Vous êtes toujours là ?
Une petite note marginale, maintenant (vous me suivez ?).
Ceux d’entre vous qui n’ont pas la chance de me lire ou de m’entendre en marain parlent peut-être une langue dotée de pronoms personnels en nombre insuffisant, ou dont le genre ne correspond pas ; aussi est-il préférable que j’explique cet aspect de la traduction.
Le marain, cette langue quintessentiellement superbe de la Culture (à ce que dit celle-ci) a, comme le sait n’importe quel écolier, un seul pronom personnel pour désigner le féminin, le masculin, l’entre-deux, le neutre, les enfants, les drones, les Mentaux, les autres machines conscientes et toute forme de vie susceptible de présenter un semblant de système nerveux et de langage articulé (ou une bonne excuse pour ne posséder ni l’un ni l’autre). Naturellement, il existe des moyens de préciser le sexe d’une personne, mais on ne s’en sert pas dans le marain de tous les jours ; dans l’archétype “le-langage-est-une-arme-morale-et-fier-de-l’être”, c’est la cervelle qui compte, mes enfants. Les gonades ne valent vraiment pas la peine qu’on se fonde sur elles pour établir une discrimination.
Donc, dans ce qui va suivre, Gurgeh pense sans problème aux Azadiens comme il penserait à n’importe quel autre genre d’individu (voir énumération ci-dessus)… Mais toi, ô infortuné citoyen peut-être bestial, sans doute éphémère et indubitablement désavantagé, de quelque société inCulturée, surtout celles injustement dotées (les Azadiens diraient sous-dotées) du plus petit nombre de genres possible ? !
Comment évoquer le triumvirat des sexes azadiens sans avoir recours à une terminologie étrangère on ne peut plus bizarre ou à des expressions non-mots maladroites ?
… Soyez en paix ; j’ai choisi d’employer les pronoms naturels, évidents, pour le masculin et le féminin, et de représenter les intermédiaires – ou apicaux – au moyen de tout vocable pronominal indiquant le mieux la place qu’ils occupent dans leur société par rapport à l’équilibre du pouvoir sexuel existant dans la vôtre. En d’autres termes, la traduction exacte dépend donc de votre propre civilisation (péchons donc par excès de générosité terminologique) et de son sexe dominant, qu’il soit masculin ou féminin.
(Ceux qui pourront prouver qu’ils n’appartiennent ni à l’un ni à l’autre recevront bien entendu leur terme propre.)
Bref, passons.
Voyons donc… Nous avons fini par faire décoller ce bon vieux Gurgeh de sa Plate-forme de Gévant, Orbitale de Chiark, et nous l’avons envoyé filer dans l’espace à une allure considérable, dans un vaisseau de guerre dépouillé de tous ses attributs militaires, vers son point de rendez-vous avec le Véhicule Système Général Jeune voyou, direction les Nuages.
On considérera tout particulièrement les points suivants :
Gurgeh se rend-il réellement compte de ce qu’il a fait et de ce qui pourrait lui arriver ? Lui est-il même venu à l’esprit qu’on ait pu se jouer de lui ? Et sait-il vraiment dans quoi il s’embarque ?
Bien sûr que non !
C’est bien pour ça que c’est amusant !
Gurgeh avait fait bien des croisières dans sa vie ; au cours de la plus longue – trente ans auparavant – il était parti à des milliers d’années-lumière de Chiark. Pourtant, quelques heures seulement après le départ du Facteur limite il sentait déjà presque matériellement le fossé d’années-lumière que le vaisseau en pleine accélération creusait entre lui et sa maison. Il passa un petit moment à regarder l’écran où rapetissait progressivement l’étoile jaune-blanc de Chiark, mais il s’en sentait quand même encore beaucoup plus loin que cela.
Jamais encore il n’avait ressenti le caractère fallacieux de ce genre de représentation ; mais, tandis qu’il fixait le rectangle de l’écran sur la cloison, dans le salon commun de l’ancien secteur résidentiel, il ne put s’empêcher de s’identifier à un acteur, ou encore à un élément des circuits du vaisseau : il avait l’impression de faire partie intégrante de la simulation d’Espace Réel suspendue devant ses yeux, et donc d’être aussi fallacieux qu’elle.
Peut-être était-ce le silence. Il n’aurait su dire pourquoi, mais il s’était attendu à vivre dans le bruit. Le Facteur limite fonçait dans ce qu’il appelait l’ultra-espace, sans cesser d’accélérer : la vélocité de l’appareil tendait vers son point maximal à une vitesse qui engourdit brusquement le cerveau de Gurgeh lorsqu’il en vit s’afficher le chiffre sur le mur-écran. Il n’aurait même pas su dire ce qu’était l’ultra-espace. Était-ce la même chose que l’hyper-espace ? Celui-là au moins, il en avait entendu parler, même s’il n’en savait pas grand-chose… Bref, en dépit de sa vitesse apparente, le vaisseau demeurait presque parfaitement silencieux, et Gurgeh éprouva une sensation d’irréalité débilitante ; comme si, d’une certaine manière, le vieux navire de guerre remisé dans la naphtaline pendant des centaines et des centaines d’années ne s’était pas encore tout à fait réveillé, et que les événements survenant à l’intérieur de sa coque svelte se déroulaient selon un rythme différent, plus lent, pour moitié constitué de rêves.
Le vaisseau ne semblait pas non plus très désireux d’engager la conversation ; Gurgeh, qui, en temps normal, ne s’en serait guère soucié, en ressentait un certain malaise. Il quitta sa cabine et alla faire un tour, en commençant par l’étroite coursive longue de cinq cents mètres qui menait à la partie médiane du vaisseau. Dans ce conduit nu d’à peine un mètre de largeur, et si bas qu’il pouvait en toucher le plafond sans s’étirer, il crut percevoir une faible vibration provenant de tous les côtés à la fois. Une fois arrivé au bout, il emprunta un autre passage similaire qui lui parut s’incliner d’environ trente degrés mais se révéla au même niveau que le reste dès qu’il y eut posé un pied (non sans un vertige passager). Cette coursive-là conduisait à une bulle-effecteur, où l’une des vastes aires-de-jeu avait été installée.
Elle s’étendait à présent devant ses yeux, tourbillon de formes géométriques et de couleurs multiples : un véritable paysage déployé sur plus de cinq cents mètres carrés, sans compter les rangées de pyramides, qui constituaient en elles-mêmes des parcelles de territoire tridimensionnelles et augmentaient encore cette surface. Il se dirigea vers le bord de l’aire en se demandant si, après tout, il ne s’était pas attaqué à plus fort que lui.
Il jeta un regard circulaire et examina l’intérieur de l’ancienne bulle-effecteur. Le tablier de jeu occupait un peu plus de la moitié du sol, reposant sur le léger bordage de mousse-métal installé à cet effet au chantier de construction. Sa superficie se trouvait pour moitié sous les pieds de Gurgeh ; le logement d’effecteur était à section circulaire. Le bordage et le jeu lui-même s’y déployaient en cercle, plus ou moins au même niveau que la coque du vaisseau, à l’extérieur de la bulle. D’un gris-vert terne, le plafond du logement d’effecteur s’incurvait vingt mètres au-dessus de sa tête.
Gurgeh passa sous le bordage par une écoutille flottante et pénétra dans la cuvette faiblement éclairée qui s’ouvrait au-dessous du plancher de mousse-métal. Pleine d’échos, elle avait l’air encore plus vide que le dessus ; hormis quelques écoutilles et autres niches peu profondes dans la paroi, on avait opéré le démantèlement de la masse d’armements sans laisser la moindre trace. Gurgeh se souvint de Mawhrin-Skel et se demanda quelle était la réaction du Facteur limite à l’idée de s’être ainsi fait « arracher les griffes. »
« Jernau Gurgeh ? »
Il fit volte-face en entendant prononcer son nom et vit flotter près de lui un cube de composants squelettiques.
« Oui ?
« Nous avons désormais atteint notre Point d’Agrégation Final, et maintenons une vélocité d’environ huit virgule cinq kilolumières en ultra-espace Un positif.
« Ah bon ? s’enquit Gurgeh, qui contempla le cube de cinquante centimètres de côté en se demandant où étaient ses yeux.
« Oui, répondit le télédrone. Nous devons aborder le VSG Jeune voyou dans approximativement cent deux jours. Nous recevons en ce moment même des instructions du Jeune voyou quant à la manière dont se joue l’Azad, et le vaisseau m’a demandé de vous dire qu’il serait bientôt en mesure de commencer à jouer. Quand désirez-vous vous y mettre ?
« Ma foi, pas tout de suite, répondit Gurgeh. (Il effleura les commandes de l’écoutille flottante, qui s’éleva, repassa au-dessus du plancher et réintégra la lumière. Le télédrone planait en hauteur.) Avant tout, je désire m’installer, dit-il à la machine. Il me faut davantage de travaux théoriques avant de commencer à jouer.
« Très bien. (Le drone fit mine de s’éloigner, puis s’immobilisa.) Le vaisseau tient à vous informer qu’en mode opérationnel normal il est en mesure d’assurer une surveillance interne totale, ce qui rend votre propre terminal superflu. Cela vous satisfait-il, ou bien préférez-vous que les réseaux d’observations internes soient coupés, auquel cas vous utiliseriez votre terminal pour communiquer avec le vaisseau ?
« Le terminal, répondit instantanément Gurgeh.
« La surveillance interne vient d’être limitée au seul mode Urgence.
« Merci.
« Pas de quoi », fit le drone en s’éloignant pour de bon.
Gurgeh le regarda disparaître dans la coursive, puis se retourna pour contempler le vaste tablier de jeu, et hocha une nouvelle fois la tête.
Durant les trente jours qui suivirent, Gurgeh ne toucha pas une seule pièce d’Azad. Il consacra tout son temps à assimiler la théorie du jeu, à étudier son histoire lorsque cela pouvait lui être utile pour mieux comprendre sa pratique, à mémoriser les axes de déplacement autorisés pour chacune des pièces, ainsi que leur valeur, leur pouvoir, l’influence réelle ou potentielle qu’elles exerçaient sur le moral du joueur, leurs différentes courbes temps/pouvoir intersectées ainsi que leurs harmoniques d’aptitude spécifiques en fonction des différents secteurs du tablier. Il s’absorba dans des tables et des grilles exposant les qualités inhérentes aux suites, nombres, niveaux et séries des cartes à jouer associées à l’Azad. Il s’interrogea sur la place qu’occupaient dans l’ensemble du jeu les tabliers secondaires. Il se demanda quel était le rapport entre l’imagerie élémentaire (eau, feu, air et terre) des stades finaux et le fonctionnement plus mécaniste des pièces, des tabliers et des lancers de dés par paires qui intervenaient dans les premières manches ; et tout cela en s’efforçant de lier dans sa tête la tactique, la stratégie de ce jeu tel qu’on y jouait couramment (aussi bien dans les face-à-face – un individu opposé à un autre – que dans la version multiple, où l’on pouvait avoir jusqu’à dix participants) avec toutes les possibilités d’alliances, intrigues, actions concertées, pactes et tricheries qu’un tel jeu rendait possibles.
Gurgeh ne se rendait pratiquement pas compte du passage des jours. Il ne dormait que deux ou trois heures par nuit et, le reste du temps, il s’installait devant l’écran, quand il n’allait pas se tenir au milieu d’un tablier tandis que le vaisseau lui parlait, traçait des diagrammes dans l’air et déplaçait des pièces. Il ne cessait jamais d’endocriner. Son cerveau baignait en permanence dans l’alchimie génomanipulée d’un flot de drogues à sécrétion interne charriées par son flux sanguin, tandis que, soumise à rude épreuve, sa glande principale (cinq fois plus grosse que chez ses ancêtres humains primitifs) injectait les substances codées dans son organisme ou donnait l’ordre à d’autres glandes de s’en acquitter à sa place.
Chamlis lui fit parvenir deux ou trois messages, principalement des commérages sur les habitants de la Plate-forme. Mawhrin-Skel avait disparu, Hafflis parlait de redevenir femme afin d’avoir un autre enfant. Central et les paysagistes de la Plate-forme avaient fixé la date d’inauguration de Tépharne, la toute dernière Plate-forme construite de l’autre côté de l’Orbitale et qui, au moment du départ de Gurgeh, n’en était encore qu’à sa configuration météorologique. Elle serait ouverte à la population dans deux ans. Yay, estimait Chamlis, serait sans doute fâchée de ne pas avoir été consultée avant l’annonce de cette décision. Il envoyait ses vœux à Gurgeh et lui demandait comment il se portait.
Quant au message de Yay, ce n’était guère plus qu’une carte postale animée. On la voyait vautrée dans un filet-G en face d’un grand écran ou d’une énorme baie d’observation où s’encadrait une planète bleu et rouge de type géante gazeuse. Elle appréciait sa croisière en compagnie de Shuro et deux ou trois de ses amis. Elle n’avait pas tout à fait l’air dans son état normal. Elle lui disait qu’il était méchant d’être parti si vite et pour si longtemps sans attendre qu’elle revienne… Puis elle apercevait quelqu’un en dehors du champ du terminal, et coupait la communication non sans promettre de le recontacter plus tard.
Gurgeh autorisa le Facteur limite à accuser réception de ces messages, mais n’y répondit pas directement. Tous deux eurent pour effet de lui procurer un certain sentiment de solitude, mais chaque fois il se replongea dans le jeu, et évacua de son esprit tout ce qui n’était pas lui.
Il conversait avec le vaisseau, plus accessible que son télédrone. Comme le lui avait dit Worthil, il était sympathique, mais nullement brillant. Sauf en ce qui concernait l’Azad. En fait, Gurgeh avait l’impression que le vaisseau retirait de ce jeu quelque chose de plus que lui : il l’avait appris à la perfection et paraissait prendre grand plaisir aussi bien à le lui enseigner qu’à vanter la complexité et la beauté de sa structure. Le vaisseau reconnut qu’il n’avait jamais utilisé ses effecteurs de manière agressive sous le coup de la colère, et qu’il trouvait peut-être dans l’Azad ce qui lui avait manqué pendant ses combats réels.
Le Facteur limite était une Unité Offensive Générale de classe « Assassin », numéro 50 017, et en tant que telle une des dernières construites, c’est-à-dire sept cent seize ans plus tôt, pendant les derniers sursauts de la guerre indirane, alors que le conflit spatial touchait à sa fin. En théorie, l’appareil avait connu le service actif : mais en réalité à aucun moment il ne s’était trouvé en danger.
Au bout de trente jours, Gurgeh se mit à manipuler les pièces d’Azad.
Certains pions étaient des biotechs : des artefacts sculptés à partir de cellules créées par manipulation génétique et dont le caractère changeait dès leur premier déballage, quand on les plaçait pour la première fois sur le tablier. Mi-animaux mi-végétaux, ils affichaient leur valeur et leur capacité en changeant de couleur, de forme et de taille. Le Facteur limite prétendait que les pions qu’il avait fabriqués n’étaient en rien différents des pièces authentiques ; Gurgeh estimait que cette affirmation était sans doute quelque peu optimiste.
Ce fut seulement quand il se mit à sonder les pièces, à percevoir par le toucher et l’odorat ce qu’elles étaient et ce qu’elles pouvaient devenir (plus faibles ou plus puissantes, plus rapides ou plus lentes, plus durables ou plus éphémères) qu’il se rendit compte à quel point le jeu allait se révéler ardu.
Il n’arrivait pas à comprendre les biotechs ; pour lui, ce n’étaient que des morceaux de légumes colorés et sculptés qui gisaient dans ses mains comme des choses mortes. Il les frotta jusqu’à s’en tacher les mains, il les renifla, il les regarda fixement. Pourtant, dès qu’ils se trouvaient sur le tablier, ils se comportaient de manière tout à fait inattendue, se transformant en chair à canon quand il les prenait pour des cuirassés, abandonnant l’équivalent de ce qu’on appelle en philosophie une prémisse, c’est-à-dire une position bien repliée à l’intérieur de son propre territoire, pour se muer en éclaireurs qui auraient davantage eu leur place sur les hauteurs ou en première ligne.
