Imaginez les ténèbres.
Dans ces ténèbres, celles d’espaces infinis que ne trouble pas le soleil, un esprit muet s’éveilla. Il était plongé dans le chaos, en un monde dont il ne pouvait rien déchiffrer. Il n’avait pas de langage, et il ne savait pas que les ténèbres étaient la nuit.
Lorsque la lumière se fit, une lumière dont il n’avait pas souvenance, son corps se mit en mouvement. Il rampait, courait à quatre pattes ou bien se redressait, mais sans aller nulle part. Il n’avait pas de chemin à suivre dans le monde où il se trouvait, car un chemin suppose un départ et une arrivée. Tout s’embrouillait autour de lui, et tout résistait. Dans la confusion de son être, il se sentait poussé à se mouvoir par des forces qui pour lui n’avaient pas de nom : la terreur, la faim, la soif, la douleur. Le monde extérieur lui apparaissait comme une sombre forêt où il tâtonnait en silence. Puis vint la nuit, et ce fut là une force supérieure qui l’immobilisa. Mais quand revint la lumière, il repartit à l’aveuglette. Lorsqu’il se trouva soudain dans la Clairière inondée de soleil, il se dressa et resta debout un moment. Puis il couvrit ses yeux de ses mains et poussa un cri.
Assise à son métier à tisser dans le jardin ensoleillé, Parth le vit à la lisière de la Forêt. Elle appela les autres. Son esprit était en alerte, mais elle n’éprouvait aucune crainte. Les autres étaient à peine sortis de la maison qu’elle avait déjà traversé la Clairière pour rejoindre cet être étrange accroupi parmi les hautes herbes de l’été. Lorsqu’ils s’en approchèrent, ils virent Parth lui mettre la main sur l’épaule, se pencher sur lui, et lui parler avec douceur.
Elle se tourna vers les siens avec un air étonné.
— « Voyez-vous ses yeux ? dit-elle.
C’étaient en effet des yeux bien étranges. Percé d’une large pupille, l’iris s’allongeait en un ovale d’une couleur d’ambre grisâtre qui ne laissait aucune place au blanc de l’œil. « On dirait un chat, » dit Garra. « On dirait un œuf qui n’a que du jaune, » dit Kaï, exprimant ainsi le malaise et la pointe de répugnance causés par cette différence légère mais essentielle. Par ailleurs l’étranger paraissait n’être autre chose qu’un homme, sous la boue, les égratignures et la saleté dont il avait couvert son visage et son corps nu en se démenant sans but dans la forêt ; tout au plus avait-il la peau un peu plus pâle que les êtres bruns qui l’entouraient alors, discutant tranquillement sur lui tandis qu’il restait accroupi au soleil, se faisant tout petit, tremblant d’épuisement et de peur.
Parth le regarda droit dans les yeux, ces yeux étranges, mais sans y allumer la moindre étincelle de connaissance humaine. Il était sourd à leur langage et ne comprenait pas leurs gestes.
— « Déraison innée ou acquise, » dit Zove. « D’autre part il meurt de faim, mais nous pouvons y remédier. » À ces mots, Kaï et le jeune Thurro conduisirent le malheureux à la maison, et il fallut presque le traîner car il avait à peine la force de marcher. Parth et Œil de Daim le nourrirent, le nettoyèrent tant bien que mal et le mirent sur une paillasse, avec, pour l’y maintenir, une injection de somnifère dans les veines.
— « Est-ce un Shing ? » demanda Parth à son père.
— « Et toi ? Et moi ? Tu es bien naïve, ma chère, » répliqua Zove. « Si je pouvais répondre à cette question, je pourrais libérer la Terre. En tout cas, j’espère découvrir s’il est sain ou faible d’esprit, ou fou, d’où il vient et où il est allé chercher ces yeux jaunes. Les hommes sont-ils, dans leur décadence, devenus si dégénérés qu’ils se soient mis à se croiser avec des chats et des faucons ? Demande à Kretyan de monter aux vérandas, ma fille. »
Sur les pas de Kretyan, sa cousine aveugle, Parth monta l’escalier menant à la terrasse ombragée et aérée où dormait l’étranger. Zove et sa sœur Karell, surnommée Œil de daim, les y attendaient. Tous deux étaient assis jambes croisées, le dos droit ; Œil de Daim jouait avec son chresmodrome, Zove était inoccupé. Ils avaient, en leurs vieux jours, conservé une expression sereine sur leurs larges visages bruns au regard éveillé. Les jeunes filles étaient assises auprès d’eux, se gardant de rompre le silence, un silence détendu. Parth avait la peau d’un brun roussâtre, et une longue chevelure noire brillante, ondoyante. Le torse nu, elle portait une culotte lâche, lamée, descendant jusqu’aux genoux. Kretyan, un peu plus âgée, était très brune et frêle ; un bandeau rouge couvrait ses yeux aveugles et maintenait en arrière son épaisse chevelure. Comme sa mère, elle portait une tunique faite d’une étoffe façonnée, d’un tissage délicat. Il faisait chaud. En bas, dans le jardin et sur les champs onduleux de la Clairière, l’après-midi brûlait de tous ses feux. De tous côtés, si près de cette aile de la maison que sa lisière ombrageait de ses branches chargées de feuilles, si loin en d’autres directions qu’elle s’estompait dans une brume bleutée, la Forêt les entourait, bruissante de mille cris d’oiseaux.
Zove et sa sœur, Parth et sa cousine, restèrent tous quatre immobiles pendant un bon moment, unis mais indépendants, muets mais en communion. « La perle d’ambre ne cesse de se glisser dans le schème de la Vastitude, » dit Œil de Daim en souriant ; et elle posa à terre son chresmodrome, sorte de châssis contenant des fils entrecroisés où étaient enfilées des perles.
