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— « La vieille de Kessnokaty dit qu’il va neiger, » murmura près de lui la voix de son amie. « Il faudrait être prêts à nous échapper à la première occasion. »

Falk ne répondit pas. Assis dans la tente, il écoutait d’une oreille aiguisée les bruits du camp : des voix parlant une langue étrangère, adoucies par la distance ; le bruit sec qu’on faisait à proximité en écharnant une peau ; le frêle hurlement d’un bébé ; le pétillement du feu.

— « Horressins ! » Quelqu’un l’appelait dehors, et il se leva promptement, puis se tint immobile. Au bout d’un moment, il sentit sur son bras la main de son amie, qui le guida vers l’endroit où il était attendu, le grand feu communal au centre du cercle des tentes, où l’on célébrait une chasse heureuse en rôtissant un taureau tout entier. On lui jeta dans les mains un jarret de bœuf. Il s’assit par terre et commença à manger. Jus de viande et graisse fondue lui dégoulinaient sur le menton, mais il s’abstint de les essuyer, ce qui eût été indigne d’un Chasseur du Clan Mzurra de la nation des Basnasska. Il avait beau être un étranger et un captif, il n’en était pas moins Chasseur, et il apprenait à se comporter comme tel.

Plus une société est sur la défensive, plus elle est conformiste. Les membres de celle où se trouvait Falk suivaient une voie très étroite, tortueuse, étriquée, sur ces vastes plaines sans entraves. Tant que Falk vivrait parmi eux, il devrait en suivre exactement tous les méandres. Les Basnasska se nourrissaient de bœuf frais à moitié cru, d’oignons crus et de sang. Bouviers aussi sauvages que leur bétail, ils imitaient le loup qui choisit les estropiés, les paresseux et les inaptes parmi de vastes troupeaux, et ils menaient un éternel carnaval carnivore ne laissant pas de place au repos. Ils chassaient avec des lasers à main et interdisaient leur territoire aux étrangers au moyen d’avibombes comme celle qui avait détruit le glisseur de Falk, petits missiles programmés pour faire mouche sur tout objet contenant un mécanisme à fusion. Ils ne fabriquaient ni ne réparaient ces armes eux-mêmes, et ne les utilisaient qu’après certaines purifications et incantations ; Falk ne découvrit jamais où ils se les procuraient, mais il était parfois question d’un pèlerinage annuel qui pouvait bien n’être pas sans rapport avec les avibombes. Ils ne pratiquaient pas l’agriculture et n’avaient pas d’animaux domestiques ; ils étaient illettrés et ne savaient rien de l’histoire de l’humanité, sauf peut-être ce qui en transpirait dans certains mythes ou certaines sagas sur des héros légendaires. Ils informèrent Falk qu’il ne venait pas de la Forêt, parce qu’elle était habitée exclusivement par des serpents blancs géants. Ils pratiquaient une religion monothéiste dont les rites comportaient mutilations, castrations et sacrifices humains.

C’est par une des superstitions fleurissant autour de leurs croyances complexes qu’ils avaient décidé de prendre Falk vivant et d’en faire un membre de la tribu. Il eût été normal, puisqu’il avait un laser, ce qui l’élevait au-dessus du rang d’esclave, de lui extraire l’estomac et le foie pour en tirer des augures, puis de laisser les femmes le déchiqueter à leur gré. Mais il se trouvait qu’un vieillard du Clan Mzurra était mort une semaine ou deux avant sa capture. Comme il n’y avait alors dans la tribu aucun bébé non encore baptisé qui pût hériter de son nom, c’est au captif qu’on décida de le donner ; il était aveugle, défiguré, sans connaissance le plus clair du temps, mais il pouvait faire l’affaire faute de mieux ; car tant que le vieil Horressins garderait son nom pour lui, alors son fantôme, malfaisant comme tout fantôme, reviendrait sur les lieux pour troubler le repos des vivants. Le fantôme ayant donc été dépossédé de son nom, Falk en fut baptisé tout en recevant sa pleine initiation de Chasseur, cérémonie comportant des rites de flagellation, l’absorption d’émétiques, des danses, des récits de rêves, des tatouages, de libres associations antiphonales, des festins, le viol d’une femme par tous les mâles à tour de rôle, et enfin des incantations au dieu des Chasseurs pour protéger du mal le nouvel Horressins. Après quoi Falk fut abandonné, délirant et sans soins, sur une peau de cheval dans une tente en peau de vache pour y crever ou guérir, tandis que le fantôme du vieil Horressins, privé de son nom et de son pouvoir, s’éloignait en gémissant, porté par le vent qui soufflait sur la plaine.

