L’étrange Conseil invisible des Seigneurs de la Terre avait pris fin. En prenant congé de Falk, Abundibot lui avait dit : « À toi de choisir : ou bien rester Falk, notre hôte sur la Terre, ou bien rentrer en possession de ton héritage et accomplir ton destin, celui d’Agat Ramarren de Werel. Nous souhaitons que tu fasses ce choix en toute connaissance de cause, et en prenant tout ton temps. Nous attendrons ta décision et nous nous y soumettrons. » Puis, s’adressant à Orry : « Fais à ton congénère les honneurs de la Cité, Har Orry, et fais nous part de tous ses désirs et des tiens. » La fente de la porte s’ouvrit derrière Abundibot et il se retira, sa grande silhouette massive s’éclipsant si brusquement, à peine franchie cette ouverture, qu’on eût dit qu’elle avait été escamotée d’une chiquenaude. Mais, au fait, cet homme avait-il été présent physiquement, ou Falk n’avait-il vu de lui qu’une sorte de projection ? Il en arriva à se demander s’il avait encore jamais vu un Shing, ou seulement des ombres, des images de Shing.
— « Si nous sortions d’ici pour prendre l’air ? Où peut-on aller ? Peut-on aller quelque part… dehors ? » dit-il à Orry de but en blanc ; il était las de ce palais des mirages aux murs immatériels ; d’autre part, il était curieux de voir dans quelle mesure ils étaient libres.
— « N’importe où, prech Ramarren. Dans la rue… Ou bien si nous prenions un glisseur ? Il y a aussi un jardin dans le Palais. »
— « Va pour le jardin. »
Sous la conduite d’Orry, Falk suivit un long corridor vide et lumineux. Puis, franchissant une porte à soupape, entra dans un sas. « Le jardin, » dit le jeune guide, et la soupape se ferma ; lorsqu’elle se rouvrit, et sans que Falk éprouvât la moindre sensation de mouvement, ils débouchèrent dans un jardin. On ne pouvait dire qu’il fût à ciel ouvert ; les murs translucides étaient piquetés des lumières de la Ville, que les Weréliens dominaient de très haut ; la lune, presque pleine, apparaissait floue et déformée à travers le toit vitreux. Le « jardin » était plein de lumières et d’ombres aux lentes fluctuations, et grouillait d’arbustes tropicaux et de lianes qui s’enroulaient autour de treillis et pendaient à des charmilles, embaumant l’air embué de leurs lourdes grappes de fleurs crèmes et pourpres, et, par leur feuillage, limitant la vue à quelques pieds de tous côtés. Falk se retourna soudain pour s’assurer que le chemin de la sortie était toujours libre derrière lui. Le silence chaud, lourd, odorant avait quelque chose d’étrange et d’inquiétant ; Falk crut discerner un moment dans les profondeurs équivoques du jardin la présence d’un monde perdu, immensément lointain, ses couleurs, son âme, sa complexité, ses parfums, ses leurres, ses bourbiers, ses transfigurations.
Sur un sentier ombreux parmi les fleurs, Orry s’arrêta pour sortir d’un étui un petit tube blanc, le mettre à ses lèvres et l’aspirer goulûment. Trop absorbé par ce qu’il voyait, Falk n’y prêta guère attention, mais le garçon lui dit, comme s’il en était un peu gêné : « C’est du pariitha, un tranquillisant ; tous les Seigneurs en prennent, c’est un excellent stimulant pour l’esprit. Voulez-vous ?…»
— « Non, merci. J’ai encore quelques questions à te poser. » Pourtant Falk hésitait. Interroger, oui, mais sans le faire trop directement. Tandis que se déroulait le « Conseil » et qu’Abundibot déversait ses explications, il avait eu la sensation, insistante et désagréable, que tout cela n’était qu’une représentation – une pièce comme il en avait vu sur les télébobines anciennes de la bibliothèque du prince du Kansas, le Songe hainien, ou le vieux roi Lir délirant sur une lande balayée des vents. Ce qui était curieux, c’était son impression très nette que la pièce n’était pas jouée à son intention mais à celle d’Orry. Sans qu’il put s’en expliquer la raison, il avait senti à plusieurs reprises qu’Abundibot ne lui parlait que pour prouver quelque chose à l’enfant. Et ce dernier le croyait. Ce n’était pas une représentation pour lui – à moins qu’il en fût un acteur.
— « Une chose m’intrigue, » dit Falk avec circonspection.
« Tu m’as dit que Werel est à cent trente ou cent quarante années-lumière de la Terre. Il ne doit pas y avoir beaucoup d’étoiles à cette distance. »
— « Les Seigneurs disent qu’il existe quatre étoiles avec des planètes dont chacune pourrait être le centre de notre système solaire ; leur distance est de cent quinze à cent cinquante années-lumière. Mais elles se trouvent dans quatre directions différentes, et si les Shing devaient y envoyer un vaisseau pour découvrir laquelle est la bonne, cela pourrait leur prendre treize cents ans d’allées et venues dans l’espace. »
— « Tu avais beau être un enfant, je trouve quelque peu étrange que tu n’aies pas su combien de temps devait prendre le voyage. »
— « On me parlait de « deux ans », prech Ramarren, c’est-à-dire approximativement cent vingt années terriennes – mais je sentais nettement que ce n’était pas le chiffre exact, et que je n’avais pas à le connaître. » Pendant un moment, Orry, évoquant ainsi Werel, parla avec une note de gravité résolue qui ne lui était pas habituelle. « Pourquoi ? Peut-être parce que, dans l’ignorance où ils étaient de ce qui les attendait sur la Terre, les adultes, sachant que nous ne possédions pas, nous autres enfants, les techniques de la défense mentale, voulaient ainsi nous interdire de révéler à un ennemi la position de Werel. C’était plus sûr, peut-être, de nous laisser dans l’ignorance. »
— « Te rappelles-tu l’aspect du ciel étoilé vu de Werel – ses constellations ? »
Orry fit un geste négatif, et sourit : « Les Seigneurs aussi m’ont posé cette colle. Mais je suis né l’hiver, prech Ramarren. Le printemps commençait à peine lorsque nous sommes partis. Je n’ai presque jamais vu là-bas de ciel sans nuages. »
Si tout cela était vrai, il semblait que Falk – ou plutôt son moi annihilé, Ramarren, – fût le seul à pouvoir dire d’où ils venaient, lui et Orry. Fallait-il voir là l’explication de ce que Falk était tenté de considérer comme la principale énigme : l’intérêt que les Shing lui portaient, la peine qu’ils s’étaient donnée de le faire venir sous la tutelle d’Estrel, l’offre qu’ils lui faisaient de restaurer sa mémoire ? Il existait un monde qui échappait à leur emprise, qui avait réinventé la navigation photique – il était normal qu’ils voulussent savoir où il se trouvait. Et s’ils lui restituaient la mémoire, il pourrait le leur dire. Si ! S’ils pouvaient lui rendre la mémoire. S’il y avait la moindre parcelle de vérité dans tous leurs beaux discours.
