33. Trois pattes, deux jambes

Je restai éveillé, me sembla-t-il, le temps d’une veille. Je ne tardai pas à m’apercevoir que le Dr Talos ne dormirait pas, toutefois je m’accrochais à l’espoir qu’il s’éloignerait de notre campement, pour une raison ou une autre. Il resta un long moment assis, paraissant profondément plongé dans ses pensées, puis il se leva et commença de marcher de long en large devant le feu. Son visage presque immobile était cependant étonnamment expressif : il suffisait qu’il bougeât légèrement le sourcil ou qu’il redressât la tête, et il changeait du tout au tout. Tandis qu’il allait et venait, j’aperçus, à travers mes yeux mi-clos, tour à tour de l’allégresse, du désir, de l’ennui, de la résolution, ainsi que toute une gamme d’émotions qui ne portent pas de noms passer rapidement sur son masque vulpin.

Il finit par se mettre à décapiter, à l’aide de sa canne, les corolles de fleurs sauvages ; il lui fallut peu de temps pour venir à bout de toutes celles qui se trouvaient à moins de douze pas du feu. J’attendis jusqu’à ce que je ne puisse plus voir, dans l’obscurité, sa silhouette bien droite et énergique, et que le bruit des moulinets de sa canne fût devenu presque imperceptible. Alors, lentement, je retirai la pierre précieuse de sa cachette.

On aurait dit que je tenais une étoile, un objet qui brûlait dans la nuit. Dorcas dormait ; j’avais pensé que nous examinerions la gemme ensemble, mais je renonçai à l’éveiller. Le rayonnement bleu et glacé se mit à croître, au point que je craignis que le Dr Talos, si loin qu’il fût, ne l’aperçoive. Je rapprochai la pierre de mon œil, poussé par l’envie enfantine de regarder le feu au travers comme s’il s’agissait d’une lentille, mais l’en éloignai brusquement : le monde familier d’herbe et de dormeurs qui m’entourait s’était transformé en une danse d’étincelles, traversée de coups de cimeterre.


Je ne sais pas très bien quel âge j’avais à la mort de maître Malrubius. C’était bien des années avant que je ne devienne capitaine, et je devais être encore très jeune. En revanche, je me souviens parfaitement du jour où maître Palémon lui succéda en tant que maître des apprentis ; c’est un poste que maître Malrubius avait occupé depuis toujours pour moi, et, pendant des semaines et peut-être même des mois, je restai sous l’impression que maître Palémon (que j’aimais autant sinon davantage) ne pouvait être notre véritable maître au sens où maître Malrubius l’avait été. En outre, cette impression de désordre et d’irréalité se trouvait accrue par le fait que maître Malrubius n’était pas mort, ni même parti… et qu’en fait, il était simplement allongé sur sa couchette, celle dans laquelle il avait dormi chaque nuit à l’époque où il nous dispensait son enseignement et appliquait sa discipline. Un dicton affirme que ce que l’on ne voit pas n’existe pas. Mais dans ce cas, il en allait autrement : devenue invisible, la présence de maître Malrubius était d’autant plus palpable. Maître Palémon refusait de confirmer qu’il ne reviendrait jamais, si bien que toutes nos actions étaient mesurées sur une double échelle : « Maître Palémon le permettra-t-il ? » et « Qu’aurait dit maître Malrubius ? »

(À la fin il ne dit rien ; les bourreaux ne vont pas à la tour des Soins, quel que soit leur état ; une ancienne croyance – vraie ou fausse, je l’ignore – prétend qu’on y règle toutes les vieilles rancunes.)

Si j’écrivais cette histoire pour distraire le lecteur ou même pour l’instruire, je m’abstiendrais d’y introduire des digressions sur le cas de maître Malrubius, lequel, au moment où je remis la Griffe à sa place, n’était plus que poussière depuis bien longtemps. Mais dans une histoire, comme en bien d’autres choses, existent plusieurs formes de nécessité. Je connais peu de chose du style littéraire ; cependant, je me suis instruit, j’ai fait quelques progrès, et je considère que cet art n’est pas aussi différent de mon ancienne spécialité qu’il peut en avoir l’air au premier abord.

Des dizaines et même parfois des centaines de personnes viennent assister aux exécutions, et j’ai vu des balcons s’effondrer sous le poids des spectateurs qui s’y étaient entassés, tuant plus de gens en une seule fois que moi dans toute ma carrière. Ces dizaines et ces centaines de spectateurs peuvent être assimilés aux gens qui lisent un récit écrit.

En dehors du public, cependant, il existe d’autres personnes à satisfaire : les autorités au nom desquelles agit le carnifex, ceux qui l’ont appointé afin que le condamné subisse une peine sans souffrir ou au contraire dans les plus grands tourments, ainsi également que le bourreau lui-même.