Au bout de quatre jours il était au désespoir, et songeait sérieusement à demander qu’on le ramène à Chiark ; il avouerait tout à Contact, en espérant simplement qu’ils auraient pitié de lui et, soit garderaient Mawhrin-Skel chez eux, soit le contraindraient au silence. Tout plutôt que poursuivre cette charade démoralisante et horriblement frustrante.
Le Facteur limite lui suggéra de laisser tomber les biotechs pour l’instant et de se concentrer sur les tabliers secondaires qui, s’il les remportait, lui donneraient une certaine liberté quant au degré d’utilisation de ces pions dans les étapes suivantes. Gurgeh obtempéra et s’en tira honorablement, mais il restait pessimiste, déprimé ; parfois, il se rendait compte que le Facteur limite lui parlait depuis plusieurs minutes alors qu’il réfléchissait à un tout autre aspect du jeu, et il était contraint de demander au vaisseau de se répéter.
Les jours passèrent ; le vaisseau proposait de temps à autre à Gurgeh de manipuler un biotech, et lui conseillait en premier lieu d’endocriner telle ou telle substance. Il lui suggéra même d’emporter dans son lit certaines des pièces les plus importantes afin de les tenir dans ses mains ou dans ses bras pendant son sommeil comme s’il s’agissait d’un petit bébé. Quand il se réveillait, il se sentait toujours un peu ridicule, et se réjouissait qu’il n’y ait personne pour le voir. (Mais comment en être certain ? Ses déboires avec Mawhrin-Skel l’avaient peut-être rendu hypersensible à ce genre de chose, mais il avait bien peur de ne plus jamais être certain de ne pas être observé. Peut-être était-il surveillé par le Facteur limite, espionné, évalué par Contact… Quoi qu’il en fût, il décréta qu’il ne s’en souciait plus.)
Tous les dix jours, il s’accordait une journée de loisir, là encore sur les conseils du vaisseau ; il explorait plus minutieusement l’appareil, bien qu’en réalité il n’y eût pas grand-chose à voir. Gurgeh était accoutumé aux véhicules civils qui, sur le plan de la densité et de la conception d’ensemble, pouvaient se comparer à toute construction ordinaire prévue pour des humains, avec des cloisons relativement minces séparant de larges espaces ; mais ce vaisseau de guerre, lui, ressemblait davantage à un morceau de roche ou de métal compact. Une espèce d’astéroïde pourvu de boyaux rares et étroits, évidés pour que les humains puissent y circuler. Il visita néanmoins toutes les coursives, toutes les galeries qu’il comportait, tantôt flânant, tantôt peinant – quand il ne se déplaçait pas verticalement grâce aux écoutilles flottantes –, et alla passer un moment dans une des trois bulles situées près du nez de l’appareil afin d’observer le fouillis de machines et d’engins divers qu’on n’avait pas encore enlevé et qui paraissait coagulé sur place.
On y distinguait sous une faible lumière l’énorme masse de l’effecteur principal, tout entouré de brouilleurs d’écrans, de scanners, de traqueurs, d’illuminateurs, de déplaceurs et autres dispositifs offensifs secondaires associés ; il évoquait un gigantesque globe oculaire de forme conique incrusté d’excroissances métalliques contorsionnées. L’ensemble avait bien vingt mètres de diamètre, mais le vaisseau lui apprit – non sans une certaine fierté, constata Gurgeh – que, quand tous les branchements étaient effectués, l’engin pouvait pivoter sur lui-même à une telle vitesse que l’œil humain n’y percevrait qu’une brève palpitation ; qu’on cligne seulement les yeux à ce moment précis, et on ne se rendait compte de rien.
Il inspecta également l’un des hangars déserts contenu dans une des bulles médianes ; il abriterait plus tard un module de Contact, pour le moment en cours de conversion sur le VSG vers lequel ils se dirigeaient. Ce serait le quartier général de Gurgeh lorsqu’il aurait débarqué sur Eä. Il avait vu des holos de son futur intérieur : passablement spacieux, il était néanmoins bien loin des dimensions d’Ikroh.
Il apprit aussi à mieux connaître l’Empire, son histoire et ses structures politiques, sa philosophie et sa religion, ses croyances et ses murs, son mélange de sous-espèces et de sexes différents.
L’ensemble lui faisait l’effet d’un enchevêtrement de contradictions doté d’une puissance évocatrice insoutenable ; un casse-tête à la fois pathologiquement violent et lugubrement sentimental, extraordinairement barbare et étonnamment raffiné, fabuleusement riche et épouvantablement pauvre (mais aussi, indubitablement, nettement fascinant).
On ne lui avait pas menti ; il existait réellement une constante dans l’étourdissante diversité qui caractérisait la vie azadienne : le jeu d’Azad imprégnait toutes les couches de la société, tel un thème unique répété inlassablement au milieu de la cacophonie ambiante, et Gurgeh commença à comprendre ce qu’avait voulu dire le drone Worthil, à savoir que, de l’avis de Contact, c’était le jeu qui maintenait la cohésion de l’Empire. Il n’y avait rien d’autre qui soit susceptible de jouer ce rôle.
Presque tous les jours, il allait nager dans la piscine. Avec ses vingt-cinq mètres de diamètre, le logement d’effecteur avait été transformé de manière à accueillir un projecteur holo, et le Facteur limite avait commencé par projeter un ciel d’azur et des nuages blancs sur la face interne de la bulle, mais Gurgeh s’en était vite lassé, et avait demandé à voir le panorama qui se serait offert à ses yeux s’ils avaient voyagé dans l’espace réel. Une « vue équivalente rectifiée », comme disait le vaisseau.
Il nageait donc sous une voûte de la noirceur irréelle de l’espace, avec de minuscules piqûres d’épingles à l’éclat dur représentant les étoiles dans leur course lente, plongeant sous la surface ou émergeant de l’eau tiède faiblement éclairée par en dessous, image adoucie, inversée d’un vaisseau spatial.
Aux environs du dix-neuvième jour, il commença à sentir et apprécier les biotechs ; il était capable d’affronter le vaisseau dans une version limitée du jeu en utilisant tous les tabliers mineurs plus un des tabliers principaux, et lorsqu’il allait enfin se coucher, il passait ses trois heures de sommeil quotidiennes à rêver des gens qu’il connaissait et de la vie qu’il avait menée, à revivre son enfance, son adolescence, puis les années qui avaient suivi, en un étrange alliage de souvenir, de fantasme et de désir non réalisé. Il songeait régulièrement à écrire à Chamlis ou à Yay (ou à leur enregistrer un message), sans parler de tous ceux qui lui avaient fait parvenir des communications depuis Chiark, mais le moment lui semblait toujours mal choisi, et plus il repoussait l’échéance plus la tâche lui paraissait insurmontable. Les gens cessèrent peu à peu de lui envoyer des enregistrements, ce qui l’emplit à la fois de culpabilité et de soulagement.
Cent un jours après avoir quitté Chiark, et à plus de deux mille années-lumière de l’Orbitale, le Facteur limite vint s’amarrer au Super-Tracteur de classe Fleuve répondant au nom de Parle à mon cul. Une fois en tandem, les deux appareils désormais enclos dans un seul et unique champ ellipsoïde accélérèrent progressivement pour atteindre la vitesse du VSG. Manifestement, l’opération prendrait plusieurs heures, aussi Gurgeh alla-t-il se coucher comme à l’accoutumée.
Le Facteur limite attira son attention alors qu’il sombrait dans le sommeil. Il alluma l’écran de sa cabine.
« Qu’est-ce qui se passe ? » s’enquit d’une voix ensommeillée Gurgeh qui sentait poindre son inquiétude.
L’écran qui occupait la totalité d’une des parois de la cabine était en mode holo afin de donner l’illusion d’une fenêtre. Lorsqu’il l’avait éteint avant de se coucher, il montrait l’arrière du Super-Tracteur sur fond d’étoiles.
Il affichait maintenant un paysage planétaire, un panorama composé de lacs et de collines, de torrents et de forêts, le tout survolé à faible vitesse.
Un appareil aérien entra lentement dans le champ, tel un insecte paresseux.
« J’ai pensé que vous ne voudriez pas rater ça, fit le vaisseau.
« Mais où se trouve ce paysage ? » demanda Gurgeh en se frottant les yeux.
Il était perdu. Il avait cru comprendre que la raison d’être du couplage avec le Super-Tracteur était de ne pas forcer le VSG à ralentir ; le Super-Tracteur était censé les entraîner encore plus vite afin qu’ils rattrapent le vaisseau géant avec lequel ils avaient rendez-vous. Mais au lieu de cela ils avaient dû faire une escale sur une orbitale, une planète, ou quelque chose de plus gros encore.
« Nous avons effectué notre couplage avec le VSG Jeune voyou, l’informa le vaisseau.
« Ah bon ? Et où est-il ? interrogea Gurgeh en s’asseyant au bord du lit.
« Vous avez sous les yeux le parc situé à l’arrière de sa face supérieure. »
Le panorama, qui jusque-là avait dû être grossi, prit brusquement du recul ; Gurgeh se rendit compte qu’il avait devant lui un appareil colossal que survolait lentement le Facteur limite. Le parc lui-même semblait approximativement en forme de carré ; de combien de kilomètres de côté, Gurgeh n’aurait su le dire. Sur l’horizon brumeux, tout au fond, se devinaient d’immenses canyons aux formes régulières, nervures qui, sur cette surface sans bornes, s’enfonçaient d’un cran vers des niveaux inférieurs. Cet ensemble d’air, de sol et d’eau était éclairé par une source lumineuse à la verticale, et Gurgeh se rendit compte tout à coup qu’il ne distinguait même pas l’ombre du Facteur limite.
Il posa quelques questions sans quitter l’écran des yeux.
S’il ne mesurait que quatre kilomètres d’épaisseur, le Véhicule de Systèmes Généraux de classe Plate-forme appelé Jeune voyou en faisait cinquante-trois de long sur vingt-deux de large. Ce parc couvrait une zone de quatre cents kilomètres carrés, et la longueur totale de l’appareil, entre les deux extrémités de ses champs avant et arrière, dépassait les quatre-vingt-dix kilomètres. Étant davantage orienté vaisseau que destiné à assurer un lieu de résidence permanente, il ne comptait guère que deux cent cinquante millions d’habitants.
Durant les cinq cents jours qu’il fallut au Jeune voyou pour traverser la galaxie principale et gagner la région des Nuages, Gurgeh apprit progressivement le jeu d’Azad ; il trouva même le temps de rencontrer quelques personnes, et de se faire un petit nombre d’amis.
C’étaient des gens de chez Contact. La moitié d’entre eux constituait l’équipage du VSG proprement dit ; la raison de leur présence n’était pas tant le pilotage de l’appareil (chacun des éléments de son triumvirat de Mentaux s’en acquittait fort honorablement) que l’organisation de leur propre société humaine à bord. Ils avaient également pour mission de rester vigilants, d’étudier le torrent ininterrompu d’informations provenant des découvertes des lointaines unités de Contact, d’apprendre, et d’être les représentants de la Culture parmi les systèmes stellaires et fédérations de sociétés intelligentes et conscientes que Contact avait pour but de découvrir, d’examiner et – occasionnellement – de modifier.
L’autre moitié se composait d’équipages d’appareils plus petits ; certains y avaient fait escale pour se distraire, pour se remettre d’aplomb ; d’autres faisaient en quelque sorte de l’auto-stop, comme Gurgeh et le Facteur limite, ou étaient restés en arrière pour étudier plus en détail les amas et agrégats stellaires situés entre la galaxie et les Nuages. Quant au reste, ils attendaient que soient achevés les navires et Véhicules de Systèmes dont ils formeraient un jour l’équipage, et qui n’existaient encore que sous forme de numéros sur une liste d’appareils à construire à bord à une date ultérieure.
Le Jeune voyou était ce qu’on appelait chez Contact un VSG d’entremise : il jouait un rôle de point de rassemblement, à la fois pour les hommes et pour le matériel, et sélectionnait les futurs membres d’équipage des unités VSL, VSM et VSG de classe inférieure qu’il assemblait à son bord. Il existait d’autres types de grands VSG, orientés résidence, ceux-là, et qui, dans ce domaine, se suffisaient largement à eux-mêmes.
Gurgeh passa plusieurs jours dans le parc supérieur à se promener à pied ou le survoler à bord d’un de ces appareils aériens pourvus de vraies ailes et mus par de vrais propulseurs qui étaient alors en vogue sur le VSG. Il acquit même une compétence suffisante en matière de pilotage pour participer à une compétition durant laquelle plusieurs milliers de ces avions fragiles dessinèrent des huit au-dessus de la surface du Véhicule, pénétrant par l’un des tunnels d’accès courant le long du flanc de l’appareil pour ressortir de l’autre côté et passer ensuite en dessous.
Le Facteur limite, garé sur l’un des Docks principaux à proximité d’une Voie, l’encouragea dans cette activité en déclarant que cela lui procurerait une détente dont il avait bien besoin. Gurgeh déclina toutes les parties qu’on lui proposa, quel que soit le jeu, mais retint quelques-unes des nombreuses invitations qui lui parvinrent : soirées, cérémonies et autres manifestations collectives. Il passa plusieurs nuits ailleurs que sur le Facteur limite, et le vieux vaisseau de guerre fut à son tour l’hôte de quelques rares jeunes élues.
Néanmoins, Gurgeh passait le plus clair de son temps seul à bord, à se plonger dans l’étude de tableaux de chiffres et de comptes rendus de parties, à frotter les biotechs dans ses mains, à arpenter les trois grands tabliers, embrassant du regard les paysages simulés et les pièces du jeu, l’esprit fonctionnant à plein régime, traquant structures et possibilités, points forts et points faibles.
Il suivit un cours accéléré de vingt jours pour apprendre l’eächic, la langue de l’Empire. Il avait initialement prévu de s’exprimer en marain, comme il en avait l’habitude, et d’avoir recours à un interprète ; mais il soupçonnait l’existence de liens subtils entre la langue et le jeu, et pour cette seule raison décida de l’apprendre. Le vaisseau lui déclara plus tard que c’était de toute manière préférable : la Culture était prudente au point de tenir à ce que les complexités internes de son langage restent inconnues de l’Empire d’Azad.
Peu après son arrivée, on lui avait envoyé un drone, une machine de plus petite taille encore que Mawhrin-Skel. Elle était de forme circulaire et composée de plusieurs sections indépendantes qui tournaient sur elles-mêmes comme des anneaux autour d’un axe central immobile. Elle se présenta comme étant un drone-bibliothèque ayant reçu en sus une formation diplomatique, et sous le nom de Trebel Flère-Imsaho Ep-handra Lorgin Estral. Gurgeh la salua et s’assura que son terminal était bien en marche. Sitôt la machine repartie, il envoya un message à Chamlis Amalk-ney en joignant l’enregistrement de sa rencontre avec le petit drone. Chamlis répondit quelque temps plus tard en confirmant que l’engin était bien ce qu’il prétendait être : un modèle relativement récent de drone-bibliothèque. Ce n’était pas vraiment le vétéran auquel tous deux s’étaient attendus, mais il avait l’air plutôt inoffensif. Chamlis déclarait en outre n’avoir jamais entendu dire que les drones de cette classe puissent être dotés de fonctions offensives.
Le vieux drone conclut en lui rapportant quelques-unes des rumeurs qui couraient à Gévant. Yay Méristinoux parlait de quitter Chiark afin de poursuivre ailleurs sa carrière de paysagiste. Elle éprouvait un soudain intérêt pour des choses nommées « volcans » ; Gurgeh en avait-il jamais entendu parler ? Hafflis changeait de nouveau de sexe. Le professeur Boruélal lui faisait ses amitiés, mais pas un mot de plus tant qu’il n’aurait pas répondu à ses messages précédents. Dieu merci, Mawhrin-Skel était toujours invisible. Central était vexé d’avoir perdu la trace de l’horrible petite machine ; officiellement, celle-ci se trouvait toujours dans la juridiction du Mental Orbital, et serait dans l’obligation de rendre des comptes au prochain recensement-inventaire.
