6. Le maître conservateur

Dans le noir, l’écho renvoya le « qui va là ? » sonore. D’un ton aussi assuré que possible, je répondis : « Quelqu’un qui porte un message.

— Eh bien, dites-le-moi. »

Mes yeux avaient fini par s’habituer à l’obscurité, et je parvins à distinguer très vaguement une silhouette de haute taille qui avançait dans la pénombre, au milieu de formes dépenaillées et indistinctes encore plus grandes. « Il s’agit d’une lettre, Sieur. Êtes-vous bien maître Oultan, le conservateur ?

— Précisément lui. » Il s’était immobilisé devant moi. Ce que j’avais tout d’abord pris pour un empiècement de couleur blanchâtre de son habit, se révéla alors n’être en réalité qu’une barbe immense qui descendait presque jusqu’à sa taille. Déjà, à cette époque, je faisais partie de ces gens dont on dit qu’ils ont une stature élevée : mais cet homme faisait une bonne tête et demie de plus que moi – un véritable exultant.

« Voici le pli, Sieur », dis-je en tendant la lettre.

Il ne la prit pas. « De qui es-tu l’apprenti ? » J’eus l’impression d’entendre de nouveau résonner du bronze et j’éprouvai brusquement le sentiment que nous étions morts tous les deux ; l’obscurité qui nous entourait n’était que la terre de la tombe qui écrasait nos yeux, terre à travers laquelle nous appelait une cloche, afin que nous allions nous recueillir auprès de l’autel de quelque hypogée secret. La silhouette féminine que j’avais vue arrachée à sa tombe se dressa devant moi de manière si réaliste que je pouvais presque en discerner les traits dans l’auréole de blancheur du personnage qui me parlait. « L’apprenti de qui ? demanda-t-il de nouveau.

— De personne en particulier. C’est-à-dire, je suis apprenti de notre guilde. C’est maître Gurloes qui m’envoie, Sieur. Mais c’est surtout maître Palémon qui enseigne à nous, les apprentis.

— Pas la grammaire, en tout cas. » Très lentement, la main de l’homme de haute taille tâtonna dans la direction de la lettre.

« Oh si, la grammaire aussi. » En parlant à ce personnage qui devait déjà être un vieillard le jour de ma naissance, j’avais l’impression d’être encore un enfant. « Maître Palémon dit que nous devons savoir lire, calculer et écrire, car lorsque nous serons maîtres à notre tour, il nous faudra recevoir les instructions de la cour et envoyer des lettres, ainsi que tenir les registres et faire les comptes.

— Des lettres comme celle-ci, répliqua la silhouette indistincte qui se tenait devant moi. Des lettres comme celle-ci.

— Oui, Sieur. Exactement.

— Et que dit-elle ?

— Je l’ignore, Sieur. Elle est cachetée.

— Si je l’ouvre », j’entendis se rompre le fragile cachet de cire sous la pression de ses doigts, « me la liras-tu ?

— Il fait bien sombre ici, dis-je d’un ton dubitatif.

— Il nous faut donc faire appel à Cyby. Excuse-moi. » Je crus le voir, dans l’obscurité, se tourner et mettre les mains en trompette devant sa bouche : « Cy-by, Cy-by ! » Ce nom résonna dans les couloirs sans lumière, dont je devinais la présence tout autour de moi, comme si le battant de fer venait de frapper les parois de bronze d’un bord l’autre.

Une réponse lointaine nous parvint, et nous attendîmes quelque temps en silence.

J’aperçus finalement une lueur qui s’avançait le long d’une allée étroite, prise, me sembla-t-il, entre les parois abruptes de deux murs de pierre grossièrement taillée. Une fois proche, je vis qu’il s’agissait d’un chandelier à cinq branches, porté par un homme trapu, se tenant très droit. L’homme avait une quarantaine d’années et son visage plat était très pâle. À côté de moi, Oultan dit : « Te voilà enfin, Cyby. As-tu apporté de la lumière avec toi ?

— Oui, Maître. Qui est-ce ?

