29. Agilus

Lorsque le médecin responsable du lazaret m’eut examiné et eut constaté que je n’avais aucun besoin de traitement, il nous demanda de quitter son établissement, car, d’après ce qu’il nous dit, mon épée et ma cape perturbaient les autres malades.

Sur le côté opposé du bâtiment où j’avais déjeuné avec les soldats, se trouvait une petite boutique qui satisfaisait à leurs besoins courants. Outre les bijoux en toc et les bibelots du même genre que les hommes offrent à leurs petites amies, elle proposait quelques vêtements de femme ; et quoique mes fonds aient été sérieusement entamés par le dîner à l’auberge des Amours perdues, que nous n’avions finalement pas consommé, je fus en mesure de faire l’achat d’une simarre pour Dorcas.

L’entrée de la salle des Audiences n’était pas très loin de cette boutique. Une foule d’une centaine de personnes se pressait devant, mais comme les gens se mirent à me montrer du doigt et à se pousser du coude en apercevant ma cape de fuligine, nous battîmes en retraite vers la cour où les destriers étaient attachés. C’est là que nous trouva l’un des porveors de la salle des Audiences, un homme imposant avec un front très blanc et haut, bombé comme le ventre d’une cruche. « Vous êtes le carnifex, me dit-il. On m’a rapporté que vous étiez capable de remplir correctement votre office. »

Je lui répondis que je pouvais accomplir aujourd’hui tout ce qu’il faudrait, si j’étais requis par son maître.

« Aujourd’hui ? Non, non. Le procès ne sera pas terminé avant la fin de l’après-midi, ce n’est pas possible. »

Je lui fis remarquer que puisqu’il était venu s’assurer en personne que j’étais en mesure d’officier, c’est qu’il fallait être bien sûr que le prisonnier serait jugé coupable.

« Oh, la chose ne fait pas le moindre doute, non, pas le moindre. Il y a eu neuf morts, après tout, et l’homme a été arrêté sur le lieu même de son crime. Et comme il s’agit d’un individu de rien, il n’a aucune chance d’être gracié ou de pouvoir faire appel. Le tribunal siégera à nouveau demain dans la matinée, mais vos services ne seront pas requis avant midi. »

Comme je n’avais aucune expérience directe des procédures de cour et des hommes de justice (car, à la Citadelle, nos clients nous étaient toujours envoyés directement, et seul maître Gurloes avait occasionnellement affaire aux officiels, qui venaient parfois s’assurer des dispositions prises dans tel ou tel cas particulier), et que j’avais un grand désir de mettre réellement en pratique ce pour quoi j’avais été élevé et entraîné pendant si longtemps, je proposai que le kiliarque, s’il le voulait bien, envisageât une cérémonie à la lueur des torches, cette nuit même.

« La chose est exclue. Il doit réfléchir à la décision à prendre. De quoi aurait-il l’air, autrement ? Il y a déjà bien assez de personnes qui considèrent que les juges militaires ont tendance à aller trop vite et même à être capricieux. Et pour tout dire, enfin, un magistrat civil aurait probablement attendu une semaine, ce qui n’aurait pas été plus mal pour l’affaire, puisqu’il y aurait eu amplement le temps, pour un autre témoin, d’apporter des preuves supplémentaires. Tandis que dans ces conditions, personne, bien entendu, ne se permettra de le faire.

— Demain après-midi, dans ce cas, dis-je. Nous aurons besoin d’un endroit pour passer la nuit. Je veux aussi pouvoir examiner l’échafaud et le billot, ainsi que préparer mon client. Me faudra-t-il un laissez-passer pour le voir ? »

Le porveor nous demanda si nous ne pouvions pas nous faire héberger par le lazaret. En dépit de ma réponse négative, il tint à ce que nous allions tous les trois – lui-même, Dorcas et moi – négocier la chose avec le médecin, lequel, comme je l’avais prévu, refusa de nous accueillir. Cette discussion fut suivie d’une autre avec un officier subalterne de la xénagie, qui nous expliqua l’impossibilité dans laquelle nous étions de loger dans les casernements réservés aux soldats, et que si nous devions résider dans l’une des pièces réservées aux gradés, plus personne, à l’avenir, ne voudrait en faire ses quartiers. Finalement, on vida à notre intention une sorte de débarras sans fenêtres, dans lequel on fit porter deux lits et un minimum de mobilier (le tout ayant manifestement déjà beaucoup servi). J’y laissai Dorcas, et après m’être assuré que je ne risquais pas de passer au travers de quelque planche pourrie de l’échafaud au moment critique, ni d’être obligé d’immobiliser mon client avec les genoux tout en le décapitant, je me rendis à la prison pour effectuer la visite, traditionnelle dans notre guilde.