Il soupira. Il était las de tout mettre en doute, las de cette orgie de prodiges dont il restait à prouver la réalité. Il se demandait par moments s’il n’était pas encore sous l’emprise d’une drogue quelconque. Il se sentait parfaitement impuissant à juger de la conduite à tenir. Il était – et cet enfant aussi, vraisemblablement – comme un jouet entre les mains d’étranges joueurs déloyaux.
— « Le nommé Abundibot était-il dans ma chambre tout à l’heure ou bien n’était-ce qu’une projection, une illusion ? »
— « Je ne sais pas, prech Ramarren, » répondit Orry. La mixture qu’il aspirait semblait avoir sur lui un effet stimulant en même temps qu’apaisant ; sans cesser d’offrir l’apparence d’un enfant, il parlait maintenant avec une voluptueuse aisance. « Je pense qu’il était là. Mais ils gardent toujours leurs distances. Me croirez-vous si je vous dis qu’en six ans je n’en ai jamais touché un, jamais pendant tout ce temps ? Ils s’isolent énormément, chacun en soi ; c’est comme ça. Je ne dis pas qu’ils ne sont pas gentils, » ajouta Orry précipitamment en regardant Falk de ses yeux limpides pour s’assurer qu’il n’avait pas produit sur lui une impression trompeuse. « Ils sont très bons. J’aime beaucoup le seigneur Abundibot, et Ken Kenyek, et Parla. Mais ils… me dépassent de si loin… Ils savent tant de choses. Ils ont tant à supporter. Ils perpétuent le savoir, assurent la paix, portent tous les fardeaux, et cela depuis mille ans, tandis que les autres peuples de la Terre n’assument aucune responsabilité et vivent comme des brutes, sans frein ni loi. Ils haïssent les Shing et refusent d’apprendre de leur bouche la vérité. C’est pourquoi les Seigneurs doivent s’isoler à ce point ; c’est pour préserver la paix, les techniques et le savoir qui, sans eux, disparaîtraient en quelques années parmi les tribus de guerriers, tous ces attardés sédentaires ou nomades – ces cannibales. »
— « Tous ne sont pas cannibales ! » dit Falk sèchement.
Orry semblait avoir épuisé sa leçon bien apprise. « Non, » convint-il, « je l’admets. »
— « Certains disent que s’ils sont tombés si bas c’est parce que les Shing les empêchent de s’élever ; que s’ils veulent s’instruire, les Shing s’y opposent ; que s’ils veulent fonder une Cité, les Shing détruisent tout, eux y compris. »
Il se fit une pause. Orry finit d’aspirer son tube de pariitha, et l’enterra soigneusement parmi les racines d’un arbuste d’où pendaient de longues fleurs sanguinolentes. Falk attendait sa réponse, et ce n’est qu’au bout d’un moment qu’il se rendit compte que cette réponse ne viendrait jamais. Tout simplement parce que les objections de Falk n’avaient pas pénétré dans le cerveau d’Orry, étant pour lui inintelligibles.
Ils continuèrent à se promener un moment parmi les lueurs fluctuantes et les senteurs moites du jardin, sous l’image brouillée de la lune.
— « La fille dont nous avons vu l’image en premier, tout à l’heure… tu la connais ? »
— « Strella Siobelbel, » dit Orry promptement. « Oui, je l’ai déjà vue au Conseil. »
— « Est-ce une Shing ? »
— « Non, elle n’est pas de la race des Seigneurs ; je crois qu’elle vient d’une famille de montagnards, mais elle a été élevée à Es Toch. Nombreux sont ceux qui confient l’éducation de leurs enfants aux Seigneurs, dans leur Cité, pour qu’ils y travaillent à leur service. On leur confie aussi les handicapés mentaux pour qu’ils puissent brancher leurs cerveaux sur les psychoordinateurs ; ils participent ainsi à l’œuvre grandiose des Seigneurs. Ce sont eux que les ignorants appellent hommes-outils. Vous êtes venu à Es Toch avec Strella Siobelbel, prech Ramarren ? »
— « Exact. Je suis venu avec elle, j’ai marché avec elle, mangé avec elle, couché avec elle. Elle disait se nommer Estrel, et être une Errante. »
— « C’est bien la preuve que ce n’est pas une Shing…» dit Orry, puis il rougit, sortit un second tube de tranquillisant et commença à le sucer.
— « Une Shing n’aurait pas couché avec moi ? »
Orry fit un signe négatif, toujours cramoisi ; finalement, sa drogue lui donna le courage de parler : « Ils ne touchent pas les gens du commun, prech Ramarren – ils sont comme des dieux, froids, bons et sages – inaccessibles. »
Orry parlait d’abondance, sans souci de la cohérence – comme un enfant. Mesurait-il sa solitude, cet orphelin échoué sur un monde qui n’était pas le sien, lui qui, au terme de son enfance et au seuil de l’adolescence, vivait parmi des êtres inabordables, intouchables, qui le bourraient de mots mais le laissaient si vide de réalités qu’il en était réduit à chercher sa consolation dans la drogue ? Il n’avait certainement pas une conscience claire de son isolement – ni d’ailleurs de quoi que ce fût, semblait-il – mais il devait en souffrir inconsciemment à en juger par l’expression nostalgique que prenait parfois son regard lorsqu’il se posait sur Falk – nostalgique et animé d’une faible espérance, comme le regard d’un homme qui, mourant de soif dans un désert salé, se rive sur un mirage. Falk aurait aimé lui poser bien d’autres questions, mais à quoi bon ? Mû par la pitié, il posa la main sur la frêle épaule d’Orry. L’enfant sursauta à ce contact, ébaucha un sourire timide et se remit à sucer son tranquillisant.
Lorsqu’il eut retrouvé sa chambre, qui était d’un si luxueux confort – pour impressionner Orry ? – Falk l’arpenta un moment comme un ours en cage, et finalement se coucha pour dormir. Il rêva qu’il était dans une demeure pareille à celle de Zove dans la Forêt, mais dont les habitants avaient des yeux couleur d’agate et d’ambre. Il voulait leur expliquer qu’il était de leur race, de leur famille, mais ils ne comprenaient pas la langue qu’il parlait et l’observaient avec une expression étrange tandis qu’il bredouillait et cherchait ses mots – les mots exacts… son vrai nom.