— Un messager avec une lettre. » Puis sur un mode moins familier, maître Oultan s’adressa à moi : « Cyby que voici est mon propre apprenti. Nous aussi, les conservateurs, nous avons une guilde, et les bibliothécaires en sont une partie. Je suis actuellement le seul maître bibliothécaire ici, et notre coutume veut que les apprentis soient confiés aux vétérans de la guilde. Cela fait plusieurs années que Cyby est avec moi maintenant. »

Je dis à Cyby que j’étais honoré de faire sa connaissance et demandai, avec une certaine timidité, quel était le jour de fête des conservateurs – question qui m’était sans doute venue à l’esprit pour avoir pensé que beaucoup avaient dû mourir sans que Cyby accède au grade de compagnon.

« Il est déjà passé », répondit maître Oultan. Il regardait dans ma direction tout en parlant, et à la lumière des bougies, je pus constater que ses yeux étaient de la couleur du lait coupé d’eau. « C’est au tout début du printemps. Une bien belle journée, en vérité. La plupart du temps, c’est au moment où les arbres font pointer leurs nouvelles feuilles. »

Il n’y avait pas d’arbres dans la Grande Cour, mais néanmoins, j’approuvai. Puis, prenant soudain conscience qu’il ne me voyait pas, j’ajoutai : « Oui, une belle journée, avec une douce brise.

— C’est tout à fait cela. Tu es un jeune homme comme je les aime. » Il posa sa main sur mon épaule, et je ne pus m’empêcher de remarquer que ses doigts étaient noircis par la poussière. « Cyby est aussi un jeune homme selon mon cœur. Il sera bibliothécaire en chef quand je ne serai plus ici. Sais-tu que nous avons une procession des conservateurs ? Nous descendons l’avenue Youbar. Il marche à mes côtés, et nous portons tous deux le vêtement gris. Quelle est donc la couleur de ta guilde ?

— Fuligine, répondis-je. La couleur qui est plus noire que le noir lui-même.

— Il y a des arbres – des sycomores, des chênes, des érables, des rochers, des arbres aux quarante écus – qui passent pour être les plus anciens de Teur. Leurs ramures étendent leur ombre de chaque côté de l’avenue Youbar, et il y en a encore davantage sur les esplanades du centre. Les commerçants viennent sur le pas de leur porte regarder passer la confrérie des conservateurs, démodée il est vrai, mais les libraires et les antiquaires nous ovationnent. Je suppose que, bien modestement, nous constituons l’un des spectacles de printemps à Nessus.

— Ce doit être très impressionnant, dis-je.

— C’est le cas, certes. Puis nous nous rendons à la cathédrale, qui est très belle. Les cierges y brûlent alors par milliers, semblables à un reflet de soleil sur une mer nocturne. Il y a aussi des bougies emprisonnées dans des verres bleus qui symbolisent la Griffe. C’est enveloppée dans cette lumière que se déroule notre cérémonie, au pied de l’autel principal. Dis-moi, ta guilde se rend-elle également à la cathédrale ? »

J’expliquai que nous utilisions la chapelle qui se trouve à l’intérieur de la Citadelle, et exprimai ma surprise d’apprendre que les bibliothécaires et les autres conservateurs quittaient son enceinte.

« Nous y sommes autorisés, vois-tu. La bibliothèque elle-même en fait autant, n’est-ce pas, Cyby ?

— C’est bien vrai, Maître. » Cyby avait un front haut et carré, et ses cheveux étaient plantés très en retrait. Cela lui donnait une expression légèrement enfantine, et faisait paraître son visage plus petit. Oultan avait certainement dû le parcourir des doigts, comme le faisait parfois maître Palémon avec le mien, et je comprenais pourquoi il pouvait encore le considérer comme un jeune homme.

« Vous êtes donc en contact étroit avec vos collègues de la ville », dis-je.

Le vieillard caressa sa barbe. « Intime même : nous sommes aussi les bibliothécaires de la ville, puisque la bibliothèque est celle de la ville, et également du Manoir Absolu, pour tout dire. Sans parler du reste.

— Voulez-vous dire que la populace de la ville a le droit d’entrer dans la Citadelle et d’utiliser les services de la bibliothèque ?

