Quatrième partie IMPASSE SUR LE PION

Chapitre 24

Le vaisseau s’accorda paresseusement sur son rail, puis traversa lentement l’extrémité d’un champ tenseur long de trois millions de kilomètres, franchit une muraille de monocristal et amorça doucement sa descente dans l’atmosphère de plus en plus dense de la Plate-forme. À cinq cents kilomètres d’altitude, les deux plaques de terre et de mer (celle qui, devant eux, n’était que roche brute sous un matelas de nuages, et celle qui, plus loin, était encore en formation) se découpaient distinctement dans l’air nocturne.

Derrière son mur de cristal, la Plate-forme la plus éloignée était toute neuve ; elle restait obscure et vide à l’œil nu, mais le vaisseau savait y percevoir les radars illuminateurs des machines paysagistes qui y apportaient depuis l’espace leur cargaison de roc. Sous le regard attentif du vaisseau, un énorme astéroïde fut dynamité dans le noir, produisant une lente fontaine de roche fondue rougeoyante qui, soit tombait doucement sur la nouvelle surface, soit était interceptée puis moulée dans le vide avant de pouvoir toucher terre.

La Plate-forme voisine, également plongée dans l’obscurité, avait la forme d’un entonnoir équarri dont le bas était entièrement plongé dans les nuages, tandis que le reste de son volume nu était exposé aux intempéries.

Les deux autres Plates-formes étaient beaucoup plus anciennes, et de nombreuses lumières y scintillaient. Chiark se trouvait à son aphélie[7] ; Gévant et Osmolon étaient blanches sur fond noir : deux îlots enneigés sur une mer d’encre. Le vieux navire de guerre s’immergea progressivement dans l’atmosphère, longeant le flanc plat comme une lame de la muraille de la Plate-forme en descendant jusqu’au point où apparaissait l’air respirable, puis se mit à survoler l’océan en direction des terres.

Un bateau fit sonner sa corne – un paquebot sur son erre, tout illuminé – et lança des feux d’artifice lorsque le Facteur limite passa, à un kilomètre d’altitude. Le vaisseau spatial le salua à son tour en créant grâce à ses effecteurs une série d’aurores artificielles, replis rugissants et mouvants de lumière dans le ciel clair et tranquille au-dessus de lui. Puis les deux navires poursuivirent leur chemin dans la nuit.

Le voyage de retour s’était déroulé sans histoire. Gurgeh avait souhaité se faire mettre en suspension tout de suite, en disant qu’il n’avait aucune envie de rester tout ce temps éveillé ; ce qu’il voulait, c’était dormir, se reposer, oublier temporairement. Bien qu’il eût d’avance préparé le matériel nécessaire, le vaisseau lui avait instamment demandé de réfléchir d’abord. Au bout de dix jours, il avait cédé, et l’homme, qui s’était montré de plus en plus morose au cours de cette période, plongea avec gratitude dans un sommeil sans rêves, avec ralentissement du métabolisme.

Au cours de ces dix jours, il ne joua à aucun jeu de quelque espèce que ce fût, ne prononça pratiquement pas une parole, ne prit même pas la peine de s’habiller, et passa le plus clair de son temps à fixer les parois. Le drone avait fini par reconnaître qu’une mise en suspension était sans doute le meilleur service à lui rendre.

Ils traversèrent le Nuage Mineur et rejoignirent le VSG de classe Rang appelé Tant pis pour la subtilité, qui faisait route vers la galaxie principale. Le retour prit plus longtemps que l’aller, mais il n’y avait plus urgence. Le vaisseau abandonna le VSG près du bord supérieur d’un bras de la galaxie et fila, croisant des étoiles, traversant des champs de poussière et des nébuleuses où l’hydrogène migrait et les soleils se formaient, et passant, dans son domaine d’espace irréel – là où les Trous étaient des colonnes d’énergie –, de la substance à la Grille.