Pendant les quelques jours qui suivirent sa première rencontre avec Flère-Imsaho, Gurgeh passa son temps à se demander ce qui l’avait troublé chez ce minuscule drone-bibliothèque. Flère-Imsaho était d’une petitesse presque pathétique (il aurait pu se dissimuler entièrement au creux de deux mains jointes), mais il avait quelque chose qui mettait Gurgeh mal à l’aise en sa présence.
Ce dernier comprit (ou plutôt « sut ») de quoi il s’agissait un beau matin en s’éveillant d’un cauchemar où il s’était vu prisonnier d’une sphère métallique roulant dans tous les sens dans un jeu bizarre et cruel… Avec ses anneaux extérieurs en perpétuelle rotation et sa coque blanche en forme de disque, Flère-Imsaho présentait une certaine ressemblance avec les plaquettes à pions secrets du jeu de Possession.
Gurgeh paressait dans un fauteuil confortable et moulant installé sous les arbres au feuillage luxuriant, et regardait en contrebas tourner les patineurs. Il n’était vêtu que d’un gilet et d’un short, mais entre lui et la patinoire proprement dite se dressait un champ-écran qui maintenait une douce chaleur tout autour de lui. Le joueur se partageait entre son terminal, où il était occupé à mémoriser des équations de probabilités, et l’étendue de glace, où quelques personnes de sa connaissance glissaient sur la surface pastel sculptée par les patins.
« Bonjour, Jernau Gurgeh », fit le drone Flère-Imsaho de sa petite voix flûtée en se posant délicatement sur le bras rembourré du fauteuil.
Comme à l’ordinaire, son champ-aura était vert-jaune : disponibilité mielleuse.
« Bonjour, répondit Gurgeh en lui lançant un bref coup d’œil. Qu’avez-vous fait de beau ces temps-ci ? ajouta-t-il en effleurant son terminal afin d’examiner une autre série de tableaux et d’équations.
« Oh, ma foi… Eh bien, si vous voulez le savoir, j’ai étudié quelques-uns des oiseaux qui vivent ici, à l’intérieur du vaisseau. Ces espèces m’intéressent vraiment, pas vous ?
« Hmm… (Gurgeh hocha distraitement la tête sans quitter des yeux les tableaux qui se succédaient) Ce que je n’ai toujours pas compris, reprit-il, c’est que, quand on va se promener dans le parc supérieur, on rencontre des déjections, comme il faut s’y attendre ; alors qu’ici, à l’intérieur, tout est d’une propreté sans défaut. Le VSG a-t-il des drones qui nettoient derrière les oiseaux ? Je sais bien qu’il me suffirait de poser la question, mais j’avais envie de résoudre l’énigme par moi-même. Il doit y avoir une réponse.
« Oh, c’est très simple, répondit la petite machine. Il suffit de placer les oiseaux et les arbres en relation symbiotique : les oiseaux ne souillent que les graines de certains arbres, sinon le fruit dont ils dépendent ne pousserait pas. »
Gurgeh abaissa son regard sur le drone.
« Je vois, fit-il froidement. De toute façon, le problème commençait à me lasser. »
Sur ce, il retourna à ses équations et déplaça son terminal flottant de sorte que l’écran lui cache la silhouette de Flère-Imsaho. Le drone garda le silence ; dans sa gêne, il teinta ses champs de pourpre contrit et d’argent ne-pas-déranger, puis s’éloigna.
La plupart du temps, Flère-Imsaho se tenait à l’écart ; il ne faisait qu’une ou deux visites par jour à Gurgeh, et ne résidait pas à bord du Facteur limite. Gurgeh ne s’en plaignait pas : cette jeune machine (elle prétendait n’avoir que treize ans) pouvait parfois être pénible. Le vaisseau rassura Gurgeh en lui garantissant que le drone saurait parfaitement prévenir d’éventuels impairs, et le mettre au courant de quelques finesses linguistiques avant qu’ils ne débarquent dans l’Empire ; ainsi qu’il l’apprit plus tard à Gurgeh, il rassura également la machine en lui affirmant que l’homme ne la méprisait pas autant qu’il en avait l’air.
Il reçut d’autres nouvelles de Gévant. Il avait fini par répondre à quelques personnes ou par leur enregistrer des messages ; en effet, il s’estimait désormais prêt à affronter l’Azad, et pouvait donc se permettre de prendre un peu de temps libre. Il échangeait des communications avec Chamlis tous les cinquante jours environ, bien qu’il n’eût pas grand-chose à lui raconter : les nouvelles affluaient surtout dans l’autre sens. Hafflis avait achevé sa métamorphose ; il était d’humeur sombre, mais pas enceint. Chamlis mettait la dernière main à une histoire magistrale de telle planète primitive où il s’était jadis rendu. Le professeur Boruélal avait pris une demi-année sabbatique pour aller vivre dans un refuge de montagne de la Plate-forme d’Osmolon, et sans emporter son terminal. Olz Hap, l’enfant prodige, était enfin sortie de sa coquille ; elle dispensait déjà des cours sur les jeux à l’université, et avait à présent une certaine importance dans les milieux huppés. Elle s’était établie quelques jours à Ikroh dans l’intention de mieux se pénétrer de Gurgeh ; elle avait d’autre part déclaré publiquement qu’il était le meilleur joueur de la Culture. Autant qu’on s’en souvienne, jamais article de débutant n’avait été mieux accueilli que son analyse de la fameuse partie de Frappe qui s’était déroulée ce soir-là chez Hafflis.
Yay lui envoya un message où elle annonçait en avoir plus qu’assez de Chiark ; elle s’en allait, elle partait, loin. D’autres collectifs d’architectes de Plates-formes lui avaient fait des offres, et elle allait en accepter au moins une, juste histoire de montrer ce qu’elle savait faire. La communication lui servit principalement à exposer ses théories sur l’intérêt du volcan artificiel sur les Plates-formes, à décrire en détail et avec force gesticulations la technique consistant à concentrer les rayons de soleil au moyen d’une loupe sur le dessous des Plates-formes afin d’en faire fondre la roche sur la face opposée, à moins d’utiliser tout simplement des générateurs pour produire la chaleur nécessaire. Elle avait même inclus des bouts filmés montrant des volcans en pleine éruption sur des planètes, avec explication des conséquences et notes sur les améliorations possibles.
Gurgeh songea que finalement, si l’on partageait un monde avec des volcans, le concept d’île flottante se défendait.
« Vous avez vu ça ? » glapit un jour Flère-Imsaho en lui fonçant droit dessus alors qu’il se trouvait à la piscine, dans la cabine de séchage à circulation d’air.
Derrière la petite machine, à laquelle il était relié par un mince filament de champ magnétique où s’attardait une nuance vert-jaune (par ailleurs mouchetée de blanc furieux), flottait un grand drone d’allure désuète et plutôt compliquée.
Gurgeh le contempla en plissant les yeux.
« Eh bien, qu’y a-t-il ?
« Il y a que je suis tenu de porter cette chose ! » gémit Flère-Imsaho.
Le ruban de champ qui l’unissait à l’autre drone palpita, et la coque du vieux drone s’ouvrit en pivotant sur ses charnières. Au premier abord, l’antique enveloppe lui parut complètement vide ; mais comme Gurgeh, interloqué, y regardait de plus près, il vit qu’au centre de la coque était tendu un petit filet en forme de berceau tout prêt à accueillir Flère-Imsaho.
« Oh ! »
Il se détourna pour se frotter les aisselles afin de les sécher. Il souriait.
« On s’est bien gardé de me le dire, quand on m’a proposé cette mission ! protesta le drone. Selon eux, l’Empire ne doit pas savoir à quel point nous autres drones pouvons être miniaturisés ! Mais alors, pourquoi ne pas avoir pressenti un drone plus gros ? Pourquoi m’encombrer de ce… ce…
« Déguisement ? acheva Gurgeh en se passant la main dans les cheveux avant d’émerger de la cabine.
« De ce ridicule accoutrement, vous voulez dire ! Ridicule, c’est bien le mot. Minable ! Et ce n’est pas tout : je suis également censé émettre une « vibration » et produire une grande quantité d’électricité statique aux seules fins de convaincre ces crétins barbares que nous ne savons pas fabriquer correctement nos drones ! (La petite voix de la machine monta dans les aigus.) Une « vibration » ! Non mais, je vous demande un peu !
« Peut-être pourriez-vous demander une mutation, suggéra Gurgeh en enfilant sa tunique.
« Ben voyons ! s’exclama Flère-Imsaho d’un ton amer et pas très loin du sarcasme. Et à partir de maintenant, me taper tous les sales boulots parce que je ne me suis pas montré coopératif ? (Il projeta un champ et asséna un coup sourd sur la vieille coquille.) Je suis condamné à me trimbaler dans ce tas de ferraille.
« Drone, déclara Gurgeh, vous ne pouvez pas savoir à quel point je vous plains. »
Le Facteur limite émergea du Grand Dock, le nez en avant. Deux Tracteurs le firent pivoter par à-coups jusqu’à ce qu’il se retrouve dans l’alignement du couloir de lancement, long de vingt kilomètres. Le vaisseau et ses petits remorqueurs en remontèrent progressivement toute la longueur, et ressortirent par le nez du VSG. D’autres vaisseaux, superstructures et appareillages divers évoluaient dans la bulle d’air qui entourait le Jeune voyou ; des UCG et des Super-Tracteurs, des avions et des ballons à air chaud, des dirigeables adaptés au vide de l’espace, des glisseurs, des individus flottant dans des modules, dans des voitures ou dans des harnais.
Quelques-uns d’entre eux assistèrent au départ du vieux vaisseau de guerre. Les remorqueurs Tracteurs restèrent en arrière.
Le navire s’éleva, croisant sur son passage étage après étage de portes d’embarquement, de coque nue, de jardins suspendus, ainsi que toute une série de sections-habitations ouvertes où des gens marchaient, dansaient, mangeaient à table, regardaient tout simplement par la fenêtre les allées et venues incessantes des appareils volants ou bien pratiquaient un jeu ou un sport. Quelques personnes agitèrent la main. Gurgeh les observa par le truchement de l’écran du salon et reconnut même, dans un aéro qui passait par là, des gens qu’il avait connus et qui lui criaient au revoir.
Officiellement, il prenait des vacances en croisière solitaire avant de se rendre aux Jeux pardéthilisiens. Il avait d’ores et déjà laissé entendre que, finalement, il ne s’engagerait peut-être pas dans le tournoi. Certaines publications théoriques et journaux d’actualités s’étaient suffisamment intéressés à son brusque départ de Chiark – sans parler du soudain tarissement de ses articles – pour demander à leurs représentants à bord du Jeune voyou d’aller l’interviewer. Selon une tactique convenue avec Contact, il leur avait fait croire que les jeux dans leur ensemble l’ennuyaient de plus en plus, et que ce voyage – comme sa participation au grand tournoi – avait pour but de raviver l’intérêt faiblissant qu’il leur vouait.
On avait paru tomber dans le panneau.
Le vaisseau franchit la limite du VSG et prit de l’altitude au-dessus du parc supérieur tout piqueté de nuages. Il poursuivit son ascension, pénétra dans la couche d’air raréfié, aborda le Super-Tracteur Premier moteur, cause première[6] et ensemble ils se laissèrent tomber latéralement vers le fond de l’enveloppe atmosphérique du VSG. Ils traversèrent lentement les nombreux champs successifs : champ de percussion, champ isolant, champ palpeur, champ de signalisation et champ de réception, champ énergétique et champ de traction, champ de coque, champ palpeur externe et, pour finir, champ-horizon, jusqu’à rentrer dans l’hyperespace. Après quelques heures de décélération afin que le Facteur limite revienne à une vitesse qu’il puisse supporter, le vaisseau de guerre désarmé se retrouva seul tandis que le Premier moteur, cause première repartait à pleine puissance à la poursuite de son VSG.
« … aussi seriez-vous bien avisé de rester chaste ; ils auront déjà bien assez de mal à vous prendre au sérieux en tant qu’individu de sexe mâle, même si vous leur paraissez un peu bizarre ; si vous tentiez de nouer là-bas des relations de nature sexuelle, ils considéreraient certainement cela comme une grossière insulte.
« Avez-vous d’autres bonnes nouvelles de ce genre à m’annoncer, drone ?
« Abstenez-vous également de mentionner toute forme d’altération sexuelle. Ils connaissent naturellement l’existence des toxiglandes, encore qu’ils en ignorent les effets exacts, mais ils ne savent rien de vos améliorations physiologiques majeures. Enfin, vous pouvez leur parler des callosités qui se forment sans ampoules, ce genre de choses. Ce n’est pas cela qui compte, bien entendu. Mais une chose aussi sommaire que la réorganisation de vos organes génitaux provoquerait une véritable révolution s’ils venaient à l’apprendre.
« Vraiment ? » fit Gurgeh.
Il s’était installé dans le grand salon du Facteur limite, où Flère-Imsaho lui exposait ce qu’il pouvait dire et faire dans l’Empire, et ce qui ne s’y disait ni ne s’y faisait pas. Dans quelques jours ils arriveraient dans ses parages.
« Mais oui, reprit le drone de sa voix haut perchée aux intonations légèrement perçantes. Ils en mourraient de jalousie. Et probablement de dégoût, aussi.
« Surtout de jalousie, renchérit le vaisseau par l’intermédiaire de son télédrone en accompagnant ses paroles d’un son évoquant un soupir.
« Certes, certes, insista Flère-Imsaho, mais je suis certain qu’ils en éprouveraient aussi du dég…
« Ce que vous ne devez jamais oublier, Gurgeh, coupa promptement le vaisseau, c’est que leur société est fondée sur la propriété. Tout ce que vous verrez, tout ce que vous toucherez, tout ce avec quoi vous pourrez entrer en contact sera la propriété d’un individu ou d’une institution ; l’objet en question leur appartiendra, ils en seront propriétaires. De la même façon, tous ceux que vous rencontrerez seront conscients à la fois de leur position à l’intérieur de la société et de leurs rapports aux individus qui les entourent.
« Il importe tout spécialement de ne pas oublier que le concept de propriété s’applique aussi aux êtres vivants ; il ne s’agit pas d’esclavage proprement dit, puisqu’ils s’enorgueillissent de l’avoir aboli, mais disons que, selon le sexe et la classe sociale à laquelle on appartient, on peut être en partie la propriété d’une autre personne – ou de plusieurs autres personnes –, puisqu’on doit vendre son travail ou ses compétences à un individu ayant les moyens de les acheter. Dans le cas des mâles, c’est quand on se fait soldat qu’on s’aliène le plus : les membres des forces armées ne sont là-bas guère plus que des esclaves ; presque entièrement dépourvus de libertés individuelles, ils vivent sous la menace constante de l’élimination en cas de désobéissance. Quant aux femelles, elles vendent le plus souvent leur corps en contractant légalement le « mariage » avec des Intermédiaires, qui rétribuent alors leurs faveurs sexuelles en…
« Vaisseau, vaisseau, vous exagérez ! »
Gurgeh éclata de rire. Il avait mené ses propres recherches sur l’Empire, consulté ses livres d’histoire, ses propres archives pleines de révélations. La vision que donnait le vaisseau des coutumes et institutions de l’Empire était décidément partiale, injuste, et exprimait une inébranlable confiance en la supériorité de la Culture.
Flère-Imsaho et le télédrone s’entre-regardèrent avec ostentation, puis les champs du petit drone-bibliothèque virèrent au jaune-gris résigné tandis qu’il déclarait de sa voix aiguë :
« Très bien, reprenons tout depuis le début. »
Le Facteur limite attendait dans l’espace au-dessus d’Eä, cette ravissante planète bleu-blanc que Gurgeh avait vue pour la première fois presque deux ans auparavant dans la salle de projection d’Ikroh. De chaque côté du navire était posté un croiseur de l’Empire deux fois plus long que lui.