— Nullement, répondit Oultan. Ce que je veux dire, c’est que la bibliothèque s’étend au-delà de l’enceinte de la Citadelle ; je ne crois d’ailleurs pas qu’elle soit la seule de nos institutions à le faire. C’est ce qui explique que le contenu de notre forteresse puisse être plus grand que le contenant. »

Il me prit par l’épaule en parlant, et nous commençâmes à marcher dans les allées étroites qui s’allongeaient entre les piles de rayonnages. Cyby nous suivait en tenant bien haut son candélabre, davantage pour son bénéfice que pour le mien, j’en avais l’impression, mais cela me permettait d’en voir assez pour éviter d’entrer en collision avec les étagères de chêne sombre entre lesquelles nous passions. « Jusqu’ici tes yeux ne t’ont pas fait défaut, reprit maître Oultan après un moment. Crains-tu de voir se terminer cette rangée ?

— Non, Sieur », dis-je, car j’étais en fait sans appréhension. Aussi loin que portait la lumière des bougies, on ne voyait que des livres serrés sur des étagères qui allaient du sol jusqu’au plafond, à une grande hauteur. Certaines des étagères étaient en désordre, d’autres au contraire bien rangées ; une ou deux fois, je remarquai des traces montrant que des rats avaient fait leurs nids parmi les ouvrages et les avaient réarrangés de manière à jouir de refuges douillets et confortables à deux ou même trois étages. En dessous, les couvertures des livres étaient maculées de leurs déjections qui traçaient en caractères brutaux leur langage ordurier.

Et toujours les livres s’accumulaient : des rangées de dos reliés en veau, en maroquin, en tissu, en papier ou en cent matériaux divers que je ne connaissais pas ; certains nous renvoyaient des reflets de leurs dorures, d’autres avaient leur titre inscrit en noir, et quelques-uns comportaient des étiquettes tellement anciennes et jaunies qu’on aurait dit des feuilles mortes.

« La piste tracée par l’encre n’a pas de fin, me dit maître Oultan. C’est à peu près ce qu’a dit un ancien sage. Il vivait il y a bien longtemps, et je me demande ce qu’il dirait s’il pouvait nous voir maintenant… Un autre a prétendu qu’un homme pourrait donner sa vie pour parcourir une collection de livres, mais je serais bien curieux de connaître celui qui pourrait venir à bout de celle-ci – quel que soit le sujet.

— Je regardais les reliures », lui répondis-je, me sentant assez sot.

« Tu ne connais pas ton bonheur ! Et cependant je suis content. Je ne peux plus les voir, mais je me souviens du plaisir qu’elles me donnaient autrefois – peu de temps après que je fus devenu maître bibliothécaire. Je pense que je devais avoir la cinquantaine à l’époque ; cela faisait des années, vois-tu, que j’étais apprenti, de nombreuses années.

— Est-ce possible, Sieur ?

— Certes. Mon maître s’appelait Gerbold, et on avait l’impression qu’il ne mourrait ; cela dura des lustres, et pour moi les années se suivaient et se ressemblaient toutes. Mais pendant tout ce temps j’ai lu, et j’imagine que bien peu de personnes ont autant lu que moi. Comme le font la plupart des jeunes gens, j’ai commencé par m’attaquer aux ouvrages qui me plaisaient. J’en vins à constater que ce plaisir était considérablement réduit par le temps que je passais à rechercher ce genre d’ouvrages et je mis donc au point un plan d’étude à mon seul bénéfice, approfondissant des sciences obscures, les unes après les autres, depuis leur tout début jusqu’aux temps présents. Finalement, j’arrivai même à épuiser ce domaine. C’est alors que, en partant de la grande bibliothèque d’ébène, qui se trouve au centre de la salle que nous avons préservée pendant trois siècles dans l’attente de l’Autarque Sulpicius (et dans laquelle, par conséquent, personne n’entre jamais), j’ai lu pendant quinze ans en m’éloignant progressivement de ce point – jusqu’à deux livres par jour. »

Derrière nous, Cyby murmura : « Merveilleux, Sieur. » Je le soupçonnais d’avoir déjà entendu cette histoire de nombreuses fois.