Des hommes-outils étaient là, prêts à le servir, lorsqu’il se réveilla. Il les congédia, et ils sortirent. Il quitta sa chambre et se trouva dans le vestibule. Personne ne lui barra le passage ; et d’ailleurs il ne rencontra personne sur son chemin. L’édifice paraissait désert, et Falk n’y surprit aucun mouvement, ni dans les longs corridors nébuleux, ni sur les rampes, ni dans les pièces dont il entrevoyait l’intérieur à travers les murs et dont il ne pouvait découvrir les portes. Pourtant, il se sentait constamment observé, épié dans ses moindres mouvements.
Lorsqu’il eut regagné sa chambre, il y trouva Orry, qui l’attendait pour lui faire visiter la ville. Tout l’après-midi, ils explorèrent, à pied et sur un glisseur en paristolis, les rues et les jardins en terrasses, les ponts, les palais et les demeures d’Es Toch. Orry était généreusement pourvu de ces fiches d’iridium qui servaient de numéraire, et lorsque Falk lui dit qu’il ne prisait guère le costume de carnaval que ses hôtes lui avaient procuré, il insista pour le conduire chez un marchand de vêtements afin de lui payer une tenue conforme à ses goûts. Lorsqu’il se trouva au milieu d’une orgie de tissus somptueux, tissés et plastiformés, étincelants de couleurs vives aux motifs variés, qui jonchaient les comptoirs et emplissaient les étagères, il revit Parth tissant dans sa petite chambre ensoleillée des grues blanches sur fond gris. « Je tisserai du noir pour m’en vêtir, » avait-elle dit, et ce souvenir lui fit choisir, parmi ces robes, ces capes et tous ces vêtements gaiement bariolés de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, des chausses noires, une chemise foncée et un manteau noir de drap d’hiver.
— « Ces vêtements ressemblent un peu à ceux que nous portions chez nous – sur Werel, » dit Orry, jetant un coup d’œil dubitatif sur sa propre tunique d’un rouge flamboyant. « Mais là-bas nous n’avions pas de drap d’hiver. Oh ! tout ce que nous pourrions ramener de la Terre sur Werel, tout ce que nous pourrions leur apprendre si seulement nous pouvions y aller ! »
De là, les Weréliens se rendirent à un restaurant bâti sur une corniche transparente dominant la gorge. Le soir tombait, froid et pur, sur les montagnes ; le gouffre du canyon s’assombrissait, les édifices dressés sur ses bords luisaient de reflets irisés, les rues et les ponts suspendus flamboyaient de lumières. Une douce musique propageait ses ondes tout autour d’eux tandis qu’ils mangeaient des mets déguisés, épicés, et qu’ils observaient les allées et venues de la foule.
Certains des piétons que l’on voyait circuler étaient pauvrement vêtus, d’autres somptueusement, et beaucoup portaient le genre d’accoutrement voyant dont Falk se rappelait vaguement avoir vu Estrel attifée – de vrais travestis. Il y avait là de nombreux types humains, dont Falk voyait certains pour la première fois – par exemple un groupe de gens à la peau blanchâtre, aux yeux bleus et aux cheveux couleur de paille. Falk s’imagina qu’ils avaient subi quelque traitement décolorant, mais Orry lui expliqua qu’ils appartenaient à une tribu d’une région du continent numéro Deux dont les Shing faisaient beaucoup pour développer la civilisation. Et ces gens-là envoyaient leurs chefs et leur jeunesse à Es Toch, par aérocar, pour qu’ils pussent s’y instruire. « Vous voyez bien, prech Ramarren, qu’il est faux de dire que les Seigneurs refusent de faire l’éducation des indigènes – ce sont les indigènes qui refusent de se laisser éduquer. Ces gens à peau blanche partagent le savoir des Seigneurs. »
— « Et qu’ont-ils dû oublier pour gagner ce privilège ? » demanda Falk ; mais cette question était, pour Orry, dépourvue de signification. Il ne savait presque rien des « indigènes », de leur vie, de leur niveau de connaissances. Il avait vis-à-vis des boutiquiers et des serveurs une attitude condescendante et amène, celle que l’on peut avoir envers ses inférieurs. Il avait pu apporter cette arrogance de Werel, à en juger par sa description de la société kelkshak : fortement hiérarchisée, donnant une extrême importance à la place de chacun dans l’échelle sociale, Falk ignorant d’ailleurs ce qui présidait à l’échelonnement des ordres sociaux et sur quelles valeurs il était fondé. Ce n’était pas seulement une question de naissance, mais Orry n’en pouvait expliquer clairement la nature d’après ses souvenirs d’enfance. Quoi qu’il en fût, Falk détestait le ton sur lequel Orry disait « les indigènes », et il lui demanda finalement avec un soupçon d’ironie : « Comment peux-tu savoir à qui tu dois des courbettes et qui t’en doit ? Moi, je ne puis distinguer les Seigneurs des indigènes. Au fait, les Seigneurs sont eux-mêmes des indigènes, n’est-il pas vrai ? »
« Mais oui. Les indigènes se donnent ce nom parce qu’ils veulent à tout prix que les Seigneurs soient des conquérants venus d’un autre monde. Moi aussi j’ai souvent du mal à faire la distinction, » dit le jeune Orry avec son pâle sourire engageant et candide.
— « La plupart des ces gens que nous voyons dans la rue sont des Shing ? »
— « Je crois. Naturellement, je n’en connais de vue qu’un petit nombre. »
— « Je n’arrive pas à comprendre ce qui peut empêcher les Seigneurs, les Shing, de se mélanger aux indigènes si tous sont des Terriens. »
— « Le savoir et le pouvoir dont ils sont dépositaires – ils gouvernent la Terre depuis plus longtemps que les Achinowao ne gouvernent la Kelshie ! »
— « Mais ils constituent une caste à part. Pourtant tu m’as dit que les Seigneurs croyaient à la démocratie. » Cette expression ancienne, qui l’avait frappé lorsque Orry l’avait employée, Falk n’aurait su dire au juste ce qu’elle signifiait, mais il savait qu’elle avait quelque chose à voir avec la participation de tous au gouvernement.