La foule s’estimera satisfaite si l’attente n’est pas trop longue, si l’on permet au condamné de dire quelques mots et qu’il le fasse bien, si la lame dressée vers le ciel brille quelques instants dans la lumière du soleil avant de s’abaisser, donnant à chacun le temps de retenir son souffle, de pousser le voisin du coude, et si la tête, en tombant, est accompagnée d’un bon jet de sang. De même, vous qui plongerez un jour ou l’autre dans la bibliothèque de maître Oultan, attendez de moi que je ne vous fasse pas trop languir ; que les personnages qui s’exprimeront soient brefs, mais parlent bien, que certains temps d’arrêt dramatiques vous signalent que quelque chose d’important est sur le point de se produire, et qu’il y ait une quantité suffisante de sang.

Les autorités au nom desquelles agit le carnifex, à savoir les kiliarques et les archontes (si l’on me permet de prolonger encore un peu cette figure de rhétorique), n’auront guère à se plaindre si le condamné ne s’échappe pas, et s’il n’excite pas trop les passions de la foule – et s’il est indiscutablement mort à la fin des opérations. Il me semble que dans ce que j’écris, cette autorité est l’impulsion qui me meut. Elle exige que ce qui constitue le sujet de l’œuvre reste central dans mon propos – qu’il ne se dilue pas dans des préfaces, des avertissements ou ne devienne un tout autre ouvrage. Elle exige aussi qu’il ne soit pas submergé par la rhétorique, et qu’il soit mené jusqu’à une conclusion satisfaisante.

Ceux qui ont payé le carnifex pour que l’exécution soit douloureuse ou au contraire indolore peuvent être assimilés aux traditions littéraires et aux modèles reconnus auxquels je suis tenu de me plier. Je me souviens d’un certain jour d’hiver, alors qu’une pluie froide tambourinait sur les fenêtres de la salle où se déroulait la leçon, et où maître Malrubius – voyant peut-être que nous n’avions pas la tête au travail, ou étant tout simplement lui-même peu disposé à enseigner – nous raconta l’histoire d’un certain maître Werenfrid ayant appartenu il y a fort longtemps à notre guilde. Il avait un pressant besoin d’argent et accepta la rémunération offerte par les ennemis du condamné comme celle de ses amis ; mais en disposant le premier groupe sur sa droite et le second sur sa gauche, il réussit à faire croire aux deux, grâce à son immense talent, que le résultat était dans les deux cas parfaitement conforme à leur attente. C’est exactement de la même manière que les tenants des traditions opposées font pression sur celui qui écrit des histoires. Oui, fût-il Autarque. Les uns désirent la facilité ; les autres, la richesse de l’expérience dans l’exécution… de l’œuvre littéraire. Or, il me faut essayer, alors que je me trouve devant le dilemme de maître Werenfrid, de satisfaire les deux ; c’est bien ce que j’ai tenté de faire.

Reste enfin le carnifex lui-même ; moi, autrement dit. Il ne lui suffit pas d’être loué par tout le monde. Il ne lui suffit même pas d’assurer ses fonctions d’une manière parfaitement correcte et conforme en tout point à l’enseignement reçu de ses maîtres et à la tradition. Il doit en outre, s’il veut lui-même tirer une entière satisfaction du moment où le Temps fera voler sa propre tête décapitée dans les airs, ajouter certains caractères particuliers à l’exécution, si insignifiants soient-ils, mais qui sont entièrement son fait et qu’il ne reproduira plus jamais. Ce n’est qu’à ce prix qu’il pourra se sentir un artiste libre.

J’avais fait un étrange rêve, la nuit où j’avais partagé mon lit avec Baldanders ; je n’ai pas hésité à le rapporter en écrivant cette histoire, la relation des rêves faisant tout à fait partie de la tradition littéraire. Au point du récit où nous sommes maintenant rendus, alors que Dorcas et moi dormions en compagnie de Baldanders et de Jolenta, le Dr Talos assis à côté de nous, j’ai vécu quelque chose qui est soit plus, soit moins qu’un simple rêve – et là, je sors de la tradition. Je vous avertis, vous qui lirez plus tard cela, qu’il n’a que très peu de rapport avec ce qui va se passer tout de suite après ; je ne le transcris que parce que ce phénomène m’a intrigué au moment où il s’est produit, et que j’en tire une certaine satisfaction. Néanmoins, il se peut tout aussi bien qu’étant entré dans mon esprit à cette époque, et y étant toujours resté depuis, il ait affecté mon comportement au cours des événements qui vont suivre.