« Puis s’est produit ce que je n’attendais plus : maître Gerbold mourut. Trente ans auparavant, j’aurais été son successeur idéal, pour des raisons de prédilection, d’éducation et d’expérience, mais aussi par ma jeunesse, mes relations de famille et du fait de mon ambition. Mais au moment où la chose arriva, c’était tout le contraire ; j’avais attendu trop longtemps, et attendre était devenu ma seule raison d’être. En plus, mon esprit étouffait sous le poids d’une multitude de faits inutiles. Je m’obligeai néanmoins à remplir mon office et passai plus d’heures que tu ne pourrais jamais te l’imaginer à essayer de me souvenir des projets et des devises que j’avais préparés tant d’années avant que je n’accède à ce poste. »

Il garda un moment le silence, et je compris qu’il s’enfonçait dans un esprit plus vaste et plus sombre que sa gigantesque bibliothèque.

« Mais j’étais devenu l’esclave de ma vieille habitude, lire. Je perdais des jours et même des semaines entières ainsi, alors que j’aurais dû m’occuper des affaires d’une administration qui attendait que se manifeste mon autorité. Puis, aussi soudainement que se déclenche la sonnerie d’un réveil, je fus pris d’une nouvelle passion qui chassa la première. Tu as certainement deviné de quoi il s’agit. »

Je lui avouai que ce n’était pas le cas.

« J’étais en train de lire – c’est du moins ce que je croyais – assis à la lumière de cette fenêtre en rotonde du quarante-neuvième étage qui donne – j’ai oublié, Cyby ; sur quoi donne-t-elle ?

— Sur le jardin du tapissier, Sieur.

— Oui, cela me revient maintenant, un jardinet tout en gris et bruns. Je crois qu’ils y faisaient sécher du romarin pour mettre dans les oreillers. J’étais donc assis là, comme je l’ai dit ; au bout de plusieurs veilles, je m’aperçus qu’en réalité je ne lisais plus. Il me fallut un bon moment avant de pouvoir comprendre à quoi j’avais passé tout ce temps : quand j’essayais de me le figurer, je n’arrivais qu’à évoquer certaines odeurs, certaines textures, certaines couleurs – choses qui ne semblaient pas avoir le moindre rapport avec le sujet du livre que j’avais à la main. Je finis par prendre conscience qu’au lieu de l’avoir lu, je l’avais examiné en tant qu’objet, dans son aspect physique. Le rouge dont je me souvenais provenait du signet cousu sur le bandeau ; c’est un ruban qui permet de savoir à quelle page on s’est arrêté. La texture dont je sentais encore le léger picotement dans mes doigts était celle du papier sur lequel le livre était imprimé, et quant à l’odeur qui emplissait mes narines, elle émanait du vieux cuir de la reliure, imprégné d’essence d’écorce de bouleau. Ce n’est que du jour où j’ai vu les livres tels qu’ils étaient, que j’ai compris comment il fallait en prendre soin. »

Sa main étreignit un peu plus fort mon épaule.

« Nous avons ici des livres qui sont reliés en peau d’échnidés, de krakens et de bêtes dont l’espèce a disparu depuis tellement de temps, que ceux qui les étudient admettent la plupart du temps qu’il n’en existe pas de traces autres que fossiles. Il en est d’autres entièrement reliés en métal, dans des alliages dont le secret s’est perdu, d’autres encore dont les couvertures sont incrustées de pierres précieuses. Certains ouvrages sont placés dans des emboîtages d’un bois parfumé ayant franchi les gouffres inconcevables qui séparent les différentes créations – des livres doublement précieux, car il n’y a personne sur Teur qui soit capable de les lire.