La femme qui, lorsqu’il eut repris connaissance, s’était chargée de lui bander les yeux et de panser ses plaies, lui rendait des visites aussi fréquentes que possible. Il ne l’avait vue qu’en de brefs moments lorsque, dans l’intimité toute relative de sa tente, il pouvait soulever le bandage qu’elle avait eu la présence d’esprit de lui fournir quand on l’avait amené au camp. Si les Basnasska avaient pu voir leur captif les yeux ouverts – ces yeux étranges – ils lui auraient coupé la langue afin qu’il ne pût dire son nom, puis l’auraient brûlé vif. C’est de sa protectrice qu’il tenait ce renseignement, et d’autres non moins utiles concernant la nation des Basnasska, mais elle ne lui avait pas dit grand-chose sur elle-même. Apparemment, elle n’était arrivée dans la tribu que peu de temps avant lui ; il comprit qu’elle s’était perdue dans la prairie et qu’elle s’était réfugiée chez les Chasseurs pour ne pas mourir de faim. C’était une esclave de plus au service des hommes, et elle avait fait preuve de talents de guérisseuse, alors on l’avait laissée vivre. Elle avait des cheveux roux, une voix d’une grande douceur, et elle s’appelait Estrel. C’est tout ce que Falk savait d’elle, et elle ne savait rien de lui, pas même son nom, ne lui ayant posé aucune question à ce sujet.

Il s’en était tiré, somme toute, à bon compte. Le paristolis, cette matière noble, produit de l’antique science cétienne, ne pouvait ni exploser ni s’enflammer, le glisseur n’avait donc pas réellement fait explosion, mais ses commandes étaient détériorées. Quant à Falk, il avait eu la tête et le haut du corps, du côté gauche, criblés d’une fine mitraille, mais Estrel était là avec son savoir-faire et quelques remèdes de base. Il n’y eut pas d’infection ; le blessé récupéra rapidement, et, quelques jours après le baptême du sang qui en avait fait Horressins, il projetait de fuir avec son infirmière.

Les jours passaient sans leur en offrir l’occasion. C’était bien une société défensive : des êtres cauteleux, jaloux, dont toutes les actions étaient strictement régies par des rites, des coutumes et des tabous. Chacun des Chasseurs avait sa tente, et pourtant les femmes appartenaient à la collectivité et un homme ne pouvait agir que de concert avec les autres. Une communauté ? Disons plutôt un club ou un troupeau, une entité dont les membres étaient interdépendants. La primauté donnée à la sécurité rendait naturellement suspecte toute velléité d’indépendance ou de vie personnelle ; il était difficile pour Falk et Estrel de se parler un moment bien qu’ils en saisissent toutes les occasions. Elle ne connaissait pas le dialecte de la Forêt, mais elle utilisait le galactique, dont les Basnasska ne connaissaient qu’une forme petit nègre.

— « Le meilleur moment, » dit-elle un jour, « ce serait peut-être pendant une tempête de neige ; la neige nous cacherait et recouvrirait nos traces. Seulement, jusqu’ou pourrions-nous aller à pied dans le blizzard ? Tu as une boussole ; mais le froid…»

Le vêtement d’hiver de Falk lui avait été confisqué comme tout le reste de ses possessions, y compris la bague en or qu’il avait toujours portée. On lui avait laissé un pistolet-laser ; il n’était point de Chasseur sans arme et l’on ne pouvait l’en déposséder. Mais les vêtements qu’il avait portés si longtemps couvraient maintenant la carcasse du Chasseur Patriarche Kessnokaty, et si Falk avait toujours sa boussole, c’est parce que Estrel l’avait subtilisée et cachée avant qu’on fît l’inventaire de son sac. Pourtant ils étaient tous deux assez bien vêtus : chemises et leggings en peau de daim, chaussures et anoraks en vache rouge ; mais rien n’offrait une protection efficace contre un bon blizzard de Prairie et ses bourrasques glacées, hormis des murs, un toit et un feu.

— « Si nous réussissons à traverser le territoire des Samsit, à quelques kilomètres à l’ouest, nous pourrons peut-être nous terrer dans une vieille caverne que je connais là-bas et rester cachés jusqu’à ce qu’on renonce à nous dénicher. J’ai songé à tenter l’aventure avant ton arrivée. Mais je n’avais pas de boussole et je craignais de me perdre dans la tempête. Avec une boussole et un laser, nous pourrons peut-être nous tirer d’affaire… Ce n’est pas sûr. »

— « Si c’est notre meilleure chance, » dit Falk, « courons-en le risque. »

Il était devenu, depuis sa capture, un peu moins naïf, optimiste et influençable. Il était un peu plus endurant et résolu. Il ne gardait pas spécialement rancune aux Basnasska des souffrances qu’ils lui avaient infligées : ils lui avaient tailladé les deux bras de haut en bas afin d’y imprimer une fois pour toutes les tatouages qui faisaient de lui un homme de leur race, un barbare – en tout cas un homme. Rien à dire. Mais ils suivaient leur destin et Falk devait suivre le sien. La force de volonté individuelle, stoïque, qu’il s’était entraîné à acquérir dans la maison de la Forêt exigeait qu’il conquît sa liberté, qu’il poursuivît son voyage et ce que Zove avait appelé sa tâche d’homme. Ces gens-là n’allaient nulle part, et ne venaient de nulle part non plus, ayant coupé les racines de leur passé humain. Ce qui le rendait impatient de s’échapper, ce n’était pas seulement l’extrême précarité de son existence chez les Basnasska, c’était aussi l’impression d’étouffement qu’il ressentait, de contrainte et d’immobilité forcée, plus dure à supporter que le bandage qui le rendait aveugle.