Il avait doucement réveillé l’homme deux jours avant qu’il ne rentre chez lui.

Celui-ci recommença à fixer les murs ; il ne joua à aucun jeu, ne s’informa pas de ce qui se passait, ne prit même pas connaissance de son courrier. À sa demande, le vaisseau n’avait pas averti ses amis de son arrivée, se contentant d’expédier une impulsion « demande d’approche » à Chiark Central.

Le vaisseau descendit sur quelques centaines de mètres et s’engagea lentement entre les montagnes couvertes de neige en suivant le tracé du fjord ; sa coque effilée refléta un soupçon de lumière bleu-gris lorsqu’il survola les eaux paisibles et sombres. À bord de yachts ou dans les maisons avoisinantes, quelques personnes virent la masse imposante de l’appareil glisser silencieusement dans les airs et manœuvrer délicatement entre les rives, l’eau et les nuages inégaux.


Le vaisseau masquant la lueur des étoiles de toute la longueur de ses trois cent cinquante mètres de coque silencieuse, Ikroh était plongé dans l’ombre ; pas une lumière n’y brillait.

Gurgeh jeta un dernier regard à la cabine où il avait dormi – par intermittence – pendant ses deux dernières « nuits » à bord, puis emprunta sans hâte le couloir conduisant à la bulle du module. Flère-Imsaho le suivit, portant un unique sac de petite taille ; il espérait que l’homme se changerait enfin, qu’il abandonnerait cette horrible veste.

La machine accompagna l’homme jusque dans le module et descendit à terre avec lui. Devant la maison obscure, la pelouse était recouverte d’une couche immaculée. Le module s’arrêta à un centimètre de celle-ci, puis ouvrit sa porte arrière.

Gurgeh sortit et descendit sur le sol. L’air était piquant, plein de senteurs, et d’une clarté tangible. Des craquements naquirent dans la neige, sous ses pieds. Il se retourna vers l’intérieur éclairé du module. Flère-Imsaho lui tendit son sac. L’homme regarda la petite machine.

« Adieu, lui dit-il.

« Adieu, Jernau Gurgeh. Sans doute ne nous reverrons-nous plus.

« Je ne pense pas, non. »

Il fit un pas en arrière ; la porte commença à se refermer, et l’appareil s’éleva lentement. Puis l’homme recula prestement de deux pas, jusqu’à entrevoir le drone par-dessus bord, et s’écria :

« Encore une chose ! Quand Nicosar a tiré et que le rayon s’est retourné contre lui après avoir été réfléchi par le champ-miroir… C’était une coïncidence, ou bien l’avez-vous fait exprès ? »

Il crut que la machine ne lui répondrait pas, mais, juste au moment où la porte se refermait et où l’ascension du vaisseau masquait le rai de lumière qu’elle laissait filtrer, il entendit le drone lancer :

« Je ne vous le dirai pas. »

Il resta debout là, à regarder le module regagner le vaisseau qui l’attendait. Ce dernier l’avala, la bulle se referma, et le Facteur limite vira au noir ; sa coque devint une ombre parfaite, plus dense que la nuit. Une guirlande de lumières se mit à courir le long de son flanc ; elles formaient en marain le mot « Adieu. » Puis le navire se mit en mouvement et s’éleva sans bruit dans les airs.

Gurgeh le regarda jusqu’à ce que les petites lumières mouvantes se confondent avec les étoiles et s’éloignent à toute allure dans un ciel aux nuées spectrales, puis baissa les yeux sur la neige, qui luisait d’un faible éclat bleu-gris. Lorsqu’il releva la tête, le vaisseau avait disparu.

Il resta quelques instants immobile, comme s’il attendait quelque chose. Bientôt il se détourna et se dirigea vers la maison en traînant les pieds sur la pelouse blanchie.

Il entra par une porte-fenêtre. À l’intérieur, il faisait chaud ; dans ses vêtements glacés, il fut soudain saisi d’un frisson. Puis, tout à coup, les lumières s’allumèrent.