— « Toutes tes perles vont se perdre dans la Vastitude, » dit son frère. « C’est un effet de ton mysticisme refoulé. Tu finiras comme ta mère, tu verras, ta mère qui voyait des schèmes même dans un chresmo vide. »
— « Refoulée, moi ? Foutaises ! » répliqua Œil de Daim. « Je n’ai jamais rien refoulé dans ma vie ! »
— « Kretyan, » dit Zove, « les paupières de cet homme ont bougé. Il est peut-être dans une phase de rêve. »
La jeune aveugle se rapprocha de la paillasse. Elle tendit la main, et Zove la guida avec douceur vers le front de l’étranger. Et tous se turent de nouveau. Ils écoutaient. Mais seule Kretyan pouvait entendre.
Elle leva enfin sa tête penchée dont les yeux ne voyaient pas.
— « Rien, » dit-elle d’une voix quelque peu tendue.
— « Rien ? »
— « Le chaos – le vide. Il n’a pas d’esprit. »
— « Kretyan, écoute-moi, je vais te le décrire. Ses pieds ont marché, ses mains ont travaillé. Il a un visage relaxé par le sommeil et l’hypnotique, mais seul un esprit pensant a pu le buriner ainsi, y creuser ces lignes. »
— « Comment était-il avant de s’endormir ? »
— « Terrifié, » dit Parth. « Terrifié, hébété. »
— « C’est peut-être un étranger, » dit Zove, « pas un Terrien, et pourtant comment serait-ce possible ?… Mais peut-être a-t-il une manière de penser différente de la nôtre ? Fais encore un essai pendant qu’il rêve. »
— « Je veux bien, mon oncle. Mais je ne perçois aucun psychisme, aucune émotion réelle, aucune orientation. L’esprit d’un bébé, c’est quelque chose d’effrayant, mais ça… c’est pire – c’est la nuit et une sorte de vide chaotique. »
— « Alors, ne t’y risque pas, » dit Zove avec sérénité. « Il est dangereux pour l’esprit de se mêler au non-esprit. »
— « Il est plongé dans une nuit pire que la mienne, » dit la jeune fille. « Voici un anneau à sa main…» Elle avait posé sa propre main sur celle du sujet, par compassion ou comme pour quêter son pardon inconscient pour avoir essayé de surprendre ses rêves.
— « Oui, une bague en or sans aucune marque ni dessin. C’est là tout ce qu’il portait. Et son esprit a été dénudé comme sa chair. Pauvre brute, il nous arrive de la Forêt – mais qui l’y a lâché ? »
Toute la maisonnée de Zove, mis à part les enfants, se réunit cette nuit-là dans la grande salle du bas. Par ses hautes fenêtres ouvertes à l’air humide de la nuit, la lueur des étoiles, la présence des arbres et le murmure du ruisseau pénétraient dans la pièce faiblement éclairée, si bien qu’entre ces êtres proches l’un de l’autre et entre les paroles qu’ils prononçaient, il y avait place pour les ombres, le vent nocturne et le silence.
— « Comme toujours, la vérité évite l’Étranger, » dit le Maître de maison de sa voix profonde. « Cet étranger nous laisse le choix entre plusieurs hypothèses improbables. Est-ce un idiot congénital qui a échoué ici par pur hasard ? Mais, dans ce cas, qui l’a égaré ? Est-ce un homme dont le cerveau a été altéré accidentellement ou de propos délibéré ? Est-ce un Shing qui, pour masquer son esprit, feint de ne pas en avoir ? Il se peut enfin que ce ne soit ni un homme ni un Shing ; mais alors, qu’est-ce que c’est ? Aucune de ces hypothèses ne peut être prouvée ni réfutée. Qu’allons-nous en faire ? »
— « Voyons si nous pouvons l’éduquer, » dit Rossa, la femme de Zove. Metock, fils aîné du maître, prit la parole :
— « S’il est éducable, nous devons nous en défier. Peut-être a-t-il été envoyé ici justement pour être instruit par nous, pour apprendre tout de nos usages, de nos intuitions, de nos secrets, comme un chat élevé par des souris trop bonnes. »
— « Je ne suis pas une souris trop bonne, » dit le Maître. « Tu crois donc que c’est un Shing ? »
— « Ou un outil à leur service. »
— « Nous sommes tous des outils au service des Shing. Que faut-il en faire à ton avis ? »
— « Le tuer avant qu’il se réveille. »
Le vent soufflait avec douceur, un engoulevent lança son appel dans la Clairière humide, étoilée.
— « Je me demande, » dit la Doyenne, « si ce ne serait pas une victime des Shing plutôt que leur instrument. Peut-être ont-ils détruit son esprit pour le punir d’une chose qu’il a faite ou pensée. Irions-nous alors consommer leur châtiment ? »
— « Ce serait une charité, » dit Metock.
— « La mort est une fausse charité, » dit la Doyenne avec amertume.
Ils continuèrent un moment à discuter ainsi de ce problème, sans nervosité mais avec une gravité qui reflétait à la fois un souci moral et une préoccupation plus pesante, plus angoissée, qui, sans jamais s’expliciter, apparaissait en filigrane chaque fois que l’un d’entre eux prononçait le mot Shing. Parth ne prenait pas part à la discussion car elle n’avait que quinze ans mais elle écoutait intensément. Un lien de sympathie l’attachait à l’étranger et elle voulait qu’il vécût.