Ce soir-là, Estrel passa dans sa tente pour lui dire qu’il avait commencé à neiger. Ils dressaient leur plan en chuchotant lorsqu’une voix se fit entendre à l’entrée de la tente. Estrel traduisit tout tranquillement : « Il dit : Chasseur aveugle, veux-tu cette nuit la Femme Rousse ? » Elle n’avait pas à faire de commentaire car Falk connaissait les règles d’étiquette présidant au droit de jouissance communautaire des femmes du Clan. Absorbé par son entretien avec Estrel, il répondit par le mot le plus utile, parmi quelques autres, qu’il pût dire aux Basnasska en leur langue – « Mîgg ! » – non.

La voix d’homme se fit plus impérative. « Demain soir, peut-être, s’il continue à neiger, » murmura Estrel en galactique. Toujours absorbé, Falk ne répondit pas. Puis il s’aperçut qu’elle était partie et qu’il était seul dans la tente. C’est alors seulement qu’il se rendit compte que c’était elle la Femme Rousse et que l’autre était venu la chercher pour copuler avec elle.

Il eût été pourtant si facile de dire oui au lieu de non ; en pensant à l’astuce de cette femme, à sa gentillesse envers lui, à la douceur de sa main et de sa voix, au silence pudique dont elle couvrait sa fierté ou sa honte, Falk tressaillit de douleur à l’idée qu’il n’avait su lui épargner pareille épreuve, et se sentit humilié de n’avoir pas su agir en ami et en homme.

— « Partons cette nuit, » dit-il le lendemain dans la neige entassée près du Pavillon des femmes. « Viens dans ma tente. Mais laisse passer d’abord une bonne partie de la nuit. »

— « Kokteky me réclame pour cette nuit dans sa tente. »

— « Peux-tu t’éclipser ? »

— « Peut-être. »

— « Où est la tente de Kokteky ? »

— « Derrière le Pavillon du Clan Mzurra, à gauche. Il y a une pièce sur le rabat d’entrée. »

— « Si tu ne viens pas, j’irai te chercher. »

— « Nous aurions peut-être moins de risques à courir une autre nuit…»

— « Moins de neige aussi. L’hiver avance ; qui sait si ce n’est pas là la dernière grande tempête. Partons cette nuit. »

— « J’irai dans ta tente, » dit-elle, se soumettant sans discussion avec sa docilité à toute épreuve.

Il avait ménagé dans son bandage une fente lui permettant d’y voir suffisamment pour se diriger, et il essaya de voir son amie ; mais dans la pénombre ce n’était qu’une silhouette grise sur fond gris.

Tard dans la nuit, elle arriva dans les ténèbres, sans plus de bruit que n’en faisait sur la tente la neige apportée par le vent. Ils étaient prêts pour le départ, munis du nécessaire, tous deux silencieux. Falk ferma son anorak en cuir de bœuf, en assujettit le capuchon et se baissa pour ouvrir le rabat d’entrée. Il fit un bond de côté car un homme se précipitait vers la tente, le corps ployé en deux pour en franchir la basse ouverture – c’était Kokteky, Chasseur corpulent à tête rasée, jaloux de son rang et de sa virilité. « Horressins ! La Femme Rousse…» commença-t-il, puis il la vit dans l’ombre, faiblement éclairée par les braises du feu. Il vit aussi comment ils étaient habillés tous deux et comprit ce qu’ils projetaient de faire. Il recula pour fermer l’entrée et pour échapper à l’attaque probable de Falk, puis il ouvrit la bouche pour crier. Sans prendre le temps de penser, d’un réflexe rapide et sûr, Falk, à bout portant, déchargea sur lui son laser, dont le rayon mortel arrêta instantanément le cri qui allait sortir de la gorge du Basnasska, foudroyant en un instant sa bouche, son cerveau, sa vie, dans le plus parfait silence.

Falk tendit la main au-dessus des braises, saisit celle de sa compagne et, lui faisant enjamber le corps de l’homme qu’il avait tué, l’entraîna dans la nuit.

Portée par un vent léger, une neige fine tombait en poudre et tourbillonnait, les faisant suffoquer de froid. Estrel haletait. Lui tenant le poignet de la main gauche et son pistolet dans la main droite, Falk partit vers l’ouest parmi les tentes éparpillées, qu’on discernait tout juste grâce aux faibles lueurs orangées éclairant une toile ou filtrant par une fente. Encore quelques minutes et ces lueurs elles-mêmes disparurent. Il n’y avait plus rien que la nuit et la neige.

Les lasers à main de la Forêt orientale servaient à différents usages : la poignée contenait un dispositif d’allumage, et le canon pouvait faire office de torche, d’ailleurs sans grande efficacité. Falk régla son arme de façon à en obtenir une lueur rouge permettant de consulter la boussole et de voir le sol à quelques pas devant eux, et ils poursuivirent leur route, ainsi guidés par cette lumière qui pouvait tuer.

