7. La traîtresse

Il était déjà l’heure d’apporter leurs repas aux compagnons de service dans les cachots, et la tâche m’en incombait. Drotte avait la responsabilité du premier niveau, mais je ne lui apportai son plateau qu’en dernier, car je voulais lui parler avant de remonter. La vérité était que ma tête bouillonnait de pensées engendrées par la visite que je venais de faire à l’archiviste et que je voulais lui en faire part.

Tout d’abord, je ne le trouvai pas. Je posai son plateau et les quatre livres sur sa table et criai son nom. Un moment plus tard, sa réponse me parvint d’une cellule peu éloignée. J’y courus aussitôt et regardai à travers le guichet grillagé, placé à hauteur d’yeux dans la porte. Drotte était penché sur la cliente, une femme d’âge moyen en très mauvais état, étendue sur sa couchette. Il y avait du sang sur le sol.

Il était trop occupé pour seulement tourner la tête. « Est-ce toi, Sévérian ?

— Oui ; j’ai apporté ton repas, ainsi que des livres pour la châtelaine Thècle. Est-ce que je peux t’aider ?

— Non, c’est inutile. Elle vient d’arracher ses pansements pour se faire saigner à mort, mais j’ai pu intervenir à temps. Laisse mon plateau sur la table, veux-tu ? Tu pourrais en revanche faire passer ceux des clients pour moi, si tu as une minute. »

J’hésitai. Les apprentis, en principe, ne doivent pas s’occuper des personnes confiées à la garde de la guilde.

« N’aie donc pas peur ! Tout ce que tu as à faire est de pousser les plateaux à travers la fente.

— Il y a aussi les livres.

— Tu n’auras qu’à les glisser dans la fente, eux aussi. » Je l’observai encore un instant tandis qu’il s’affairait à panser la femme, dont le visage était livide ; puis je m’éloignai, trouvai les plateaux qui n’avaient pas encore été distribués et entrepris de faire comme il me l’avait dit. La plupart des clients qui se trouvaient dans les cellules avaient encore assez de force pour se lever et se saisir du plateau que je leur passais. Pour les autres, je me contentai de le poser devant la porte, laissant à Drotte le soin de les porter lui-même à l’intérieur des cellules, un peu plus tard. Je vis plusieurs femmes d’apparence aristocratique, mais aucune ne me parut pouvoir être identifiée comme la châtelaine Thècle, une exultante qui venait à peine d’arriver et qui, du moins pour l’instant, devait être traitée avec déférence.

Elle se trouvait, comme j’aurais dû le deviner, dans la dernière cellule. Au mobilier habituel, composé d’une table, d’une chaise et d’un lit, avait été ajouté un tapis ; en outre, à la place des haillons régulièrement attribués par la guilde, elle portait une robe blanche avec d’amples manches. L’extrémité de ces manches et le bas de la robe étaient maintenant fort sales, mais le vêtement avait conservé une grande élégance, qui me le rendait tout aussi étranger qu’il était déplacé dans cette cellule. Lors de cette première fois où je la vis, elle était en train de faire de la broderie, à la lueur d’une bougie dont l’éclat était augmenté par un réflecteur en argent ; sans doute sentit-elle mon regard peser sur elle. J’aimerais pouvoir dire, maintenant, que l’expression de son visage était dépourvue de frayeur, mais ce serait faux. Bien que presque parfaitement cachée, on pouvait y lire de la terreur.

« Tout va bien, dis-je aussitôt. J’apporte votre repas. »

Elle inclina la tête en me remerciant, puis se leva et vint jusqu’à la porte. Elle était encore plus grande que je ne l’aurais cru, et c’est tout juste si elle pouvait se tenir droite dans la petite cellule. Bien que son visage fût plutôt triangulaire qu’en forme de cœur, il me rappela celui de la femme qui avait accompagné Vodalus à la nécropole. Peut-être cela tenait-il à ses grands yeux violets aux paupières ombrées de bleu, ou encore à sa chevelure noire, qui, formant un V prononcé sur son front, évoquait plus ou moins le capuchon d’un manteau. Quelle qu’ait été la raison, je l’aimai sur-le-champ – ou du moins je l’aimai dans la mesure où un jeune sot est capable d’aimer. Mais comme je n’étais qu’un jeune sot, je ne m’en doutais même pas.