Rayna et Kretyan se joignirent au groupe ; Rayna avait fait subir à l’étranger tous les tests physiologiques possibles, Kretyan se tenant à ses côtés pour capter toute réaction mentale éventuelle. Tout ce qu’elles pouvaient dire jusque-là, c’est que le système nerveux du sujet, les zones sensorielles et le potentiel moteur de son cerveau semblaient normaux, et que, pourtant, ses réactions physiques et sa coordination motrice étaient comparables, en gros, à celles d’un enfant d’un an ; quant aux excitations des centres de la parole, elles n’avaient provoqué aucune espèce de réaction. « La force d’un homme, la capacité de coordination d’un bébé, un esprit vide, » dit Rayna.
— « Si nous ne le tuons pas comme une bête sauvage, » dit Œil de Daim, « alors il va nous falloir l’apprivoiser comme une bête sauvage. »
Kaï, le frère de Kretyan, prit la parole. « Il semble que cela vaille le coup d’essayer. Qu’on le confie à quelques-uns des jeunes parmi nous, et nous verrons ce qu’on peut en faire. Après tout, on peut attendre pour lui enseigner les Canons Ésotériques. En tous cas, il faut commencer par lui apprendre à ne pas mouiller son lit… Je veux savoir si c’est un être humain. Croyez-vous qu’il en soit un, Maître ? »
Zove étendit ses larges mains. « Qui sait ? Peut-être le saurons-nous quand nous aurons le résultat des analyses de sang de Rayna. Je n’ai jamais entendu dire qu’un Shing pouvait avoir les yeux jaunes ou se différencier visiblement des Terriens. Mais si ce n’est ni un Shing ni un homme, que peut-il bien être ? Aucun habitant des autres mondes jadis connus n’a mis pied sur la Terre depuis douze cents ans. Je suis comme toi, Kaï, j’incline à le garder avec nous par pure curiosité, quitte à en assumer les risques. »
C’est ainsi que le visiteur eut la vie sauve.
Il donna d’abord peu de mal aux jeunes gens qui s’en occupaient. Il recouvrait ses forces lentement, dormant de longues heures, assis ou couché tranquillement presque tout le temps qu’il passait éveillé. Parth le baptisa Falk, ce qui, dans le dialecte de la Forêt orientale, voulait dire « jaune », cela en raison de son teint jaunâtre et de la couleur de ses yeux opalins.
Un matin, plusieurs jours après son arrivée, Parth, étant parvenue à une partie de l’étoffe qu’elle tissait et où ne s’inscrivait plus aucun motif, abandonna son métier mû par l’énergie solaire, le laissant continuer à ronronner seul dans le jardin, et elle monta sur la terrasse protégée de paravents où « Falk » se tenait. Il ne la vit pas entrer. Il était assis sur sa paillasse, regardant intensément le ciel d’été voilé de brume. Son éclat aveuglant fit pleurer ses yeux, et il les frotta vigoureusement de la main, puis, voyant cette main, la regarda avec étonnement, inspectant son dos, puis sa paume, repliant, puis étendant les doigts en fronçant les sourcils. Ensuite, il leva de nouveau les yeux vers la blancheur éblouissante du soleil, et lentement, comme à tâtons, étendit vers lui sa main ouverte.
— « C’est le soleil, Falk, » dit Parth. « Soleil…»
— « Soleil, » répéta-t-il, le regardant fixement, se concentrant sur lui, la vacuité de son être étant comblée par la lumière du soleil et le son du nom qui le désignait.
Ainsi commença son éducation.
Parth monta de la cave et, traversant l’ancienne cuisine, vit Falk accroupi, le menton sur les genoux, à l’une des fenêtres ; il était seul et regardait tomber la neige à travers la vitre encrassée. Cela faisait une dizaine de jours qu’il avait frappé Rossa et qu’on avait dû l’enfermer jusqu’à ce qu’il se fût calmé. Depuis lors, il était buté et refusait de parler. C’était étrange de voir ce visage d’homme assombri et comme émoussé par un chagrin d’enfant boudeur et obstiné. « Viens t’asseoir auprès du feu, Falk, » dit la jeune fille, mais sans s’arrêter pour l’attendre.
Une fois dans la grande salle, près du feu, elle l’attendit un moment, mais, comme il ne venait pas, chercha une occupation pour se remonter le moral. Elle ne trouva rien à faire ; il n’y avait rien pour elle que la neige qui tombait, des visages trop familiers, des livres qui parlaient de choses situées bien loin dans l’espace et dans le temps, des choses qui avaient cessé d’être vraies. Tout autour de la maison silencieuse et de ses cultures s’étendait la forêt silencieuse, interminable, monotone, indifférente ; les hivers se succédaient et jamais elle ne quitterait cette maison, car où pouvait-elle aller, que pouvait-elle faire ?…
Sur une des tables vides, Ranya avait laissé son tëanb, un instrument à touches qui passait pour être d’origine hainienne. Parth choisit un air mélancolique caractéristique du « mode gradué » de la Forêt orientale, puis réaccorda l’instrument selon la gamme utilisée dans son pays d’origine, et recommença. Ce n’était pas une joueuse de tëanb experte et elle devait tâtonner pour trouver les notes, tirant chacune d’elles en longueur pour ne pas interrompre la mélodie tandis qu’elle cherchait la note suivante.
Plus loin que le bruit du vent dans les arbres
Plus loin que les mers assombries par les tempêtes,
Sur les marches de pierre ensoleillée
La belle fille d’Airek se dresse.
Elle perdit, puis retrouva l’air de la chanson :
… se dresse, silencieuse, les mains vides.