Les deux vaisseaux de guerre étaient venus rejoindre le navire de la Culture à la limite de l’amas stellaire au sein duquel se trouvait le système d’Eä ; le Facteur limite, qui avait d’ores et déjà abandonné son mode de propulsion normal en hyper-espace (là encore, il s’agissait de maintenir l’Empire dans le noir complet) pour revenir à la propulsion lente par torsion, s’était arrêté. Ses huit bulles-effecteurs transparentes montraient les trois tabliers, le hangar à module et la piscine occupant les logements médians, ainsi que les espaces vides des trois longs emplacements au nez de l’appareil, le Jeune voyou ayant été dépouillé de tous ses équipements de combat. Les Azadiens leur envoyèrent tout de même une vedette, avec à son bord trois officiers. Deux d’entre eux restèrent avec Gurgeh tandis que le troisième examinait tour à tour chacune des bulles, puis se lançait dans une inspection générale du vaisseau.
Ces trois-là se virent rejoints par d’autres, et demeurèrent cinq jours à bord du Facteur limite, le temps que ce dernier atteigne Eä. Ils correspondaient tout à fait à l’image que Gurgeh s’était faite d’eux, avec leurs visages larges et plats et leur peau rasée presque blanche. Ils avaient beau être plus petits que lui, vit-il une fois qu’ils furent en face de lui, leur uniforme les faisait paraître beaucoup plus massifs. C’étaient les premiers vrais uniformes qu’il lui était donné de voir, et il en éprouva une étrange sensation accompagnée d’un léger vertige, une impression de dépaysement total où perçait un curieux mélange d’horreur, de crainte et de respect.
Avec ce qu’il savait d’eux, il ne fut pas surpris par leur comportement à son égard. On aurait dit qu’ils s’efforçaient de ne pas le voir, de lui parler le moins possible et, quand ils ne pouvaient faire autrement, de ne jamais le regarder dans les yeux ; jamais il ne s’était senti aussi indésirable.
Les officiers firent preuve d’un réel intérêt pour le vaisseau, mais méprisèrent complètement Flère-Imsaho – qui, de toute manière, se gardait bien de se trouver sur leur chemin –, et le télédrone du vaisseau. Après avoir manifesté une réticence extrême et volubile, Flère-Imsaho avait fini par s’enfermer, quelques minutes seulement avant l’arrivée des officiers, dans sa fausse carapace de vieux drone. Il y avait fulminé quelques instants en silence pendant que Gurgeh lui disait que cette coquille sans champs était très esthétique et que, en tant qu’antiquité, elle avait certainement beaucoup de valeur. La machine s’était empressée de s’envoler quand les officiers avaient mis pied à bord.
C’est bien la peine de m’avoir prodigué autant de discours sur les subtilités linguistiques et protocolaires de l’Empire, songea Gurgeh.
Le télédrone du vaisseau ne valait guère mieux. Il suivait Gurgeh partout mais en faisant semblant de n’être pas très futé : de temps à autre, il se cognait aux obstacles avec ostentation. Par deux fois, en se retournant, Gurgeh faillit trébucher sur le cube lent et maladroit qui abritait le télédrone. Il avait été fortement tenté de lui expédier un coup de pied.
Ce fut à Gurgeh d’expliquer qu’à sa connaissance le navire ne comportait ni pont, ni poste de pilotage, ni salle de contrôle ; il eut la nette impression que les officiers azadiens ne le croyaient pas.
Lorsqu’ils arrivèrent au-dessus d’Eä, ces derniers contactèrent leur croiseur ; ils parlaient trop vite pour que Gurgeh puisse les comprendre, mais le Facteur limite intervint dans la conversation, qui s’envenima rapidement. Gurgeh chercha des yeux son interprète, c’est-à-dire Flère-Imsaho, mais celui-ci avait de nouveau disparu. Il les écouta baragouiner un moment, de plus en plus exaspéré ; puis il décida de les laisser vider la querelle tout seuls et pivota sur lui-même dans l’intention d’aller s’asseoir. Ce faisant, il se prit les pieds dans le télédrone, qui flottait au-dessus du sol juste derrière lui. Il s’effondra sur le canapé plus qu’il ne s’y assit. Les officiers posèrent brièvement les yeux sur lui, et il se sentit rougir. L’air hésitant, le télédrone s’éloigna avant que l’homme ne lui décoche une ruade.
Autant pour Flère-Imsaho, se dit-il ; autant pour la stupéfiante habileté des gens de Contact et leurs plans prétendument sans faille. Leur représentant juvénile ne prenait même pas la peine de rester dans les parages pour s’acquitter de sa mission ; il préférait se cacher et lécher les blessures dont souffrait son pathétique petit orgueil.
Gurgeh connaissait suffisamment bien le fonctionnement de l’Empire pour savoir que, là au moins, on ne tolérait pas ce genre de choses ; là, le peuple savait ce que voulaient dire les mots « ordre » et « devoir » et prenait ses responsabilités au sérieux ; sinon, il en supportait les conséquences.
Les gens faisaient ce qu’on leur disait de faire ; ils avaient de la discipline.
Pour finir, après avoir conversé entre eux un moment puis consulté leur vaisseau, les trois officiers s’en allèrent inspecter le hangar à module. Une fois qu’ils eurent disparu, Gurgeh demanda au vaisseau, par l’intermédiaire de son terminal, quel avait été le sujet de la dispute.
« Ils voulaient encore faire venir du monde et du matériel, répondit le Facteur limite. Je les en ai dissuadés. Vous n’avez pas à vous en faire. Vous devriez préparer vos affaires et rejoindre le hangar à module ; dans une heure, je dois être sorti de l’espace territorial de l’Empire. »
Gurgeh tourna la tête en direction de sa cabine.
« Ce serait affreux, n’est-ce pas, si vous oubliiez d’informer Flère-Imsaho de votre départ et si je me retrouvais contraint de descendre seul sur Eä ? »
Il ne plaisantait qu’à moitié.
« Ce serait impensable », répondit le vaisseau.
Dans la coursive, Gurgeh croisa le télédrone qui, suspendu dans les airs, montait et descendait sur place en vacillant et en tournant lentement sur lui-même.
« Est-ce vraiment nécessaire ? demanda-t-il à la machine.
« Je fais ce qu’on me dit, c’est tout, répondit le drone d’un ton plein de défi.
« Vous ne croyez pas que vous en faites un peu trop ? » marmonna Gurgeh.
Sur ce, il alla faire ses bagages.
Comme il emballait ses affaires, un petit paquet tomba de la poche d’un manteau qu’il n’avait pas mis depuis son départ d’Ikroh ; l’objet rebondit sur le sol moelleux de la cabine. Gurgeh le ramassa et en défit le ruban tout en se demandant qui pouvait bien le lui avoir donné ; une des dames à bord du Jeune voyou, sans doute.
C’était un fin bracelet à l’image d’une Orbitale, très large et très détaillée dont la surface interne était mi-éclairée, mi-plongée dans l’obscurité. Il l’éleva à hauteur de ses yeux et distingua de minuscules points lumineux à peine perceptibles sur la moitié nocturne de la représentation ; sur le côté éclairé, on voyait une mer bleu vif et des bandes de terre sous de minuscules amas nuageux. Sur la face interne, toute la scène émettait sa propre lumière : il y avait à l’intérieur de l’objet une quelconque source d’énergie.
Gurgeh enfila le bracelet, qui se mit à luire contre la peau de son poignet. Drôle de cadeau, de la part d’un résident de VSG, songea-t-il.
Alors il aperçut le petit mot glissé dans le paquet, le déplia et lut : « Pour te rafraîchir la mémoire quand tu seras sur cette planète. Chamlis. »
Il fronça les sourcils en déchiffrant la signature, puis se rappela (d’abord confusément, puis avec un sentiment croissant – et irritant – de honte) la veille de son départ de Gévant, deux ans auparavant.
Mais bien sûr !
Chamlis lui avait fait un cadeau.
Il l’avait complètement oublié.
« Qu’est-ce que c’est ? » demanda Gurgeh.
Il était assis à l’avant du module modifié dont le Facteur limite avait hérité à bord du VSG. Il avait embarqué dans le petit appareil en compagnie de Flère-Imsaho, et tous deux avaient fait leurs adieux au vieux vaisseau de guerre, qui avait ordre de se tenir à distance de l’Empire en attendant qu’on le rappelle. La bulle-hangar avait pivoté et le module, escorté par une paire de frégates, avait plongé vers la planète tandis que le Facteur limite s’éloignait du puits de gravité avec une lenteur et une maladresse exagérées, toujours accompagné de ses deux croiseurs offensifs.
« De quoi parlez-vous ? s’enquit Flère-Imsaho qui, ayant jeté son déguisement par terre, flottait à la hauteur de Gurgeh.
« De ça », fit ce dernier en désignant l’écran, qui affichait une vue à la verticale.
Le module survolait les terres dans la direction de Groasnachek, la capitale d’Eä ; comme l’Empire n’aimait pas beaucoup que les vaisseaux spatiaux pénètrent dans l’atmosphère à hauteur de ses villes, ils avaient fait leur entrée au-dessus de l’océan.
« Ah, fit Flère-Imsaho, ça ? C’est la Prison-labyrinthe.
« Une prison ? » s’étonna Gurgeh.
L’ensemble de murs et de longs bâtiments aux formes complexes mais toujours géométriques glissait progressivement sous le ventre du module tandis que les faubourgs de la capitale envahissaient l’écran.
« Mais oui. Ceux qui enfreignent la loi sont introduits dans le labyrinthe, à un endroit déterminé par la nature du délit qu’ils ont commis. Le dédale n’est pas seulement matériel ; c’est aussi ce qu’on pourrait appeler un labyrinthe moral et comportementaliste (au fait, son apparence extérieure ne donne aucune indication sur sa configuration interne ; ce n’est qu’une façade). Le prisonnier doit donner des réponses correctes, se comporter selon certains critères reconnus, sinon il ne peut plus avancer (quand on ne le fait pas reculer). En théorie, il ne faut pas plus de quelques jours à un individu parfaitement sain pour ressortir du labyrinthe, tandis qu’une personne intégralement mauvaise y demeurera pour le restant de ses jours. Afin de prévenir la surpopulation de l’endroit, on a instauré un délai maximal de séjour à l’expiration duquel on transfère le prisonnier dans une colonie pénitentiaire, où il purge une peine à perpétuité. »
Le temps que le drone achève son exposé, la prison avait disparu sous leurs pieds, remplacée par l’étendue tentaculaire de la ville avec ses entrelacements de rues, de bâtiments et de dômes évoquant une autre sorte de dédale.
« Très ingénieux, remarqua Gurgeh. Est-ce que ça marche ?
« C’est ce qu’ils voudraient nous faire croire. En réalité, ce labyrinthe n’est qu’un prétexte pour priver les gens d’un procès en bonne et due forme, et de toute façon les riches s’en sortent à coups de pots-de-vin. On peut donc dire que oui, du point de vue des dirigeants, ça marche. »
Le module et les deux frégates se posèrent sur un gigantesque spatioport plus spécialement destiné à accueillir les navettes et jouxtant un fleuve large et boueux qu’enjambaient de multiples ponts ; situé à une certaine distance du centre-ville, il n’en était pas moins déjà cerné de tours de taille moyenne et de dômes géodésiques assez bas. Gurgeh sortit de l’appareil avec à ses côtés Flère-Imsaho qui, revêtu de son déguisement suranné, émettait une forte vibration toute crépitante d’électricité statique. Il se retrouva sur un vaste carré d’herbe synthétique qu’on avait déroulé jusqu’à ce qu’il touche l’arrière de l’appareil. S’y trouvaient également une cinquantaine d’Azadiens arborant un éventail d’uniformes et de tenues diverses. Gurgeh, qui s’était tout particulièrement attaché à apprendre à reconnaître les sexes, constata qu’ils appartenaient presque tous au sexe intermédiaire, ou apical ; les mâles et les femelles étaient rares. Derrière les apicaux s’alignaient plusieurs rangs de mâles armés et vêtus d’un uniforme identique. Tout au fond, un dernier groupe jouait une musique impétueuse aux accents stridents.
« Les types en armes ne sont qu’une garde d’honneur, l’informa Flère-Imsaho de l’intérieur de son déguisement. Cela ne doit pas t’inquiéter.
« Mais cela ne m’inquiète pas du tout », répliqua Gurgeh.
Il n’ignorait pas les manières toutes formelles de l’Empire, avec ses comités d’accueil officiels composés de bureaucrates, d’agents de sécurité, de délégués officiels des organisations de jeu, d’épouses, de concubines et de représentants des agences de presse. L’un des apicaux vint vers lui à grandes enjambées.
« En eächic, il faut appeler celui-ci « Monsieur », chuchota Flère-Imsaho.
« Pardon ? » fit Gurgeh.
La machine émettait un tel bourdonnement qu’on ne distinguait presque plus sa voix. Ses vrombissements et autres crépitements réussissaient à couvrir le bruit de la clique, et elle produisait une telle quantité d’électricité statique que Gurgeh sentait ses cheveux se dresser d’un côté de sa tête.
« Je disais : en eächic, il faut lui donner du « Monsieur », répéta la voix sifflante de Flère-Imsaho sur fond de ronflement. Ne le touchez pas, mais quand il lèvera une main, levez les deux et faites votre petit speech. Surtout n’oubliez pas : ne le touchez pas. »
L’apical s’immobilisa juste devant Gurgeh, leva une main et déclara :
« Bienvenue à Groasnachek, Eä, Empire d’Azad, Murat Gurgee. »
Ce dernier réprima une grimace, leva les deux mains (pour bien montrer qu’elles ne tenaient aucune arme, disaient les vieux livres) et énonça dans un eächic prudent :
« Je suis honoré de poser le pied sur le sol sacré d’Eä. »
(« Ça commence bien », marmotta le drone.)
La cérémonie d’accueil se déroula dans une espèce de brouillard. Gurgeh avait la tête qui tournait. Tant qu’il resta en plein air (il était censé passer en revue la garde d’honneur, il ne l’ignorait pas ; mais sur quoi devait au juste porter l’inspection, cela, les livres ne le disaient pas), la chaleur de l’étoile double qui brillait de tous ses feux dans le ciel le mit en nage ; quand ils rentrèrent pour la réception proprement dite et qu’il fut confronté aux odeurs inconnues des bâtiments du spatioport, il eut le sentiment (plus aigu que prévu) de se trouver dans un pays décidément bien étranger au sien. On le présenta à un grand nombre de gens, là encore en majorité apicaux, qui se montrèrent ravis de s’entendre adresser la parole en un eächic manifestement acceptable. Flère-Imsaho lui soufflait gestes et phrases, et Gurgeh s’entendait prononcer les mots qu’il fallait, se voyait accomplir les gestes qu’on attendait de lui. Toutefois, il retira de tout cela une impression d’agitation désordonnée de la part de gens bruyants et peu attentifs qui, de surcroît, ne sentaient pas très bon ; mais sur ce chapitre ils devaient penser la même chose de lui. Il eut d’autre part la curieuse sensation que, quelque part en profondeur, ils se moquaient de lui.
Outre les différences physiques évidentes, les Azadiens semblaient tous, par rapport aux sujets de la Culture, très compacts, très durs et très déterminés ; plus énergiques, voire névrotiques, si l’on voulait porter sur eux un regard critique. Du moins les apicaux, car Gurgeh n’apprit pas grand-chose des mâles ; ceux-ci lui parurent néanmoins plus ternes, moins tendus, plus flegmatiques et plus robustes aussi, tandis que les femelles semblaient plus calmes – avec quelque chose de plus profond –, et d’aspect plus délicat.