Sa main blanche, froide, légèrement moite et incroyablement étroite, effleura la mienne au moment où elle se saisit du plateau. « Ce n’est qu’un repas ordinaire, lui dis-je. Je crois que vous pourriez obtenir quelque chose de mieux si vous le demandiez.

— Vous ne portez pas de masque, répondit-elle. Votre visage est le premier que je vois depuis que je suis ici.

— Je ne suis qu’un apprenti. Je ne recevrai mon masque que l’année prochaine. »

Elle sourit, et j’éprouvai la même émotion que lorsque je m’étais retrouvé dans l’Atrium du Temps, et que j’avais été conduit dans une pièce où il faisait bon et où l’on m’avait offert de la nourriture. Elle avait de petites dents fines et très blanches que découvrait une grande bouche. Ses yeux, tous deux aussi profonds que la citerne dans le sous-sol de la tour de la Cloche, illuminaient son sourire.

« Je suis désolé, la coupai-je. Je ne vous ai pas écoutée. »

Son sourire rayonna à nouveau, et elle inclina son délicieux visage sur le côté. « Je vous disais combien j’étais heureuse de voir votre visage, je vous demandais si c’était vous qui, à l’avenir, m’apporteriez mes repas, et comment s’appelle ce qu’il y a sur ce plateau.

— Non, non, ce ne sera pas moi. Seulement aujourd’hui, parce que Drotte est occupé. » J’essayai de me souvenir de quoi était composé son repas, car, à travers la grille du guichet, je ne pouvais pas voir le plateau qu’elle avait posé sur la petite table. J’avais beau me creuser la cervelle, impossible de me le rappeler. Je finis par lui dire maladroitement : « Il vaudrait probablement mieux manger ce qu’il y a. Mais je crois que vous pourriez avoir mieux en demandant à Drotte.

— Pourquoi donc ? J’ai bien l’intention de tout manger. Les gens avaient l’habitude de me faire des compliments sur ma silhouette élancée, mais croyez-moi, j’ai autant d’appétit qu’un loup. » Elle reprit le plateau et me le tendit, comme si elle avait compris que j’aurais besoin de toute l’aide possible pour en dévoiler les mystères.

« Il y a des poireaux, châtelaine, dis-je. Ces choses vertes. Les petits pois bruns sont des lentilles. Et ça, c’est du pain.

— Châtelaine ? Inutile de faire tant de cérémonies. Vous êtes mon geôlier, et vous pouvez m’appeler comme vous voulez. » Il y avait une nuance d’amusement dans ses grands yeux profonds, maintenant.

« Je ne désire pas vous insulter, répondis-je. Préférez-vous que je vous appelle autrement ?

— Appelez-moi donc Thècle ; c’est mon nom. Les titres sont faits pour les situations officielles et les noms pour celles qui ne le sont pas – et ce ne peut être davantage le cas ici. J’imagine que les choses se passeront aussi avec un certain formalisme, lorsque je recevrai mon châtiment ?

— C’est en effet habituellement le cas pour les exultants.

— Je suppose qu’il y aura également un exarque, dans la mesure où vous le laisserez entrer, dans son costume constellé de taches écarlates. Et quelques autres, sans doute – le starets Egine, peut-être. Êtes-vous certain que ceci est bien du pain ? » Elle toucha la tranche de l’un de ses doigts effilés, si blanc que j’imaginai un instant que le pain allait le salir.

« Absolument, dis-je. La châtelaine a certainement déjà dû manger du pain auparavant ?

— Pas comme celui-ci. » Elle prit la tranche, qui était fort mince, et en arracha un morceau d’un coup de dents, vif et net. « Ce n’est pas si mauvais, après tout. Vous dites que je pourrais avoir droit à une meilleure nourriture, si j’en fais la demande ?

— C’est ce que je crois, châtelaine.

— Thècle. J’ai réclamé des livres, au moment où je suis arrivée, il y a deux jours. Mais je ne les ai pas encore eus.