C’était une légende qui se perdait dans la nuit des temps et venait d’un monde incroyablement éloigné, et pourtant ces paroles et cet air faisaient partie depuis des siècles de l’héritage de l’homme. Parth continua à chanter d’une voix très douce, seule dans la grande pièce éclairée par le feu. La neige et le crépuscule en assombrissaient les fenêtres.
Elle entendit un bruit derrière elle et, se retournant, elle vit Falk qui se tenait là, ses yeux étranges mouillés de larmes.
— « Parth… arrête…» dit-il.
— « Falk, qu’y a-t-il ? »
— « Ça me fait mal, » dit-il, détournant son visage, qui ne reflétait que trop clairement son esprit incohérent et désarmé.
— « Je chante donc si mal ? » dit-elle pour le taquiner. Mais elle était émue et cessa de chanter. Plus tard, elle vit Falk auprès de la table où était posé le tëanb. Il leva la main vers cet instrument mais n’osa pas le toucher ; on eût dit qu’il craignait de relâcher ce doux et implacable démon qu’il renfermait, ce démon qui avait poussé son cri sous les mains de Parth et avait changé sa voix en musique.
— « Mon enfant apprend plus vite que le tien, » dit Parth à sa cousine Garra, « mais le tien pousse plus vite. Heureusement ! »
— « Le tien est bien assez grand comme ça, » reconnut Garra, portant son regard sur les « deux » enfants ; ils étaient au bord du ruisseau, de l’autre côté du potager, Falk portant sur les épaules le bébé de Garra, âgé d’un an. En ce début d’après-midi estival, on entendait un strident concert de moucherons et de grillons. Les cheveux de Parth, tout en boucles noires, collaient à ses joues tandis que, d’une main agile, elle actionnait la navette de son métier à tisser, au-dessus de laquelle se dressaient, en fil d’argent sur fond gris, les têtes et les cous d’une rangée de hérons dansants. À dix-sept ans elle était, parmi les femmes, la plus habile tisseuse. L’hiver ses mains étaient tachées par les produits chimiques dont étaient faites ses différentes fibres textiles et par les teintures dont elles étaient colorées ; et tout l’été elle était à son métier solaire, tissant les étoffes délicates aux motifs variés conçus par son imagination.
— « Petite araignée, » lui dit sa mère, « une plaisanterie est une plaisanterie. Mais un homme est un homme. »
— « Oui, tu veux que j’accompagne Metock jusque chez les Kathol pour y troquer mes hérons contre un mari. C’est bien ça ? » dit Parth.
— « Je n’ai jamais rien dit de tel, il me semble, » dit sa mère, et elle continua à désherber ses plants de laitue.
Falk arriva par le sentier. Il avait le bébé sur les épaules, louchait sous l’éclat du soleil et souriait d’un air bienveillant. Il posa son fardeau sur l’herbe et lui dit comme s’il parlait à une grande personne : « Il fait plus chaud ici, n’est-ce pas ? » Puis, se tournant vers Parth, il lui demanda avec la gravité candide qui le caractérisait : « La Forêt a-t-elle une fin, Parth ? »
— « On dit que oui. Les cartes diffèrent toutes les unes des autres… Mais en allant par là on arrive enfin à la mer, et par là à la Prairie. »
— « La Prairie ? »
— « Des herbages à ciel ouvert. Un peu comme la Clairière, mais ça s’étend sur des milliers de kilomètres jusqu’aux montagnes. »
— « Les montagnes ? » demanda-t-il, tel un enfant qui, dans son innocence, vous harcèle de questions.
— « De hautes collines avec de la neige qui ne fond jamais sur leurs sommets. Comme ceci. »
Ayant à interrompre son tissage pour remettre sa navette en position, Parth, de ses longs doigts bruns, figura la forme d’un pic.
Les yeux jaunes de Falk s’illuminèrent soudain, et son visage prit une expression intense.
— « Sous le blanc, » dit-il, « il y a du bleu, et, en dessous, les… les lignes… les collines au loin. »
Parth le regarda sans mot dire. Une grande partie de ce qu’il savait avait sa source en elle, car c’est elle qui, toujours, avait su l’instruire. Il se refaisait une vie par un processus inséparable de la croissance de la jeune fille. Leurs esprits étaient très étroitement liés.
— « Je vois ça… je l’ai vu. Je m’en souviens, » balbutia Falk.
— « Est-ce une projection ? »
— « Non. Je ne l’ai pas lu dans un livre. C’est dans mon esprit. Je m’en souviens, c’est vrai. Quelquefois, je vois ça en m’endormant. Je n’en connaissais pas le nom : la Montagne. »
— « Saurais-tu la dessiner ? »
Agenouillé à côté de Parth, il fit dans la poussière un rapide croquis : un cône irrégulier et, à ses pieds, deux lignes de collines. Garra tendit le cou pour voir le croquis.
— « Et c’est blanc de neige ? » demanda-t-elle.
— « Oui. C’est comme si je voyais ça à travers quelque chose – une grande fenêtre, grande et placée très haut… Est-ce que ça me vient de ton esprit, Parth ? » demanda-t-il non sans quelque anxiété.
— « Non, » dit la jeune fille. « Chez nous personne n’a jamais vu de hautes montagnes. Je crois qu’il n’y en a pas de ce côté-ci du Fleuve Intérieur. Elles doivent être bien loin d’ici, bien loin. » Elle parlait comme une personne prise d’un frisson.