« Bouh ! »

Yay Méristinoux surgit de derrière un canapé, près du feu. Chamlis Amalk-ney sortit de la cuisine en portant un plateau.

« Bonjour, Jernau ! J’espère que tu ne nous en veux pas… »

Le visage pâle et contracté de Gurgeh s’éclaira. Il déposa son sac par terre et regarda ses deux amis : Yay, visage frais et sourire radieux, qui sautait par-dessus le canapé ; Chamlis qui, les champs rouge-orange, posait le plateau sur la table, devant le feu couvert. Yay lui tomba dessus, jeta ses bras autour de son cou et le serra contre elle en riant. Puis elle se recula.

« Gurgeh !

« Bonjour, Yay, dit-il en lui rendant son étreinte.

« Alors, comment vas-tu ? s’enquit-elle en le serrant plus fort encore. Bien, j’espère ? Nous avons harcelé Central jusqu’à ce qu’il nous dise que tu rentrais, mais tu as dormi tout le temps, n’est-ce pas ? Tu n’as même pas lu mes lettres. »

Gurgeh détourna les yeux.

« Non. Elles me sont bien parvenues, mais je n’ai pas… (Il secoua la tête et baissa les yeux.) Je regrette.

« Ça ne fait rien. »

Yay lui tapota l’épaule. Elle laissa son bras autour de ses épaules et l’entraîna vers le divan. Il s’y assit en les contemplant tour à tour. Chamlis repoussait la sciure humide qui étouffait le feu, libérant ainsi les flammes qui couvaient en dessous. Yay écarta les bras, dévoilant sa courte jupe et son gilet.

« J’ai changé, non ? »

Gurgeh acquiesça. Yay lui paraissait tout aussi en forme, tout aussi belle que jamais ; et tout aussi androgyne.

« Je viens tout juste de re-changer, déclara-t-elle. Encore quelques mois et je serai de retour à mon point de départ. Ah, Gurgeh, si tu m’avais vue en homme ! J’avais une de ces allures !

« Insupportable », commenta Chamlis en versant le vin chaud contenu dans un pichet ventru.

Yay se jeta sur le divan à côté de Gurgeh, le serra encore une fois dans ses bras et émit un grondement guttural. Chamlis leur tendit à chacun un gobelet fumant.

Gurgeh but avec plaisir.

« Je ne m’attendais pas à te voir, dit-il à Yay. Je te croyais partie.

« Tu as raison, acquiesça-t-elle en avalant une gorgée de vin, mais je suis revenue. L’été dernier. Chiark va recevoir une nouvelle paire de Plates-formes ; j’ai soumis des plans…, et je suis à présent coordinatrice d’équipe pour Autreface.

Félicitations. Est-ce qu’il y aura des îles flottantes ? »

Le visage de Yay exprima momentanément l’incompréhension, puis elle éclata de rire dans son gobelet.

« Non, Gurgeh. Pas d’îles flottantes.

« Mais beaucoup de volcans, en revanche, ajouta Chamlis d’un air dégoûté en aspirant un filet de vin contenu dans un récipient de la taille d’un dé à coudre.

Seulement un petit, fit Yay en hochant la tête. (Ses cheveux étaient plus longs que dans son souvenir. Bleu-noir. Toujours aussi bouclés. Elle lui donna un petit coup de poing sur l’épaule.) C’est bon de te revoir, Gurgeh. »

Il serra la main de la jeune fille dans les siennes et regarda Chamlis.

« C’est bon d’être de retour », déclara-t-il.

Puis il se replongea dans le silence et dans la contemplation des bûches qui flambaient dans l’âtre.