— C’est moi qui les ai ; ils sont ici. » Je courus jusqu’à la table de Drotte, ramassai les ouvrages et glissai le plus petit d’entre eux par la fente.

« C’est merveilleux ! Et les autres ?

— Il y en a encore trois. » Le livre à couverture brune passa aussi facilement par la fente, mais les deux autres, le vert et le gros in-folio aux armoiries, se révélèrent trop épais. « Drotte viendra plus tard ouvrir la porte et vous les donnera, dis-je.

— Ne pouvez-vous le faire ? C’est affreux de les apercevoir à travers ce guichet et de ne pas même pouvoir les toucher.

— Officiellement, je n’ai même pas le droit de vous apporter votre plateau ; c’est le travail de Drotte.

— Cependant, vous l’avez fait. En outre, c’est vous qui m’avez apporté ces livres. Votre rôle n’est-il pas de me les remettre ? »

Je n’avais que de faibles arguments à lui opposer, sachant qu’en principe, elle avait raison. Le règlement appliqué aux apprentis, lorsqu’ils travaillent à l’étage des cachots, avait pour but d’empêcher les évasions ; mais je savais qu’en dépit de sa taille, cette mince jeune femme n’était pas en mesure de me maîtriser, et que, même si elle y arrivait, elle n’avait pratiquement aucune chance de sortir de notre donjon. J’allai jusqu’à la porte de la cellule dans laquelle Drotte était encore occupé à soigner la cliente qui avait voulu s’ôter la vie et revins avec ses clefs.

Quand je me retrouvai devant elle, la porte de sa propre cellule fermée à double tour dans mon dos, je fus incapable d’articuler un son. Je posai les livres sur la table, entre le chandelier et le plateau ; c’est à peine s’il y avait assez de place. Cela fait je restai debout à attendre, sachant que j’aurais dû sortir, mais incapable de bouger.

« Pourquoi ne vous asseyez-vous pas ? »

Je me mis sur le lit, lui laissant la chaise.

« Si nous nous trouvions dans mon appartement, au Manoir Absolu, je pourrais vous offrir quelque chose de plus confortable. Malheureusement, vous ne m’avez jamais rendu visite lorsque j’y demeurais. »

Je secouai la tête.

« À part ce qu’il y a sur le plateau, je n’ai pas le moindre rafraîchissement à vous offrir. Aimez-vous les lentilles ?

— Je ne les mangerai pas, châtelaine. Il va bientôt être l’heure de souper pour moi, et c’est tout juste s’il y en a assez pour vous.

— C’est exact. » Elle prit un poireau, et comme si elle n’avait aucune idée de la manière d’en disposer, elle l’engloutit à la manière d’un bateleur de foire avalant une vipère. « Et qu’avez-vous au menu ?

— Des poireaux, des lentilles, du pain et du ragoût de mouton.

— Ah, les bourreaux ont droit au mouton ; c’est là qu’est la différence. Et quel est donc votre nom, maître bourreau ?

— Sévérian. Mais c’est inutile, châtelaine. Cela ne servira à rien. »

Elle sourit. « Qu’est-ce qui est inutile ?

— D’essayer de gagner mon amitié. Je ne pourrais jamais vous rendre la liberté. Je ne le ferais pas, fussiez-vous la seule amie que j’eusse au monde.

— Je n’ai pas pensé que vous le pourriez, Sévérian.

— Dans ce cas, pourquoi prendre la peine d’engager la conversation avec moi ? »

Elle soupira et toute trace de joie s’évanouit de son visage, comme disparaît de la pierre le rayon de soleil auquel un mendiant tente de se réchauffer. « À qui d’autre pourrais-je parler ? Il est bien possible que ce soit avec vous seul, Sévérian, que j’aie l’occasion de le faire – pendant quelques jours ou quelques semaines – avant de mourir. Je sais ce que vous pensez : si j’étais de retour dans mon appartement, je ne vous jetterais même pas un regard. Mais vous vous trompez. On ne peut parler avec tout le monde car il y a trop de monde ; mais la veille même du jour où j’ai été arrêtée, j’ai bavardé un moment avec l’homme qui tenait ma monture. Je lui ai adressé la parole parce que je devais attendre, bien entendu, mais il a dit quelque chose qui m’a intéressée.