Leurs rêves furent comme entamés par un bruit semblable à celui d’une scie, un ronronnement haché, d’une étrangeté mystérieuse. Falk, réveillé, s’assit aux côtés de Parth ; péniblement, leurs yeux ensommeillés se dirigèrent vers le nord, là où se faisait entendre, par vagues, un lointain vrombissement, au-dessus de l’obscurité de la Forêt, dans un ciel où blanchissaient les premières lueurs du jour. « Un aérocar, » chuchota Parth. « J’en ai déjà entendu un, il y a longtemps…» Elle frissonna. Falk lui entoura les épaules de son bras, en proie au même malaise, le sentiment d’une présence néfaste, lointaine, inconnue, qui passait là-bas au nord en bordure de l’aurore.
Le bruit s’évanouit ; dans le vaste silence de la Forêt quelques oiseaux se mirent à chanter – aubade automnale avec personnel réduit. Falk et Parth se recouchèrent ; il faisait si bon et ils se sentaient si divinement bien dans les bras l’un de l’autre ; mal réveillé, Falk se rendormit. Lorsque Parth l’embrassa et s’esquiva pour aller au travail, il murmura : « Reste encore un peu… petit faucon, ma petite…» Mais elle partit en riant et il continua à somnoler un moment, incapable encore de se hisser hors du doux bain de paix et de plaisir où il avait été plongé.
Les rayons horizontaux d’un soleil radieux l’éblouissaient. Il se retourna, puis s’assit en bâillant et fixa le feuillage rouge d’un chêne touffu qui s’élevait près de la véranda où il dormait. Il s’aperçut que Parth, en le quittant, avait mis en marche son hypnophone sous son oreiller ; l’appareil, en un murmure doux et continu, débitait une révision de la théorie cétienne des nombres. Cela le fit rire, et le froid de cette belle matinée de novembre acheva de le réveiller. Il enfila sa chemise et sa culotte, faits d’une grosse étoffe foncée que Parth avait tissée et qu’Œil de Daim avait coupée et ajustée à ses mesures, et s’appuya à la balustrade de bois de la véranda, regardant, au-delà de la Clairière, les teintes brunes, rouges et or de la forêt sans fin.
Fraîche, calme, suave, c’était une matinée semblable à celles qu’avaient connues les premiers habitants de cette Terre lorsqu’ils s’éveillaient dans leurs frêles habitations pointues et qu’ils en sortaient pour voir le soleil s’élever au-dessus de leur sombre Forêt. Les matinées se ressemblent toutes, les automnes aussi, mais nombreuses sont les années comptées par les hommes. Il y avait eu sur cette Terre une première race… puis une seconde, celle des conquérants ; les uns et les autres avaient disparu, peuple conquis et peuple conquérant, des millions de vies humaines toutes englouties en un vague point de l’horizon des temps passés. L’homme avait conquis les étoiles, puis les avait perdues. Mais les années avaient passé, tant d’années que la forêt des premiers âges, entièrement détruite pendant la période historique de l’humanité, avait repoussé. Et dans l’histoire d’une planète, histoire si vaste et obscure, c’est une chose qui compte le temps qu’il faut pour faire une forêt. Cela demande un bon moment. Et toutes les planètes n’en sont pas capables ; ce n’est pas une chose qui arrive souvent, cet entrelacement des premiers rayons d’un frais soleil avec l’ombre et la complexité d’innombrables branches agitées par le vent…
Cette matinée, Falk en jouissait peut-être d’autant plus intensément qu’il y avait derrière elle si peu d’autres matinées, un si petit nombre de jours dont il pût se souvenir entre les ténèbres et l’homme qu’il était devenu. Après avoir écouté discourir une mésange dans le chêne, il s’étira, se gratta la tête énergiquement et descendit retrouver ses hôtes pour partager leurs travaux et leur compagnie.
La maison de Zove était un édifice élevé, plein de coins et de recoins, bâti de pierre et de bois, tenant du chalet, de la ferme et du château. Son aspect avait quelque chose de primitif : sombres escaliers, âtres et caves de pierre, planchers nus en tuile ou en bois. Mais, dans le détail, elle n’avait rien d’inachevé ; elle était parfaitement étanche et ignifugée ; et dans sa fabrication comme dans les commodités qu’elle offrait, il entrait des dispositifs d’un haut degré de perfection – plaisante lumière jaunâtre de l’éclairage par fusion, phonothèque, bibliothèque et iconothèque, divers engins et appareils ménagers ou agricoles, et puis certains instruments plus perfectionnés et plus spécialisés remisés dans les ateliers de l’aile est. Tout cela faisait partie intégrante de la maison ; c’était là qu’on l’avait construit ou dans quelque autre maison de la Forêt. Les machines étaient robustes et simples, faciles à réparer ; ce qui était fragile et irremplaçable, c’étaient les connaissances présidant à l’emploi de telle ou telle source d’énergie.
Le point faible de cette technologie, c’était son champ réduit. Si la bibliothèque témoignait d’une familiarité avec l’électronique, qui était devenue une seconde nature, si les garçons construisaient volontiers de petites télévisions pour communiquer d’une chambre à l’autre, en revanche il n’y avait ni poste de télévision, ni téléphone, ni radio, ni télégraphe dont la portée d’utilisation dépassât les limites de la Clairière ; il n’existait pas d’instruments de communication à distance. Il y avait bien dans l’aile est un ou deux aéroglisseurs fabriqués sur place, mais là encore c’était surtout pour servir de jouets aux enfants. Ces engins étaient difficiles à manier dans les bois, sur les mauvaises pistes d’une sylve inculte. Lorsqu’on se rendait à une maison quelconque, en visite ou pour faire du troc, on y allait à pied, à cheval à la rigueur si la route était longue.