« Le papier de certains volumes est composé de plantes qui dégagent des alcaloïdes bizarres ; si bien que le lecteur non averti, lorsqu’il en tourne les pages, est victime d’étranges fantasmes et rêve de chimères. Il y a des livres dont les pages ne sont pas en papier, mais faites de délicates lamelles de jade blanc, d’ivoire ou de nacre ; il y a ceux, composés directement sur les feuilles desséchées d’une plante qui nous est totalement inconnue ; des livres qui ne se présentent même pas comme des livres : ce sont des rouleaux, des tablettes ou des documents écrits sur toutes sortes de substances… Sans parler de ce cube de cristal – je ne me souviens plus très bien où il se trouve maintenant – guère plus grand que l’ongle de ton pouce, et qui, à lui seul, contient plus de livres que toute la bibliothèque elle-même. La dernière des prostituées pourrait s’en servir de boucle d’oreille et cependant, le monde ne contient pas assez de choses écrites pour l’égaler. C’est tout cela que je finis par apprendre, et c’est à la conservation d’un tel trésor que je consacrai ma vie.

« Pendant sept ans, je travaillai avec acharnement à cette entreprise ; c’est alors, au moment précis où le problème superficiel mais urgent de la conservation était en passe d’être résolu, et que nous nous apprêtions à procéder au premier inventaire général de la bibliothèque depuis sa création, que mes yeux commencèrent à s’éteindre dans leurs orbites. Celui-là même qui m’avait confié la garde de tous les livres me rendit aveugle, afin que je sache en la garde de qui se trouvaient les gardiens.

— Si vous ne pouvez pas lire la lettre que j’ai apportée, Sieur, dis-je, je serais heureux de vous la lire.

— Tu as raison, murmura maître Oultan. Je l’avais oubliée. Cyby va la lire ; il lit très bien. Viens ici, Cyby. »

Je tins le candélabre à la place de Cyby qui déroula le parchemin craquant et l’éleva comme s’il s’apprêtait à faire une proclamation ; nous nous tenions tous les trois dans le cercle étroit de lumière du candélabre, au milieu d’un inimaginable entassement de livres.

« De la part de maître Gurloes, de l’ordre des Enquêteurs de Vérité et des Exécuteurs de Pénitence.

— Comment, interrompit maître Oultan, tu es donc un bourreau, jeune homme ? »

Je lui confirmai la chose, et comme le silence se prolongeait, Cyby recommença sa lecture : « De la part de maître Gurloes, de l’ordre des Enquêteurs…

— Attends », dit Oultan. À nouveau, Cyby s’arrêta ; je n’osais pas bouger, le candélabre à la main, et sentis le rouge me monter aux joues. Finalement, maître Oultan reprit la parole et sa voix était tout autant dépourvue d’émotion que lorsqu’il m’avait confié que Cyby lisait bien. « C’est à peine si je me souviens du jour de mon admission dans notre guilde. Tu connais certainement la méthode que nous employons pour recruter nos membres ? »

Je dus avouer que non.

« Une règle très ancienne veut qu’il y ait, dans chaque bibliothèque, une salle réservée aux enfants ; on y trouve des livres d’images vivement colorés, comme les aiment en général les enfants, ainsi que quelques contes de fées et récits d’aventures fantastiques. De nombreux enfants viennent dans cette salle, mais on ne s’y intéresse pas tant qu’ils y restent confinés. »

Il hésita un instant, et quoique l’expression de son visage n’ait pas changé, j’eus l’impression qu’il craignait de faire de la peine à Cyby avec ce qu’il s’apprêtait à dire.

« Mais de temps en temps, l’un des bibliothécaires remarque, chez un enfant solitaire et d’âge encore tendre, un comportement différent : il quitte de plus en plus souvent la salle de lecture en question, et arrive même à ne plus jamais y mettre les pieds. Un tel enfant finit toujours par découvrir, sur quelque étagère basse mais mal éclairée, Le Livre d’or. Tu n’as jamais vu ce livre et tu ne le verras jamais, car tu as dépassé l’âge auquel on le trouve.

— Il doit être magnifique, dis-je.

— C’est vrai, en effet. À moins que ma mémoire ne me trahisse, il est relié en bougran noir, et le dos est très décoloré. Plusieurs des feuillets se sont détachés, et certaines planches ont disparu. Mais c’est un livre absolument délicieux ; j’aimerais pouvoir le retrouver, même si pour moi, tous les livres resteront à jamais fermés, dorénavant.