— Vous ne me reverrez plus ; c’est Drotte qui vous apportera vos repas.

— Et non vous ? Demandez-lui la permission de le faire. » Elle prit mes mains dans les siennes ; elles étaient glacées.

« J’essayerai, répondis-je.

— Faites-le. Essayez. Dites-lui que je veux une nourriture meilleure que celle-ci, et que ce soit vous qui me serviez – non, attendez, je le lui demanderai moi-même. De qui prend-il ses ordres ?

— De maître Gurloes.

— Je vais dire à l’autre – c’est bien Drotte, n’est-ce pas ? – que je veux lui parler. Vous avez raison, il faudra qu’ils le fassent. L’Autarque peut tout aussi bien me faire relâcher, ils ne savent pas. » Ses yeux lançaient des éclairs.

« Je vais dire à Drotte que vous voulez le voir dès qu’il sera libre », dis-je en me levant.

« Attendez. N’allez-vous pas me demander pourquoi je suis enfermée ici ?

— Je sais très bien pourquoi vous êtes ici, répliquai-je en refermant la porte. Pour être torturée, en fin de compte, comme les autres. » La chose était cruelle à dire, et je la lâchai sans y réfléchir, comme font les jeunes gens, simplement parce que c’était ce qui m’était venu à l’esprit. Rien n’était plus vrai, cependant, et en un sens je me sentis content, tout en tournant la clef dans la serrure, de l’avoir dit.

Nous avions déjà eu souvent des exultants comme clients.

La plupart d’entre eux, au moment de leur arrivée, se faisaient une idée assez juste de leur situation, comme c’était actuellement le cas pour la châtelaine Thècle. Mais après quelques jours passés sans avoir été mis à la question, l’espoir revenait contre toute raison, et ils commençaient à parler de leur libération prochaine : comment des amis et des parents allaient manœuvrer pour les faire sortir, et ce qu’ils feraient une fois libres.

L’un pensait à se retirer définitivement sur ses terres, renonçant à venir semer le trouble à la cour de l’Autarque. L’autre était volontaire pour prendre le commandement d’une escouade de lansquenets dans le Nord. Pendant cette période, les compagnons de service aux cachots entendaient toutes sortes d’histoires où il était question de chiens de chasse, de landes lointaines et de jeux exotiques inconnus partout ailleurs, se déroulant sous les ombrages d’arbres immémoriaux. Les femmes se montraient en général plus réalistes, mais elles aussi finissaient par parler d’amants très haut placés – qu’elles avaient pourtant congédiés des mois ou des années avant – et qui ne les abandonneraient jamais, d’avoir un enfant ou d’en adopter un. On savait, quand elles commençaient à donner des noms à ces enfants qui ne naîtraient jamais, que la question de la garde-robe n’allait pas tarder à être abordée : elles allaient complètement la renouveler une fois sorties, les vieux vêtements seraient brûlés ; elles parlaient coloris, inventaient des modes nouvelles ou faisaient revivre les anciennes.

Puis venait le moment où, pour les hommes tout comme pour les femmes, ce n’était pas un compagnon qui se présentait avec le plateau du repas, mais maître Gurloes suivi de trois ou quatre acolytes auxquels venaient parfois s’ajouter un examinateur et un fulgurateur. J’aurais voulu empêcher la châtelaine Thècle de nourrir ce genre d’espérance, si cela m’était possible. J’accrochai les clefs de Drotte au clou habituel fiché dans le mur, et quand je passai devant la cellule où il était maintenant en train de nettoyer le sang répandu sur le sol, je lui dis que la châtelaine désirait lui parler.


Le surlendemain, maître Gurloes me faisait appeler. Je m’attendais à rester debout devant sa table, les mains derrière le dos, comme c’est la règle pour les apprentis ; mais il m’invita à m’asseoir, et, retirant son masque rehaussé d’or, il se pencha vers moi, d’une manière qui sous-entendait que nous avions quelque chose en commun, et impliquait des rapports amicaux.