— « Oui, certainement, prech Ramarren. Le Conseil gouverne la Terre démocratiquement pour le bien de tous, et il n’y a pas de roi ni de dictateur. Si nous allions dans un pariitha-palace ? Si vous n’aimez pas le pariitha, on peut s’y procurer d’autres stimulants ; on peut y voir des danseurs, écouter des joueurs de tëanb. »
— « Tu aimes la musique ? »
— « Non, » dit Orry, ingénument mais un peu honteusement. « La musique, ça me donne envie de pleurer ou de crier. Naturellement, sur Werel, les animaux et les petits enfants sont seuls à chanter. Pour les grandes personnes, nous trouvons que ce ne serait pas… comme il faut. Mais les Seigneurs ont à cœur d’encourager les talents indigènes. La danse aussi, c’est quelquefois très joli…»
— « Non ! » Falk sentait une grande impatience l’envahir, la volonté d’en finir, de crever l’abcès. « J’ai une question à poser au dénommé Abundibot, s’il accepte de nous recevoir. »
— « Certainement. Il a été mon maître pendant longtemps ; je peux l’appeler avec ça. » Orry leva à sa bouche le bracelet à anneaux d’or qu’il avait au poignet. Tandis qu’il parlait dans l’appareil, Falk se rappela les prières qu’Estrel adressait en un murmure à son amulette. Comment avait-il pu être aussi obtus ? Le premier imbécile venu aurait deviné que c’était un transmetteur. Le premier imbécile venu… mais pas lui !
— « Le seigneur Abundibot nous attend. Il est dans le Palais Oriental, » annonça Orry, et ils partirent, le jeune homme jetant une fiche d’iridium au garçon qui leur ouvrait la porte en s’inclinant.
C’était une soirée de printemps orageuse ; les nuages cachaient la lune et les étoiles, mais les rues flamboyaient de lumières. Falk y marchait le cœur lourd. En dépit de toutes ses craintes, il avait été impatient de voir Elonaae, la Cité des Hommes ; mais il n’y trouvait qu’inquiétude et lassitude. Ce n’était pas ses foules qui le gênaient, et pourtant il n’avait jamais vu, aussi loin qu’allaient ses souvenirs, plus de dix maisons ou plus de cent personnes réunies. Ce n’était pas la réalité de la cité qui était accablante, mais son irréalité. Ce n’était pas une ville faite pour les hommes. Elle ne donnait pas l’impression d’avoir une histoire, des racines plongeant dans le temps et l’espace, et pourtant elle dictait sa loi au monde depuis un millénaire. On y eût cherché en vain ces bibliothèques, ces écoles, ces musées que Falk, se souvenant des télébobines anciennes de Zove, s’attendait à y trouver ; aucun monument, aucune relique, n’étaient là pour rappeler la grande époque de l’homme ; pas de grands courants intellectuels ou commerciaux. La monnaie en cours n’était qu’une largesse des Shing, car il n’existait pas de vie économique pour donner à la ville une vitalité qui lui fût propre. On prétendait que les Seigneurs étaient très nombreux sur la Terre, et pourtant ils n’y occupaient que cette seule ville, dissociée des autres comme la Terre se trouvait dissociée des autres mondes qui jadis avaient formé la Ligue. Es Toch était sans racines et se suffisait à elle-même, vivant repliée sur elle-même ; tout ce lustre, cette orgie de lumières, de machines, de visages venus de partout, cette complexité fastueuse, tout cela était bâti sur un gouffre creux. C’était la Cité du Mensonge. Prodigieuse, d’ailleurs, comme un joyau sculpté tombé au plus sauvage de la vaste Terre – prodigieuse, intemporelle, création d’un autre monde.
Falk et Orry survolèrent en glisseur un des ponts de la ville, vertigineux et sans parapets, en direction d’une tour lumineuse. Ils dominaient de haut le torrent du canyon, invisible comme l’étaient aussi les montagnes en raison de la nuit, de l’orage et des lumières aveuglantes de la ville. Des hommes-outils accueillirent les Weréliens à l’entrée de la tour, les firent monter dans un ascenseur s’ouvrant par une soupape, puis entrer dans une pièce dont les murs, sans fenêtres et translucides comme toujours, semblaient faits d’une brume bleuâtre scintillante. Les visiteurs furent invités à s’asseoir, et on leur servit une boisson dans de hautes coupes d’argent. Falk la goûta du bout des lèvres et fut surpris de constater que ce n’était autre chose que cette liqueur parfumée au genièvre qu’on lui avait offerte un jour dans l’Enclave du Kansas. Sachant combien c’était toxique, il s’abstint d’en prendre davantage ; mais Orry lampa sa coupe à grands traits, avec délectation. Abundibot entra, grand, vêtu de sa toge blanche, le visage figé comme un masque, et il congédia les hommes-outils d’un geste discret. Il s’arrêta à une certaine distance de Falk et d’Orry. Les outils avaient laissé une troisième coupe d’argent sur la petite table basse. Il leva cette coupe en guise de salut, la vida d’un trait, et dit de sa voix basse et sèche : « Vous ne buvez pas, Seigneur Ramarren ? Je pourrais vous citer un très très vieux dicton de cette planète : in vino veritas, dans le vin réside la vérité. » Un sourire s’alluma puis s’éteignit sur son visage. « Mais peut-être avez-vous soif de vérité, et non de vin ? »
— « J’ai une question à vous poser. »
— « Une seule ? » Il y avait dans cette réponse une note de moquerie tellement transparente que Falk jeta un regard sur Orry pour voir s’il l’avait saisie. Mais, occupé à sucer un tube de pariitha, ses yeux jaunes à reflets gris baissés à terre, il n’avait rien remarqué.
— « Je préférerais vous parler seul à seul pendant un moment, » dit Falk de but en blanc.
À ces mots, Orry leva les yeux, déconcerté. Le Shing répondit : « Je vous l’accorde, bien entendu. Mais, que Har Orry soit présent ou non, cela ne changera rien à ma réponse. Nous n’avons rien à lui cacher que nous puissions vous dire. Néanmoins, si vous préférez qu’il sorte, qu’il en soit ainsi. »
— « Attends-moi dans le vestibule, Orry, » dit Falk. L’enfant sortit docilement. Lorsque les lèvres verticales de la porte se furent refermées derrière lui, Falk dit – murmura, plutôt, car tout le monde murmurait en ces lieux – « Je voulais réitérer une question que je vous ai déjà posée. Je ne suis pas sûr d’avoir bien compris. Vous ne pouvez me restituer ma mémoire antérieure qu’au prix de ma mémoire actuelle – c’est bien ça ? »
— « Pourquoi me demandez-vous si c’est vrai ? Doutez-vous de ce que je vous ai affirmé ? »
— « Pourquoi… pourquoi ne vous croirais-je pas ? » répondit Falk, mais son cœur se serra car il sentait que le Shing se jouait de lui comme d’un être totalement incapable et impuissant.
— « Ne sommes-nous pas les Menteurs ? Vous ne devez pas nous croire, quoi que nous puissions vous dire. C’est là ce qu’on vous a appris chez Zove et ce que vous pensez. Nous savons ce que vous pensez. »
— « Répondez à ma question, » dit Falk, conscient de la futilité de son obstination.
