Ma mémoire m’accable. Ayant été élevé parmi les bourreaux, je n’ai jamais connu ni mon père ni ma mère ; et mes frères en apprentissage ne connaissaient pas non plus leurs parents. De temps en temps, mais surtout au début de l’hiver, on voyait de pauvres diables venir cogner à la porte des Cadavres, dans l’espoir d’être admis comme membres de notre ancienne guilde. Ils se lançaient souvent, pour le bénéfice du frère Portier, dans un récit détaillé des souffrances qu’ils étaient prêts à infliger, en échange d’un foyer et de nourriture, et il leur arrivait même d’apporter des animaux sur lesquels ils avaient exercé leur talent.
Aucun d’entre eux n’était jamais admis. Une tradition qui remonte à nos jours de gloire, bien plus ancienne que l’époque actuelle en pleine dégénérescence, ou même que l’époque précédente, une époque dont seuls quelques érudits connaissent encore le nom, interdit formellement ce genre de recrutement. Au cours de la période que je décris, qui a vu la guilde se réduire au point de n’avoir que deux maîtres et un peu moins d’une vingtaine de compagnons, cette tradition était toujours respectée.
À compter de mes souvenirs les plus anciens, je me rappelle tout. Le premier d’entre eux a pour cadre la Vieille Cour, où je me vois en train d’empiler des galets. Cette cour est située au sud-ouest du donjon des Sorcières et elle est indépendante de la grande Cour. La muraille d’enceinte, que notre guilde est censée aider à défendre, tombait déjà en ruine et exhibait un grand trou entre la tour Rouge et celle de l’Ours ; j’avais l’habitude de me rendre à cet endroit et de grimper sur les amas de dalles, faites d’un métal impossible à fondre, qui s’étaient écroulées ; de là, je contemplais la nécropole qui descend de ce côté de la colline de la Citadelle.
Elle devint, quand je fus plus âgé, mon terrain de jeu favori. Pendant le jour, ses allées sinueuses étaient parcourues par des patrouilles, mais les factionnaires se souciaient bien davantage des tombes fraîches de la partie basse et comme ils savaient que nous faisions partie des bourreaux, il était fort rare qu’ils aient suffisamment de courage pour venir nous chasser de nos cachettes, dans les massifs de cyprès.
Notre nécropole passe pour être la plus ancienne de Nessus. C’est très certainement inexact, mais l’existence même de cette erreur constitue une preuve de sa grande antiquité, bien que les Autarques ne s’y soient jamais fait enterrer, même à l’époque où la Citadelle leur tenait lieu de place forte ; quant aux grandes familles, maintenant comme autrefois, elles préfèrent déposer leurs morts aux longs membres sous les voûtes des caveaux creusés sur leurs terres. Les écuyers et les Optimats de la cité, en revanche, aiment bien les hauteurs du cimetière, tout près du mur de la Citadelle ; les terres du peuple s’étendent en dessous, jusqu’aux terres basses, pour venir s’arrêter tout contre le quartier qui longe le Gyoll, remplies de fosses communes. Pendant mon enfance, je m’avançais rarement seul aussi loin, même pas à mi-chemin.
Pour ces expéditions, nous nous retrouvions toujours tous les trois, Drotte, Roche et moi. Ce n’est que plus tard qu’Eata, le plus âgé parmi les autres apprentis, se joignit à nous. Aucun d’entre nous n’était né chez les bourreaux ; ce n’est d’ailleurs le cas pour personne. On raconte qu’autrefois, il y avait aussi bien des femmes que des hommes dans la guilde, et que les filles et les garçons qui naissaient en son sein étaient élevés dans ses mystères, comme c’est encore actuellement la coutume parmi les fabricants de lampes, les orfèvres et beaucoup d’autres guildes. Mais Ymar-le-presque-juste, après avoir observé de quelle cruauté les femmes étaient capables, et qu’il leur arrivait souvent d’outrepasser les punitions qu’il avait décrétées, ordonna qu’il n’y ait plus, à l’avenir, de femmes parmi les bourreaux.
Depuis cette époque, le renouvellement de nos effectifs n’est assuré que par la prise en charge des enfants de ceux qui tombent entre nos mains. À l’intérieur de la tour Matachine, qui appartient à notre guilde, se trouve un pan de mur dans lequel est fichée une barre de fer, à la hauteur de l’aine d’un adulte. Les enfants mâles assez petits pour tenir debout en dessous sont élevés par nous. Quand on nous envoie une femme enceinte, nous lui ouvrons le ventre. Si le bébé se met à respirer, nous engageons une nourrice, du moins s’il s’agit d’un garçon. Les filles sont données aux sorcières. C’est ainsi qu’il en va depuis l’époque d’Ymar, une époque si lointaine que voilà des siècles qu’elle est oubliée.