« Il y a une semaine, ou un peu moins, je t’ai envoyé chez l’archiviste », dit-il.

J’acquiesçai.

« Il semble que tu aies donné toi-même les livres que tu avais rapportés à leur destinataire ; est-ce exact ? »

J’expliquai comment les choses s’étaient passées.

« Il n’y a rien à redire. Ne crois surtout pas que je vais t’infliger des corvées supplémentaires pour ce que tu as fait, et encore moins te coucher sur une chaise pour recevoir le fouet. Tu es presque un compagnon toi-même, maintenant – quand j’avais ton âge, j’étais chargé de lancer l’alternateur. Vois-tu, Sévérian, le problème est que cette cliente est très haut placée. » Sa voix râpeuse se fit confidentielle. « Elle a des relations au plus haut niveau. »

Je répondis que je comprenais.

« Il ne s’agit pas d’une simple famille d’écuyers. Son sang est des plus nobles. » Il se retourna, fouilla un moment dans le désordre qui régnait sur les étagères placées derrière sa chaise et finit par en sortir un livre de format ramassé. « As-tu la moindre idée du nombre de familles d’exultants qui existent actuellement ? Celles qui sont mentionnées dans cet ouvrage ont encore des représentants. J’imagine qu’une compilation de celles qui ont disparu formerait une véritable encyclopédie. J’en ai d’ailleurs fait disparaître quelques-unes moi-même. »

Il se mit à rire, et je ris avec lui.

« Environ une demi-page est consacrée à chacune d’entre elles. Et il y a sept cent quarante-six pages. »

D’un mouvement de tête, je fis signe que j’avais compris. « La plupart de ces familles n’ont personne à la cour : elles n’en ont pas les moyens, ou redoutent d’y être représentées. C’est la petite noblesse. En revanche, les grandes familles sont dans l’obligation d’y envoyer un des leurs ; l’Autarque exige d’avoir une concubine à sa merci au cas où elles se comporteraient mal. Cela dit, l’Autarque ne peut pas danser le quadrille avec cinq cents femmes. Elles sont peut-être une vingtaine à l’approcher vraiment. Les autres passent leur temps à bavarder entre elles, à danser, et le voient, à une distance d’une bonne dizaine de mètres, tout au plus une fois par mois. »

Je demandai, en m’efforçant de prendre un ton parfaitement détaché, si l’Autarque honorait véritablement toutes ses concubines.

Maître Gurloes se mit à rouler des yeux et porta l’une de ses mains énormes à sa mâchoire. « Eh bien, en fait, il y a les khaïbits, celles que l’on appelle les « femmes-ombres », qui sont des filles du commun ressemblant aux châtelaines. Je ne sais pas où ils les trouvent, mais, pour une question de décence, elles sont supposées prendre la place des autres. Bien entendu, elles ne sont pas aussi grandes. » Il pouffa. « J’ai bien dit prendre leur place : mais une fois allongées, leur taille doit avoir beaucoup moins d’importance. On dit cependant qu’il arrive assez souvent que les choses se passent exactement à l’envers, et qu’au lieu des femmes-ombres, ce soient les maîtresses elles-mêmes qui remplissent leurs devoirs auprès de l’Autarque. Néanmoins, dans le cas de l’Autarque actuel – dont chaque acte, je peux le dire, est plus doux que le miel pour les bouches de cette honorable guilde, tâche de ne pas l’oublier –, d’après ce que j’ai cru comprendre, il n’y a guère de doute : il n’a jamais pris son plaisir avec aucune d’entre elles. »

Une sensation de soulagement m’envahit. « Je n’avais jamais entendu parler de tout cela, Maître. C’est très intéressant. »

D’une inclinaison de tête, maître Gurloes me fit comprendre qu’effectivement, c’était très intéressant, puis il se croisa les mains sur le ventre. « Il se peut qu’un jour tu te retrouves toi-même à la tête de cette guilde. C’est le genre de choses qu’il te faudra savoir. Quand j’avais ton âge, ou un peu moins peut-être, je me plaisais à imaginer que j’avais du sang d’exultant dans les veines ; c’est le cas pour certains d’entre nous, sais-tu. » Je fus frappé – mais ce n’était pas la première fois – par l’idée que maître Gurloes et maître Palémon devaient forcément savoir de quelles familles provenaient les apprentis et les compagnons les plus jeunes, puisqu’ils avaient, à l’origine, procédé à leur admission.