Travaux ménagers et travaux agricoles étaient des tâches faciles, sans corvée pénible pour personne. En fait de confort, la maison était propre et bien chauffée – rien de plus ; la nourriture était saine mais monotone. L’existence qu’on menait en ces lieux avait la terne uniformité d’une vie de communauté, une frugalité saine et sereine. Sérénité et monotonie étaient engendrées par l’isolement. La maison la plus proche, celle des Kathol, était à près de cinquante kilomètres au sud. Autour de la Clairière s’étendait la forêt interminable, indéfrichée, inexplorée, indifférente. La forêt vierge, et au-dessus d’elle le ciel. Impossible, ici, de fermer ses portes à l’élément inhumain, de circonscrire la vie de l’homme, comme dans les cités d’antan, pour la réduire à l’échelle humaine. Conserver intact si peu que ce fût d’une civilisation complexe dans une si petite communauté, c’était là une œuvre remarquable et périlleuse, bien que cela parût tout naturel à la plupart de ses membres : c’était leur mode de vie, et ils n’en connaissaient pas d’autre. Falk voyait les choses d’un autre œil que les enfants de la maison, car il ne pouvait oublier qu’il était sorti de l’immensité d’une nature inhumaine et barbare dans un état d’aussi sinistre solitude que celle des animaux sauvages qui y rôdaient, et que tout ce qu’il avait appris chez Zove était comme une chandelle unique brûlant dans un grand désert de ténèbres.
Au petit déjeuner – pain, fromage de chèvre, bière brune – Metock le pria de l’accompagner à la chasse aux cerfs pour la journée. Falk en fut heureux. Le « frère aîné » était un chasseur habile, et il avait su profiter de ses leçons ; c’était là, enfin, un terrain d’entente entre Falk et Metock. Mais le Maître s’interposa : « Emmène Kaï aujourd’hui, mon fils. Je voudrais parler avec Falk. »
Chacun des habitants de la maison avait une chambre personnelle, pour étudier, bricoler ou dormir en cas de froid glacial ; celle de Zove était petite, haute et claire, avec des fenêtres à l’ouest, au nord et à l’est. Portant son regard sur la Forêt au-delà des chaumes d’automne et des champs en jachère, le Maître dit :
— « C’est là, près de ce hêtre pourpre, que Parth t’a découvert, je crois. Cela fait cinq ans et demi. Comme c’est loin ! N’est-il pas temps que nous parlions de toi ? »
— « Oui, peut-être, Maître, » dit Falk, sur ses gardes.
— « Il était difficile d’évaluer ton âge lorsque tu es arrivé, mais je t’ai donné environ vingt-cinq ans. Que te reste-t-il de ces vingt-cinq ans ? »
Falk tendit un moment la main gauche. « Une bague, » dit-il.
— « Et le souvenir d’une montagne ? »
— « Le souvenir d’un souvenir, » dit Falk avec un haussement d’épaules. « Et souvent, comme je vous l’ai dit, je surprends un moment dans mon esprit le son d’une voix, ou bien l’impression d’un mouvement, d’un geste, d’une distance. Ce sont des choses qui n’ont pas leur place dans le souvenir des jours que j’ai vécus avec vous. Mais elles ne forment pas un tout intelligible. »
Zove s’assit sur la banquette de la fenêtre et fit signe à Falk d’en faire autant. « Tu es arrivé pleinement développé, avec une motricité intacte. Mais, même compte tenu de cet avantage, tu as appris avec une rapidité étonnante. Je me suis demandé si les Shing, lorsqu’ils ont jadis jeté les bases d’une génétique humaine destinée à éliminer une grande partie des peuples colonisés, n’ont pas pris la docilité et la stupidité comme critères sélectifs des êtres à conserver, et si tu ne viens pas d’une race de mutants qui, d’une manière ou d’une autre, auraient déjoué les calculs des Shing. Je ne sais pas ce que tu étais, sauf ceci : un homme d’une haute intelligence… Et c’est ce que tu es redevenu. J’aimerais savoir ce que tu penses toi-même de ton passé mystérieux. »
Falk garda le silence un moment. C’était un homme de petite taille, sec, bien fait. Son visage expressif au regard vif était alors assombri par l’appréhension, reflétant ses sentiments avec la même candeur qu’un visage d’enfant. Enfin, prenant visiblement son courage à deux mains, il dit : « Lorsque Rayna me donnait des leçons l’été dernier, elle m’a montré en quoi je diffère de la norme génétique humaine. Et c’est une différence infime… une ou deux spires d’hélice, c’est tout. C’est comme la différence entre WEI et O. » C’était une référence au Canon, qui exerçait sur Falk une vive fascination, et Zove le regarda en souriant, mais le jeune homme était grave… « Quoi qu’il en soit, » poursuivit-il, « il ne fait aucun doute que je ne suis pas humain. Suis-je un phénomène biologique ? ou un mutant créé accidentellement ou délibérément ? ou un extra-terrestre ? Le plus vraisemblable, à mon avis, c’est que je suis le rebut d’une expérience génétique ratée… Comment le savoir ? Je préférerais pouvoir dire que je suis un extra-terrestre, un être d’un autre monde. Cela signifierait qu’à tout le moins je ne suis pas le seul de mon espèce dans l’univers ! »
— « Qui te dit qu’il existe d’autres mondes habités ? »
Falk leva les yeux, troublé. Avec la crédulité d’un enfant mais la logique d’un homme, il alla droit à cet argument :
— Avons-nous des raisons de penser que les autres mondes de la Ligue ont été détruits ? »
— « Avons-nous des raisons de penser que les autres mondes ont jamais existé ? »
— « Oui, à en croire ce que vous m’avez enseigné, ce que disent les livres, les ouvrages historiques…»
— « Tu y crois ? Tu crois tout ce que nous te disons ? »
— « Que croirais-je d’autre ? » Le sang lui monta au visage. « Pourquoi me mentiriez-vous ? »
— « Nous pourrions avoir deux bonnes raisons, au choix, de te mentir jour et nuit sur toute chose : soit parce que nous sommes des Shing, ou soit parce que nous voyons en toi leur serviteur. »
Il y eut une pause. « Je pourrais être leur serviteur sans jamais le savoir, » dit Falk en baissant les yeux.