— « Je vais répéter ce que je vous ai déjà dit. Je ferai de mon mieux, mais c’est Ken Kenyek qui serait le plus qualifié pour vous expliquer ces choses-là. C’est notre plus habile psychopraticien. Voulez-vous que je l’appelle ? – je suis sûr qu’il ne demandera pas mieux que de se projeter à nous. Non ? Très bien, comme vous voudrez… Voici, en termes élémentaires, la réponse à votre question : vous avez été, comme on dit, décervelé. Le décervelage est une opération, non pas chirurgicale, bien sûr, mais paramentale. Elle requiert un équipement psychoélectrique et ses effets sont naturellement beaucoup plus radicaux que ceux d’un simple blocage hypnotique. Si, donc, la restauration d’un esprit décervelé est possible, c’est en conséquence une affaire beaucoup plus sérieuse que la suppression d’un blocage hypnotique. Vous avez actuellement une mémoire et une personnalité d’emprunt, secondaires et incomplètes, que vous appelez votre moi – indûment, car, à voir les choses objectivement, cette personnalité seconde, cette bouture, n’est qu’un rudiment, un moi affectivement rabougri et intellectuellement incompétent par rapport au vrai moi qui gît en vous si profondément enfoui. Cependant, comme nous n’attendons pas de vous, car c’est impossible, que vous voyiez les choses objectivement, nous aimerions pouvoir vous assurer que la résurrection de Ramarren sera compatible avec la survie de Falk. Et nous avons été tentés de vous mentir à cet égard pour vous épargner des craintes et des hésitations et faciliter votre décision. Mais il est préférable que vous sachiez la vérité ; nous ne voudrions pas qu’il en fût autrement, et vous non plus, je pense. La vérité, la voici : lorsque nous aurons rendu à la totalité de la synaptase de votre esprit originel son état normal et son fonctionnement normal, s’il m’est permis de simplifier ainsi l’opération d’une complexité inimaginable que Ken Kenyek est prêt à entreprendre avec l’aide de ses psychoordinateurs, cette reconstitution entraînera le blocage intégral de la totalité de la synaptase secondaire que vous considérez maintenant comme étant votre moi psychique. Cette totalité secondaire sera irrémédiablement annihilée, comme par un nouveau décervelage. »
— « Pour ressusciter Ramarren, il vous faut donc tuer Falk. »
— « Nous ne tuons pas, » dit le Shing en un murmure rauque ; puis il répéta avec une intensité fulgurante en langage paraverbal : « Nous ne tuons pas ! »
Il se fit une pause.
— « Pas de gros gain sans petit sacrifice. C’est la règle, » murmura le Shing.
— « Il faut pour vivre accepter de mourir, » dit Falk, ce qui fit tressaillir le masque de son interlocuteur. « Très bien, j’accepte, je consens à être tué par vous. Mon consentement, d’ailleurs, n’importe guère, n’est-ce pas ? – et pourtant il vous le faut. »
— « Nous ne vous tuerons pas. » Le murmure prenait de l’amplitude. « Nous ne tuons pas. Nous respectons la vie. Nous vous rendrons votre vie perdue, votre moi véritable. À charge pour vous d’oublier. C’est le prix que vous devez payer ; il n’y a pas d’équivoque : pour être Ramarren, vous devez oublier Falk. Vous devez y consentir, effectivement, mais c’est tout ce que nous exigeons. »
— « Accordez-moi encore une journée, » dit Falk, et il se leva, mettant un terme à l’entretien. Il avait perdu ; il était impuissant. Et pourtant il avait fait tressaillir le masque, il avait, l’espace d’un instant, touché le mensonge jusqu’en sa chair vive ; et, en cet instant, il avait eu l’intuition que, s’il avait été assez fort, intellectuellement ou physiquement, pour l’atteindre, la vérité était à sa portée.
Falk quitta le palais avec Orry, et, quand ils furent dans la rue, il lui dit : « Viens un peu avec moi. Je voudrais te parler hors de ces murs. » Ils traversèrent la rue brillamment éclairée en direction du canyon. Ils étaient là sur ses bords, côte à côte, dans le vent froid de cette nuit de printemps, et les projecteurs du pont lançaient leurs feux au-dessus de leurs têtes et du gouffre noir dont la paroi plongeait verticalement du bord même de la rue.
— « Lorsque j’étais Ramarren, » dit Falk lentement, « étais-je en droit de te demander un service ? »
— « Tous les services, » dit Orry avec une promptitude assurée qui semblait remonter aux jours anciens de son éducation werélienne.
Falk le regarda droit dans les yeux pendant un moment. Désignant le bracelet d’or à son poignet, il lui fit signe de le détacher et de le jeter dans la gorge.
Orry ouvrit la bouche pour parler, Falk mit un doigt sur ses lèvres.
L’enfant clignota des yeux ; il hésita, puis enleva sa chaîne et la jeta dans le gouffre noir. Ensuite, il tourna vers Falk un visage où se lisait clairement la peur, le désarroi et un brûlant désir d’être approuvé.
Pour la première fois, Falk lui parla en esprit : « Tu n’as pas sur toi d’autre appareil ou ornement, Orry ? »
Le garçon ne comprit pas du premier coup. Falk était, comme il l’avait dit, un piètre télépathe à côté du Shing. Lorsqu’il eut enfin compris, Orry répondit paraverbalement et très clairement : « Non, je n’avais que le communicateur. Pourquoi m’avez-vous demandé de le jeter ? »
— « Je veux n’être écouté que de toi, Orry. »
L’enfant parut effaré et comme frappé d’une crainte religieuse. « Les Seigneurs peuvent entendre, » murmura-t-il à haute voix. « Ils entendent le langage paraverbal, d’où qu’il vienne, prech Ramarren – et je n’en suis qu’à mes premières leçons de défense mentale…»
— « Alors, parlons tout haut, » dit Falk. Il doutait cependant que les Shing pussent capter le langage télépathique, « d’où qu’il vînt », sans l’aide d’un appareil quelconque. « Voici ce que je voudrais te demander. Ces Seigneurs d’Es Toch m’ont fait venir ici, semble-t-il, pour faire revivre Ramarren et sa mémoire. Mais ils ne peuvent ou ne veulent le faire qu’au prix de mon moi actuel, de sa mémoire et de tout ce qu’il a appris sur la Terre. Or, ce prix, je refuse de le payer en dépit de l’insistance des Shing. Je refuse d’oublier ce que je sais ou ce que je pense, et d’être un outil ignorant entre leurs mains. Je refuse de mourir une seconde fois avant ma mort ! Je ne crois pas que je sois de force à leur résister, mais je veux tenter de le faire, et voici le service que je te demande…» Falk s’interrompit, hésitant entre plusieurs possibilités. En fait, il improvisait.
