tête tandis qu’il sentait la liqueur volatile lui éclaircir la gorge et le cerveau. Il leva les yeux.
Il était dans une vaste pièce. Au fond de cette pièce, sur un mur ou dans un mur qui se reflétait vaguement sur la pierre polie du plancher, brillait un grand disque d’une douce lumière jaune. Il pouvait sentir sur son visage la chaleur qui irradiait de ce disque. À mi-chemin de cette sorte de soleil était un haut fauteuil massif posé à même le sol nu ; et à ses pieds, immobile, accroupie, se profilait une bête sombre.
— « Qu’es-tu ? »
Falk vit alors se dessiner un nez, une mâchoire, une main noire sur le bras du fauteuil. La voix était profonde, et dure comme la pierre. Elle ne parlait pas galactique, cette langue en laquelle Falk s’exprimait depuis si longtemps, mais l’idiome de la Forêt ; c’était en somme sa propre langue, ou plus exactement un autre dialecte forestier. Il répondit lentement en disant la vérité.
— « Je ne sais pas ce que je suis. Cette connaissance de moi-même m’a été enlevée il y a six ans. J’ai appris, dans une maison de la Forêt, à être un homme. Je vais à Es Toch pour tenter d’y apprendre qui je suis et ce que je suis. »
— « Tu vas dans la Cité du Mensonge pour y découvrir la vérité ? Nombreux sont les hommes-outils, et aussi les fous, qui parcourent notre terre épuisée pour une raison ou pour une autre, mais en fait de mensonge ou de folie, tu les bats tous ! Qu’est-ce qui t’amène en mon Royaume ? »
— « Ma compagne…»
— « Veux-tu dire que c’est elle qui t’a amené ici ? Sais-tu où tu es ? »
— « Non. »
— « Tu es dans l’Enclave du Kansas, dont je suis le maître. J’en suis le Seigneur, le Prince et le Dieu. Je dirige tout ici. Nous jouons en ce lieu à un jeu prestigieux. Le jeu du Roi du Château. Les règles en sont très anciennes et ce sont les seules dont je subisse le joug. Les autres règles que nous suivons sont mon œuvre. »
La lueur du soleil, douce et terne, rougeoyait sans vaciller du plancher au plafond et d’un mur à l’autre. Sur ce fond, le maître de céans se leva de son fauteuil. Au-dessus de lui, à une grande hauteur, les voûtes et les poutres reflétaient parmi leurs ombres la lumière dorée. Et dans ce lustre se profilait un nez de faucon, un haut front fuyant, un grand corps maigre fortement charpenté, majestueux dans ses attitudes, brusque dans ses mouvements. Falk remua légèrement, et l’animal mythologique couché au pied du trône se tendit vers lui en montrant les dents. La liqueur à goût de genièvre avait déréglé ses mécanismes mentaux : au lieu de juger que cet homme était fou de s’honorer du titre de roi, il pensait que ses fonctions royales lui avaient troublé le cerveau.
— « Tu ne connais donc pas ton nom ? »
— « On m’a donné celui de Falk là où j’ai été recueilli. »
— « Aller en quête de son vrai nom, vit-on jamais plus noble entreprise ? Je ne m’étonne pas que cela t’ait conduit à ma porte. Je te prends comme Partenaire dans mon Jeu, » dit le Prince du Kansas. « Ce n’est pas tous les soirs qu’un homme avec des yeux comme des opales miellées vient me demander l’aumône. Il serait prudent mais malgracieux de la lui refuser. Après tout, la royauté n’est-elle pas gracieuse et aventureuse par essence ? Moi, je ne t’appellerai pas Falk. Dans mon jeu, tu auras nom Opale. Tu es libre de tes mouvements. Couché, Griffon…»
— « Prince, ma compagne…»
— «… est une Shing, une femme-outil ou une femme tout court. Qu’as-tu besoin d’elle ? Tais-toi, ne sois pas si prompt à répondre aux rois. Je sais à quoi elle te sert. Mais elle n’a pas de nom et n’a pas place dans le jeu. Les femmes de mes cow-boys se chargent d’elle, et jamais plus je ne t’en reparlerai. »
Le prince s’approchait de Falk tout en lui parlant, foulant le sol de pierre d’un long pas lent. « Mon compagnon s’appelle Griffon. As-tu jamais lu ce que disent les Canons et légendes antiques de l’animal nommé chien ? Griffon est un chien. Tu vois qu’il ne ressemble guère à ces petites bêtes jaunes qui jappent sur la plaine, un peu partout, et pourtant il leur est apparenté. Sa race s’est éteinte comme s’est éteinte la royauté. Opale, quel est ton plus ardent désir ? »