La Griffe à nouveau soigneusement cachée, je restai étendu sur ma vieille couverture, auprès du feu. La tête de Dorcas était auprès de la mienne, et mes pieds touchaient presque ceux de Jolenta. Baldanders était couché sur le dos de l’autre côté du feu, ses bottes aux fortes semelles parmi les cendres brûlantes. La chaise du Dr Talos était tout à côté de la main du géant, mais le dos tourné au feu ; lui-même y était-il assis ou non, le visage levé vers les étoiles, je ne saurais le dire ; pendant une partie du temps que prit mon demi-rêve, il me sembla avoir conscience de sa présence sur la chaise, alors qu’à d’autres moments, j’avais l’impression qu’il n’y était pas. Le ciel me parut devenir plus clair qu’il ne l’est habituellement en pleine nuit.

Des bruits de pas parvinrent à mes oreilles, mais sans pratiquement me déranger dans mon repos ; ils étaient à la fois lourds et feutrés. Puis il y eut le halètement d’une respiration et les reniflements d’un animal ; si j’étais éveillé, j’avais les yeux ouverts. Mais j’étais tellement sur le point de succomber au sommeil que je ne me retournai pas. L’animal s’approcha de moi et se mit à sentir mes vêtements et mon visage. C’était Triskèle ; il se coucha, et sa colonne vertébrale vint s’appuyer contre moi. Il ne me parut pas extraordinaire qu’il ait réussi à me retrouver, mais je me souviens avoir éprouvé un certain plaisir de le voir à nouveau.

J’entendis ensuite d’autres bruits de pas, une démarche ferme et lente d’homme ; je reconnus instantanément celle de maître Malrubius, telle que je l’avais si souvent entendue lorsqu’il arpentait les corridors des étages inférieurs de la tour, les jours où il faisait l’inspection des cellules ; c’était bien le même son. Il pénétra dans mon champ visuel. Sa cape était poussiéreuse, comme elle l’était la plupart du temps, sauf lors des grandes occasions ; il la serra autour de lui du même geste familier qu’autrefois, et il s’assit sur une caisse d’accessoires. « Sévérian ! Récite-moi les sept principes de gouvernement. »

Je dus faire un effort pour parler, mais je m’arrangeai (dans mon rêve, toujours s’il s’agissait bien d’un rêve) pour dire : « Je ne me souviens pas que nous ayons étudié un tel sujet, Maître.

— Tu as toujours été le plus dissipé de mes élèves », me répondit-il, sans rien ajouter.

Un mauvais pressentiment commença à s’emparer de moi ; j’avais l’impression que si je ne répondais pas, il se produirait quelque tragédie. Finalement, j’arrivai à murmurer faiblement : « L’anarchie…

— Ce n’est pas une forme de gouvernement, mais l’absence de tout gouvernement. Je t’ai appris qu’elle précédait tous les gouvernements. Maintenant, récite-moi la liste des sept principes.

— L’attachement à la personne du monarque. L’attachement à une lignée, soit par le sang, soit par toute autre règle de succession. L’attachement au code qui légitime le pouvoir de l’État. L’attachement à la loi, et à elle seule. L’attachement à un groupe d’électeurs, grand ou petit, qui dit la loi. L’attachement à la notion abstraite qui inclut un corps d’électeurs, les autres corps qui lui donnent naissance, et nombre d’autres éléments, essentiellement idéaux.

— Passable. Parmi ceux-ci, quel est le plus ancien, et quel est le plus élevé ?

— Leur développement se fait dans l’ordre que j’ai donné, Maître, répondis-je. Mais je ne me souviens pas que vous nous ayez jamais demandé lequel était le plus élevé de tous. »

Maître Malrubius s’inclina vers l’avant, et la flamme qui dansait dans ses yeux était plus brillante que les braises du feu. « Quel est le plus élevé, Sévérian ?

— Le dernier, Maître ?

— Tu veux dire l’attachement à la notion abstraite qui comprend le corps des électeurs, les autres corps qui lui donnent naissance, et nombre d’autres éléments, essentiellement idéaux ?

— Oui, Maître.

— De quelle sorte est ton propre attachement à la Divine Entité, Sévérian ? »

Je ne répondis rien. Peut-être étais-je en train de réfléchir à la question ; mais si c’était bien le cas, j’avais l’esprit trop embrumé de sommeil pour en être conscient. Au lieu de cela, je devins extrêmement attentif à mon environnement physique. Au-dessus de ma tête, le ciel, dans toute sa grandeur, semblait avoir été conçu pour mon seul bénéfice, et on aurait dit qu’on le soumettait à mon inspection. J’étais couché sur le sol comme sur une femme, et l’air qui m’entourait me paraissait aussi admirable qu’un cristal, aussi fluide que du vin.

« Réponds-moi, Sévérian.

— Il est du premier genre, si tant est que j’en éprouve un.

— L’attachement à la personne du monarque ?

— Oui, parce qu’il n’y a pas de succession.

— L’animal qui est couché à tes côtés est prêt à mourir pour toi. De quel genre est son attachement pour toi ?

— Du premier ? »

Il n’y avait plus personne. Je m’assis. Malrubius et Triskèle avaient disparu ; et pourtant, je sentais encore une légère chaleur sur mon corps.

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