Il se demanda comment eux le voyaient. Il avait conscience de regarder un peu trop fixement l’architecture et la décoration intérieure inaccoutumées des lieux, ainsi que les gens eux-mêmes… Mais d’un autre côté, il surprit un grand nombre d’individus (surtout des apicaux) occupés à le dévisager pareillement. Deux ou trois fois Flère-Imsaho dut se répéter avant que Gurgeh ne se rende compte que la machine lui parlait. Le bourdonnement monocorde noyé de crépitements électrostatiques qui ne le quitta guère cet après-midi-là renforçait encore sa sensation d’évoluer dans une atmosphère d’irréalité onirique.
On servit en son honneur des mets et des boissons ; leurs constitutions biologiques étaient assez proches pour qu’un petit nombre d’aliments et de breuvages (y compris l’alcool) soient également consommables par les deux espèces. Il but tout ce qu’on lui donna, mais fit l’impasse sur l’alcool. Ils étaient assis autour d’une longue table chargée de nourriture et de boissons dressée dans un bâtiment du spatioport qui paraissait simple de l’extérieur, mais dont l’ameublement était ostentatoire. Des mâles en uniforme assuraient le service ; il se rappela qu’il n’était pas censé leur parler. La plupart des gens à qui il s’adressait lui répondaient soit trop vite, soit si lentement que c’en devenait pénible, mais il se débrouilla tout de même pour mener à bien plusieurs conversations. Beaucoup lui demandèrent pourquoi il était venu seul ; constatant que ses propos étaient régulièrement mal interprétés, il finit par se lasser d’expliquer qu’il n’était pas seul mais accompagné d’un drone, et par déclarer simplement qu’il aimait voyager en solitaire.
Quelques-uns lui demandèrent quel était son niveau au jeu d’Azad. Il répondit en toute sincérité qu’il n’en savait absolument rien ; le vaisseau ne le lui avait jamais révélé. Il se contenta de dire qu’il espérait se montrer suffisamment capable pour que ses hôtes ne regrettent pas de l’avoir invité à participer. Deux ou trois d’entre eux parurent impressionnés par ces déclarations, mais de la même façon qu’un adulte se montre impressionné par un enfant respectueux, sans plus.
Un apical assis à sa droite, vêtu d’un uniforme ajusté, d’allure inconfortable et semblable à ceux des trois officiers qui étaient montés à bord du Facteur limite, ne cessait de lui poser des questions sur son voyage et sur le vaisseau qui l’avait amené jusque-là. Gurgeh s’en tint à la version convenue. L’apical remplissait constamment de vin son verre de cristal, et Gurgeh était contraint de boire chaque fois qu’on portait un toast. Pour ne pas s’enivrer, il était obligé se rendre assez souvent aux toilettes (pour boire de l’eau autant que pour uriner) ; or, il savait que chez les Azadiens c’était là un sujet délicat. Mais il dut employer chaque fois les formules correctes, car personne ne parut s’offusquer et Flère-Imsaho resta calme.
Pour finir, l’apical assis à sa gauche, qui répondait au nom de Lo Péquil Monénine senior et occupait les fonctions d’officier de liaison auprès du Bureau des Affaires extra-impériales, lui demanda s’il était disposé à gagner son hôtel. Gurgeh répondit qu’à sa connaissance il était censé résider à bord de son module. Péquil se mit à discourir à toute allure et eut l’air étonné que Flère-Imsaho s’interpose en s’exprimant tout aussi rapidement. L’échange qui en résulta se déroula un peu trop vite pour que Gurgeh puisse suivre tous les détails, mais le drone finit par lui expliquer qu’on était parvenu à un compromis : Gurgeh établirait ses quartiers dans le module, mais celui-ci serait stationné sur le toit de l’hôtel. On assurerait sa protection au moyen de gardes et de divers dispositifs de sécurité, et le personnel de l’hôtel (choisi parmi les meilleurs) serait à sa disposition.
Gurgeh trouva cet arrangement tout à fait à son goût. Il invita Péquil à l’accompagner jusqu’à l’hôtel dans son module, et l’apical accepta avec joie.
« Au cas où vous auriez l’intention de demander à notre ami ici présent ce que nous sommes actuellement en train de survoler, déclara Flère-Imsaho qui planait en bourdonnant à la hauteur du coude de Gurgeh, je vous informe que cela s’appelle un bidonville, et que c’est là que la ville puise son excédent de main-d’œuvre non qualifiée. »
Gurgeh regarda en fronçant les sourcils le drone et son volumineux travestissement. Lo Péquil se tenait à ses côtés sur la plate-forme arrière du module, qui faisait pour l’instant office de terrasse en plein air. La ville se déroulait à leurs pieds.
« Je croyais que nous n’étions pas censés parler marain devant ces gens, répondit-il à la machine.
« Oh, ici nous ne risquons pas grand-chose ; ce type porte sur lui un système d’écoute, mais le module est tout à fait capable de le neutraliser. »
Gurgeh désigna le bidonville.
« Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il à Péquil.
« L’endroit où échouent bien souvent les gens qui quittent la campagne, attirés par les lumières de la ville. Malheureusement, ce sont pour la plupart des bons à rien.
« Chassés de leur terre, ajouta Flère-Imsaho en marain, par un système ingénieusement injuste de taxation foncière, et par une restructuration verticale opportuniste de l’appareil de production agricole. »
Gurgeh se demanda si cette dernière périphrase désignait en réalité des fermes, mais se tourna vers Péquil et dit simplement :
« Je vois.
« Que dit votre machine ? s’enquit Péquil.
« Elle citait un… un poème, dit Gurgeh à l’apical. Un poème sur une cité magnifique et grandiose.
« Ah ! acquiesça l’autre (ce qui se traduisit par une série de petits mouvements de tête dirigés vers le haut). Votre peuple aime donc la poésie ? »
Gurgeh ne répondit pas tout de suite.
« Disons que certains la goûtent et d’autres non », répondit-il enfin.
Péquil eut un hochement de tête sagace.
Le vent qui soufflait au-dessus de la ville franchissait le champ de contention qui entourait la terrasse, charriant une vague odeur de brûlé. Gurgeh se pencha sur la brume légère qui signalait sa présence et contempla tout en bas la gigantesque cité qui filait au-dessous d’eux. Péquil semblait peu désireux de s’approcher aussi près du bord.
« Au fait, j’ai de bonnes nouvelles pour vous, annonça-t-il en souriant (ses deux lèvres s’incurvèrent vers le haut).
« C’est-à-dire ?
« Mon département, reprit lentement et gravement Péquil, a pu vous obtenir l’autorisation de suivre le déroulement des jeux de Première Série, et cela jusqu’à Echronédal.
« Ah ! L’endroit où se jouent les toutes dernières manches.
« Naturellement. C’est l’aboutissement du Grand Cycle de six ans tout entier, sur la Planète du Feu elle-même. Être autorisé à y assister est un grand privilège, croyez-moi. Les joueurs invités ne sont que rarement l’objet d’un tel honneur.
« Je vois. Je suis en effet très honoré. Mes sincères remerciements, à vous et à votre département. Lorsque je serai de retour chez moi, je dirai aux miens que les Azadiens sont un peuple fort généreux. Vous m’avez réservé un accueil très chaleureux. Merci encore. Je vous dois beaucoup. »
Péquil parut se satisfaire de cette déclaration. Il opina de nouveau et sourit. Gurgeh hocha la tête à son tour mais se garda bien d’essayer de sourire.
« Alors ?
« Alors quoi, Jernau Gurgeh ? » rétorqua Flère-Imsaho.
Ses champs vert-jaune partaient de sa minuscule coque métallique comme des ailes d’insecte exotique. Il étala une tunique de cérémonie sur le lit de Gurgeh. Ils se trouvaient dans le module, lequel reposait désormais sur le toit-jardin du Grand Hôtel de Groasnachek.
« Comment m’en suis-je sorti ?
« Très bien. Vous n’avez pas donné du « Monsieur » au ministre quand je vous le recommandais, et à certains moments vous vous êtes montré un peu vague ; mais dans l’ensemble vous vous êtes bien débrouillé. Vous n’avez provoqué aucun incident diplomatique majeur, personne ne s’est senti gravement insulté par vous… Pas si mal, pour un premier contact, dirais-je. Tournez-vous et faites face à l’inverseur, s’il vous plaît. Je voudrais m’assurer que ceci vous va bien. »
Gurgeh s’exécuta et écarta les bras tandis que le drone lissait le tissu sur son dos. Il se regarda dans le champ inverseur.
« Trop longue, sans compter qu’elle n’est pas à ma taille, remarqua-t-il.
« C’est vrai, mais c’est ce que vous devrez porter pour le grand bal au palais, ce soir. Il faudra s’en contenter. Je vais peut-être la raccourcir un peu. Au fait, le module m’informe qu’elle contient des systèmes d’écoute, aussi faites attention à ce que vous direz quand vous serez sorti des champs du module.
« Des micros ? »
Gurgeh contempla l’image du drone dans l’inverseur.
« Ainsi qu’un indicateur de position, oui. Ne vous en faites pas ; tout le monde y passe. Tenez-vous tranquille. Décidément, je crois qu’il faut que je la raccourcisse. Tournez-vous. »
Gurgeh obéit.
« Vous aimez bien me donner des ordres, n’est-ce pas, machine ? dit-il au minuscule drone.
« Ne dites pas de bêtises. Bon, essayez-la maintenant. »
Gurgeh enfila la tunique et scruta son reflet dans l’inverseur.
« À quoi sert cette pièce unie, sur l’épaule ?
« C’est là que s’épingleraient vos décorations, si vous en aviez. »
Gurgeh passa ses doigts sur le seul endroit vierge de sa tunique chargée de broderies.
« On n’aurait pas pu en inventer une ? Mon épaule me paraît un peu nue comme cela.
« Pourquoi pas ? fit Flère-Imsaho en tirant ici et là sur le tissu pour l’ajuster. Mais il faut faire très attention avec ce genre de choses. Nos amis azadiens sont toujours très étonnés que nous ne possédions ni drapeau ni emblème. Notre représentant ici – vous ferez sa connaissance ce soir, s’il n’oublie pas de venir – trouva dommage que les orchestres ne puissent jouer l’hymne de la Culture lorsque les nôtres débarquent ici, puisqu’elle n’en a pas non plus. Alors il leur a siffloté le premier air qui lui est passé par la tête, et depuis huit ans ils le jouent dans les réceptions et les cérémonies.
« Il m’avait bien semblé reconnaître une de leurs mélodies », admit Gurgeh.
Le drone lui fit lever les bras et se livra à quelques rajustements supplémentaires.
« Le problème, c’est que ce fameux air s’intitule « Suce-moi à fond » ; en connaissez-vous les paroles ?
« Ah ! sourit Gurgeh. C’était cette chanson-là ! Je reconnais que ça pourrait être embêtant.
« Embêtant ! S’ils découvrent le pot aux roses, ils nous déclareront sans doute la guerre ! Ce genre de bourde est très courant, chez Contact. »
Gurgeh éclata de rire.
« Moi qui croyais les gens de Contact tellement organisés, tellement efficaces ! dit-il en secouant la tête.
« Je vois que la propagande marche, au moins, marmonna le drone. C’est déjà ça.
« Ma foi, vous avez gardé le secret sur un Empire tout entier pendant sept décennies ; ça non plus, ça n’a pas mal marché.
« C’est davantage dû à la chance qu’au talent, répondit Flère-Imsaho qui vint flotter devant lui en inspectant la tunique. Vous voulez vraiment une décoration ? On peut se débrouiller pour vous trouver quelque chose, si ça peut vous faire plaisir.
« Ne vous donnez pas cette peine.
« Très bien. C’est votre nom complet qui servira lorsqu’ils vous annonceront, ce soir au bal ; il fera impression. Ils ne comprennent pas que nous n’ayons pas non plus de « grades », aussi les entendrez-vous vous donner du « Morat » comme s’il s’agissait d’un titre. (Le petit drone plongea brusquement afin de remettre en place un fil d’or près de l’ourlet.) Tout cela est pour la bonne cause, en fin de compte. Dans l’incapacité de lui appliquer leur propre raisonnement hiérarchique, face à la Culture ils sont un peu dans le noir. Ils n’arrivent pas à nous prendre au sérieux.
« Tiens, tiens !
« Hmm… J’ai comme l’impression que tout cela fait partie d’un plan. Même ce délinquant de représentant – euh, je veux dire d’ambassadeur, pardon – en fait partie. Et vous aussi, à mon avis.
« Ah bon ? fit Gurgeh.
« Ils vous ont un peu exagéré, Gurgeh, lui annonça le drone en s’élevant à hauteur de son visage pour lui lisser les cheveux en arrière. (Gurgeh s’empressa de repousser loin de son front le champ importun.) Contact a dit à l’Empire que vous étiez un joueur top niveau et que, d’après eux, vous pouviez atteindre le niveau colonel/évêque/sous-secrétaire d’État.
« Quoi ! s’exclama Gurgeh, horrifié. Ce n’est pas du tout ce qu’ils m’ont dit à moi !
« Moi non plus, je n’étais pas au courant, rétorqua le drone. Je ne m’en suis aperçu qu’en consultant un bulletin d’informations, il y a environ une heure. C’est un coup monté, mon vieux ; ils veulent contenter l’Empire, et ils se servent de vous pour cela. D’abord ils les inquiètent en leur disant que vous êtes en mesure de battre leurs meilleurs joueurs puis, quand vous vous faites éliminer à la fin de la première manche – ce qui ne manquera pas d’arriver, à mon avis – ils rassurent l’Empire en lui prouvant que la Culture n’est qu’une plaisanterie, que nous comprenons tout de travers et que nous sommes facilement humiliés. »
Gurgeh fixa calmement le drone, les yeux plissés.
« Après la première manche, hein ? C’est ce que vous croyez ?
« Oh, je vous demande pardon. (L’air embarrassé, la petite machine recula légèrement en vacillant dans les airs.) Je vous ai offensé ? Je pensais simplement que… enfin, je vous ai vu jouer et… Je veux dire… »
La voix du drone s’éteignit.
Gurgeh se débarrassa de la pesante tunique et la laissa choir en tas sur le sol.
« Je crois que je vais aller prendre un bain », dit-il à la machine.
Celle-ci hésita, puis ramassa la robe et quitta précipitamment la cabine. Gurgeh s’assit sur le lit et se frotta la barbe.
En réalité, le drone ne l’avait pas vexé. Il avait ses petits secrets. Il était certain de mieux réussir au jeu que ne le croyait Contact. Il savait très bien que, durant ses cent derniers jours à bord du Facteur limite, il ne s’était pas donné à fond ; sans s’efforcer de perdre ni de commettre délibérément des erreurs, il ne s’était pas concentré autant qu’il prévoyait maintenant de le faire dans les parties qui s’annonçaient.
Lui-même n’aurait su dire pourquoi il cachait ainsi son jeu, mais il sentait qu’il ne fallait pas tout dire à Contact, qu’il devait garder quelque chose pour lui. C’était une victoire dérisoire sur eux, un « jeu-mineur », un pion déplacé sur un tablier secondaire ; un coup joué contre les éléments et les dieux.
Le Grand Palais de Groasnachek se dressait au bord du large fleuve aux eaux terreuses qui avait donné son nom à la ville. On donnait ce soir-là un grand bal pour les individus les mieux placés qui joueraient au jeu d’Azad au cours de la demi-année à venir.
On les y emmena dans une voiture de surface qui emprunta de vastes boulevards bordés d’arbres et éclairés par de hauts réverbères. Gurgeh avait pris place à l’arrière aux côtés de Péquil, qui s’y trouvait déjà lorsque la voiture était venue le chercher à l’hôtel. Un mâle en uniforme était au volant, et paraissait contrôler seul l’engin. Gurgeh s’efforça de ne pas penser à un éventuel accident. Flère-Imsaho reposait sur le plancher dans son encombrant postiche, et bourdonnait doucement en attirant à lui de petites fibres provenant du tapis pelucheux du véhicule.