Le vent avait amenuisé la couche de neige recouvrant la longue pente où les Basnasska avaient établi leur camp d’hiver, mais non sur le terrain bas où ils arrivèrent ensuite. Ne voyant rien devant eux, ils n’avaient que la boussole pour les guider dans la tempête de neige qui brassait l’air et la terre en une seule masse confuse et tourbillonnante. Certains amoncellements de neige dépassaient un mètre cinquante et, pour les franchir, Estrel avait de tels efforts à faire qu’elle haletait comme un nageur épuisé dans une mer démontée. Ayant arraché la cordelette de cuir cru servant à serrer son capuchon, Falk se l’attacha au bras et dit à Estrel d’agripper l’autre bout ; il put ainsi l’entraîner et lui frayer le passage. Lorsqu’elle fit une chute, Falk subit une traction qui faillit le jeter à terre ; il se retourna, mais il lui fallut un moment pour la voir, à la lueur de son laser, accroupie presque à ses pieds. Il s’agenouilla et, dans le cercle de lumière falote striée de neige, vit clairement son visage pour la première fois.

— « Je ne m’attendais pas à pareille épreuve…» murmura-t-elle.

Ils restèrent blottis l’un contre l’autre dans cette petite bulle de lumière au milieu des ténèbres où, sur des centaines de kilomètres, le vent lançait la neige à l’assaut de la plaine.

— « Pourquoi as-tu tué cet homme ? » dit-elle à voix si basse qu’il fut un moment avant de comprendre.

Relaxé, les sens émoussés, occupé à mobiliser toute son énergie en vue de la prochaine étape de leur lente et dure évasion, Falk ne répondit pas. Finalement, il marmonna avec une sorte de rictus :

— « Avais-je le choix ?…»

— « Je ne sais pas. Il le fallait. »

Son visage était blanc et tiré. Ce n’était pas le moment de discuter, et Estrel avait trop froid pour prolonger ce repos. Falk se dressa et la releva. « Allons, viens. La rivière ne peut plus être bien loin. »

En quoi il se trompait. Estrel était venue à sa tente après quelques heures de nuit – il existait un mot pour dire heure dans le dialecte de la Forêt, mais avec un sens imprécis et subjectif : qu’a-t-on besoin d’horloge lorsqu’on n’a pas à communiquer avec ses semblables, que l’on n’a pas de relations d’affaires avec eux à travers le temps et l’espace ? En fait, la nuit d’hiver n’était pas près de se terminer. Elle avançait du même pas lent que les fugitifs.

Comme les premières lueurs grises du jour commençaient à imprégner les noirs tourbillons de la tempête de neige, ils descendaient péniblement une pente semée d’herbes et d’arbustes enchevêtrés. Une masse puissante se dressa devant Falk avec un gémissement et plongea dans la neige. Puis ils entendirent renâcler près d’eux un autre animal, vache ou taureau, et pendant une minute ils furent entourés de bovins dont l’aube éclairait les mufles blancs et les yeux hagards et mouillés, et dont ils voyaient se hérisser dans les rafales de neige les flancs massifs et les épaules à longs poils rudes. Le troupeau franchi, ils atteignirent la rive du petit cours d’eau qui marquait la limite entre le territoire des Basnasska et celui des Samsit. Ses eaux n’étaient pas gelées et, tandis qu’ils le passaient à gué, son courant rapide exerçait une forte traction sur leurs pieds qui foulaient un lit de pierres mobiles, puis sur leurs genoux, enfin jusqu’à mi-corps. Ils luttaient, brûlés par le froid glacial de la rivière, lorsque Estrel tomba, le pied lui ayant manqué. Falk la sortit de l’eau à grand-peine et l’aida à franchir les roseaux glacés de la rive ouest, puis se blottit une fois de plus à ses côtés, complètement épuisé, parmi les buissons enneigés de la berge abrupte. Il éteignit son laser. Pâle mais vaste était le jour qui, dans la tempête, gagnait lentement sur la nuit.

— « Il faut continuer : il nous faut un feu. »

Elle ne répondit pas.

Il la serrait contre lui dans ses bras. Leurs chaussures, leurs leggings étaient déjà gelés et tout raides, leurs anoraks aussi jusqu’aux épaules. Le visage d’Estrel, incliné sur le bras de son compagnon, était d’une pâleur de mort.

Il prononça son nom en un effort pour la secouer. « Estrel ! Estrel, viens ! Nous ne pouvons pas rester ici. Nous arriverons à faire encore un bout de chemin. Allons, réveille-toi, ma petite, réveille-toi, petit faucon…» Dans son extrême lassitude, il lui parlait comme il parlait jadis à Parth, au lever du jour, il y avait bien longtemps de cela.

Elle s’exécuta enfin, se levant péniblement avec l’aide de Falk, prenant la cordelette dans ses gants gelés, suivant pas à pas son guide sur le rivage, escaladant derrière lui de petits escarpements, pour être ensuite de nouveau fouettée par la neige inlassable et implacable.