— « C’est possible, » dit le Maître. « Oui, Falk, ce n’est pas une possibilité que tu puisses exclure. Parmi les nôtres, Metock a toujours pensé que tu étais un esprit programmé, comme on dit – ce qui n’empêche qu’il ne t’a jamais menti. Aucun de nous ne t’a menti sciemment. Le Poète du Fleuve a dit, il y a mille ans : « C’est dans la vérité que réside la nature humaine…» Ayant dit ces mots sur un ton déclamatoire, Zove se mit à rire. « Il avait la duplicité de tout bon poète. Quant à nous, Falk, nous t’avons dit tout ce que nous savons en fait de vérités, de réalités. Mais peut-être pas tout ce qui est hypothèse et légende, ce qui précède les faits. »
— « Comment pourriez-vous m’enseigner cela ? »
— « C’est impossible. Tu as découvert le monde – peut-être un autre monde – ailleurs qu’ici. Nous avons pu t’aider à redevenir un homme, mais ce que nous ne pouvons pas te donner, c’est une véritable enfance. C’est une chose qu’on ne peut avoir qu’une fois…»
— « Pourtant, je me sens comme un enfant parmi vous, » dit Falk d’un air lugubre.
— « Tu n’as rien d’un enfant. Tu es un homme inexpérimenté. Tu as subi une mutilation en ce sens qu’il n’y a pas d’enfant en toi, Falk ; tu es coupé de tes racines, de tes origines. Peux-tu dire que tu es ici chez toi ? »
— « Non, » dit Falk avec une crispation nerveuse. Et il ajouta : « J’ai été très heureux ici. »
Le Maître fit une pause, puis reprit son interrogatoire :
— « Que penses-tu de notre manière de vivre ? Crois-tu que ce soit pour l’homme une bonne voie à suivre ? »
— « Oui. »
— « Encore une question. Qui sont nos ennemis ? »
— « Les Shing. »
— « Pourquoi ? »
— « Ils ont anéanti la Ligue de Tous les Mondes, ont dépouillé l’homme de sa liberté. Ils ont détruit ses œuvres, ses archives et ont stoppé l’évolution de la race. Ce sont des tyrans et des menteurs. »
— « Mais ils ne nous empêchent pas de mener ici une bonne vie. »
— « Nous vivons cachés, isolés, pour qu’ils nous laissent tranquilles. Si nous tentions de construire n’importe quelle machine de quelque importance, de nous grouper, de former des villes ou des nations pour réaliser quelque chose de grand, alors les Shing s’infiltreraient parmi nous pour détruire notre travail et nous disperser. Je ne fais que répéter ce que vous m’avez dit et ce que j’ai cru, Maître ! »
— « Je sais. Je me demandais si, derrière les faits, tu n’avais pas senti par intuition les… la légende, la conjecture, l’espoir…»
Falk ne répondit pas.
— « Nous nous cachons des Shing. Nous nous cachons aussi de ce que nous fûmes jadis. Comprends-tu, Falk ? Nous vivons bien dans nos maisons – assez bien. Mais nous sommes entièrement régis par la peur. Il fut un temps où nous naviguions entre les étoiles dans des vaisseaux cosmiques, et maintenant nous n’osons pas nous éloigner à cent cinquante kilomètres de la maison. Le modeste bagage scientifique que nous avons conservé ne nous sert à rien. Il nous servait autrefois à tisser la vie humaine comme une tapisserie tendue Sur la nuit et le chaos. Nous reculions les limites de la vie. Nous faisions un travail d’homme. »
Après un nouveau silence, Zove poursuivit, levant les yeux vers le ciel lumineux de novembre : « Les mondes habités, leurs races d’hommes et leurs animaux, les constellations de leurs ciels, leurs cités, leurs chansons, leurs usages, tout cela est perdu, aussi irrémédiablement perdu pour nous que pour toi ton enfance. Que savons-nous de certain sur le temps de notre grandeur ? Les noms de quelques mondes et de quelques héros, un fatras de faits dont nous avons essayé de coudre les morceaux pour en faire une histoire. La loi des Shing interdit le meurtre, mais ils ont tué le savoir, ils ont brûlé nos livres, et pis encore peut-être, ils ont falsifié ce qui en restait. Ils y ont introduit, comme partout, le Mensonge. Nous n’avons aucune certitude sur l’Ère de la Ligue ; de nos documents, combien sont des faux ? Il ne faut pas oublier, vois-tu, en quoi les Shing sont nos ennemis. À part cela, il est possible de ne jamais en voir un seul pendant toute une vie – sciemment, s’entend ; tout au plus entend-on parfois un aérocar passer au loin. Ici, dans la Forêt, ils nous laissent en paix, et il en est peut-être ainsi sur toute la Terre, mais nous l’ignorons. Oui, ils nous laisseront tranquilles tant que nous resterons ici, prisonniers de notre ignorance et d’une nature hostile, courbant la tête lorsqu’ils passent au-dessus de nous. Mais ils n’ont pas confiance en nous, et c’est normal même après douze cents ans. Ils ont la méfiance propre aux menteurs invétérés. Pacte ou promesse ne sont pour eux que du vent, et jamais ils ne cesseront de se parjurer, de trahir et de mentir ; certains documents datant de l’époque de la chute de la Ligue suggèrent qu’ils peuvent même mentir paraverbalement. C’est par le mensonge qu’ils ont subjugué toutes les races de la Ligue, c’est par lui qu’ils règnent sur nous. Rappelle-toi cela, Falk. Ne crois jamais l’Ennemi. »
— « Je m’en souviendrai, Maître, si jamais je rencontre l’Ennemi. »
— « Tu ne le rencontreras pas, à moins d’aller à lui. »
Cessant d’exprimer l’appréhension, le visage de Falk se figea.