« En temps opportun, l’enfant découvre donc le livre, disais-je. C’est alors qu’interviennent les bibliothécaires – comme des vampires, prétendent certains, mais d’autres préfèrent les voir comme ces fées qui se font marraines à l’occasion d’un baptême. Ils parlent à l’enfant qui se joint à leurs rangs. Il fait désormais partie du personnel de la bibliothèque, quoi qu’il advienne, et bientôt, ses parents n’en entendent plus parler. J’imagine que les choses doivent se passer de manière très semblable chez les bourreaux.

— Nous prenons les enfants qui tombent entre nos mains, dis-je, et seulement quand ils sont très jeunes.

— Nous faisons de même, murmura le vieil homme. C’est pourquoi nous n’avons aucun droit de vous condamner. Continue ta lecture, Cyby.

— De la part de maître Gurloes, de l’ordre des Enquêteurs de Vérité et des Exécuteurs de Pénitence, à l’archiviste de la Citadelle : Frère, salut.

« De par la volonté d’une cour de justice, nous avons en nos donjons la châtelaine Thècle, une exultante ; et nous voudrions lui fournir, pour répondre à son désir, toutes choses pouvant adoucir la rigueur de son séjour, dans la mesure où sont respectées les règles de prudence et de sécurité. En attendant le moment où elle devra affronter les bois de tourments et de justice de notre compétence – ou encore, comme elle m’a demandé de vous le dire, en attendant que le cœur de l’Autarque, dont la mansuétude infinie ne connaît aucun obstacle, muraille ou océan, se soit adouci à son égard, comme elle le demande dans ses prières –, la châtelaine Thècle vous mande, conformément à vos responsabilités, de lui faire tenir certains livres, lesquels sont…

— Tu peux sauter les titres, dit Oultan. Il y en a combien ?

— Quatre, Sieur.

— Pas de problème dans ce cas. Poursuis.

— Ce pour quoi, archiviste, nous vous serions extrêmement reconnaissant. Signé : Gurloes, maître de l’Ordre Honorable, communément appelé guilde des bourreaux.

— Connais-tu quelques-uns des titres de la liste de maître Gurloes, Cyby ?

— Trois d’entre eux, Sieur.

— Excellent. Va les chercher, s’il te plaît. Quel est donc le quatrième ?

— Le Livre des Merveilles de Teur et de Ciel, Sieur.

— De mieux en mieux – il en existe un exemplaire à deux rangées d’ici. Quand tu auras trouvé ces volumes, tu viendras nous rejoindre à l’endroit où ce jeune homme que nous avons déjà retenu trop longtemps, je le crains, est arrivé ici. »

Je voulus restituer le candélabre à Cyby, mais d’un signe, il me signifia de le garder et disparut en trottinant dans une allée étroite. Oultan s’avança à grands pas dans la direction opposée, se déplaçant avec autant de sûreté que s’il y voyait. « Je m’en souviens très bien, dit-il, la reliure est en cordouan brun, les tranches sont dorées, et on y trouve des gravures dues à Gwinoc, rehaussées d’encres de couleur passées à la main. Il est placé sur la troisième étagère à partir du bas, appuyé sur un gros in-folio dans une jaquette en toile verte – je crois bien qu’il s’agit de La Vie des dix-sept Mégathériens, de Blaithmaïc. »

Avant tout pour lui faire savoir que j’étais toujours auprès de lui (quoique son ouïe excessivement fine dût très certainement enregistrer le bruit de mes pas), je lui demandai : « De quoi parle-t-il, Sieur ? Le livre sur Teur et Ciel, veux-je dire.

— Comment, répondit-il, c’est tout ce que tu trouves à demander à un bibliothécaire ? Nous nous occupons des livres eux-mêmes, non de leur contenu. »

Je perçus une nuance d’amusement dans sa repartie. « Je crois que vous connaissez aussi le contenu de tous les livres qui se trouvent ici, Sieur.