Même si celle-ci est entièrement subjective, il existe une grande différence entre un établissement de détention auquel on est habitué et d’autres qui ne nous sont pas familiers. Si j’étais descendu dans les cachots de notre tour, j’aurais eu l’impression de revenir chez moi, très précisément – pour y mourir peut-être, mais chez moi. Certes, il m’était possible de prendre conscience, d’une façon toute abstraite, que nos corridors de métal circulaires et nos portes étroites et grises, pouvaient être synonymes d’horreur et d’épouvante pour ceux qui s’y trouvaient confinés ; mais c’est une horreur que je n’éprouvais pas moi-même, et si quelqu’un m’avait fait remarquer que j’aurais dû la ressentir, je n’aurais pas tardé à en faire ressortir tous les avantages : draps propres, couvertures chaudes, repas réguliers, éclairage suffisant, intimité rarement perturbée, et ainsi de suite.

Tandis que maintenant, tout en descendant l’étroit escalier de pierre en colimaçon qui menait dans des lieux de détention cent fois plus petits que les nôtres, les sentiments que j’éprouvais étaient exactement à l’opposé de ceux qui m’auraient envahi dans les sous-sols de la tour Matachine. J’étais oppressé par l’obscurité et la puanteur qui y régnaient. La pensée que j’aurais pu moi-même m’y trouver confiné par un accident quelconque (du fait d’un ordre mal transmis, par exemple, ou du machiavélisme insoupçonnable du porveor) ne cessait pas de me hanter, en dépit de tous mes efforts pour la chasser de mon esprit.

J’entendis une femme sangloter, et supposai, comme le porveor avait parlé d’un homme, qu’elle se trouvait dans une autre cellule que celle de mon client – laquelle, m’avait-on expliqué, était la troisième sur ma droite. Je comptai donc les portes jusqu’à la bonne, construite en bois, et simplement renforcée de barres de fer ; en revanche – telle est l’efficacité de l’armée –, les serrures et les gonds avaient été huilés. À l’intérieur, les sanglots hésitèrent et cessèrent presque au moment où je tirais les verrous.

Un homme, entièrement nu, était étendu sur de la paille. Une chaîne, attachée à son cou par un collier de fer, le reliait au mur. Une femme, également nue, se penchait au-dessus de lui, ses longs cheveux châtains tombant jusque sur le visage de l’homme, si bien qu’ils avaient l’air de les unir. Elle se tourna pour me regarder, et je reconnus Aghia.

Elle souffla : « Agilus ! » et l’homme s’adossa au mur. Leurs deux visages étaient tellement semblables que l’on aurait pu croire qu’Aghia tenait un miroir en face du sien.

« C’était donc vous ! m’exclamai-je, mais ce n’est pas possible ! » Cependant, avant même d’avoir fini de parler, je me souvins du comportement d’Aghia pendant le combat, aux Champs Sanglants, et du ruban noir que j’avais cru apercevoir derrière l’oreille de l’hipparque.

« Vous, me lança-t-elle, parce que vous vivez, il faut qu’il meure. »

Je ne pus que répondre : « S’agit-il vraiment d’Agilus ?

— Bien entendu. » La voix de mon client était plus basse d’une octave que celle de sa sœur jumelle, mais elle était moins assurée.

Incapable de rien dire, je secouai la tête.

« C’était Aghia dans la boutique ; c’est elle qui portait la tenue de Septentrion. Elle était passée par l’entrée de derrière tandis que nous discutions, mais je lui ai fait signe au moment où j’ai compris qu’il n’était pas question pour vous de vendre votre épée. »

Aghia ajouta : « Je ne pouvais pas parler – vous auriez reconnu une voix de femme – mais la cuirasse cachait mes seins, et les gantelets mes mains. Et imiter la démarche des hommes n’est pas aussi difficile que les hommes se l’imaginent.

— Avez-vous au moins bien regardé cette épée ? La soie devrait comporter une signature. » Agilus esquissa le geste de tendre la main, comme s’il avait encore eu une chance de s’en emparer. D’un ton dépourvu d’expression, Aghia poursuivit : « Elle est signée, et par Jovinien. J’ai pu la voir, à l’auberge. »

Il y avait une toute petite fenêtre, très haut au-dessus de nous, dans le mur du fond. Soudain, comme si le soleil venait de franchir le faîte du toit ou de dissiper un nuage, un rayon de lumière tomba sur les jumeaux. Je regardai tour à tour leurs deux visages, baignés d’or luminescent. « Vous avez tenté de me tuer. Simplement pour cette épée. »

Agilus se défendit : « J’espérais que vous me la laisseriez – vous vous en souvenez, n’est-ce pas ? J’ai tout fait pour vous en persuader, pour que vous puissiez repartir sous un déguisement. Je vous aurais donné des vêtements, et tout l’argent que j’aurais pu réunir.