Cela explique qu’aucun d’entre nous ne connaisse ses origines. Chacun aimerait bien pouvoir se dire exultant, et il est vrai que des personnes de haut lignage nous sont souvent confiées. Au cours de l’enfance, nous nous perdions en conjectures sur notre naissance, et essayions de questionner ceux qui étaient les plus anciens parmi les compagnons ; mais ils restaient repliés sur leur propre amertume et ne nous disaient pas grand-chose. Eata, qui était persuadé de descendre d’une certaine famille faisant partie de l’un des grands clans du Nord, en avait dessiné les armes sur le plafond au-dessus de sa couchette l’année même où commence ce récit.
De mon côté, j’avais déjà adopté comme mien un symbole gravé dans le bronze, qui figurait sur le fronton de l’un des mausolées de la nécropole. On y voyait une fontaine jaillir au-dessus des eaux et un vaisseau volant[1] sous lequel était dessinée une rose. Il y avait longtemps que la porte du tombeau ne fermait plus, et deux cercueils vides se trouvaient à même le sol. Trois autres, beaucoup trop lourds pour que je puisse les déplacer, encore intacts, étaient placés sur des étagères, le long d’un mur. Ce ne sont ni les cercueils fermés ni ceux qui étaient vides qui m’attiraient en cet endroit, bien qu’il me soit arrivé de m’asseoir, pour me reposer, sur ce qui restait du capitonnage décoloré mais encore doux de l’un de ceux qui étaient au sol. Non, c’était plutôt la petitesse de la pièce, l’épaisseur de ses murs de pierre, l’unique et étroite fenêtre avec son barreau vertical, ainsi que la porte infidèle, pourtant massive et lourde, éternellement bloquée en position entrouverte.
Que ce soit par la porte ou à travers la fenêtre, je pouvais, sans être vu moi-même, observer toute la vie qui s’épanouissait à l’extérieur, au milieu des arbres, des buissons et de l’herbe. Les linottes et les lapins qui s’enfuyaient à mon approche ne pouvaient ni m’entendre ni me sentir quand je me trouvais dans mon refuge. Je pus voir le corbeau des tempêtes construire son nid et élever ses petits à hauteur de visage, le renard roux passer en trottinant, la queue dressée, et même une fois, ce renard géant, plus grand que la plupart des chiens, que l’on appelle le loup à crinière ; il poursuivait, au crépuscule, quelque quête mystérieuse, en provenance des quartiers en ruine du sud. Les caracaras chassaient les vipères pour moi, et c’est du haut d’un pin que le faucon déployait ses ailes et prenait le vent.
Il suffit de quelques instants pour décrire ces choses que j’ai observées pendant tant d’heures. Mais toutes les décades d’un saros ne suffiraient pas à détailler l’intégralité de ce qu’elles pouvaient signifier pour le jeune apprenti habillé de haillons que j’étais en ce temps-là. J’étais obsédé par deux pensées, presque des rêves, qui m’étaient devenues infiniment précieuses. La première était qu’à une époque proche, le temps lui-même allait s’arrêter… Les jours colorés qui défilaient depuis si longtemps comme ces foulards que les prestidigitateurs produisent à la chaîne toucheraient à leur fin, et le soleil maussade jetterait ses derniers feux. La seconde était qu’il se trouvait quelque part une lumière miraculeuse – je me l’imaginais tour à tour comme une bougie ou comme un flambeau – qui engendrait la vie, quel que soit l’objet sur lequel elle se posait, si bien que si elle touchait une feuille tombée d’un arbre, il y poussait des membres et des organes sensitifs, ou si elle effleurait un buisson brun et broussailleux, il s’y ouvrait deux yeux noirs, et il se mettait à grimper aux arbres.
Parfois cependant, en particulier pendant les heures somnolentes du milieu de la journée, il n’y avait que peu de chose à observer. Je contemplais alors le blason au-dessus de la porte, me demandant ce qu’avaient à voir avec moi un navire, une rose et une fontaine, ou j’examinais le bronze funéraire que j’avais trouvé et installé dans un coin après l’avoir nettoyé. Il représentait un homme mort grandeur nature, ses lourdes paupières fermées sur ses yeux. À la lumière qui tombait de la petite fenêtre, j’étudiais son visage tout en le comparant au mien dont j’apercevais le reflet dans le métal poli. J’avais tout comme lui un nez droit, des yeux enfoncés dans les orbites et des joues creuses ; j’aurais bien aimé savoir s’il avait également eu une chevelure noire.