Le palais n’était pas aussi colossal qu’il l’aurait cru, mais n’en demeurait pas moins imposant ; il était surchargé d’ornements et brillamment illuminé. À chacune de ses flèches, chacune de ses tours, ondoyaient des bannières richement décorées, comme des vagues héraldiques lentes et éclatantes sur fond de ciel orange et noir.
Dans la cour abritée où vint s’arrêter la voiture étaient dressées d’immenses superstructures dorées où se consumaient douze mille bougies de couleur et de taille variées ; une pour chaque participant au jeu. Au bal proprement dit étaient invités un bon millier de personnes, dont une moitié étaient des joueurs-de-jeux ; le reste se composait de leurs partenaires, d’officiels, de prêtres, d’officiers et de bureaucrates satisfaits de leur situation présente et qui, titularisés, jouissaient d’une sécurité de l’emploi totale excluant toute mutation – quel que soit le succès remporté au jeu par leurs inférieurs hiérarchiques ; ceux-là ne tenaient donc pas à entrer en lice.
Le reste de l’assemblée comprenait les mentors et administrateurs des collèges d’Azad (les instituts où l’on enseignait le jeu), qui se dispensaient eux aussi de participer au tournoi.
Gurgeh trouvait la soirée trop chaude à son goût ; il régnait une tiédeur poisseuse et stagnante, chargée d’odeurs citadines. La tunique était lourde et étonnamment inconfortable ; il se demanda au bout de combien de temps il pourrait s’en aller sans se montrer impoli. Ils pénétrèrent dans le palais par une immense entrée flanquée de portes de métal poli, massives et incrustées de joyaux. Les vestibules et les salles qu’ils traversèrent regorgeaient de fastueux objets d’art qui jetaient mille feux, posés sur des guéridons ou accrochés aux murs et aux plafonds.
Les invités étaient aussi fantastiques que le cadre. Les femmes, qui semblaient présentes en grand nombre, flamboyaient sous l’éclat de leurs bijoux et de tenues aux ornements extravagants. Gurgeh se dit que, dans leurs robes en forme de cloche, à hauteur de l’ourlet ces femmes devaient être aussi larges que hautes. Elles passaient à côté de lui en bruissant et laissaient derrière elles un sillage très marqué de parfums lourds et obsédants. Un grand nombre de ceux qu’il croisa lui jetèrent un bref coup d’œil ou examinèrent franchement Gurgeh et ce drone flottant, bourdonnant et crépitant qu’était Flère-Imsaho, quand ils ne s’arrêtaient pas pour les dévisager carrément. Tous les quatre ou cinq mètres le long des murs, mais aussi de chaque côté des portes, se tenaient des mâles en uniforme – pantalons longs et couleurs criardes ; parfaitement immobiles, les jambes un peu écartées, les mains jointes derrière leur dos droit comme un i, ils fixaient obstinément les hauts plafonds décorés de fresques.
« Pourquoi restent-ils là sans bouger ? demanda Gurgeh au drone, en eächic mais à voix basse, de manière que Péquil ne puisse l’entendre.
« Pour faire de l’effet, répondit la machine.
« De l’effet ? s’enquit Gurgeh après un instant de réflexion.
« Oui, pour bien montrer que l’Empereur est assez riche et assez influent pour payer des centaines de larbins à ne rien faire.
« Les gens ne le savent-ils donc pas déjà ? »
Le drone ne répondit pas tout de suite. Puis il soupira.
« Je vois que vous n’avez pas encore percé à jour la psychologie de la richesse et du pouvoir, Jernau Gurgeh. »
Ce dernier poursuivit son chemin avec un demi-sourire, sur le côté du visage que Flère-Imsaho ne pouvait voir.
Les apicaux qu’ils croisaient étaient tous vêtus d’une lourde tunique semblable à la sienne : chamarrée, mais pas ostentatoire. Mais ce qui frappa le plus Gurgeh fut que l’endroit – et tous les gens qu’il contenait – semblait figé dans une autre époque. Tout ce qu’il voyait, aussi bien dans le palais lui-même que dans la tenue des invités, aurait pu être fabriqué un millier d’années plus tôt au moins ; lorsqu’il avait fait des recherches sur cette société, il avait regardé des enregistrements d’anciennes cérémonies impériales. Il pensait donc posséder une connaissance suffisante des modes et tendances du passé. Il trouvait très bizarre qu’en dépit de son avancement technologique – certes limité, mais très évident – l’Empire ait un côté formel enraciné dans le passé. Les anciennes coutumes, les anciennes modes et structures architecturales étaient également courantes dans la Culture, mais on les employait en toute liberté voire au jugé ; il existait toute une gamme d’autres styles, et personne n’y adhérait de manière rigide et permanente à l’exclusion de tout le reste.
« Attendez ici, on va vous annoncer », lui dit le drone.
Il le tira par la manche pour l’immobiliser à côté d’un Péquil tout sourire, sur le seuil d’une porte ouvrant sur une colossale volée de marches, elle-même débouchant dans la grande salle de bal. Péquil tendit une carte à un apical en uniforme qui se tenait en haut des marches et dont la voix amplifiée résonna de part et d’autre de l’immense salle.
« L’honorable Lo Péquil Monénine, A.A.B. Niveau Deux Principal, médaillé de l’Empire, Ordre du Mérite et Palme… accompagné de Chark Gavant-sha Gernow Morat Gurgee Dam Hazéze. »
Ils descendirent le grand escalier. La scène qui s’étalait à leurs pieds dépassait en éclat et en majesté toutes les réceptions auxquelles Gurgeh eût jamais assisté. La Culture ne faisait pas les choses sur cette échelle, voilà tout. La salle de bal ressemblait à une vaste piscine miroitante où l’on aurait jeté mille fleurs fabuleuses avant de remuer le tout.
« Ce héraut a massacré mon nom, dit Gurgeh au drone. (Puis il lança un regard à Péquil.) Mais pourquoi notre ami a-t-il l’air si fâché ?
« Parce qu’on a oublié d’ajouter « senior » à la suite de son nom, je crois, répondit Flère-Imsaho.
« Cela a donc tant d’importance ?
« Gurgeh, dites-vous bien que dans cette société tout a de l’importance, répondit la machine avant d’ajouter d’un ton morne : Au moins vous a-t-on annoncés, vous deux.
« Bonjour, bonjour ! » s’écria quelqu’un au moment où ils parvenaient au bas de l’escalier.
Un individu de haute taille qui semblait appartenir au sexe mâle se fraya un chemin entre deux Azadiens pour venir se tenir au côté de Gurgeh. Il était vêtu d’une ample tunique aux couleurs tapageuses. Il avait une barbe, des cheveux châtains retenus par un chignon, des yeux verts aux prunelles luisantes et au regard fixe, et pouvait passer pour originaire de la Culture. Il tendit une main aux longs doigts couverts de bagues, saisit celle de Gurgeh et la serra.
« Je me présente : Shohobohaum Za ; ravi de faire votre connaissance. Je connaissais votre nom avant que ce criminel, là-haut, ne l’écorche. C’est bien Gurgeh, n’est-ce pas ? Ah, Péquil ! Vous êtes là aussi ? (Il lui mit de force un verre entre les mains.) Tenez, vous buvez bien de cette saleté, je crois ? Salut, drone ! Dites donc, Gurgeh, poursuivit-il en le prenant par les épaules, vous voulez quelque chose de correct à boire, hein ?
« Jernow Morat Gurgee, commença Péquil qui paraissait fort mal à l’aise, je vous présente… »
Mais Shohobohaum Za entraînait déjà Gurgeh à travers les petits groupes massés au pied de l’escalier.
« Au fait, ça va, Péquil ? lança-t-il par-dessus son épaule à l’apical éberlué. Bien ? Oui ? Tant mieux. À tout à l’heure. J’emmène cet autre exilé boire un petit coup ! »
Ce fut un Péquil livide qui lui répondit d’un geste mal assuré. Flère-Imsaho hésita, puis resta avec l’Azadien.
Shohobohaum Za se retourna vers Gurgeh, ôta son bras de ses épaules et reprit d’une voix moins stridente :
« Quel vieux raseur, ce Péquil. J’espère que vous ne m’en voulez pas de vous avoir tiré de ses griffes.
« Je m’en remettrai, répondit Gurgeh en regardant son compatriote des pieds à la tête. Si je comprends bien, vous êtes… l’ambassadeur ?
« Lui-même, fit Za. (Il éructa.) Par ici, fit-il avec un mouvement de tête en guidant Gurgeh dans la foule. J’ai repéré des bouteilles de grif derrière un des buffets, et j’aimerais bien en faucher quelques-unes avant que l’Empire et ses sbires ne viennent tout rafler. (Ils longèrent une estrade où un orchestre sévissait à plein volume.) C’est fou, ici, non ? » cria-t-il à Gurgeh tout en se dirigeant vers le fond de la salle.
L’interpellé se demanda à quoi son compatriote faisait référence.
« Nous y voilà », déclara Za en faisant halte devant une interminable enfilade de tables.
Derrière celles-ci, des mâles en livrée servaient nourriture et boissons aux invités. Au-dessus, contre un gigantesque mur formant voûte, une tapisserie aux teintes sombres, semée de diamants et tissée de fils d’or, décrivait une antique bataille spatiale.
Za siffla, puis se pencha pour parler à l’oreille du grand mâle à l’air sévère qui s’approcha en l’entendant. Gurgeh vit un morceau de papier changer de mains, puis Za l’empoigna fermement par le poignet et s’éloigna prestement des tables, l’entraînant vers le vaste sofa circulaire qui entourait un pilier de marbre cannelé et incrusté de métaux précieux.
« Goûtez-moi un peu ça », fit Za, qui se pencha vers Gurgeh et lui fit un clin d’œil.
Shohobohaum Za avait le teint légèrement plus clair que Gurgeh, mais encore beaucoup plus sombre que l’Azadien moyen. Bien qu’il fût notoirement difficile de déterminer l’âge d’un sujet de la Culture, Gurgeh lui donnait environ dix ans de moins que lui.
« Vous buvez, j’espère ? s’enquit Za d’un air brusquement alarmé.
« J’évite, répondit Gurgeh.
« Eh bien, n’évitez pas le grif, reprit l’autre avec un hochement de tête emphatique. Ce serait tragique. En fait, ce devrait même être considéré comme une trahison. Endocrinez plutôt fugue de cristal. Une combinaison géniale ; à vous faire péter les neurones. Le grif est un truc épatant. Ça vient d’Echronédal, vous savez ; on en fait venir pour les jeux. Ils ne le fabriquent qu’à la saison Oxygène ; celui qu’on reçoit ici devrait avoir deux Grandes Années d’âge. Ça coûte une fortune, et ça a écarté plus de jambes qu’un spéculum laser. (Za se laissa aller en arrière, joignit les mains et posa sur Gurgeh un regard empreint de sérieux.) Alors, que pensez-vous de l’Empire ? Merveilleux, vous ne trouvez pas ? Je veux dire pervers mais drôlement sexy, non ? (Un serviteur mâle venait vers eux avec un plateau supportant deux petites cruches bouchées. Za se redressa brusquement.) Ah ! » s’exclama-t-il.
Il échangea le plateau et son contenu contre un nouveau morceau de papier, déboucha les deux cruches et en tendit une à Gurgeh. Puis il porta la sienne à ses lèvres, ferma les yeux et inspira profondément. Gurgeh l’entendit fredonner tout bas ce qui ressemblait à un chant sacré. Pour finir, il absorba le liquide en gardant les paupières hermétiquement closes.
Lorsqu’il rouvrit les yeux il vit Gurgeh qui, un coude posé sur son genou et le menton calé dans sa main, le regardait d’un air perplexe.
« Vous étiez déjà comme ça quand on vous a recruté, s’enquit-il, ou bien est-ce un effet de l’Empire ? »
Za partit d’un rire guttural et leva les yeux au plafond où, sur une immense fresque, d’antiques vaisseaux spatiaux se livraient un combat vieux de plusieurs millénaires.
« Les deux ! » répondit-il sans cesser de pouffer.
Il eut un mouvement de tête en direction de la cruche destinée à Gurgeh. Ce dernier crut déceler sur son visage une expression amusée, mais plus intelligente ; une expression qui le poussa à réviser son estimation : l’homme devait avoir quelques dizaines d’années de plus qu’il n’y paraissait au premier abord.
« Allez-vous le boire, oui ou non ? reprit Za. Je vous signale que je viens de dépenser une année de salaire de travailleur non qualifié pour que vous puissiez y goûter. »
Gurgeh plongea un instant son regard dans les yeux vert vif de son compatriote, puis porta la cruche à ses lèvres et but.
« À la santé des travailleurs non qualifiés, monsieur Za ! »
L’autre partit à nouveau d’un rire homérique, la tête rejetée en arrière.
« Je crois que nous allons nous entendre à merveille, joueur-de-jeux Gurgeh. »
Le grif était un breuvage sucré, odorant, subtil, avec un léger goût fumé. Za vida sa cruche et en suspendit quelques instants le fin bec verseur au-dessus de ses lèvres afin d’en savourer les dernières gouttes. Puis il reporta son regard sur Gurgeh en faisant claquer sa langue.
« Ça descend comme de la soie liquide, déclara-t-il. (Il posa la cruche par terre.) Alors… On se prépare à jouer au grand jeu, hein, Jernau Gurgeh ?
« Je suis venu pour ça, acquiesça Gurgeh en prenant une nouvelle gorgée de la liqueur, laquelle commençait à lui monter à la tête.
« Laissez-moi vous donner un conseil, poursuivit Za en lui effleurant brièvement le bras. Ne pariez jamais sur rien. Et faites attention aux femmes – ou aux hommes, ou aux deux, selon vos préférences. Si vous ne vous montrez pas extrêmement prudent, vous pouvez vous fourrer dans des situations catastrophiques. Même si vous avez l’intention d’éviter les relations amoureuses, vous vous apercevrez peut-être que ces gens – surtout les femmes – s’intéressent de très près à ce que vous avez entre les jambes. En outre, ils prennent ces choses-là tellement au sérieux que c’en est ridicule. Si vous voulez quoi que ce soit de physique, dites-le-moi. J’ai des relations dans ce domaine. Je peux vous arranger ça sans problème et en toute discrétion. Discrétion assurée, secret bien gardé, vous pouvez vous renseigner. (Il éclata de rire, puis effleura à nouveau le bras de Gurgeh et reprit son sérieux.) Je ne plaisante pas, poursuivit-il. Je peux vraiment vous arranger ça.
« Je m’en souviendrai, répondit Gurgeh en reprenant une gorgée. Merci de m’avoir averti.
« Je vous en prie, il n’y a pas de quoi. Il y a maintenant huit, non, neuf ans que je suis là. Mon prédécesseur a tenu vingt jours ; elle s’est fait virer pour avoir fréquenté une femme de ministre. (Za secoua la tête en gloussant) D’accord, elle avait du style. Mais tout de même… un ministre, merde ! Cette cinglée a eu de la chance de s’en tirer avec une expulsion ; si elle avait été d’ici, ils lui auraient collé des sangsues corrosives dans tous les orifices avant que la porte de la prison ne se referme sur elle. Rien que d’y penser, je ne peux pas m’empêcher de serrer les jambes. »
Za n’eut pas le temps de poursuivre, ni Gurgeh de répondre : un fracas assourdissant s’éleva en haut du grand escalier ; on aurait dit qu’on brisait mille bouteilles. Le son se répercuta dans toute la salle de bal.
« Flûte, fit Za en se levant. Voilà l’Empereur. (Il indiqua la cruche de Gurgeh d’un mouvement du menton.) Finissez-la, l’ami. »
Gurgeh se leva lentement et plaça le récipient entre les mains de Za.
« Tenez. Je crois que vous appréciez le grif plus que moi. »
L’autre reboucha la cruche et l’enfouit dans un des plis de sa robe.
Une intense agitation régnait en haut de l’escalier. Les invités qui se trouvaient alors dans la salle de bal étaient en proie à la même effervescence ; apparemment, ils s’apprêtaient à former une espèce de double haie allant du pied de l’escalier à un grand siège étincelant campé sur une estrade basse toute tendue de tissu doré.