« Je ne puis dire si je suis un exultant ou non. Je crois avoir un physique de cavalier, et ma taille est plus élevée que la moyenne, en dépit d’une enfance qui fut très dure. Car les choses étaient plus dures, bien plus dures, crois-moi, il y a une quarantaine d’années.

— C’est ce que l’on m’a déjà dit, Maître. » Il poussa un soupir qui fit le même bruit sifflant que produit parfois un coussin de cuir lorsque l’on s’assoit dessus. « Mais, au fur et à mesure que le temps passait, j’en suis venu à comprendre que l’Incréé avait agi dans mon intérêt en m’attribuant un rôle dans notre guilde. J’ai dû amasser quelque mérite dans ma vie précédente, comme j’espère l’avoir fait dans celle-ci. »

Maître Gurloes resta silencieux, laissant son regard errer, à ce qu’il me semblait, sur le fouillis de papiers qui encombrait sa table, où se trouvaient les instructions des juges et les dossiers des clients. Finalement, au moment où j’étais sur le point de lui demander s’il avait quelque chose d’autre à me dire, il ajouta : « Depuis toutes ces années que je suis ici, je n’ai pas vu une seule fois un membre de cette guilde mis à la question ; et il y en a eu plusieurs centaines, j’imagine. »

Je risquai ce lieu commun prétendant qu’il vaut mieux être un crapaud caché sous une pierre qu’un papillon écrasé par elle. « Dans notre guilde, nous sommes plus que des crapauds, je crois. J’aurais dû ajouter que bien qu’ayant vu passer quelque cinq cents exultants ou même davantage dans nos cachots, je n’avais jamais encore eu, jusqu’ici, la responsabilité d’une personne faisant partie du groupe des concubines les plus proches de l’Autarque.

— C’est donc le cas pour la châtelaine Thècle ? C’est du moins ce qu’il ressortait des propos que vous teniez il y a un instant. »

Il approuva de la tête ; mais son expression était sombre. « Le problème ne serait pas si grave si elle devait être mise tout de suite à la question, mais ce n’est pas le cas. Cela peut prendre des années. Ou peut-être ne jamais se produire.

— Vous pensez qu’elle pourrait être relâchée, Maître ?

— Elle n’est qu’un pion dans la partie d’échecs que l’Autarque joue avec Vodalus – oui, même moi je sais cela. En effet, sa sœur, la châtelaine Théa, a fui le Manoir Absolu pour devenir la maîtresse du proscrit. Il va y avoir marchandage à propos de Thècle pendant quelque temps au moins, et tant qu’il en sera ainsi, nous devons lui octroyer un régime de faveur ; mais pas trop cependant.

— Je vois », dis-je. J’étais au supplice de ne pas savoir ce que la châtelaine Thècle avait dit à Drotte, ni ce que ce dernier avait répété à maître Gurloes.

« Elle a demandé une meilleure nourriture, et j’ai pris des dispositions pour lui en procurer. Elle a également demandé de la compagnie, et quand nous lui avons répondu que les visites n’étaient pas autorisées, elle a insisté pour que l’un de nous, au moins, lui rende visite de temps en temps. »

Maître Gurloes s’arrêta et essuya son visage brillant du pan de son manteau. Je lui dis : « Je comprends. » Et en vérité, je me doutais bien de ce qu’il allait me répondre.

« Comme elle avait vu ton visage, elle t’a réclamé. Je lui ai promis que tu resterais assis près d’elle pendant ses repas. Je ne te demande pas ton accord – non seulement parce que tu es placé sous mes ordres, mais aussi parce que je te sais loyal.

J’exige simplement que tu prennes bien soin de ne pas lui déplaire, mais de ne pas trop lui plaire non plus.

— Je ferai de mon mieux. » Je fus étonné par le calme de ma propre voix.