Le visage d’Orry, qui s’était illuminé, redevint sombre et trahit son désarroi. Il dit finalement : « Mais pourquoi ?…»
— « J’écoute, » dit Falk, qui voyait s’évaporer l’autorité éphémère qu’il avait exercée sur son cadet. En tout cas, Orry avait été ébranlé au point de lancer ce « Pourquoi ? » C’était donc le moment ou jamais de tenter une percée, pour ainsi dire, jusqu’à son jeune cerveau.
— « Pourquoi cette défiance envers les Seigneurs ? Pourquoi voudraient-ils supprimer vos souvenirs de la Terre ? »
— « Parce que Ramarren ignore ce que je sais. Et toi aussi. Et que notre double ignorance pourrait trahir le monde qui nous a envoyés ici. »
— « Mais ce monde… vous ne vous en souvenez même pas ? »
— « C’est vrai… mais je ne veux pas être l’instrument des Menteurs qui règnent sur la Terre. Écoute-moi. Voici ce que j’entrevois de leurs projets. Ils veulent me rendre mon ancien moi pour apprendre le vrai nom et la position de notre planète natale. S’ils l’apprennent, lorsqu’ils seront en train de travailler sur mon esprit, alors je crois qu’ils me tueront sur-le-champ, quitte à te raconter que l’opération m’a été fatale ; ou qu’ils me redécervelleront, auquel cas ils t’annonceront que l’opération a échoué. Sinon ils me laisseront en vie, tout au moins jusqu’au moment où je leur aurai révélé ce qu’ils veulent savoir. Et, si je ne suis que Ramarren, je serai trop ignorant pour ne pas le leur dire. Ils nous réexpédieront alors vers Werel ; seuls survivants de notre grande expédition, nous y retournerions après des siècles pour raconter à ses habitants comment, sur une Terre plongée dans les ténèbres de l’obscurantisme, les Shing, vaillamment, maintiennent allumé le flambeau de la civilisation. Les Shing qui ne sont pas les Ennemis de l’Homme, mais des Seigneurs pleins d’abnégation et de sagesse, des hommes originaires de la Terre et non des conquérants venus d’un autre monde. Voilà ce que nous dirions sur Werel des Shing bienveillants. Et l’on nous croirait. On croirait à ces mensonges auxquels nous serions les premiers à croire. Les Weréliens ne craindraient donc aucune attaque des Shing ; et ils ne feraient rien pour secourir les hommes de la Terre, les vrais, ceux qui aspirent à être délivrés du mensonge et qui vivent dans cette attente. »
— « Mais, prech Ramarren, ce ne sont pas des mensonges, » dit Orry.
Falk le regarda une minute dans la lumière diffuse, scintillante et fluctuante. Son cœur se serra, mais il dit finalement : « Veux-tu me rendre le service que je sollicite ? »
— « Oui, » murmura Orry.
— « Sans en parler à qui que ce soit ? »
— « Oui. »
— « Tout simplement ceci. Lorsque tu me verras – si tu me revois dans la peau de Ramarren… alors dis-moi ces mots : Lisez la première page du livre. »
— « Lisez la première page du livre, » répéta Orry docilement.
Il se fit une pause. Falk avait l’impression de se débattre en pure perte, comme une mouche prise dans une toile d’araignée.
— « Est-ce là le seul service que vous me demandez, prech Ramarren ? »
— « C’est tout. »
Le garçon courba la tête et marmonna une phrase dans sa langue natale, sans doute une formule de promesse solennelle. Puis il demanda : « Que vais-je leur dire pour le bracelet, prech Ramarren ? »
— « La vérité – peu importe, à condition que tu gardes l’autre secret, » dit Falk. Apparemment, les Shing n’avaient pas appris à mentir à cet enfant. Mais ils ne lui avaient pas appris à distinguer la vérité du mensonge.
Survolant de nouveau le pont en glisseur, Orry reconduisit Falk à son palais, dont les murs luisaient nébuleusement, cet édifice où il était entré naguère sous la conduite d’Estrel. Une fois seul dans sa chambre, il donna libre cours à sa peur et à sa rage, se sachant dupé et impuissant, et, lorsqu’il eut maîtrisé sa colère, il continua à arpenter sa chambre comme un ours en cage, aux prises avec la peur de mourir.
S’il les en suppliait, pourraient-ils le laisser vivre dans la peau de Falk, dont ils n’auraient rien à tirer mais rien à craindre non plus.
Non, c’était exclu, manifestement, et seule la lâcheté avait pu faire germer en lui cette idée. Il n’y avait aucun espoir de ce côté.
Pourrait-il s’échapper ?
Peut-être. Si ce grand bâtiment paraissait vide, ce pouvait être un trompe-l’œil, un piège ou, comme si souvent en cette cité, une illusion. Il avait le sentiment et la conviction qu’il était constamment épié, par l’œil ou par l’oreille, par des présences ou des dispositifs cachés. Toutes les portes étaient gardées par des hommes-outils ou des moniteurs électroniques. Mais en admettant qu’il pût s’échapper d’Es Toch, que ferait-il ensuite ?
Retrouverait-il son chemin dans les montagnes et par les plaines, puis dans la Forêt, pour atteindre enfin la Clairière où Parth… Non ! Furieux, il coupa court à ces divagations. Ce retour était impossible. Il était arrivé à Es Toch en suivant la voie qu’il s’était tracée, et cette voie il devait la suivre jusqu’à son terme, jusqu’à la mort – s’il devait en être ainsi – pour ressusciter dans le personnage d’un étranger dont l’âme avait été formée sur un autre monde.
Mais cet étranger venu d’un autre monde, il n’y avait là personne pour lui dire la vérité. Personne en qui Falk pût avoir confiance, mis à part Falk lui-même, ce qui le condamnait à mourir, et à mourir au service de l’Ennemi. Voilà ce qu’il ne pouvait supporter, ce qui lui semblait intolérable. Il arpentait toujours sa chambre plongée dans une pénombre verdâtre et feutrée. Sans entendre la foudre, il voyait au plafond les lignes troubles des éclairs. Il se refusait à servir les Menteurs, à leur dire ce qu’ils voulaient savoir. Peu lui importait Werel – tout ce qu’il imaginait à cet égard pouvait très bien être erroné, Werel même pouvait n’être qu’un mensonge, et Orry quelque chose comme Estrel, en plus perfectionné ; tout était possible. Mais Falk aimait la Terre, même s’il venait d’un autre monde. La Terre, c’était pour lui la maison de la Forêt, le soleil sur la Clairière, c’était Parth. Et c’était là ce qu’il se refusait à trahir. Il lui fallait se convaincre qu’il existait un moyen d’empêcher pareille trahison, dût-il lutter pour cela contre une force écrasante et contre la pire fourberie.