J’allais rarement dans la nécropole au cours de l’hiver ; pendant l’été, en revanche, ce mausolée profané ainsi que d’autres endroits me procuraient des postes d’observation et de quoi me reposer au frais. Drotte, Roche et Eata venaient aussi, mais je ne leur ai jamais montré ma cachette favorite ; ils avaient également, je le savais, leurs retraites secrètes. Quand nous étions ensemble, il était bien rare que nous pénétrions dans les tombes, préférant plutôt nous fabriquer des épées avec des bâtons, engager des batailles et nous poursuivre ; il nous arrivait aussi de lancer des pommes de pin sur les soldats, de strier de traits des planches sur les tombes récentes pour jouer aux dames avec des cailloux, aux osselets ainsi qu’aux cordes et aux colimaçons.
Nous nous amusions aussi dans ce véritable labyrinthe qu’était la Citadelle, et nous allions nager dans la grande citerne située sous le donjon de la Cloche. Il faisait toujours froid et humide, même en été, en dessous de la voûte qui surplombait un bassin circulaire dont les eaux noires, immobiles, nous paraissaient sans fond. Les conditions n’étaient pas plus mauvaises en hiver, d’autant plus que la chose avait le suprême avantage d’être interdite ; avec un frisson de délice, nous nous glissions furtivement dans l’escalier y conduisant, à un moment où nous aurions dû nous trouver ailleurs. Nous n’allumions nos torches qu’après avoir remis en place la barre qui verrouillait la trappe. Alors, au moment où, dans un crépitement de poix en train de brûler, s’élevaient les premières flammes, nos ombres se mettaient à danser sur les murs suintant d’humidité !
J’ai déjà fait allusion à l’autre endroit où nous nous baignions, le Gyoll, le fleuve qui déroule ses méandres à travers Nessus comme un grand serpent fatigué. Avec le retour du beau temps, nous partions en bande à travers la nécropole pour rejoindre ses rives, longeant tout d’abord les vieux sépulcres des exultants proches des murs de la Citadelle, puis les vaniteuses maisons des morts des Optimats, avant de nous engager dans la forêt pétrifiée des monuments du commun ; nous nous efforcions, en passant devant les gaillards qui montaient la garde appuyés sur leur hallebarde, de prendre un air de circonstance, sérieux et plein de componction. Il fallait enfin zigzaguer au milieu des monticules nus et dépouillés abritant les morts les plus pauvres, et qui, à la première pluie, se transformaient en flaques boueuses.
C’est dans la partie la plus basse de l’enceinte de la nécropole que se trouvait le portail de fer dont il a déjà été question. C’est par là que passaient les corps destinés à la fosse commune. Nous avions l’impression, en franchissant ses battants rouillés, que nous étions seulement maintenant hors de la Citadelle – c’est-à-dire en violation flagrante du règlement qui limitait nos allées et venues. Nous croyions (ou faisions semblant de croire) que nous serions torturés si nos frères plus âgés découvraient nos escapades ; mais nous ne risquions rien de plus, en réalité, que d’être battus – car telle est la générosité des bourreaux, que j’allais trahir par la suite.
Les locataires des habitations à étages qui s’entassaient le long des rues crasseuses, en revanche, nous faisaient courir un plus grand danger tandis que nous descendions vers le fleuve. Il m’arrive de penser que ce qui a permis à la guilde de perdurer aussi longtemps tient au fait qu’elle est une sorte de point de mire canalisant la haine du peuple, qui se trouve ainsi détournée de l’Autarque, des exultants et de l’armée, et même, dans une certaine mesure, des blêmes Cacogènes venus des étoiles lointaines, qui, parfois, visitent Teur.
Le même genre de pressentiment qui permettait aux gardes de soupçonner notre identité semblait aussi souvent s’emparer de la population de ces quartiers ; il nous arrivait de recevoir le contenu de pots de chambre jeté des fenêtres les plus hautes et nous étions suivis d’une rumeur où grondait la colère. Mais la peur qui engendrait cette haine avait aussi la vertu de nous protéger. On ne nous faisait pas réellement violence, et même, une fois ou deux, alors que les gens venaient d’apprendre qu’il nous avait été confié quelque qildgrave tyrannique ou un conseiller vénal, on nous criait toutes sortes de suggestions sur la manière d’en disposer – la plupart étaient obscènes, et beaucoup impraticables.