Maître Gurloes sourit comme si je venais de le soulager d’un grand poids. « Tu as la tête bien faite, Sévérian, quoique tu sois encore bien jeune. As-tu déjà été avec une femme ? »

Quand nous parlions entre apprentis, nous avions l’habitude d’inventer toutes sortes d’histoires sur ce sujet ; mais je n’étais pas avec mes camarades, en ce moment, et secouai négativement la tête.

« Tu n’as jamais été voir les sorcières ? Peut-être cela vaut-il mieux. Elles se sont occupées de ma propre instruction dans le commerce des chaleurs, mais je ne suis pas sûr que je leur enverrais maintenant quelqu’un de mon genre, tel que j’étais alors. Vraisemblablement, la châtelaine souhaite que quelqu’un vienne réchauffer son lit. Tu ne dois pas le faire. Une grossesse, dans son cas, n’aurait rien d’ordinaire ; elle risquerait de nous obliger à repousser sa mise à la question, et jetterait l’opprobre sur toute la guilde. Tu me suis bien ? »

J’acquiesçai de la tête.

« À ton âge, les garçons sont facilement troublés. Quelqu’un va t’emmener dans un endroit où de tels maux sont rapidement soignés.

— Comme vous voudrez, Maître.

— Comment ? Tu ne me remercies pas ?

— Merci, Maître », répondis-je.

Gurloes a été l’un des hommes les plus complexes que j’aie jamais connus, car il était un homme complexe qui tentait d’être simple. Mais pas vraiment simple : il se faisait une idée complexe de la simplicité. Tout comme un courtisan travaille à faire de lui-même un personnage brillant, impliqué partout, quelque chose à mi-chemin entre l’art du maître de danse et celui du diplomate – paré au besoin d’un parfum d’assassin – maître Gurloes s’était transformé en la créature parfaitement quelconque que s’attendaient à trouver les procureurs et les huissiers lorsqu’ils s’adressaient au chef de notre guilde, alors que c’est bien la seule chose qu’un bourreau véritable ne puisse être. C’est pourquoi on sentait en lui une certaine tension ; bien que tous les différents aspects de la personnalité de Gurloes aient été conformes à ce qu’ils auraient dû être, ils ne s’ajustaient pas bien ensemble. Il buvait plus que de raison et était la proie de cauchemars – mais ceux-ci étaient le résultat de ses beuveries, comme si le vin, au lieu de verrouiller les portes de son esprit, les ouvrait en grand et le laissait tout pantelant, aux petites heures du matin, à guetter l’apparition d’un soleil tardant à se lever, qui seul chasserait les fantômes familiers de sa cellule, et lui permettrait de s’habiller avant d’aller distribuer les tâches quotidiennes aux compagnons. Il se rendait parfois au sommet de notre tour, à l’étage au-dessus des canons, et restait là, se parlant à lui-même et guettant à travers ses verres, qui passaient pour être plus durs que du silex, l’apparition des premiers rayons du soleil. Il était le seul dans toute notre guilde – et je n’excepte même pas maître Palémon – à ne pas craindre les forces qui se cachaient là-haut, ni les bouches invisibles qui s’adressaient parfois aux êtres humains ou parlaient entre elles, de tour à tour, ou de tour à donjon. Il aimait la musique, mais avait l’habitude de frapper le bras de son fauteuil et de taper du pied d’autant plus fort que le morceau lui plaisait, alors que les rythmes en étaient beaucoup trop subtils pour être marqués par une cadence simple. Il mangeait trop, mais aussi trop rarement, lisait quand il croyait que personne ne pouvait s’en apercevoir, et rendait visite à certains de nos clients, dont un au troisième niveau, avec lesquels ils parlaient de choses qu’aucun de ceux qui, parmi nous, écoutaient à la porte, ne parvenait à comprendre. Il avait un regard éclatant, plus brillant que celui de n’importe quelle femme. Il avait un défaut de prononciation qui le faisait trébucher sur des mots comme ulcérer, salpinx et bordereau. Je ne me sens pas capable de décrire en quel piteux état je l’ai trouvé, lorsque, récemment, je suis retourné à la Citadelle, ni comme il est maintenant.

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