Ils suivirent le cours de la rivière en direction du sud comme Estrel avait prévu de le faire. Falk n’attendait rien, en réalité, de cette blancheur tourbillonnante, aussi nue que l’avait été la tempête nocturne. Mais ils ne tardèrent pas à atteindre un petit affluent de la rivière qu’ils avaient traversée ; ils le remontèrent, non sans mal car le terrain était accidenté. Ils continuèrent à peiner. Oh ! se coucher et dormir, pensait Falk, n’était-ce pas de loin la meilleure chose à faire ? Ce qui seul l’en empêchait, c’est qu’il savait que quelqu’un comptait sur lui, quelqu’un bien loin de lui dans l’espace et le temps, l’instigateur de ce voyage ; il avait des comptes à lui rendre, c’est pourquoi il ne pouvait se coucher…

Falk entendit un murmure rauque, la voix d’Estrel. Devant eux se profilaient des troncs de peupliers évoquant des lémures faméliques dans la neige, et Estrel tira sur le bras de son compagnon, l’entraînant de-ci de-là, en une marche trébuchante, sur le versant nord du cours d’eau enneigé, de l’autre côté des peupliers. Elle cherchait quelque chose. « Une pierre, » répétait-elle, « une pierre ». Falk ignorait pourquoi il leur fallait une pierre, et pourtant il l’aida à chercher, à gratter dans la neige à quatre pattes. Enfin, elle trouva le point de repère dont elle était en quête, un bloc de pierre haut d’un mètre à peine surmonté d’un monticule de neige.

Avec ses gants gelés, elle écarta la neige sèche amoncelée contre le bloc, sur sa face est. Indifférent, abruti par la fatigue, Falk l’aidait. À force de gratter, ils mirent à nu un rectangle de métal qui affleurait le sol, un sol étrangement plat. Estrel essaya d’ouvrir la trappe. Une poignée cachée cliqueta, mais les bords du rectangle étaient scellés par le gel. Falk gaspilla ce qui lui restait d’énergie à faire effort pour soulever la plaque, puis il eut l’esprit de desceller le métal gelé au moyen du rayon chauffant logé dans la poignée de son laser. Ils purent alors soulever la trappe et virent s’enfoncer sous terre un rapide escalier bien régulier menant à une porte fermée, son dessin paraissant curieusement géométrique dans ce paysage sauvage livré aux éléments déchaînés.

— « Tout va bien, » marmonna Estrel, puis elle descendit les marches à reculons comme sur une échelle parce qu’elle se sentait les jambes trop faibles. Elle poussa la porte et leva les yeux vers Falk. « Tu viens ? » dit-elle.

Sur ses instructions, Falk descendit après avoir refermé la trappe sur sa tête. Il fut brutalement plongé dans une obscurité totale ; accroupi dans l’escalier, il se hâta de faire de la lumière avec son laser. Il voyait luire sous ses pieds le visage blanc d’Estrel. Il descendit, franchit la porte à sa suite et pénétra dans une très obscure et vaste caverne, si vaste que sa faible torche n’en laissait entrevoir que le plafond et les murs les plus proches. Le silence régnait et l’air était comme éteint, les effleurant d’un courant invariable, à peine perceptible.

— « Il doit y avoir du bois par ici, » dit, quelque part vers la gauche, la voix douce d’Estrel rendue rauque par la tension. « Nous y voici. Il nous faut un feu ; viens m’aider…»

Il y avait de hautes piles de bois sec dans un coin proche de l’entrée. Tandis que Falk faisait une flambée après avoir empilé du combustible dans le cercle de pierres noircies plus près du centre de la caverne, Estrel s’éloigna et disparut ; puis elle revint en tirant derrière elle quelques lourdes couvertures. Ils se déshabillèrent, se frictionnèrent, enfin se pelotonnèrent sur les couvertures, dans leurs sacs de couchage basnasska, tout près du feu. Il était brûlant comme dans une cheminée, aspiré vers le plafond par un appel d’air qui entraînait avec lui la fumée. Il n’était pas question de chauffer une caverne de cette dimension, mais c’était une bien agréable détente que de voir ce feu et d’en sortir la chaleur. Estrel sortit de la viande sèche de son sac, et ils la mâchonnèrent ; malheureusement, leurs lèvres gelées leur faisaient mal et l’excès de fatigue leur coupait l’appétit. Ils se sentirent réchauffés peu à peu jusqu’à la moelle des os.

— « Qui vient ici ? »

— « Tous ceux qui connaissent l’endroit, je suppose. »

— « Il y avait là autrefois une bien belle maison, à supposer que c’en soit la cave, » dit Falk, regardant les ombres danser, puis s’épaissir en ténèbres impénétrables à une certaine distance du feu ; il pensait aux vastes sous-sols de la maison de la Peur.

— « On dit qu’il y avait ici tout une ville et que la grotte s’enfonce très loin de la porte. Je n’en sais rien. »

— « Comment se fait-il que tu en connaisses l’existence – es-tu une Samsit ? »

— « Non. »

Il s’abstint de la questionner davantage, c’eût été contraire au code ; mais elle ajouta de son ton soumis : « Je suis une Errante. Nous connaissons beaucoup d’endroits comme ça, des cachettes… Tu n’es pas sans avoir entendu parler des Errants ? »

— « Un peu, » dit Falk, s’étendant de tout son long et regardant sa compagne de l’autre côté du feu. Blottie dans son sac informe, elle avait le visage encadré de boucles fauves, et sur sa gorge une amulette de jade pâle étincelait à la lueur du feu.