« Nous sommes tous contents de te savoir de retour, Gurgeh, annonça Chamlis au bout d’un moment. Mais, si tu veux bien me pardonner, tu n’as pas l’air très en forme. Nous savons que tu as passé ces deux dernières années en suspension, mais il me semble qu’il y a autre chose… Qu’est-ce qui s’est passé, là-bas ? Toutes sortes de rumeurs ont couru. Désires-tu en parler ? »

Gurgeh hésita puis regarda les flammes mourantes consumer les bûches empilées n’importe comment dans la cheminée.

Finalement, il reposa son verre et se lança dans une explication.


Il leur raconta tout ce qui s’était passé, depuis les premiers jours à bord du Facteur limite jusqu’aux derniers instants, lorsqu’il avait réintégré le vaisseau et fui à toute allure l’Empire d’Azad en pleine décadence.

Chamlis resta muet et ses champs passèrent par un grand nombre de teintes différentes. Yay arborait une expression de plus en plus soucieuse ; elle hochait fréquemment la tête, s’étrangla plusieurs fois, et parut à deux reprises sur le point de vomir. Le reste du temps, elle rajoutait des bûches dans le feu.


Gurgeh prit une petite gorgée de vin tiède.

« Ensuite… j’ai dormi, pendant tout le trajet de retour, jusqu’à il y a deux jours. Et maintenant, tout cela me paraît… Je ne sais pas ; congelé. Pas frais, mais… pas encore pourri non plus. C’est toujours là. (Il fit tourner son vin dans son gobelet. Un rire sans joie secoua ses épaules.) Enfin… »

Il vida son verre.

Chamlis souleva la cruche qui reposait dans les cendres près du feu et remplit son gobelet de vin bien chaud.

« Jernau, je ne sais comment te dire à quel point je m’en veux, tout cela est ma faute. Si je n’avais pas…

« Non, coupa Gurgeh. Ce n’est pas ta faute. C’est moi qui me suis engagé dans cette histoire. Toi, tu m’avais averti. Ne dis pas ça, Chamlis ; ne crois surtout pas qu’il y ait un autre responsable que moi, jamais. »

Il se leva soudainement et se dirigea vers les fenêtres qui donnaient sur le fjord ; il contempla la pelouse en pente avec son manteau de neige, puis les arbres, plus loin l’eau noire et, surplombant le tout, les montagnes et les lumières éparses des maisons du rivage opposé.

« Tu sais, reprit-il comme s’il s’adressait à son reflet dans la vitre, hier, j’ai demandé au vaisseau de quelle façon ils étaient intervenus dans la situation de l’Empire, sur la fin ; comment ils avaient fait pour tout remettre en ordre. Il m’a répondu qu’ils ne s’étaient même pas donné cette peine. L’Empire s’est effondré sans leur aide. »

Il repensa à Hamin, à Monénine, à Inclate et At-sen, à Bermoiya, à Za, à Olos, à Krowo, à la jeune fille dont il avait oublié le nom… Les yeux fixés sur son image dans la vitre, il secoua la tête.

« Enfin, bref… C’est fini, maintenant. (Il se retourna vers Yay et Chamlis, vers la pièce imprégnée de chaleur.) Qu’est-ce qu’on raconte, ici ? »

Ils lui rapportèrent que les jumeaux de Hafflis étaient à présent en âge de parler, que Boruélal s’était embarquée sur un VSG pour quelques années et que Olz Hap – bourreau de plus d’un jeune cœur – avait été plus ou moins contrainte par son succès de reprendre le poste de Boruélal, bien que cela l’eût fort embarrassée. Yay était devenue père un an plus tôt – Gurgeh ferait sans doute la connaissance de la mère et de l’enfant l’année suivante, quand ils viendraient s’installer quelque temps –, et deux ans auparavant l’un des camarades de Shuro avait été tué pendant un jeu de combat. Ren Myglan était devenue un homme, et Chamlis travaillait toujours aussi dur à l’ouvrage de référence décrivant sa planète préférée. Deux ans plus tôt, le Festival de Tronze s’était achevé par un véritable désastre, le chaos le plus complet, après que quelques fusées de feu d’artifice eurent explosé dans le lac, inondant la moitié des terrasses étagées le long des falaises ; deux personnes avaient péri, la cervelle répandue sur des blocs de pierre travaillée, des centaines d’autres avaient été blessées. Malheureusement, le Festival de l’année passée n’avait pas été aussi excitant, loin de là.