Cela faisait des centaines d’années que le Gyoll ne coulait plus entre ses berges naturelles à l’endroit où nous nous baignions. Là, sur une longueur d’environ quarante mètres, confinés entre des murs de pierre, poussaient des nénuphars bleus en grande quantité. Des volées de marches destinées à l’accostage des bateaux descendaient jusqu’à l’eau en plusieurs points, et, par les journées les plus chaudes, elles étaient toujours occupées par un groupe de dix à quinze adolescents braillards.
Nous n’avions pas les moyens, à nous quatre, de les faire déguerpir, mais ils ne pouvaient pas (ou du moins ne voulaient pas) nous refuser l’accès à ces escaliers ; en attendant, quel que soit le groupe auquel nous choisissions de nous joindre, on ne manquait jamais de nous lancer force menaces au moment où nous nous en approchions et de tenir des propos méprisants quand nous y étions mêlés. Les jeunes gens, malgré tout, ne tardaient pas à s’en aller, et nous nous retrouvions rapidement seuls possesseurs des lieux – cela jusqu’à la prochaine partie de baignade, naturellement.
Si j’ai choisi de décrire tout cela maintenant, c’est que je n’y suis jamais retourné après le jour où je sauvai la vie de Vodalus. Drotte et Roche croyaient que c’était par crainte de me retrouver enfermé à l’extérieur. Mais Eata, j’en ai l’impression (souvent les garçons, juste avant de devenir des hommes, ont ce genre d’intuition, quasi féminine), avait bien deviné : c’était à cause des nénuphars.
La nécropole ne s’était jamais imposée à mes yeux comme une ville de mort ; je savais que ses roses pourpres (que d’autres trouvent tellement hideuses) abritaient des centaines de petits animaux et d’oiseaux. Les exécutions auxquelles j’ai assisté, ou celles auxquelles j’ai si souvent moi-même procédé, ne sont rien de plus qu’une forme de négoce, une boucherie d’êtres humains dont la plupart sont moins innocents que le bétail et ont moins de valeur que lui. Quand je pense à ma propre mort, à celle de quelqu’un qui s’est montré aimable avec moi, ou même à la mort du soleil, l’image qui me vient à l’esprit est celle d’un nénuphar, avec ses feuilles vernissées et pâles et sa fleur azurée. Mais sous les feuilles et la fleur se trouvent des racines noires, aussi fines et solides que des cheveux, qui s’enfoncent dans les sombres profondeurs des eaux.
Avec l’innocence de la jeunesse, nous ne nous étions jamais posé de questions sur ces plantes. Nous nous jetions à l’eau parmi elles en nous éclaboussant, nous les poussions de côté et nous les ignorions. Dans une certaine mesure, leur parfum masquait l’odeur nauséabonde qui montait des eaux. Le jour où je sauvai la vie de Vodalus, je plongeai, comme je l’avais fait des milliers de fois, dans ce fouillis de plantes.
Je ne remontai pas. Sans le savoir, je m’étais avancé dans une zone où les racines paraissaient beaucoup plus épaisses que celles que j’avais rencontrées jusqu’alors. En un instant, je me trouvai pris dans d’innombrables rets. Mes yeux étaient grands ouverts, mais à part le filet noir des racines, je ne voyais rien. Je nageais, et si je sentais bien bouger mes bras et mes jambes dans leurs milliers de vrilles, mon corps n’avançait pas. Je me mis à les saisir et à les arracher à pleines poignées, mais cela fait, j’étais toujours retenu. On aurait dit que mes poumons remontaient dans ma gorge pour m’étouffer, ou qu’ils allaient jaillir d’eux-mêmes dans l’eau. J’étais submergé par l’envie violente de respirer, d’aspirer le fluide noir et froid qui m’environnait.
Je ne savais même plus quelle était la direction de la surface et n’avais plus conscience de l’eau en tant qu’eau. Mes membres étaient sans force. Je n’avais plus peur, et pourtant je savais que j’étais en train de mourir – peut-être même étais-je déjà mort. Une sonnerie puissante et désagréable se mit à retentir à mes oreilles, et je commençai à avoir des visions.
Maître Malrubius, qui était mort quelques années auparavant, nous réveillait en tambourinant sur la cloison avec une cuiller : c’était le son métallique que j’entendais. J’étais étendu sur ma couchette, incapable de me redresser, alors que Drotte, Roche et tous les plus jeunes étaient déjà debout, bâillant et cherchant leurs vêtements maladroitement. Le manteau de maître Malrubius était rejeté en arrière, et je pouvais voir les chairs affaissées de sa poitrine et de son ventre, là où les muscles et la graisse avaient fondu avec le temps, ne laissant qu’un triangle de poils, aussi gris que de la moisissure. J’essayai de lui parler pour lui dire que j’étais réveillé, mais je ne pouvais émettre le moindre son. Il se mit à marcher de long en large près de la cloison qu’il frappait toujours de sa cuiller. Après un temps qui me parut très long, il finit par atteindre la fenêtre, s’arrêta et se pencha à l’extérieur. Je savais qu’il me cherchait dans la Vieille Cour, en dessous.