Il dressait l’oreille car il sentait venir ce qu’il avait redouté.
— « Vous voulez dire partir d’ici, vous quitter ? » dit-il.
— « Tu y as pensé toi-même, » dit Zove sans plus d’emphase.
— « Oui, mais où irais-je ? Je veux rester ici. Parth et moi…»
— « Je respecte l’amour qui vous unit, ton bonheur et ta fidélité, » dit Zove, coupant court aux hésitations du jeune homme sur un ton incisif mais avec une certaine douceur. « Pourtant ce n’est pas ton véritable but dans la vie, Falk. Tu es ici le bienvenu, et tu l’as toujours été. Ton union avec ma fille est condamnée à être stérile, mais cela ne m’a pas empêché d’en être heureux. Cependant, je crois sincèrement que le mystère de tes origines et de ta venue en ces lieux est quelque chose d’important qu’il ne faut pas traiter à la légère ; que tu suis une route qui ne s’arrête pas ici ; que tu as une œuvre à accomplir. »
— « Laquelle ? Qui peut me le dire ? »
— « Ce qu’on nous cache et ce qu’on t’a volé, c’est chez les Shing qu’il faut le chercher. Tu peux en être sûr ! »
Il y avait dans la voix de Zove une amertume douloureuse et mordante tout à fait inhabituelle.
— « Comment connaîtrai-je la vérité de la bouche de ceux qui ne la disent jamais ? Ce n’est pas si simple. Et si je trouve ce que je cherche, comment le reconnaîtrai-je ? »
Zove se tut un moment, puis reprit avec son aisance et son sang-froid habituels : « J’ai la conviction intime, mon fils, qu’il y a en toi quelque espérance pour l’homme. Et je serais navré de renoncer à cette conviction. Mais c’est toi seul qui peux chercher ta propre vérité ; et s’il te semble que ta route se termine ici, eh bien, c’est peut-être effectivement la vérité. »
— « Si je pars, » dit Falk tout de go, « permettrez-vous à Parth de m’accompagner ? »
— « Non, mon fils. »
Un enfant chantait dans le jardin – le fils de Garra, un bonhomme de quatre ans qui faisait des galipettes comme un pitre sur le sentier tout en chantant d’une voix aiguë des choses charmantes sans queue ni tête. Haut dans le ciel, formant de longs V aux lignes flottantes, se succédaient les vols d’oies sauvages de la grande migration vers le sud.
— « J’étais convenu d’aller avec Metock et Thurro lorsque Thurro irait chercher sa fiancée, » dit Falk. « Nous avions l’intention de partir bientôt, avant que le temps change. Si je pars, je pourrai les quitter en arrivant chez les Ransifel. »
— « En plein hiver ? »
— « Il doit bien y avoir des maisons à l’ouest des Ransifel où je pourrai, au besoin, demander asile. »
Pourquoi prendrait-il la direction de l’ouest ? Falk ne le dit pas et Zove s’abstint de le lui demander.
— « C’est possible ; je ne sais pas. Je ne sais pas si les gens donneraient asile à un étranger comme nous le faisons. Si tu pars, tu seras seul, et il faut que tu sois seul. En dehors de cette maison, il n’est aucun endroit sur Terre où tu sois en sécurité. »
Comme toujours, la vérité parlait par sa bouche… mais il n’était pas sans le payer d’un douloureux effort pour garder sa maîtrise de soi. Falk lui dit promptement pour le rassurer : « Je le sais, Maître. Ce n’est pas la sécurité que je regretterai…»
— « Je vais te dire ce que je pense de toi. Je pense que tu viens d’un monde perdu ; je pense que tu n’es pas né sur la Terre. Je pense que tu es le premier, après mille ans ou davantage, à venir ici d’un autre monde, et que tu nous apportes un message ou un présage. Les Shing t’ont fermé la bouche et t’ont lâché dans la Forêt pour que nul ne puisse dire qu’ils t’avaient tué. Tu es venu à nous. Si tu pars, j’en serai peiné et inquiet pour toi, sachant combien tu seras seul. Mais je formerai pour toi et pour nous-mêmes des espérances. Si tu avais un message pour les hommes, il finira par te revenir à la mémoire. Il doit bien y avoir pour nous un espoir, un indice : nous ne pouvons vivre ainsi éternellement. »
— « Peut-être suis-je d’une race qui n’a jamais été amie de l’humanité, » dit Falk, regardant Zove de ses yeux jaunes. « Qui peut savoir ce que je suis venu faire ici ? »
— « Il y a des hommes qui le savent, et tu les trouveras. Et alors tu agiras. Je suis sans crainte. Qu’importe si tu es au service de l’Ennemi puisque nous sommes tous à son service. Dans ce cas tout est perdu et nous n’avons rien à regretter. Sinon, tu as alors ce que nous autres hommes n’avons plus : une destinée ; et, en la remplissant, il se peut qu’à nous tous tu apportes l’espoir…»