Le Prince avait posé cette question d’un air matois et avec une brusquerie empreinte de cordialité. Las, les idées confuses, poussé par sa volonté de dire la vérité, Falk répondit : « Rentrer chez moi. »
— « Rentrer chez toi…» Le Prince du Kansas était noir comme sa silhouette, noir comme son ombre, noir comme jais ; c’était un vieillard dépassant deux mètres de haut, avec un visage en lame de couteau. « Rentrer à la maison…» Il s’était éloigné de quelques pas pour examiner la longue table placée près de la chaise de Falk. Ce dernier s’aperçut alors que le haut de la table, évidé sur une dizaine de centimètres, formait un châssis qui contenait tout un lacis de fils d’or et d’argent sur lesquels étaient enfilées des perles de telle façon qu’elles pussent glisser de fil en fil et, éventuellement, changer de niveau. Il y en avait des centaines ; leur taille variait entre la grosseur d’un poing de bébé et celle d’un pépin de pomme, et elles étaient faites d’argile, de pierre, de bois, de métal, d’os, de plastique, de verre, d’améthyste, d’agate, de topaze, de turquoise, d’opale, d’ambre, de béryl, de cristal, de grenat, d’émeraude, de diamant. C’était un chresmodrome, tel qu’on en trouvait chez Zove et Œil de Daim et dans d’autres maisons de la Forêt. On en faisait remonter l’origine à une haute civilisation, celle de Davenant, mais la Terre l’avait adopté depuis des millénaires, et cela servait à la fois à dire la bonne aventure, à faire des calculs, ou certains exercices mystiques, enfin à jouer. Falk n’avait guère eu le temps de s’y initier dans les quelques années de sa seconde vie. Œil de Daim avait dit un jour que c’était là un apprentissage qui demandait quarante à cinquante ans ; et encore son propre appareil, transmis de père en fils depuis des générations, n’avait que vingt-cinq centimètres de côté et vingt ou trente perles…
Un prisme de cristal heurta une boule de fer avec un très faible tintement argentin. Une turquoise partit en flèche vers la gauche et une double paire d’os polis garnis de grenats décrivit une boucle et plongea, tandis qu’une opale de feu flamboya un moment en plein milieu du châssis. Les mains noires, maigres et puissantes du Prince jouaient au-dessus des fils, rapides comme l’éclair, le jeu de la vie et de la mort. « Ainsi donc, » dit le Prince, « tu veux rentrer chez toi. Oui, mais regarde ! Sais-tu lire ce qui est ici révélé ? La vastitude. Ébène, diamant et cristal, tout cela symbolise le feu ; et voici l’Opale qui s’y joint, qui va, qui sort. Elle file au-delà de la Maison du Roi, au-delà de la Prison sans fenêtres, au-delà des collines et des dépressions de Copernic, et la voilà qui vole parmi les étoiles. Vas-tu briser le cadre, le cadre du temps ? Regarde ! »
La vue de Falk se troubla devant ces perles brillantes qui glissaient et papillotaient en tous sens. Agrippant le rebord de la grande table, il murmura : « Je ne sais pas lire ça. »
— « C’est là le jeu que tu joues, Opale, peu importe que tu puisses lire ou non le chresmo. Bien, très bien. Mes chiens ont aboyé ce soir contre un mendiant, et il se révèle être un prince des étoiles. Opale, quand je viendrai te demander de l’eau de ton puits et un asile en ta demeure, me laisseras-tu entrer ? Ce sera par une nuit plus froide que celle-ci… Et dans bien longtemps ! Tu viens de loin, de très loin dans le temps. Je suis vieux mais tu es bien plus âgé ; ça fait un siècle que tu aurais dû mourir. Te souviendras-tu dans un siècle que tu as rencontré un Roi dans le désert ? Va, va. Je t’ai dit que tu étais libre de tes mouvements. Mes gens sont à ton service. »
Falk traversa la longue pièce en direction d’un portail tendu d’un rideau. Un page l’attendait dans l’antichambre, et il appela d’autres serviteurs. Sans manifester de surprise ni faire de servilité, bornant la déférence à attendre que Falk leur adressât la parole le premier, ils lui procurèrent un bain, des vêtements de rechange, le souper et un lit bien propre dans une chambre tranquille.