— « Les gens de la Forêt ne savent pas grand chose sur nous. »

— « Vous n’allez pas si loin vers l’est. Je n’ai jamais vu d’Errants là-bas, mais ce qu’on en disait s’appliquerait plutôt aux Basnasska – des sauvages, des chasseurs, des nomades. » Falk parlait d’une voix ensommeillée, sa tête reposant sur un bras.

— « Il y a des Errants qu’on peut appeler sauvages, et d’autres non. Les Chasseurs de bétail sont tous des sauvages qui n’ont jamais mis les pieds hors de leurs territoires – ce sont les Basnasska, les Samsit, les Arska. Nous autres, nous allons loin. Jusqu’à la Forêt à l’est, jusqu’à l’embouchure du Fleuve Intérieur au sud, et même jusqu’à la mer, à l’ouest, en franchissant les Grandes Montagnes et les Montagnes Côtières. Moi-même j’ai vu le soleil se coucher dans la mer derrière le chapelet d’îles bleues qu’on voit à une grande distance de la côte, au-delà des vallées submergées de la Californie dévastées par un tremblement de terre…» La douce voix d’Estrel avait peu à peu pris le rythme d’une sorte de psalmodie ou de complainte archaïque.

— « Continue, » murmura Falk, mais sa compagne était immobile et il ne tarda pas à succomber au sommeil. Après avoir observé un moment son visage endormi, elle rassembla les braises, chuchota quelques mots comme si elle adressait une prière à l’amulette suspendue par une chaîne autour de son cou, puis se mit en boule pour dormir, séparée de Falk par le feu.

À son réveil, Falk vit Estrel bâtir un support de brique au-dessus du feu pour y placer une bouilloire remplie de neige. « On dirait la fin de l’après-midi quand on met le nez dehors, » dit-elle, « mais ce pourrait tout aussi bien être le matin ou le midi. La neige tombe aussi drue que jamais. Ils ne peuvent pas nous dépister et, même s’ils nous dépistaient, ils ne pourraient pas entrer ici… Cette bouilloire était dans la cache avec les couvertures. Et voilà un sac de pois secs. Nous ne serons pas mal ici. » Son visage dur aux traits délicats se tourna vers Falk en ébauchant un sourire. « Mais il fait bien sombre. Je n’aime pas les murs épais, l’obscurité. »

— « Ça vaut mieux que des yeux bandés. Mais tu m’as sauvé la vie avec ce bandage. Mieux valait un Horressins aveugle qu’un Falk mort. » Il hésita, puis demanda à Estrel : « Qu’est-ce qui t’a poussée à me sauver ? »

Elle haussa les épaules, souriant toujours faiblement et comme s’il lui en coûtait. « Nous étions des camarades de captivité… Tout le monde dit que les Errants sont habiles en fait de ruses et de déguisements. Tu n’as pas remarqué qu’ils m’appelaient la Renarde ? Je vais examiner tes blessures. J’ai apporté mon sac à malice. »

— « Les Errants sont-ils aussi de bons guérisseurs ? »

— « Nous avons pour ça certains dons. »

— « Et vous connaissez la Langue Ancienne ; vous n’avez pas oublié comme les Basnasska les anciennes coutumes de l’homme. »

— « Oui, nous parlons tous le galactique. Regarde, tu t’es gelé hier l’ourlet de l’oreille. C’est parce que tu as enlevé la cordelette de ton capuchon pour me la donner à tenir. »

— « Je ne peux pas voir mon oreille, » dit Falk aimablement, se laissant soigner. « C’est généralement inutile. »

Tandis qu’elle pansait sa tempe gauche, dont la plaie n’était pas encore cicatrisée, elle regarda de côté, une fois ou deux, le visage de Falk, et enfin risqua cette question : « Je suppose que beaucoup de Forestiers ont des yeux comme les tiens ? »

— « Aucun. »

Le code fut respecté. Elle ne posa pas de question à Falk, qui, de son côté, n’en dit pas davantage, résolu qu’il était à ne se fier à personne. Mais sa curiosité finit par l’emporter et il demanda à son amie : « Ils ne te font pas peur, ces yeux de chat ? »

— « Non, » répondit-elle avec son calme habituel. « La seule fois que tu m’as fait peur, c’est lorsque tu as tiré… si promptement…»

— « Il aurait ameuté tout le camp. »

— « Je sais, je sais. Mais nous, nous n’avons pas d’armes. Tu as tiré si vite que j’en ai été épouvantée… cela m’a rappelé une chose terrible que j’ai vue quand j’étais petite. Un homme qui tuait un autre homme avec un pistolet, rapide comme l’éclair, comme toi. C’était un Décervelé. »

— « Un Décervelé ? »

— « Oui, on en rencontre parfois dans les montagnes. »

— « Je sais peu de chose sur les montagnes. »

Estrel poursuivit, comme à contrecœur. « Tu connais la Loi des Seigneurs. « Tu ne tueras pas, » disent-ils. Lorsqu’il y a dans la cité un assassin, ils ne peuvent pas le tuer pour mettre fin à ses crimes ; alors ils en font un Décervelé, c’est-à-dire qu’ils effacent tout de son esprit. Ils peuvent ensuite le lâcher dans la nature pour qu’il y vive une nouvelle vie, redevenu innocent. Cet homme dont je te parlais était plus âgé que toi, pourtant il avait un cerveau de jeune enfant. Mais voilà qu’il eut un pistolet entre les mains, des mains qui savaient s’en servir, et il… a tiré à bout portant, comme toi…»