« Mieux vaut que je vous place », dit Za.
Il fit mine d’attraper une nouvelle fois Gurgeh par le poignet, mais ce dernier leva brusquement la main pour lisser sa barbe, et Za manqua son coup. D’un hochement de tête, Gurgeh lui fit signe d’avancer.
« Après vous », dit-il.
Za cligna de l’œil et s’éloigna à grandes enjambées. Ils atteignirent l’arrière du petit groupe qui se tenait devant le trône.
« Je vous rends votre pupille, Péquil », annonça Za à l’apical manifestement inquiet, avant de s’écarter de quelques pas.
Gurgeh se retrouva au côté de Péquil ; Flère-Imsaho flottait derrière lui, à hauteur de hanche, en bourdonnant consciencieusement.
« Monsieur Gurgee, nous commencions à nous faire du souci, murmura Péquil en jetant un coup d’œil nerveux en direction de l’escalier.
« Ah bon ? répliqua Gurgeh. Comme c’est rassurant. »
Péquil n’eut pas l’air d’apprécier. Gurgeh se demanda s’il s’était encore trompé sur la manière dont on devait s’adresser à un apical.
« J’ai de bonnes nouvelles pour vous, Gurgee, reprit Péquil en regardant Gurgeh, qui feignit la curiosité du mieux qu’il put. J’ai réussi à obtenir que vous soyez personnellement présenté à Son Altesse Royale l’Empereur-régent Nicosar !
« J’en suis extrêmement honoré, sourit Gurgeh.
« Je crois bien ! Je crois bien ! C’est en effet un honneur des plus exceptionnels ! s’étrangla Péquil.
« Alors vous n’avez pas intérêt à merder », commenta à voix basse Flère-Imsaho derrière lui.
Gurgeh baissa les yeux sur la machine.
Le même fracas se fit à nouveau entendre, et tout à coup une vague d’individus vêtus de couleurs criardes déferla dans l’escalier ; descendant vers la salle, ils en emplirent bientôt toute la largeur. Gurgeh présuma que le premier d’entre eux, qui portait une longue hampe, devait être l’Empereur – ou l’Empereur-régent, comme l’avait appelé Péquil –, mais une fois parvenu au pied de l’escalier, l’apical en question fit un pas de côté et s’écria :
« Son Altesse Impériale du Collège de Candsev, prince de l’Espace, Défenseur de la Foi, duc de Groasnachek, Maître des Feux d’Echronédal, l’Empereur-régent Nicosar Ier ! »
L’Empereur était vêtu de noir des pieds à la tête ; c’était un apical de taille moyenne à l’air pénétré dont la tenue n’était pas particulièrement chamarrée. Il était entouré d’Azadiens de tous sexes fabuleusement accoutrés parmi lesquels on remarquait des mâles vêtus d’uniformes qui, par rapport aux autres, paraissaient relativement conservateurs, ainsi que des gardes apicaux arborant d’énormes sabres et de minuscules armes à feu : l’Empereur était précédé d’une collection d’animaux de grande taille et de toutes les couleurs, à quatre ou six pattes et portant collier et muselière ; ils étaient tenus en laisse au bout d’une chaîne incrustée d’émeraudes et de rubis par des mâles obèses et quasiment nus dont la peau huilée luisait comme de l’or pailleté sous les lustres de la salle de bal.
L’Empereur s’arrêta pour adresser la parole à quelques personnes (qui s’agenouillèrent à son approche), à l’autre bout de la haie d’honneur et du côté opposé, puis revint avec sa suite vers le côté où se tenait Gurgeh.
Dans la salle, le silence était presque total. Gurgeh perçut le souffle rauque de quelques-uns des carnivores apprivoisés. Péquil était en nage. Une veine battait trop vite au creux de son cou.
Nicosar s’approcha encore. Gurgeh songea que l’Empereur avait un visage d’une dureté et d’une détermination peut-être un peu moins impressionnantes que celui de l’Azadien moyen. Il était légèrement voûté, et, même lorsqu’il s’adressa à un individu situé à deux ou trois mètres de lui, Gurgeh ne put saisir que les réponses de ce dernier. Gurgeh trouva Nicosar un peu plus jeune qu’il ne s’y était attendu.
Bien que Péquil lui ait annoncé qu’il serait personnellement présenté, Gurgeh ressentit néanmoins une légère surprise lorsque l’apical en noir s’immobilisa devant lui.
« À genoux », crissa Flère-Imsaho.
Gurgeh mit un genou en terre. Le silence parut s’épaissir.
« Oh, merde ! » fit tout bas la machine bourdonnante.
Péquil laissa échapper un gémissement.
L’Empereur baissa les yeux sur Gurgeh, puis fit un petit sourire.
« Monsieur Un-Genou, vous devez être notre ami étranger. Nous vous souhaitons bonne chance au jeu. »
Gurgeh se rendit compte de son erreur et posa l’autre genou en terre, mais l’Empereur agita sa main baguée en disant :
« Non, non… Nous admirons l’originalité. À l’avenir, c’est sur un seul genou que vous nous saluerez.
« Merci, Altesse », fit Gurgeh en s’inclinant légèrement.
L’Empereur hocha la tête et fit demi-tour afin de poursuivre son chemin.
Péquil poussa un soupir hoquetant.
L’Empereur parvint à l’estrade et au trône, et la musique retentit : on se mit tout à coup à parler, et les deux rangées jumelles se défirent. Tous jacassaient et gesticulaient en même temps. Péquil semblait au bord de l’apoplexie. Il restait sans voix.
Flère-Imsaho s’éleva dans les airs.
« Je vous en prie, commença-t-il. Ne faites plus jamais une chose pareille. »
Gurgeh fit la sourde oreille.
« Au moins a-t-il réussi à parler, éructa tout à coup Péquil en saisissant d’une main tremblante un verre sur un plateau. Au moins a-t-il réussi à parler, n’est-ce pas, machine ? (Il s’exprimait très vite ; Gurgeh avait du mal à suivre. Puis il vida son verre.) La plupart des gens se figent sur place. Moi, c’est ce que j’aurais fait, je crois. C’est ce que font beaucoup de gens. Un genou ou deux, quelle importance, hein ? Quelle importance ? (Péquil chercha des yeux le mâle porteur du plateau de boissons, puis reporta son regard sur le trône, où l’Empereur avait pris place. Ce dernier s’entretenait pour l’instant avec quelques-uns des membres de son escorte.)
« Quelle présence ! Quelle majesté ! s’exclama Péquil.
« Pourquoi dit-on de lui qu’il est l’« Empereur-régent » ? demanda Gurgeh à l’apical en sueur.
« Son Altesse a dû reprendre la Chaîne Royale suite au regrettable décès de l’Empereur Molsce, il y a de cela deux ans. En tant que deuxième meilleur joueur du tournoi précédent, Notre Idolâtré Nicosar est monté sur le trône. Mais je ne doute pas qu’il y restera ! »
Gurgeh avait appris la mort de Molsce au fil de ses lectures, mais ignorait que Nicosar n’était pas considéré comme Empereur de plein droit. Il hocha la tête et, contemplant l’accoutrement extravagant des êtres et des bêtes qui entouraient l’estrade impériale, se demanda quelles splendeurs supplémentaires Nicosar aurait donc méritées s’il avait effectivement remporté le tournoi.
« Je vous demanderais bien cette danse, mais ici on désapprouve les hommes qui dansent ensemble », déclara Shohobohaum Za en s’approchant du pilier auquel Gurgeh était adossé.
Il prit sur une petite table voisine une assiette de pâtisseries enveloppées de papier et la tendit à Gurgeh, qui déclina en secouant la tête. Za s’en fourra deux ou trois dans la bouche tandis que Gurgeh observait le ballet complexe de motifs récurrents qui répandait ses remous de chair et d’étoffe colorée de part et d’autre de la salle de bal. Flère-Imsaho vint les rejoindre. Son caisson crépitant d’électricité statique était parsemé de morceaux de papier.
« Ne vous en faites pas pour ça, dit Gurgeh à Za. Je ne m’en sentirai pas insulté.
« Tant mieux. Vous passez un bon moment ? (Za s’adossa au pilier.) Je vous trouvais l’air un peu esseulé, dans votre coin. Où est Péquil ?
« Il est allé trouver certains officiels de l’Empire afin de m’obtenir une audience privée.
« Oh, il aura gain de cause, renifla Za. Au fait, que pensez-vous de notre merveilleux Empereur ?
« Je le trouve… très impérial », répondit Gurgeh.
Il baissa les yeux sur sa tunique en fronçant les sourcils et se tapota une oreille.
Za prit l’air amusé, puis interloqué, et finit par éclater de rire.
« Ah, le micro ! (Il secoua la tête, déballa deux autres gâteaux et les engloutit.) Ne vous en faites pas pour ça. Dites tout ce que vous voudrez. On ne vous fera pas assassiner pour autant, ni rien de pareil. Ça leur est bien égal. Simple question de protocole diplomatique. Nous faisons comme si les tuniques ne comportaient pas de micros, ils font comme s’ils n’avaient rien entendu. C’est un petit jeu auquel nous nous livrons.
« Si vous le dites, fit Gurgeh en tournant les yeux vers l’estrade impériale.
« Pas encore très impressionnant, ce jeune Nicosar, fit Za en suivant le regard de Gurgeh. Il ne recevra ses insignes qu’après le tournoi ; théoriquement, il porte actuellement le deuil de Molsce. Ici, la couleur du deuil est le noir ; quelque chose à voir avec l’espace, ce me semble. (Il observa quelques instants l’Empereur.) Drôle d’organisation, vous ne trouvez pas ? Le pouvoir tout entier entre les mains d’une seule et unique personne…
« Cela me paraît un moyen, disons… potentiellement instable de gouverner une société, acquiesça Gurgeh.
« Hmm… Naturellement, tout est relatif, n’est-ce pas ? En réalité, vous savez, le vieux bonhomme à qui l’Empereur est en train de parler détient sans doute plus de pouvoir réel que Nicosar lui-même.
« Ah bon ? fit Gurgeh en regardant son compatriote.
« Oui ; c’est Hamin, recteur du Collège de Candsev. Le mentor de Nicosar.
« Dois-je comprendre qu’il dicte sa conduite à l’Empereur ?
« Pas officiellement, mais… (Za éructa.) Nicosar a été élevé au Collège ; il y a passé soixante ans, en tant qu’enfant d’abord, puis en tant qu’apical, à apprendre le jeu avec Hamin. Ce dernier l’a éduqué, entretenu, et lui a appris tout ce qu’il savait du jeu et du reste. Donc, le vieux Molsce ayant reçu son aller simple pour le pays d’où l’on ne revient pas – rien de prématuré, rassurez-vous –, et Nicosar ayant repris le flambeau, vers qui croyez-vous qu’il se tourne quand il a besoin d’un conseil ?
« Je vois, acquiesça Gurgeh. (Il commençait à regretter de ne pas avoir davantage étudié l’Azad en tant que système politique au lieu de se concentrer sur le jeu proprement dit.) Je croyais qu’au collège on apprenait simplement aux gens à jouer.
« On n’est pas censé y faire autre chose, mais en réalité ce sont plutôt des familles d’adoption pour nobles. Là où l’Empire l’emporte sur l’organisation traditionnelle autour de la notion de lignée, c’est qu’il se sert du jeu pour recruter dans l’ensemble de la population les apicaux les plus rusés, les plus manipulateurs et les moins scrupuleux pour prendre la tête des opérations, au lieu de devoir verser, par l’intermédiaire du mariage, un apport de sang neuf dans le creuset de l’aristocratie stagnante, et de prier pour que la redistribution des gènes donne le meilleur résultat possible. Ce n’est d’ailleurs pas un mauvais système ; le jeu résout beaucoup de problèmes. Pour moi, il se maintiendra ; chez Contact, on a l’air de croire qu’un jour il se démantèlera de lui-même ; personnellement, j’en doute. Ces gens nous survivront peut-être. Je les trouve vraiment impressionnants, pas vous ? Allons, avouez que vous êtes impressionné ?
« Indiciblement, répondit Gurgeh. Mais, avant de porter un jugement définitif, je préfère en voir davantage.
« Vous y viendrez, vous verrez ; vous apprécierez la beauté sauvage de l’Empire. Non, je ne plaisante pas. J’en suis certain. Vous finirez par vouloir rester ici. Ah ! Et ne faites pas attention à ce crétin de drone qu’ils ont chargé de vous couver. Toutes les mêmes, ces machines ; elles veulent toujours que tout soit comme en Culture ; la paix et l’amour, toutes ces âneries. Elles ne disposent pas de… (Za éructa à nouveau.)… de la sensualité nécessaire pour apprécier… (Nouveau rot)… l’Empire. Croyez-moi. Ne tenez aucun compte de celle-ci. »
Gurgeh se demandait quoi répondre quand, tout sourires, un petit groupe d’apicaux et de femmes vêtus de couleurs vives et d’étoffes brillantes vinrent les entourer, lui et Shohobohaum Za. Un apical se détacha du lot et, avec une révérence que Gurgeh trouva exagérée, s’adressa à Za.
« Notre estimé ambassadeur consent-il à amuser nos femmes avec ses yeux ?
« Avec joie ! » s’écria Za.
Ce dernier passa le plateau de douceurs à Gurgeh. Tandis que les femmes gloussaient et que les apicaux échangeaient des sourires ironiques, il s’approcha des femelles et se mit à abaisser et relever rapidement la membrane nictitante de ses yeux.
« Là, regardez ! »
Il éclata de rire, puis recula d’un pas dansant. L’un des apicaux le remercia ; le petit groupe s’éloigna sans cesser de bavarder et de rire.
« Ce sont de grands enfants », dit-il à Gurgeh avant de lui tapoter l’épaule et de s’écarter, l’air absent.
Flère-Imsaho s’approcha en flottant avec un bruit de papier froissé.
« Je l’ai entendu, ce salaud, dire qu’il ne fallait pas tenir compte des machines, lança le drone.
« Hmm ? fit Gurgeh.
« Il a dit… Oh, et puis ça n’a pas d’importance. J’espère que vous ne vous sentez pas trop délaissé parce que vous ne savez pas danser ?
« Mais non. Je n’aime pas cela, de toute façon.
« C’est aussi bien. Socialement parlant, le simple fait d’avoir à vous toucher serait déjà dégradant pour toutes les personnes présentes.
« Comme vous savez bien présenter les choses, machine », commenta Gurgeh.
Puis il plaça le plateau de douceurs devant le drone et le planta là. Flère-Imsaho poussa une exclamation et rattrapa de justesse le plateau, qui allait choir avec toutes ses pâtisseries enveloppées.
Gurgeh se promena un moment de-ci, de-là ; il avait un peu faim et se sentait plutôt mal à l’aise. Il était miné par l’idée que les gens qui l’entouraient étaient en quelque sorte des perdants, des composants filtrés par un dispositif hautement performant pollué par leur seule présence. Non seulement ils lui paraissaient extraordinairement sots et grossiers, mais il avait aussi l’impression de ne pas être fondamentalement différent d’eux. Tous les gens dont il faisait la connaissance semblaient croire qu’il n’était venu chez eux que pour se rendre ridicule.
La section Contact l’avait amené jusqu’ici sur un navire de guerre d’âge canonique qui méritait à peine cette appellation, lui avait attribué un drone vaniteux et invraisemblablement maladroit en oubliant de lui révéler des choses dont elle aurait pourtant dû savoir qu’elles influaient considérablement sur la pratique du jeu – le système des collèges, par exemple, auquel le Facteur limite avait brièvement fait allusion –, et l’avait plus ou moins remis entre les mains d’une grande gueule imbécile et ivrogne qui s’était laissé avoir comme un enfant par quelques tours de passe-passe impérialistes et un système social d’une inhumanité extrêmement imaginative.