Il passa treize jours en tout dans la Grande Demeure de L’Enclave du Kansas, tandis que les dernières petites chutes de neige et les averses de printemps chassaient sur le désert au-delà des jardins du Prince. Estrel, en bonne voie de guérison, était logée dans une des nombreuses habitations secondaires groupées derrière la demeure principale. Falk était libre de passer avec elle tout le temps qu’il voulait… libre de faire tout ce qu’il voulait. Si le Prince était un monarque absolu, c’était sans user de contrainte. Et si ses sujets le servaient volontiers, paraissant même s’honorer d’être sous son autorité, peut-être était-ce parce qu’il leur semblait qu’en affirmant la grandeur innée et essentielle d’un seul homme ils faisaient valoir leur propre qualité humaine. Ils n’étaient pas plus de deux cents, cow-boys, jardiniers, artisans, leurs femmes et leurs enfants. Ce n’était qu’un tout petit royaume. Et pourtant il ne fallut à Falk que quelques jours pour acquérir la certitude que s’il n’avait eu aucun sujet et s’il avait vécu tout à fait seul le Prince du Kansas n’en eût pas moins été prince. Là encore, c’était une question de qualité humaine.
Ce curieux phénomène, le fait que cette principauté était une solide et authentique réalité, paraissait à Falk si captivant et l’absorbait à tel point qu’il en oublia presque, pendant des jours, l’existence du monde extérieur, ce monde dispersé, violent, incohérent où il avait si longtemps voyagé. Le treizième jour, après s’être entretenu avec Estrel, de leurs projets de départ en particulier, il lui fit part de son étonnement quant aux relations de l’Enclave avec le reste du monde.
— « Je croyais, » dit-il, « que les Shing ne souffraient pas de voir des hommes se poser en seigneurs. Pourquoi lui permettent-ils de régner sur son territoire, de se parer du titre de Prince ou de Roi ? »
— « Que leur importe ses divagations ? Cet Enclave du Kansas est un vaste territoire, mais désert et peu peuplé. Les Seigneurs d’Es Toch ont d’autres chats à fouetter. Je suppose qu’à leurs yeux ce type est comme un enfant bêta, vantard et jaseur. »
— « L’est-il à tes yeux ? »
— « Eh bien, tu as vu ce qui s’est passé hier quand nous avons été survolés. »
— « J’ai vu. »
Un aérocar – le premier que Falk eût jamais vu, mais il avait déjà entendu ce vrombissement – était passé juste au-dessus de la maison, assez haut pour rester en vue quelques minutes. Les gens du Prince s’étaient précipités dans les jardins en faisant un tintamarre de casseroles et de claquettes, les chiens et les enfants avaient hurlé, et le Prince, planté sur un des balcons les plus hauts, avait solennellement fait éclater toute une série de pétards assourdissants avant que l’engin eût disparu dans le ciel brouillé de l’occident.
— « Ils n’ont pas plus de plomb dans la cervelle que les Basnasska, et le vieux est fou. »
Le Prince refusait de voir Estrel, soit, mais ses gens l’avaient traitée avec bonté ; Falk fut d’autant plus surpris de l’amertume que sa voix laissait percer. « Les Basnasska ont oublié les vieux usages de l’homme, » dit-il. « Ces gens-là se les rappellent peut-être trop bien. En tout cas, » ajouta-t-il en riant, « l’aérocar a filé. »
— « Mais ce n’est pas parce qu’ils lui ont fait peur, Falk, » dit-elle sérieusement ; on eût dit qu’elle voulait mettre son ami en garde contre un danger.
Il la regarda un moment. Il était manifeste que la dignité extravagante et poétique de ces pétards, qui conféraient à un aérocar de Shing la qualité d’une éclipse solaire, lui échappait entièrement. Lorsqu’on touche le fond de la misère humaine, pourquoi ne pas faire éclater un pétard ? Mais, depuis sa maladie et la perte de son talisman de jade, Estrel était anxieuse et sans joie, et leur séjour en ce lieu, si agréable à Falk, était pour elle une épreuve. Il était temps de partir. « Je vais parler au Prince de notre départ, » lui dit-il affectueusement. Et, la laissant là sous les saules piquetés de bourgeons vert jaunâtre, il traversa les jardins en direction de la demeure du souverain. Cinq chiens noirs aux longues pattes et aux lourdes épaules trottaient à ses côtés, lui faisant une garde d’honneur qui allait lui manquer lorsqu’il aurait quitté ce domaine.