Falk garda le silence. Il jeta un coup d’œil à son pistolet, qui était posé sur son sac, ce merveilleux petit instrument grâce auquel il avait pu allumer du feu, tuer du gibier, s’éclairer pendant son long voyage. Ses mains ne savaient pas s’en servir auparavant, bien sûr, et c’était Metock qui l’y avait initié et avait fait de lui un chasseur adroit. Falk en était certain. Il n’était sûrement pas un être anormal, un vulgaire criminel à qui les Seigneurs d’Es Toch avaient daigné faire l’aumône d’une seconde chance.

Et pourtant, n’était-ce pas là une hypothèse plus plausible sur ses origines que ses propres idées vagues, ses propres songes creux à cet égard ?

— « Comment font-ils pour tout effacer de l’esprit d’un homme ? »

— « Je ne sais pas. »

— « Peut-être font-ils ça, » dit-il d’un ton dur, « non seulement aux criminels mais aux… aux rebelles ? »

— « Qu’est ce qu’un rebelle ? »

Elle parlait le galactique beaucoup plus couramment que lui, et pourtant elle n’avait jamais entendu ce mot.

Elle avait fini de panser les plaies de Falk et rangeait avec soin ses quelques médicaments dans sa trousse. Il se tourna vers elle si brusquement qu’elle en fut saisie, et elle eut un mouvement de recul.

— « As-tu jamais vu des yeux comme les miens, Estrel ? »

— « Non. »

— « Connais-tu… la Cité ? »

— « Es Toch ? Oui, j’y suis allée. »

— « Tu as donc vu les Shing ? »

— « Tu n’es pas un Shing. »

— « Non. Mais je vais à eux. » Son ton était violent. « Mais je crains…» Il s’arrêta court.

Estrel referma sa trousse à médicaments et la mit dans son sac. « Es Toch paraît étrange à ceux qui viennent de maisons isolées, de régions lointaines, » dit-elle enfin de sa voix douce, pesant ses mots. « Mais j’ai parcouru ses rues impunément ; beaucoup de gens y habitent sans craindre les Seigneurs. Tu peux y aller sans appréhension. Les Seigneurs sont très puissants, mais on dit d’Es Toch bien des choses qui ne sont pas vraies…»

Les yeux d’Estrel rencontrèrent ceux de Falk. Par une décision soudaine, il tenta de lui parler en esprit, cela dans la mesure de ses moyens limités en fait de communication paraverbale : « Alors dis-moi d’Es Toch ce qui est vrai ! »

Elle secoua la tête et répondit tout haut : « Je t’ai sauvé la vie et tu m’as sauvé la vie ; nous sommes des compagnons, des camarades en une aventure qui va peut-être durer un certain temps. Mais je ne veux pas te parler en esprit, ni à aucune autre rencontre de hasard – ni maintenant ni jamais ! »

— « Tu crois peut-être après tout que je suis un Shing ? » demanda-t-il ironiquement. Il savait qu’elle avait raison et en éprouvait quelque humiliation.

— « On ne peut être sûr de rien, » dit-elle, puis elle ajouta avec son pâle sourire : « Tout de même, cela m’étonnerait bien d’un homme tel que toi… Voilà, la neige de la bouilloire a fondu. Je vais en chercher encore. Il en faut tellement pour faire un peu d’eau, et nous avons soif tous les deux. Tu… tu t’appelles Falk ? »

Il fit oui de la tête, en l’observant.

— « Ne me refuse pas ta confiance, Falk, » dit-elle. « Laisse-moi faire mes preuves. Le langage paraverbal ne prouve rien ; et la confiance se cultive, se gagne par nos actions, mais cela prend du temps. »

— « Eh bien, arrose-la, » dit Falk, « et j’espère qu’elle va pousser ! »

Plus tard, dans la longue nuit silencieuse de la grotte, il se réveilla et vit sa compagne accroupie près des braises, sa tête fauve courbée sur ses genoux. Il prononça son nom.

— « J’ai froid, » dit-elle. « Il n’y a plus aucune chaleur. »

— « Viens avec moi, » dit-il d’une voix somnolente, en souriant. Elle ne répondit pas, mais vint à lui, rougie par les braises brûlant dans les ténèbres ; elle était nue, mise à part la pierre de jade pâle suspendue entre ses seins. Elle était frêle et tremblait de froid. Falk, qui avait à certains égards une âme de tout jeune homme, avait pris la résolution de ne pas toucher cette femme qui avait eu tant à supporter des sauvages ; mais elle lui dit en murmurant : « Réchauffe-moi… le corps et le cœur. » À ces mots, il flamba comme un feu attisé par le vent, ses bonnes résolutions balayées par le contact de son amie et par l’extrême docilité de son attitude. Elle resta toute la nuit dans ses bras, près du feu couvant sous la cendre.