Falk tournait en rond dans son effort pour imaginer une solution inimaginable à ce problème absurde et insoluble : par quel moyen laisser un message à ce Ramarren qu’il allait devenir ? Si les Shing ne le surprenaient pas à rédiger un tel message, ils ne manqueraient pas de le découvrir une fois rédigé. Il avait songé à utiliser Orry comme intermédiaire, en lui ordonnant de dire à Ramarren : « Ne réponds pas aux questions des Shing. » Mais il avait senti qu’il ne pouvait pour cela lui faire suffisamment confiance. Il n’obéirait pas à pareil ordre et même ne pourrait s’empêcher de le divulguer. Les Shing avaient si bien manipulé l’esprit de ce garçon qu’il était devenu essentiellement leur instrument ; peut-être les Seigneurs connaissaient-ils déjà ce message, pourtant vide de sens, qu’il lui avait confié.
Il n’y avait pas d’échappatoire, pas d’issue, même si l’on était l’ingéniosité faite homme. Il ne restait à Falk qu’un seul espoir, et bien faible : qu’il pût tenir ; quel que fût le traitement subi, il s’agissait de garder prise sur lui-même, de refuser d’oublier, de refuser de mourir. Ce qui seul lui donnait lieu d’espérer que la chose pût être réalisable, c’était que les Shing avaient affirmé qu’elle était irréalisable.
Ils voulaient qu’il crût cela impossible.
Les illusions, les apparitions et les hallucinations des premières heures ou des premiers jours qu’il avait passés à Es Toch avaient donc eu pour but de le plonger dans le désarroi et de miner sa confiance en soi. N’était-ce pas là leur objectif ? Ils voulaient l’amener à se défier de lui-même, de ses croyances, de ses connaissances, de sa force. S’il en était ainsi, toutes leurs explications sur l’opération à subir ne seraient alors qu’un épouvantail ; il s’agissait de le persuader qu’il ne pouvait rien contre leurs manipulations parahypnotiques.
Ramarren avait été impuissant contre ces manipulations…
Mais Ramarren n’était pas informé de leurs pouvoirs et ne pouvait soupçonner la nature de l’opération qu’ils allaient lui faire subir, tandis que Falk était au courant. Cela pouvait changer quelque chose à l’affaire. D’autre part, la mémoire de Ramarren n’avait pas été détruite irrévocablement, comme devait l’être celle de Falk, du moins se tuaient-ils à l’affirmer ; la meilleure preuve en était qu’ils se faisaient fort de la restaurer.
Un espoir – espoir bien mince. Tout ce qu’il pouvait faire était de dire je veux survivre avec la conviction que cela pourrait se réaliser ; avec de la chance, il pouvait gagner la partie. Sinon…
Quelle chose ténue mais tenace que l’espoir – comme la confiance, mais encore davantage, pensa-t-il en arpentant sa chambre tandis que jaillissaient au-dessus de sa tête des éclairs estompés sans accompagnement sonore. Dans une période faste, on fait confiance à la vie ; dans une période néfaste, on ne vit que d’espérance. Mais confiance et espérance sont de la même essence. Elles assurent l’indispensable communication de l’esprit avec les autres esprits, avec le monde et avec le temps. Sans confiance, l’homme peut vivre, mais d’une existence inhumaine ; sans espoir, il meurt. Lorsque la communication est supprimée, lorsque les mains ne se touchent plus, l’émotion s’atrophie et l’intellect devient stérile et obsédé. Le seul rapport unissant les hommes est alors celui de maître à esclave, de victime à assassin.
Les lois sont un rempart élevé par chaque peuple contre les impulsions qu’il redoute le plus en lui-même. Tu ne tueras pas, cette loi dont les Shing se faisaient gloire était leur seule loi, tout le reste étant permis. Fallait-il en conclure que seul le meurtre les attirait vraiment ?… Redoutant en eux-mêmes ce penchant invétéré, ils prêchaient le respect de la Vie et finissaient par être dupes de leur propre mensonge.
Il n’était pas de force à lutter contre eux, à moins, peut-être, de leur opposer la seule qualité devant laquelle un menteur se trouve désarmé, l’intégrité. Il ne leur viendrait peut-être pas à l’idée qu’un homme pût vouloir désespérément être lui-même et vivre sa vie qu’il lui fût possible de leur résister même s’il se trouvait à leur merci.
Peut-être, peut-être.
Délibérément, imposant enfin une discipline à ses pensées, il prit le livre que lui avait donné le prince du Kansas, car, malgré sa prédiction, il ne l’avait pas reperdu, et le lut un instant, avec une grande concentration, avant de s’endormir.
Le lendemain matin – un matin qui pouvait être le dernier de cette existence – Orry proposa une tournée en aérocar, et Falk acquiesça en exprimant le désir de voir l’Océan Occidental. Avec une courtoisie raffinée, deux des Shing, Abundibot et Ken Kenyek, sollicitèrent le privilège d’accompagner leur hôte distingué ; ils seraient heureux, dirent-ils, de répondre à toutes les questions qu’il voudrait bien leur poser sur l’Empire terrestre, ou sur l’opération prévue pour le lendemain. Falk, à vrai dire, espérait vaguement en apprendre davantage sur le traitement qu’ils se proposaient de faire subir à son esprit afin de se préparer à y résister plus efficacement. Vain espoir. Ken Kenyek ne fit que déverser un verbiage interminable où il était question de neurones, de synapses, de récupération, de blocage, de déblocage, de drogues, d’hypnose, de parahypnose, d’ordinateur à branchements cervicaux… rien pour l’éclairer, tout pour l’effrayer. Bien vite, Falk se déclara vaincu.
L’aérocar, piloté par un homme-outil muet qui n’était guère plus, semblait-il, qu’une extension des commandes, franchit les montagnes et fila vers l’ouest en survolant les déserts, égayés par leur brève floraison printanière. Au bout de quelques minutes, les passagers virent se rapprocher d’eux la paroi de granité de la chaîne côtière. Ces montagnes ne s’étaient pas remises du cataclysme qui, deux mille ans auparavant, les avait broyées, dénudées, laissant en quelque sorte leur chair à vif, avec des pics déchiquetés surgissant de gouffres enneigés. Au-delà des crêtes s’étendait l’Océan brillamment ensoleillé ; sous ses vagues gisaient, ténébreuses, les terres englouties.
Il y avait là des cités disparues – comme il y avait dans l’esprit de Falk des cités oubliées, des lieux et des noms perdus. Tandis que l’aérocar décrivait un cercle pour repartir vers l’est, il soupira : « Demain le tremblement de terre, et Falk périra…»
— « Il faut malheureusement qu’il en soit ainsi, » dit Abundibot d’un air heureux. Du moins Falk crut-il discerner dans son ton une certaine satisfaction. Chaque fois qu’Abundibot exprimait un sentiment quelconque, son ton était si faux qu’il paraissait trahir une émotion opposée, mais ce qu’il fallait peut-être voir là c’était une totale absence d’affectivité. Avec sa face pâle, ses yeux pâles, ses traits réguliers et sans âge, Ken Kenyek ne manifestait ni ne simulait aucune émotion, soit qu’il fût en train de parler, soit qu’il se tînt immobile et sans expression comme Falk le voyait maintenant, ni serein, ni impassible mais entièrement replié sur lui-même, lointain, souverain.