Gurgeh prenait connaissance de toutes ces choses en arpentant la pièce, essayant de se refamiliariser avec les lieux. Rien ne paraissait avoir beaucoup changé.

« Je vois que j’ai vraiment manqué beaucoup de choses… » commença-t-il.

Puis il aperçut sur le mur une petite plaque de bois servant de support à un objet. Il tendit la main, la frôla, puis la décrocha.

« Ah ! fit Chamlis avec un son qui se rapprochait beaucoup du toussotement. J’espère que tu ne m’en voudras pas… Je veux dire, j’espère que tu ne trouveras pas cela…, irrévérencieux, ou de mauvais goût. Vois-tu, je m’étais dit que… »

Gurgeh sourit tristement en effleurant la surface sans vie de ce qui avait jadis été Mawhrin-Skel. Il se retourna vers ses deux amis, puis se dirigea vers le vieux drone.

« Non, pas du tout. Seulement, je n’en veux pas. Et toi ?

« Mais oui, merci. »

Gurgeh offrit son pesant petit trophée à Chamlis, qui en rougit de plaisir.

« Espèce de vieille horreur revancharde ! lança Yay avec un reniflement de mépris.

« Cet objet revêt une signification toute particulière pour moi », répliqua Chamlis d’un air guindé en serrant la plaque contre sa coque.

Gurgeh reposa son verre sur le plateau. Une bûche roula dans l’âtre, accompagnée d’une gerbe d’étincelles. Il s’accroupit et tisonna les rondins. Puis il bâilla.

Yay et le drone échangèrent un regard ; Yay toucha plusieurs fois Gurgeh du bout du pied et lui dit :

« Allez, Jernau, tu es fatigué. Chamlis doit rentrer chez lui voir si ses nouveaux poissons ne se sont pas entre-dévorés. Tu es d’accord pour que je reste ? »

Gurgeh posa sur son visage souriant un regard surpris, et hocha la tête en signe d’assentiment.

Une fois Chamlis parti, Yay posa la tête sur l’épaule de Gurgeh et lui dit qu’il lui avait beaucoup manqué, que cinq ans c’était bien long, qu’elle le trouvait encore beaucoup plus « câlinable » qu’avant, et que… s’il voulait… s’il n’était pas trop fatigué…

Elle se servit de sa bouche, et sur son corps en transformation il dessina de lents mouvements, redécouvrant des sensations qu’il avait presque oubliées ; il caressa sa peau d’or sombre et ses organes génitaux étranges, presque comiques tandis qu’ils perdaient progressivement leur relief pour retrouver leur concavité naturelle ; il la fit rire, rit avec elle et, pendant le long instant de l’orgasme, avec elle, et pendant qu’ils ne faisaient qu’un, toutes leurs cellules tactiles fusionnèrent, comme incendiées, en une impulsion unique.


Pourtant il ne put s’endormir, et quitta au milieu de la nuit le lit chamboulé. Il se dirigea vers les portes-fenêtres et les ouvrit. L’air glacé de la nuit entra à flots dans la pièce. Il frissonna, enfila ses pantals, sa veste et ses chaussures.

Yay remua et émit un léger son. Il referma les fenêtres et revint vers le lit s’accroupir à son chevet, dans le noir. Il rabattit les couvertures sur ses épaules et son dos découverts, et passa très doucement une main dans ses boucles. Elle ronfla une fois, bougea, puis son souffle redevint régulier.

Il retourna à la porte-fenêtre, sortit prestement et la referma derrière lui.