— Ne comprenez-vous donc pas, Sévérian ? Elle vaut dix fois ce que vaut notre boutique, et cette boutique est tout ce que nous possédons.

— Ce n’est pas la première fois que vous tendez ce genre de piège, j’en suis sûr. Le scénario était trop bien monté. Un meurtre légal, et pas de cadavre à aller jeter clandestinement dans le Gyoll.

— Vous allez tuer Agilus, n’est-ce pas ? C’est la raison de votre présence ici – vous ne le saviez pas au moment où vous avez franchi le seuil du cachot. Qu’avons-nous fait de plus que ce que vous vous apprêtez à faire ? »

D’une voix moins stridente, Agilus reprit à la suite de sa sœur : « Le combat était loyal. Nous disposions d’armes identiques, et vous étiez d’accord sur les conditions. Allez-vous m’offrir les mêmes chances, demain ?

— Vous saviez qu’à la tombée de la nuit, la chaleur de ma main exciterait la plante, et qu’elle se retournerait contre moi. Vous portiez des gants et n’aviez qu’à attendre. D’ailleurs, ce n’était même pas la peine d’attendre, car ce n’était pas la première fois que vous lanciez les feuilles. »

Agilus sourit. « En fin de compte, l’affaire du gantelet était donc secondaire…» Il tendit les mains. « J’ai gagné. Mais en fait c’est vous qui avez gagné, grâce à quelque magie cachée que ni ma sœur ni moi ne comprenons. Trois fois de suite vous m’avez causé du tort ; or, il existe une ancienne loi qui dit qu’un homme qui a trois fois subi un tort peut exiger n’importe quelle faveur de la part de son oppresseur. Je crains bien qu’elle ne soit plus en vigueur, mais ma sœur bien-aimée m’a raconté votre attachement pour les choses du passé, pour l’époque où votre guilde était puissante et où votre forteresse était le centre de la Communauté. J’exige cette faveur. Libérez-moi. »

Aghia se leva, brossant de la main les fragments de paille restés collés sur ses genoux et ses cuisses rondes. Et, comme si elle venait seulement de se souvenir de sa nudité, elle ramassa la robe de brocart bleu-vert que je connaissais si bien et se drapa dedans.

« Comment vous ai-je donc causé du tort, Agilus ? répondis-je. Il me semble au contraire que c’est vous qui m’en avez causé, ou du moins qui avez essayé.

— Tout d’abord en me mystifiant. Vous transportiez de quoi acheter une villa en ville, sans même le savoir. En tant que propriétaire, il était de votre devoir d’être au courant de sa valeur réelle, et votre ignorance risque de me coûter la vie, demain, à moins que vous ne me rendiez la liberté cette nuit. Ensuite parce que vous avez refusé de prendre en considération toutes mes offres d’achat. Dans notre société mercantile, on a le droit de faire monter les enchères aussi haut qu’on le veut, mais c’est une trahison que de refuser de vendre quel que soit le prix. Aghia et moi avons endossé l’armure clinquante d’un barbare : mais c’est vous qui en avez le cœur. Et vous m’avez causé du tort, en dernier lieu, par le tour qui vous a fait remporter le combat. Contrairement à vous, je me suis trouvé en face de pouvoirs plus grands que ce que j’aurais pu envisager. J’ai perdu mon sang-froid, comme l’aurait fait n’importe qui, et c’est pour cela que je me retrouve ici. Je vous réclame ma liberté. »

Le rire dont j’éclatai à ces mots portait avec lui un goût amer. « Vous me demandez de faire pour vous, que j’ai toutes les raisons de mépriser, ce que je n’ai pas voulu faire pour Thècle, que j’aimais presque davantage que ma propre vie. Non. J’admets que je ne suis qu’un sot, et si je n’en étais pas un auparavant, votre sœur bien-aimée a fait tout ce qu’il fallait pour que j’en devienne un. Mais pas à ce point, tout de même. »

Aghia laissa retomber sa robe et se jeta sur moi avec une telle violence que je crus, pendant un instant, qu’elle m’attaquait. Mais au lieu de cela, elle se mit à couvrir mes lèvres de baisers, et, prenant mes mains, mis l’une sur l’un de ses seins et l’autre sur sa hanche soyeuse ; des brindilles de paille pourrie étaient encore accrochées à sa peau, et je les fis tomber en déplaçant mes mains vers son dos.