— Oh que non. Mais Les Merveilles de Teur et de Ciel étaient un classique, il y a trois ou quatre siècles ; il rapporte les légendes les plus populaires des anciens temps. Celle qui m’a le plus intéressé concerne les Historiens ; elle parle d’une époque où il était possible de faire remonter les légendes jusqu’à des faits qui n’étaient pas tout à fait oubliés. Tu comprends le paradoxe, j’imagine : les légendes existaient-elles à l’époque en question ? Sinon, comment sont-elles nées ?

— Est-ce qu’elles parlent de serpents géants, de femmes qui pouvaient voler, Sieur ?

— Bien sûr, répondit Oultan, qui se baissa tout en parlant. Mais ces histoires ne figurent pas dans la légende des Historiens. » Il brandit triomphalement un petit volume relié d’un cuir tout craquelé. « Jette un coup d’œil là-dessus, jeune homme, et dis-moi si je n’avais pas raison ! »

Je posai le candélabre sur le sol et m’accroupis à côté de lui. Le livre que je tenais dans les mains était si vieux et raide, et sentait tellement le moisi, que j’aurais parié qu’on ne l’avait pas ouvert depuis plus d’un siècle ; la page de titre confirma cependant que le vieil homme pouvait à bon droit se vanter de sa mémoire. En caractères plus petits, un sous-titre annonçait : « Compilation faite d’après des sources imprimées des secrets universels, tellement anciennes que leur signification s’est obscurcie avec le temps. »

« Eh bien, demanda maître Oultan, avais-je raison ou non ? »

J’ouvris le livre au hasard et lus : «… au moyen de quoi il est possible de graver une image avec tellement d’habileté que si elle était détruite, on pourrait la retrouver enfouie dans l’un de ses fragments – dans n’importe lequel de ses fragments. » Je suppose que c’est le mot « enfouie » qui évoqua dans mon esprit les événements dont j’avais été le témoin au cours de la nuit où j’avais reçu le chrisos : « Maître, répondis-je, vous êtes prodigieux.

— Non, mais je me trompe rarement.

— Vous me comprendrez mieux que quiconque, Maître, quand je vous dirai que je me suis permis de lire quelques lignes dans ce livre. Vous avez certainement entendu parler des mangeurs de cadavres. Je me suis laissé dire que le fait de dévorer la chair d’un mort, si l’on y ajoute l’effet de certains polychrestes, permet d’en revivre l’existence.

— C’est manquer de sagesse que de trop en savoir sur ce genre de pratiques, murmura l’archiviste comme pour lui-même. Et cependant, si je m’arrête à l’idée de partager l’esprit d’historiens comme Loman ou Hermas…» Sans doute était-il aveugle depuis tant d’années qu’il en avait oublié combien l’expression de nos visages pouvait trahir nos sentiments les plus profonds et les révéler. Celle que je vis sur le sien à la lueur du candélabre traduisait un désir tellement puissant, que, par simple décence, je me sentis obligé de détourner les yeux ; mais sa voix était toujours aussi calme et gardait son timbre de cloche, ample et solennel. « D’après ce que j’ai lu autrefois, néanmoins, tu as raison, quoique je ne me souvienne pas que cette question soit évoquée dans le livre que tu tiens.

— Maître, repris-je, je vous donne ma parole que je ne vous soupçonne nullement d’une chose pareille. Mais pourriez-vous répondre à cette question : si deux personnes violent ensemble une tombe, que l’une prenne par exemple la main droite et l’autre la gauche, est-ce que celui qui mange la droite ne connaîtra que la moitié de la vie du mort, tandis que l’autre connaîtra l’autre moitié ? Et si c’est le cas, que se passe-t-il s’il se présente un troisième comparse et qu’il dévore un pied ?

— Quel dommage que tu sois bourreau, dit Oultan. Tu aurais pu faire un excellent philosophe. Non, pour autant que je comprenne ce sujet diabolique, chacun possède la vie en entier.

— Dans ce cas, toute la vie d’un homme se trouve concentrée dans sa main droite comme dans sa main gauche, et dans chacun de ses doigts, aussi ?