L’aérocar franchit comme un éclair les étendues désertiques séparant Es Toch de la mer. Falk ne vit aucun indice d’habitations humaines en ces vastes espaces. Ils atterrirent sur le toit de l’édifice où Falk avait sa chambre. Après ces quelques heures passées en compagnie des Shing, dont la présence glaciale pesait si lourdement sur lui, il aspirait à être seul dans cette pièce aux murs nébuleux, si illusoire que fût cette solitude. Les Shing le lui accordèrent. Il avait craint d’être drogué et mystifié à nouveau par des ennemis résolus à l’affoler et à l’affaiblir, mais, apparemment, ils considéraient pareil renfort de précautions comme inutile. Falk put donc sans être dérangé arpenter son parquet translucide, ou rester assis et lire son livre. Après tout, que pouvait-il contre leur volonté ?
Maintes et maintes fois au fil des longues heures de la nuit, il reprit son livre, l’Ancien Canon. Il n’osait y faire de marques, même avec l’ongle ; il se contenta de le lire, bien qu’il le sût par cœur, avec une extrême concentration, page après page, s’abandonnant à la magie des mots, les répétant sans trêve, assis, couché ou circulant dans sa chambre, et revenant encore et toujours au début du livre, aux premiers mots de la première page :
La voie que l’on peut suivre
n’est pas la Voie éternelle.
Le nom que l’on peut donner
n’est pas le Nom éternel.
Tard dans la nuit, sous la pression de la lassitude, de la faim, des pensées qu’il s’interdisait de formuler, de la peur qu’il s’interdisait d’éprouver devant la mort, il atteignit enfin l’état de conscience auquel il tendait. Les murs s’effacèrent, son moi se détacha de lui, et il n’y eut plus rien. Il s’identifiait avec le texte du livre : il était le Verbe, le Verbe s’exprimant dans la nuit, au début des temps, sans personne pour l’entendre – la première page du temps. Oui, son moi s’était détaché de Falk, et il était devenu une entité impersonnelle, unique, éternelle.
Peu à peu, le temps reparut, les choses reprirent leurs noms, et les murs leur place. Falk relut une fois de plus la première page du livre, puis se coucha et s’endormit.
Les premiers rayons du soleil matinal donnaient au mur qu’ils frappaient l’éclat d’une émeraude lorsque deux hommes-outils vinrent le chercher. Sous leur conduite, il traversa le vestibule nébuleux et descendit les rampes de l’édifice jusqu’au niveau de la rue, où l’attendait un glisseur, sur lequel il fut dirigé, par les rues ombreuses et au-dessus du gouffre, vers une nouvelle tour. Ses guides n’étaient pas les outils qui avaient été à son service, mais deux grands cerbères muets. Se rappelant la brutalité méthodique de l’accueil qu’il avait reçu à Es Toch, cette première leçon d’un traitement destiné à lui faire perdre toute confiance en soi, il supposa que les Shing avaient craint de sa part une tentative d’évasion à la dernière minute, et lui avaient fourni pareils dragons pour le décourager de toute impulsion de cette nature.
Il fut piloté dans un dédale de salles qui aboutirent à une série de petites cabines souterraines brillamment éclairées, limitées et dominées par les écrans et les panneaux d’un immense complexe d’ordinateurs. Ken Kenyek sortit d’une de ces cabines, seul, pour l’accueillir. Falk, chose curieuse, n’avait jamais vu plus de deux Shing ensemble, et très peu en tout. Ce n’était vraiment pas le moment de résoudre cette énigme, mais il eut comme une vague réminiscence, la conscience liminale, flottante et éphémère, d’une explication possible. La voix de Ken Kenyek y mit un terme.
— « Vous n’avez pas tenté de mettre fin à vos jours la nuit dernière ? » dit le Shing d’une voix éteinte.
— « J’ai préféré vous en laisser le soin, » répliqua Falk. Mais en fait, le suicide était la seule issue à laquelle il n’eût pas songé.
Ken Kenyek ne daigna pas relever cette saillie, bien qu’il eût paru prêter à Falk une oreille attentive. « Tout est prêt, » dit-il. « Vous voyez ici les mêmes panneaux de travail et exactement les mêmes connexions que celles qui, il y a six ans de cela, servirent à bloquer votre structure primaire mentale et paramentale. La suppression de ce blocage ne devrait pas faire de difficulté ni provoquer de traumatisme, votre consentement étant acquis. Le consentement est la condition essentielle d’une restauration, mais non de l’opération inverse. Vous êtes prêt ? » Et, presque en même temps qu’il prononçait ces mots, il les adressa à Falk en un langage télépathique d’une clarté éclatante : « Vous êtes prêt ? »
Il écouta attentivement la réponse de Falk, elle aussi paraverbale : « Je suis prêt. »
Comme s’il paraissait satisfait de cette réponse ou de ses résonances empathiques, le Shing fit un signe de tête affirmatif et dit de sa voix basse et monotone : « Je vais donc commencer sans drogues. Les drogues offusquent la clarté des opérations parahypnotiques ; il est préférable de s’en passer. Asseyez-vous ici. »
Falk s’exécuta en silence, s’efforçant d’imposer le même silence à son esprit.
Un assistant entra, obéissant à un signal muet, et se dirigea vers Falk tandis que Ken Kenyek s’asseyait devant un des tableaux de l’ordinateur comme un musicien devant son instrument. Falk eut un souvenir fugitif du grand chresmodrome de la salle du trône chez le prince du Kansas, des prestes mains noires qui avaient voltigé au-dessus, faisant et défaisant certains schémas capricieux de perles, d’étoiles, de pensées…
Un voile noir lui couvrit les yeux et l’esprit. Il sentit qu’on lui fixait quelque chose sur la tête, cagoule ou calotte ; puis il ne perçut plus rien que les ténèbres, des ténèbres infinies, la nuit. Dans cette nuit, une voix disait un mot à son esprit, un mot qu’il était tout près de comprendre. Le même mot répété à n’en plus finir, ce mot, ce mot, ce nom… Comme jaillit un éclair, sa volonté de survivre jaillit flamboyante, et il l’exprima en un effort terrible alors que toutes les chances étaient contre lui, il l’exprima silencieusement : je suis Falk.
Puis ce fut la nuit.