« Je vous aime, Sévérian ! Je vous ai désiré lorsque nous étions ensemble, et j’ai plusieurs fois essayé de me donner à vous. Ne vous rappelez-vous donc pas le jardin des Délectations, où je ne cessais de vouloir vous amener ? Nous y aurions connu tous deux l’extase, mais vous refusiez d’y entrer. Pour une fois, soyez honnête ! » (À la façon dont elle en parlait, on aurait pu croire que l’honnêteté était une anomalie de comportement comme la paranoïa.) « Ne m’aimez-vous donc pas ? Prenez-moi, maintenant… Ici même. Agilus se détournera, je vous le promets. » Ses doigts s’étaient glissés entre mon ventre et le bord de mon pantalon, et ce n’est qu’en entendant le froissement du papier que je me rendis compte que son autre main avait soulevé le rabat de ma sabretache.

Je la frappai au poignet, plus sèchement, sans doute, que je ne l’aurais dû ; elle se jeta alors sur moi toutes griffes dehors, cherchant à atteindre mes yeux, comme il était arrivé à Thècle de le faire parfois, lorsqu’elle n’arrivait plus à supporter l’idée de son emprisonnement et des souffrances qui l’attendaient. Je la repoussai, mais c’est le mur, cette fois-ci, et non plus une chaise, qui la reçut brutalement. Sa tête frappa la pierre, et, en dépit du coussin formé par son abondante chevelure, elle sonna comme le marteau d’un tailleur de pierres. Elle perdit instantanément toutes ses forces, ses genoux se dérobant sous elle, et se retrouva assise sur la paille. Je n’aurais jamais cru Aghia capable de pleurer, mais c’est pourtant ce qu’elle fit.

Agilus me demanda ce qu’elle avait fait, mais en dehors d’une pointe de curiosité, il n’y avait pas trace d’émotion dans sa question.

« Vous l’avez bien vu ; elle a essayé de fouiller dans ma sabretache. » Je vérifiai la présence des quelques pièces que je possédais, dans leur compartiment : deux orichalques de laiton et sept as de cuivre. « Ou peut-être voulait-elle voler la lettre adressée à l’archonte de Thrax que j’ai avec moi. Je lui en ai parlé à un moment donné, mais elle n’est pas cachée dans la sabretache.

— Ce sont les pièces qu’elle voulait, j’en suis sûr. On m’a nourri ; mais elle doit être complètement affamée. »

Je redressai Aghia et lui lançai sa robe dans les bras, puis j’ouvris la porte et la conduisis à l’extérieur. Elle était encore sonnée par le choc, mais quand je lui tendis un orichalque, elle le jeta par terre et cracha dessus.

Je retournai dans la cellule. Agilus était assis en tailleur, le dos appuyé au mur. « Ne me demandez rien à propos d’Aghia, commença-t-il. Tout ce que vous soupçonnez d’elle est vrai – n’est-ce pas suffisant ? Demain je serai un homme mort, et elle épousera le vieux matelot qui lui court après, ou quelqu’un d’autre. De toute façon, je voulais qu’elle le fasse à brève échéance. Il n’aurait pas pu l’empêcher de me voir, moi, son propre frère. Maintenant, je ne serai plus là, et elle n’aura même plus ce souci.

— En effet, lui répondis-je, vous allez mourir demain. C’est de cela que je suis venu parler avec vous. Tenez-vous à faire bonne figure, une fois sur l’échafaud ? »

Il regarda fixement ses mains, qu’il avait fines et plutôt douces, et qui reposaient dans l’étroit rayon de soleil qui avait auréolé sa tête, ainsi que celle d’Aghia, un moment auparavant. « Oui, finit-il par dire. Il se peut qu’elle vienne. Je préférerais qu’elle n’y assiste pas. Mais j’y tiens. »

Je lui dis alors (comme on m’avait enseigné à le faire) de ne manger que très légèrement demain matin, afin qu’il ne soit pas malade, le moment venu, et l’avertis de se vider la vessie, qui se relâche au moment du coup. Je lui appris également les différents stades de cette fausse routine, comme nous le faisons pour tous ceux qui doivent mourir, afin qu’ils aient l’impression que le moment n’est pas encore venu, alors qu’il l’est déjà. Fausse routine qui leur permet de mourir en ayant un peu moins peur. Je ne sais pas s’il m’a cru, mais j’espère néanmoins que si. Car si jamais mensonge prononcé sous les yeux du Pancréateur fut justifié, c’est bien celui-là.

Quand je sortis du cachot, l’orichalque avait disparu. À sa place – et tracé, sans aucun doute, avec le bord de la pièce – un dessin avait été esquissé dans la crasse qui recouvrait les dalles de pierre. On pouvait l’interpréter comme le visage grimaçant de Jurupari, ou peut-être aussi comme une carte, mais il était entouré de lettres d’une écriture qui m’était inconnue Du pied, je l’effaçai.

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