— Je crois que chacun des participants doit consommer plus d’une bouchée pour arriver au résultat souhaité. Cependant, je suppose qu’au moins en théorie, ce que tu avances est juste. Toute la vie d’une personne se retrouve dans l’un de ses doigts. »

Nous avions repris le chemin emprunté à l’aller ; mais comme le passage était beaucoup trop étroit pour que nous puissions avancer de front, je marchais maintenant devant lui en tenant le candélabre – si bien qu’un étranger qui nous aurait vus se serait imaginé que j’éclairais le chemin pour lui. « Mais, Sieur, dis-je, comment cela est-il possible ? Si l’on poursuit le même raisonnement, on en arrive à dire qu’une vie peut résider dans la moindre articulation de chaque doigt, et cela est sûrement impossible.

— Quelles sont les dimensions d’une vie d’homme ? demanda Oultan.

— Je n’ai aucun moyen de le savoir ; mais n’est-elle pas plus grande qu’une petite articulation ?

— Tu la vois à son début et tu en attends beaucoup. Moi, qui la considère à partir de sa fin, je sais combien elle est insignifiante. J’imagine que c’est pour cette raison, d’ailleurs, que des créatures dépravées consomment la chair de cadavres : elles en veulent davantage. Laisse-moi te poser une question à mon tour. Sais-tu qu’un fils peut ressembler à son père d’une manière frappante ?

— Je l’ai entendu dire, en effet. Et je le crois », répondis-je. Je ne pus m’empêcher de penser aux parents que j’avais eus et ne connaîtrais jamais.

« Tu admettras donc qu’il est possible, si un fils ressemble fortement à son père, qu’un type de visage donné puisse se répéter pendant plusieurs générations. Autrement dit, si un fils ressemble à son père et que son propre fils lui ressemble, et si le fils de son fils lui ressemble, l’arrière-petit-fils au bout du compte, ressemblera à son arrière-grand-père.

— Oui.

— Et cependant, le germe qui a donné naissance à chacun d’eux était contenu dans une drachme d’un liquide colloïdal ; s’ils n’en proviennent pas, quelle est leur origine ? »

J’étais incapable de répondre à cette question et continuai à marcher, plongé dans la plus grande perplexité. Nous regagnâmes bientôt la porte par laquelle nous étions passés pour gagner les étages inférieurs de la bibliothèque. Cyby s’y trouvait déjà, avec les autres livres mentionnés dans la lettre de maître Gurloes. Je les lui pris, saluai Maître Oultan, et je me trouvai très soulagé de quitter enfin l’atmosphère étouffante qui régnait entre les rayonnages. Il m’arriva de retourner à nouveau dans les étages supérieurs de cette partie de la Citadelle, mais jamais dans cette cave sépulcrale, et d’ailleurs je ne le souhaitais pas.

L’un des trois volumes apportés par Cyby était aussi grand que le dessus d’une petite table ; il faisait bien une coudée de large pour une petite aune de hauteur. D’après les armes qui figuraient sur sa couverture en saffian de maroquin, on pouvait penser qu’il s’agissait de l’histoire de quelque noble famille. Les autres livres étaient beaucoup plus petits. L’un d’eux, relié de vert, à peine plus grand que ma main et guère plus épais que mon index, se révéla être une compilation de pensées dévotes, illustrée d’images évoquant des émaux et représentant des pantocrateurs et des hypostases ascétiques, auréolés de noir et habillés de robes serties de joyaux. Je m’arrêtai un moment pour les regarder auprès d’une fontaine à sec, dans un petit jardin oublié qu’inondait un pâle soleil d’hiver.

Mais au moment où je m’apprêtais à ouvrir l’un des autres volumes, j’eus ce sentiment d’être pressé par le temps qui est peut-être ce qui nous montre le mieux que nous avons quitté l’enfance. Cela faisait déjà deux bonnes veilles que je m’étais absenté de la tour Matachine pour une simple commission, et la lumière n’allait pas tarder à baisser. Je rassemblai les livres et me précipitai – quoique sans le savoir encore – vers ce qui allait être ma destinée, c’est-à-dire en fin de compte moi-même, en la personne de la châtelaine Thècle.

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