Il ne pouvait cependant pas voir aussi loin. Je me trouvais dans l’une des cellules un étage plus bas que la salle d’examen. Là, étendu sur le dos, je contemplais le plafond gris. Une femme que je ne pouvais pas voir se mit à pleurer, et je n’avais pas une conscience aussi aiguë de ses sanglots que de la cuiller qui sonnait, sonnait, sonnait. L’obscurité se referma au-dessus de moi. Puis de cette obscurité émergea un visage de femme, immense comme la face verte de la lune. Ce n’était pas elle qui pleurait : je pouvais toujours entendre les gémissements, alors que j’avais en face de moi une figure paisible, une figure appartenant même à ce genre de beauté qui supporte difficilement d’être affectée d’une expression. Ses mains se tendirent vers moi, et instantanément, je devins un oisillon, celui-là même que j’avais enlevé à son nid l’année passée dans l’espoir de le dresser à venir se poser sur mon doigt, et chacune de ses mains était aussi longue que les cercueils sur lesquels je me reposais parfois dans mon mausolée secret. Elles me saisirent, me tirèrent vers le haut, puis me repoussèrent vers le bas, loin du visage et des sanglots qui l’accompagnaient, au plus profond de la noirceur, jusqu’à ce que je touche finalement ce que je pris pour la vase du fond et jaillisse, à travers elle, dans un monde de lumière bordé de noir.
Je ne pouvais toujours pas respirer. Je n’en avais même plus envie, et ma cage thoracique n’était plus animée de son mouvement spontané. Je glissais dans l’eau, sans savoir comment. (J’appris plus tard que Drotte m’avait saisi par les cheveux.) Je me retrouvai soudain étendu sur les pierres visqueuses avec Roche, puis Drotte, puis à nouveau Roche, me soufflant dans la bouche. J’étais environné d’yeux exactement comme on est environné de motifs répétés quand on regarde dans un kaléidoscope et je pensai que quelque défaut de ma vision multipliait les yeux d’Eata.
Finalement, je me dégageai de Roche pour vomir de grandes quantités d’eau noire. Après cela, je me sentis mieux. Je pus m’asseoir et recommencer à respirer d’une façon asthmatique ; j’avais l’impression d’être sans force et mes mains tremblaient, mais je pouvais bouger les bras. Les yeux qui m’entouraient appartenaient à des personnes véritables, celles qui demeuraient dans les immeubles de la berge. Une femme apporta un bol d’une boisson chaude quelconque – je n’arrivais pas à me rendre compte s’il s’agissait de thé ou de bouillon, je savais seulement que c’était brûlant, un peu salé et qu’il s’en dégageait une odeur de fumée. Je tentai d’en avaler un peu, mais je me brûlai légèrement la langue et les joues.
« Est-ce que tu l’as fait exprès ? demanda Drotte. Comment es-tu remonté ? »
Je secouai la tête.
Dans la foule, quelqu’un commenta : « Il a littéralement jailli de l’eau ! »
Roche m’aida à faire cesser le tremblement de mes mains. « Nous avons cru que tu étais sorti un peu plus loin. Que tu voulais nous jouer un tour.
— J’ai vu Malrubius », dis-je.
Un vieil homme, sans doute un batelier à en croire ses vêtements tachés de goudron, prit Roche par l’épaule. « Qui est-ce ?
— C’était le maître des apprentis. Mais il est mort.
— Ce n’était pas une femme ? » Le vieillard tenait toujours Roche, mais c’est moi qu’il regardait.
« Non, non, répondit Roche. Il n’y a pas de femmes dans notre guilde. »
En dépit de la boisson bouillante et de la chaleur du jour, j’avais encore froid. L’un des jeunes avec lesquels nous nous battions parfois apporta une couverture poussiéreuse dans laquelle je m’enveloppai ; mais je mis longtemps avant d’avoir assez de forces pour marcher, si bien qu’au moment où nous regagnâmes le portail de la nécropole, la statue de la nuit qui se trouve au sommet du khan, sur la rive opposée, n’était plus qu’un minuscule trait noir sur le disque enflammé du soleil, et le portail lui-même était tiré, le verrou fermé.