Le Prince du Kansas était dans sa salle du trône ; il lisait. Le disque couvrant le mur est de la pièce brillait pendant le jour d’un doux éclat d’argent moiré, et c’était comme une lune domestique. Le trône lui faisait face, fait de bois pétrifié des déserts du Sud ayant subi un polissage. C’est seulement la première nuit que Falk avait vu le Prince sur son trône. Il était maintenant assis dans un des fauteuils placés près du chresmodrome, et derrière lui les fenêtres sans rideaux, hautes de six mètres, laissaient voir vers l’ouest les montagnes sombres couronnées de glace.
Le Prince leva son visage en lame de couteau et écouta ce que Falk avait à lui dire. En guise de réponse, il mit le doigt sur le livre qu’il lisait ; ce n’était pas une des bobines à projection magnifiquement décorées de son extraordinaire bibliothèque mais un petit manuscrit relié. « Connais-tu ce Canon ? »
Falk regarda le passage qu’il désignait et lut ce verset :
Ce qu’homme craint
doit être craint
ô désolation !
Point n’a encore
atteint ses bornes !
— « Je connais cela, Prince. Quand j’ai pris la route, j’avais ce livre dans mon sac. Mais je ne puis lire la page de gauche de votre exemplaire. »
— « Ce sont les caractères de la langue en laquelle ce texte fut écrit à l’origine, il y a cinq ou six mille ans – là langue de l’Empereur Jaune – mon ancêtre. Tu as donc perdu ce livre en cours de route ? Alors prends celui-ci. Mais tu le perdras aussi, vraisemblablement ; qui suit la Voie se fourvoie. Ô désolation ! Pourquoi, Opale, dis-tu toujours la vérité ? »
— « Je ne sais pas très bien. » En fait, Falk avait, peu à peu, pris la résolution de ne jamais mentir quel que fût son interlocuteur et si risqué qu’il pût lui sembler de dire la vérité. Mais pourquoi avait-il pris cette décision ? « C’est… faire le jeu de l’Ennemi que… d’employer ses propres armes. »
— « Son jeu ? Il l’a gagné depuis longtemps. Ainsi tu pars et tu nous quittes ? Eh bien, va. Il en est temps, certainement. Mais je garderai ta compagne un moment. »
— « Je lui ai promis de l’aider à retrouver les siens, Prince. »
— « Les siens ? » Le dur visage ténébreux du Prince se tourna vers Falk. « Pour qui la prends-tu ? »
— « C’est une Errante. »
— « Et moi une noix verte, et toi un poisson et ces montagnes un rôti de merde de mouton ! À ton gré. Dis la vérité, mais entends-la aussi. Cueille les fruits de mes vergers fleuris dans ta marche vers l’ouest, Opale, et bois le lait de mes mille puits à l’ombre de fougères géantes. N’est-ce pas un plaisant royaume que le mien ? Des mirages et de la poussière à l’infini jusqu’à la nuit de l’occident. Qu’est-ce donc qui t’attache à elle, le stupre ou la loyauté ? »
— « Nous avons fait ensemble tant de chemin. »
— « Méfie-toi de cette femme. »
— « Elle m’a secouru et soutenu ; nous sommes de bons compagnons. Nous avons confiance l’un dans l’autre… comment puis-je briser cette confiance ? »
— « Ô folie ! Ô désolation ! » dit le prince du Kansas. « Je te donne dix femmes pour t’accompagner jusqu’à la Cité du Mensonge, dix femmes avec des luths, des flûtes, des tambourins et des pilules contraceptives. Je te donne cinq amis sûrs munis de pétards. Je te donne un chien – oui, foi de Prince, un chien vivant d’une espèce frappée d’extinction, qui sera ton meilleur compagnon. Sais-tu pourquoi les chiens n’ont pas survécu ? Parce qu’ils étaient loyaux, parce qu’ils étaient confiants. Va-t-en seul si tu es un homme ! »
— « Impossible ! »
— « Comme tu voudras. Notre jeu est terminé. » Le Prince se leva, se dirigea vers son trône sous le disque lunaire et s’assit. Il ne tourna pas la tête lorsque Falk voulut lui dire adieu.