Falk et Estrel passèrent trois nuits de plus dans la grotte, à dormir et à faire l’amour, tandis qu’au-dessus d’eux le blizzard se ranimait constamment, jusqu’à épuisement. La jeune femme était toujours la même, soumise, consentante. N’ayant d’autre souvenir d’amour que celui de sa liaison aimable et heureuse avec Parth, il était déconcerté par la violence du désir qu’Estrel excitait en lui, et par son caractère insatiable. Souvent, il pensait à Parth en même temps qu’il revoyait, image d’une grande vivacité, une source claire d’eau vive qui jaillissait dans le roc en un coin obscur de la Forêt proche de la Clairière. Mais pareils souvenirs étaient impuissants à étancher sa soif de plaisir, qu’il ne pouvait assouvir que dans les bras d’Estrel, abîme sans fond de soumission à ses désirs, dont il finissait par sortir épuisé. Il lui arriva d’en éprouver une colère dont il était lui-même surpris. Il l’accusa en ces termes :

— « Tu t’es donnée à moi parce que tu croyais cela inévitable ; tu pensais que, sinon, je t’aurais prise de force ? »

— « Et tu ne l’aurais pas fait ? »

— « Non ! » dit-il de bonne foi. « Je ne veux pas que tu sois pour moi une esclave obéissante… Ce qu’il nous faut à tous deux, n’est-ce pas de la chaleur, de la chaleur humaine ? »

— « Oui, » murmura-t-elle.

Il s’abstint de l’approcher pendant quelque temps ; il prit la résolution de ne plus la toucher. Il partit tout seul, éclairé par son laser, pour explorer leur étrange caverne. Lorsqu’il eut fait plusieurs centaines de pas, elle se rétrécit et devint un haut et large tunnel horizontal. Obscur et silencieux, il était parfaitement rectiligne sur une certaine distance, puis décrivait une courbe sans se resserrer ni bifurquer, ensuite s’enfonçait sans fin dans les ténèbres. Les pas de Falk faisaient écho ; il n’entendait que ce bruit mat et ne voyait rien briller ni projeter une ombre devant sa lumière. Il marcha jusqu’au moment où la lassitude et la faim lui firent rebrousser chemin. Le tunnel ne menait nulle part. Falk retrouva Estrel, l’inépuisable promesse qu’offrait son étreinte à un désir toujours inassouvi.

La tempête était terminée. Une nuit de pluie avait mis à nu la terre noire, et les derniers blocs de neige ravinés dégouttaient et étincelaient. Falk était en haut de l’escalier, le soleil jouant sur sa chevelure, le vent baignant de fraîcheur son visage et ses poumons. Il était comme une taupe qui a fini d’hiverner, comme un rat sorti de son trou. « Partons ! » cria-t-il à Estrel, et il redescendit dans la grotte pour l’aider à plier bagage rapidement et quitter les lieux.

Il lui avait demandé si elle savait où étaient les siens, et elle avait répondu : « Ils doivent être maintenant bien loin vers l’ouest. »

— « Savaient-ils que tu traversais seule le territoire des Basnasska ? »

— « Seule ? S’il arrive que des femmes aillent seules quelque part, ce n’est que dans les contes de fées de l’Ère des Cités. J’étais accompagnée par un homme. Les Basnasska l’ont tué. » Le visage délicat d’Estrel était figé, inexpressif.

Falk commença à s’expliquer l’étrange passivité de cette femme qui ne répondait jamais à son ardeur, ce qui lui semblait presque une trahison. Elle avait trop souffert. Qui était-ce, ce compagnon que les Basnasska avaient tué ? Falk décida que cela ne le regardait pas – libre à elle de le lui dire plus tard. En tout cas, sa colère l’avait abandonné et, à partir de ce jour, il se montra tendre et confiant à l’égard d’Estrel.

— « Puis-je t’aider à retrouver les tiens ? »

— « Merci de ta bonté, Falk, » dit-elle avec douceur, « mais ils ont sûrement une grande avance sur nous et nous ne pourrons pas passer au peigne fin toutes les plaines de l’Ouest…»

Il y avait dans sa voix une nostalgie résignée qui le toucha. « Alors, accompagne-moi vers l’ouest, » dit-il, « jusqu’à ce que tu aies des nouvelles. Tu sais où je vais. »

Il avait encore du mal à dire Es Toch, ce nom qui, dans la Forêt, était comme un mot obscène, abominable. Il n’était pas habitué à cette manière qu’avait Estrel de parler de la ville des Shing comme d’un lieu n’ayant rien d’extraordinaire.

Elle hésita, mais, sur les instances de Falk, accepta de l’accompagner. Il en fut heureux en raison du désir et de la pitié qu’elle suscitait en lui, et parce qu’il ne voulait pas retomber dans la solitude qu’il avait connue. Ils se mirent en route sous un soleil froid. Falk avait le cœur léger parce qu’il était en plein air, parce qu’il était libre, parce qu’il continuait sa route. Ce jour-là, peu lui importait le terme du voyage. Le ciel était radieux, semé de gros nuages brillants que le vent chassait au-dessus de leurs têtes, et Falk ne voyait pas plus loin que le chemin qu’ils suivaient. Il allait, et à ses côtés marchait son amie, douce, soumise, inlassable.

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