Il resta debout là, sur la terrasse tapissée de neige, à contempler les arbres noirs qui descendaient en rangs irréguliers vers le fjord sombre et miroitant. Les montagnes de l’autre rive luisaient faiblement ; au-dessus d’elles, dans la nuit piquante, des zones lumineuses floues se mouvaient dans les ténèbres, masquant les étoiles et les Plates-formes d’Autreface. Les nuages dérivaient lentement, et, au niveau d’Ikroh, il n’y avait pas un souffle de vent.

Gurgeh leva les yeux et aperçut entre les nuages les Nuages, dont l’éclat immémorial et dur palpitait dans l’air immobile et glacé. Il regarda sa respiration se condenser devant son visage, vapeur chargée d’humidité s’interposant entre lui et ces lointaines étoiles, et enfonça ses mains transies dans les poches de sa veste afin de les réchauffer. L’une d’entre elles effleura quelque chose de plus doux que la neige, et il la retira : un peu de poussière.

Il en détacha ses yeux, qu’il reporta de nouveau sur les étoiles, et ce spectacle fut tout à coup déformé, gauchi par quelque chose qu’il prit tout d’abord pour de la pluie, mais qui naissait en fait dans ses yeux.

Chapitre 25

… Non, ce n’est encore tout à fait fini.

Il reste moi. Je sais, c’est très vilain de ne pas vous avoir révélé mon identité, mais enfin vous l’avez peut-être devinée ; et puis qui suis-je, pour vous priver de la satisfaction de découvrir tout seuls le pot aux roses ? Oui, qui suis-je, au fait ?

Eh oui, pendant tout ce temps j’étais là. Enfin, presque tout le temps. Je regardais, j’écoutais, je pensais, je sentais et j’attendais, et je faisais ce qu’on me disait de faire (ou plutôt, ce qu’on me « demandait », pour respecter les convenances). J’étais là et bien là, en personne ou sous la forme d’un de mes représentants, mes petits espions.

Pour être tout à fait honnête, je ne sais pas s’il m’aurait plu ou non que ce bon vieux Gurgeh découvre la vérité ; je dois avouer que sur ce point je ne suis pas très décidé. En fin de compte, j’ai – on a – laissé cela au hasard.

Par exemple, supposons simplement que Chiark Central ait révélé à notre héros la forme exacte de la cavité creusée dans la coque de ce qui fut Mawhrin-Skel, ou que Gurgeh ait ouvert, pour une raison ou pour une autre, cette enveloppe sans vie et vu de ses propres yeux… Aurait-il vu dans ce petit trou circulaire une simple coïncidence ?

Ou bien aurait-il commencé à avoir des soupçons ?

On ne le saura jamais ; si vous lisez ceci, c’est qu’il est mort depuis longtemps. Qu’il a pris rendez-vous avec le drone de déplacement et s’est fait projeter au cœur ô combien furieux du système, cadavre réduit à l’état de plasma dans le vaste centre en éruption du soleil de Chiark ; ses atomes épais montent et descendent dans les fluides thermiques bouillonnants de cette puissante étoile ; chacune de ses particules pulvérisées migre en franchissant des millénaires vers cette surface avaleuse de planètes ravagée par le feu, pour s’y assagir enfin et ajouter sa propre petite parcelle d’illumination insignifiante à la nuit universelle…

Hum… Un peu trop de fioritures, là-dedans.

Tout de même… Les vieux drones devraient bien avoir le droit de se laisser un peu aller de temps en temps, vous ne trouvez pas ?

Bon, je récapitule.

Ceci est une histoire vraie. J’y étais. Quand je n’y étais pas, et quand je ne savais pas très bien ce qui se passait – dans la tête de Gurgeh, par exemple –, je reconnais que je n’ai pas hésité à broder.

Mais cela reste une histoire vraie.

Comment pourrais-je vous mentir ?


Comme toujours,

Sprant Flère-Imsaho Wu-Handrahen Xato Trabiti.

Mawhrin-Skel.


FIN
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