Pendant le voyage, l’aventure lui était apparue sous un jour romantique ; il avait fait preuve de grandeur et de bravoure en s’engageant ainsi, il avait commis un acte noble. Mais cette dimension épique n’existait plus. Pour l’instant, il ne ressentait qu’une seule chose : pas plus que Shohobohaum Za ou Flère-Imsaho il n’avait sa place dans cette société, et cet Empire spectaculairement miteux, on le lui avait jeté en pâture, voilà tout. Quelque part, il en était sûr, des Mentaux se prélassaient dans l’hyper-espace, bien au chaud dans le tissu-champ de quelque grand vaisseau, et se moquaient de lui.
Il observa la salle de bal. Elle résonnait d’une musique émanant manifestement d’instruments à vent ; apicaux et femelles luxueusement vêtues s’étaient appariés, et parcouraient le plancher de marqueterie luisante en respectant des figures immuables avec des expressions tantôt fières, tantôt humbles, mais toujours odieuses, tandis que les serviteurs mâles allaient et venaient précautionneusement, comme des machines, en veillant à ce que tous les verres soient pleins, toutes les assiettes garnies. Gurgeh ne cherchait même plus à tenir compte de la nature de leur système de société ; il y trouvait tout simplement une trop forte dose d’organisation, de grossièreté et de rigidité.
« Ah, Gurgee ! fit Péquil, qui se glissa entre une grande plante en pot et un pilier de marbre, tenant par le coude une femelle d’allure juvénile. Vous voilà enfin. Je vous présente Trinev FilleDutley. (L’apical les regarda alternativement sans cesser de sourire, puis poussa la jeune fille en avant. Celle-ci s’inclina lentement.) Trinev est aussi une joueuse-de-jeux, reprit Péquil en s’adressant à Gurgeh. Intéressant, non ?
« Je suis honoré de faire votre connaissance, jeune femme », fit Gurgeh en s’inclinant légèrement.
Elle se tenait immobile devant lui, les yeux rivés au plancher. Sa robe était moins surchargée que la moyenne, et la jeune femme qu’elle habillait paraissait plus effacée.
« Bien, je laisse bavarder les deux originaux, d’accord ? reprit Péquil en faisant un pas en arrière, les mains jointes. Le père de Mlle FilleDutley se trouve près de la scène du fond, Gurgee ; si vous voulez bien lui rendre la jeune femme quand vous aurez fini de parler… ? »
Gurgeh suivit du regard Péquil qui s’éloignait puis reporta en souriant son attention sur le sommet du crâne de la jeune femme. Il s’éclaircit la voix. L’autre ne dit mot.
« Je… Euh… Je croyais que seuls les intermédiaires – les apicaux – jouaient à l’Azad », hasarda-t-il.
Les yeux de la jeune fille remontèrent jusqu’à la poitrine de Gurgeh.
« Non, monsieur. Il y a quelques joueuses capables, de rang inférieur, naturellement. »
Elle s’exprimait d’une voix douce où perçait la lassitude. Comme elle ne lui montrait pas son visage, il était obligé de s’adresser à la partie supérieure de sa tête, où il distinguait la blancheur de la peau sous les cheveux noirs noués.
« Ah bon ? reprit-il. Je pensais que c’était peut-être… interdit. Je suis heureux de m’être trompé. Les mâles jouent-ils aussi ?
« Certainement, monsieur. Tout le monde a le droit de jouer. C’est inscrit dans la Constitution. Simplement, on fait en sorte que… Enfin, c’est plus difficile pour les deux… (La femme s’interrompit et releva la tête en lui décochant un brusque regard qui le fit sursauter.) Les deux sexes inférieurs ont plus de mal à apprendre parce que les grands collèges n’acceptent que des élèves apicaux. (De nouveau elle baissa les yeux.) Bien sûr, c’est pour ne pas détourner l’attention de ceux qui étudient. »
Gurgeh ne sut pas très bien quoi répondre. Dans un premier temps, il ne put que prononcer :
« Je vois. »
Puis il ajouta :
« Euh… avez-vous bon espoir pour ce tournoi ?
« Si je me débrouille bien – si j’arrive jusqu’en deuxième manche de première série –, alors j’espère entrer dans la fonction publique, et ensuite voyager.
« Ma foi, j’espère que vous vous en sortirez bien.
« Merci. Malheureusement, ce n’est guère probable. Comme vous le savez, la première manche se joue par groupes de dix, et quand on est la seule femme contre neuf apicaux on est considérée comme une perturbation. On se fait généralement évincer d’entrée de jeu, pour libérer le terrain.
« Hmm… On m’a averti qu’il pouvait m’arriver quelque chose dans ce genre, déclara Gurgeh en souriant. (Il avait toujours sous les yeux le crâne de la jeune femme, et souhaitait qu’elle le regarde à nouveau.)
« Oh, non ! (À ce moment-là elle releva la tête, et Gurgeh trouva étrangement déconcertante la franchise contenue dans ce regard direct) Ils ne vous feront jamais une chose pareille ; ce ne serait pas poli. Ils ne peuvent pas savoir de quelle force vous êtes. Ils… (Elle baissa une nouvelle fois les yeux.) Ils connaissent la mienne, aussi n’est-ce pas me manquer de respect que de m’exclure pour pouvoir poursuivre la partie. »
Gurgeh fit des yeux le tour de l’immense salle de bal bruyante et surpeuplée où les gens parlaient et dansaient, où la musique retentissait à pleine puissance.
« N’y a-t-il rien que vous puissiez faire ? s’enquit-il. Ne pourrait-on s’arranger pour que dix femmes jouent les unes contre les autres dans la première manche ? »
Elle garda les yeux baissés, mais l’arrondi de sa joue s’accentua, laissant supposer un sourire.
« Si, monsieur. Mais, à ma connaissance, il n’est jamais arrivé en grand tournoi que deux individus appartenant à un sexe inférieur aient joué dans le même groupe. Depuis le temps, jamais le tirage au sort n’a donné ce résultat.
« Ah ? fit Gurgeh. Et les parties en face à face, où l’on joue à un contre un ?
« Elles ne comptent pas si l’on n’a pas franchi les premières manches dans l’ordre. Quand je m’entraîne en face à face, on me dit que… que j’ai beaucoup de chance. Je suppose que c’est vrai. Mais de toute façon, je le sais déjà parce que mon père m’a choisi un bon maître et époux, et que, même si je ne réussis pas au jeu, je ferai un bon mariage. Qu’est-ce qu’une femme peut demander de plus, monsieur » ? »
Encore une fois, Gurgeh ne sut que répondre. Il sentait un chatouillement inexpliqué sur sa nuque. Il se racla deux ou trois fois la gorge, mais ne réussit qu’à dire :
« J’espère que vous gagnerez. Je l’espère sincèrement. »
La femme releva brièvement les yeux, puis s’empressa de les baisser à nouveau. Elle secoua la tête.
Au bout d’un moment, Gurgeh lui proposa de la ramener à son père, ce à quoi elle consentit. Mais elle n’avait pas encore tout dit.
Comme ils traversaient la vaste salle pour aller retrouver son père en se frayant un chemin à travers les grappes d’individus, à un moment donné ils passèrent entre un colossal pilier sculpté et une peinture murale représentant comme toujours une bataille. Durant le laps de temps où ils furent isolés du reste de la pièce, la femme tendit la main et le toucha sur le dessus du poignet ; elle appuya un doigt de l’autre main à un endroit précis de la tunique, sur l’épaule de Gurgeh, et l’y maintint. Au moment où les autres doigts effleuraient son bras, elle murmura :
« Vous devez gagner. Vous, vous devez gagner. »
Puis ils se retrouvèrent au côté du père, et après s’être encore une fois félicité de l’accueil qu’on lui réservait, Gurgeh laissa là la petite famille. La jeune femme ne lui jeta pas un regard. Il n’eut pas le temps de lui répondre.
« Tout va bien, Jernau Gurgeh ? »
Flère-Imsaho découvrit l’homme adossé à une cloison, le regard apparemment perdu dans le vide à l’instar des serviteurs mâles en livrée.
Gurgeh baissa les yeux sur le drone, puis posa le doigt sur l’endroit de sa tunique que la jeune fille avait pressé.
« Est-ce que c’est là que se trouve le micro ?
« En effet, répondit la machine. C’est là. Est-ce Shohobohaum Za qui vous l’a dit ?
« Hmm, c’est bien ce que je pensais, fit Gurgeh en se détachant du mur. Serait-il impoli de prendre congé maintenant ?
« Tout de suite ? (Le drone recula légèrement, avec un sursaut ; il bourdonnait de plus belle.) Ma foi, je pense que non… Vous êtes sûr que tout va bien ?
« Je ne me suis jamais senti aussi bien. Allons-y. »
Sur ces mots, Gurgeh fit mine de s’éloigner.
« Vous semblez agité. Vraiment, vous vous sentez bien ? Vous ne vous amusez donc pas ? Qu’est-ce que Za vous a donné à boire ? Est-ce le jeu qui vous rend nerveux ? Za vous a dit quelque chose ? Est-ce parce que personne ne veut vous toucher ? »
Gurgeh fendit la foule sans prêter attention au drone qui vrombissait et crépitait à hauteur de son épaule.
Au moment de quitter la vaste salle de bal, il se rendit compte qu’à part une vague réminiscence – Fille-de-qui ? –, il n’avait plus en tête le nom de la jeune femme.
Gurgeh devait entamer sa première partie d’Azad deux jours après le bal, deux jours qu’il passa à mettre au point un certain nombre de stratégies avec le Facteur limite. Il aurait pu mettre à profit le mental du module, mais le vieux vaisseau de guerre avait un style-de-jeu plus intéressant. Malgré le décalage temporel important dû au fait que le Facteur limite se trouvait à plusieurs décennies-lumière de là en termes d’espace réel (le vaisseau, lui, répondait instantanément aux initiatives de Gurgeh), celui-ci avait tout de même l’impression de jouer contre un partenaire extraordinairement rapide et doué.
Il n’accepta aucune des invitations officielles qui lui furent faites, arguant auprès de Péquil que son système digestif avait besoin d’un peu de temps pour s’adapter aux savoureuses nourritures de l’Empire. Apparemment, cette excuse fut jugée acceptable. Il laissa même passer l’occasion de suivre une visite touristique de la capitale.
Durant ces deux journées, il ne vit personne d’autre que Flère-Imsaho, qui passait le plus clair de son temps sur le parapet, dans son déguisement, à vibrer doucement en observant les oiseaux qu’il attirait au moyen de miettes éparpillées sur la pelouse du jardin suspendu.
De temps à autre, Gurgeh montait le rejoindre sur le toit et restait là un moment, contemplant la ville à ses pieds.
Les rues et le ciel de la cité étaient également envahis par la circulation. Groasnachek ressemblait à un colossal animal aplati et couvert de piquants, semé de lumières la nuit et enveloppé pendant la journée dans la brume de sa propre haleine accumulée. Sa voix était un chœur sonore et embrouillé, un bruit de fond omniprésent composé de rugissements incessants de moteurs et de machines, auquel s’ajoutait le déchirement sporadique des avions qui la survolaient. Les plaintes, ululements, gazouillis et autres clameurs incessantes criblaient le tissu de la ville comme autant de trous d’obus.
Du point de vue architectural, se disait Gurgeh, cette ville était un mélange ahurissant de styles, sans parler de ses proportions excessives. Certaines constructions s’élançaient vers le ciel tandis que d’autres s’épandaient au sol, mais on avait manifestement conçu les premières sans tenir aucun compte des secondes ; l’effet d’ensemble – qui aurait pu s’avérer d’une variété intéressante – était en réalité affreux. Il ne pouvait s’empêcher de penser au Jeune voyou, qui logeait dix fois plus de gens dans un espace plus restreint et avec une élégance bien supérieure, alors que la majeure partie du vaisseau était occupée par les chantiers de construction spatiale, les moteurs et le matériel.
À Groasnachek, se disait encore Gurgeh, sur le plan de l’urbanisme la structure était aussi apparente que dans une déjection d’oiseau ; cette ville était son propre labyrinthe.
Quand vint le premier jour de jeu, il s’éveilla en proie à une espèce d’ivresse, comme s’il venait de remporter une partie, alors qu’il s’apprêtait à s’engager dans le seul affrontement important de sa vie. Il prit un petit déjeuner très léger et revêtit sans hâte les atours de cérémonie qui étaient de rigueur pendant le jeu. C’étaient d’ailleurs des vêtements assez ridicules : pantoufles moelleuses, culottes courtes et pourpoint volumineux à manches roulées retenues par des brides. Heureusement, en tant que novice il portait une tenue relativement peu décorée et dont les couleurs demeuraient discrètes.
Péquil vint le chercher en voiture de surface officielle. L’apical jacassa durant tout le trajet sans cesser de vanter la dernière conquête de l’Empire, dans quelque zone reculée de l’espace ; apparemment, il s’agissait d’une glorieuse victoire.
La voiture longeait à vive allure de larges avenues en direction des faubourgs de la ville ; une salle communale, où Gurgeh allait jouer, y avait été convertie en aire-de-jeu.
Aux quatre coins de la ville, ce matin-là, des gens se rendaient sur les lieux de leur première manche dans le nouveau tournoi. Depuis le plus optimiste des jeunes chanceux ayant gagné à la loterie d’État le droit de jouer, jusqu’à Nicosar lui-même, douze mille personnes allaient affronter cette journée en sachant que leur vie en serait peut-être définitivement bouleversée, pour le meilleur ou pour le pire, et que le processus était d’ores et déjà entamé.
La cité tout entière était en proie à la fièvre du jeu qui s’emparait régulièrement d’elle, tous les six ans ; à Groasnachek se pressaient les joueurs et leur suite, les conseillers et mentors de collège, les relations et amis, les attachés de presse et journalistes impériaux, sans compter les diverses délégations des colonies et territoires venues voir l’avenir de l’Empire se décider sous leurs yeux.
Malgré l’euphorie qu’il avait ressentie au lever, Gurgeh s’aperçut en arrivant devant la salle de jeu que ses mains tremblaient ; lorsqu’on le fit entrer, lorsqu’il vit les hauts murs blancs et entendit les échos que soulevaient le parquet, il sentit irradier dans son ventre une crispation désagréable. La sensation différait sensiblement de l’excitation tendue qu’il éprouvait généralement avant une partie. C’était autre chose ; une sensation plus aiguë, plus électrisante et plus déconcertante que tout ce qu’il lui était jamais arrivé d’éprouver.
La seule chose qui vint soulager quelque peu sa tension fut d’apprendre que Flère-Imsaho s’était vu interdire l’accès de la salle pendant la durée de la partie, il serait contraint de rester dehors. Il eut beau assortir ses grossièretés verbales de divers cliquettements, vrombissements et autres crépitements, il ne put convaincre les autorités impériales qu’il n’était pas à même d’assister Gurgeh, de quelque manière que ce fût, pendant la durée du jeu. On le conduisit dans un petit pavillon adjacent à la salle, et on lui ordonna d’attendre en compagnie des gardes impériaux qui assuraient la sécurité des lieux.
Il protesta. Avec virulence.
On présenta Gurgeh aux neuf autres membres de son groupe. En théorie, tous devaient leur présence au hasard. Ils le saluèrent avec une certaine cordialité, encore que l’un d’entre eux, futur prêtre de l’Empire, se contentât d’un hochement de tête.
Ils commencèrent par un jeu de cartes stratégique constituant une partie mineure. Gurgeh l’aborda avec une grande prudence, cédant cartes et points afin de découvrir ce que les autres avaient en main. Lorsqu’il en eut bien assimilé les règles, il se mit à jouer pour de bon en espérant qu’on ne lui ferait pas trop perdre la face, mais se rendit compte durant les quelques tours suivants que les autres ne savaient toujours pas très bien qui avait quoi, et qu’il était le seul à jouer au jeu comme si on était déjà aux dernières manches.
Redoutant de s’être mépris quelque part, il abattit encore deux ou trois cartes destinées à explorer le terrain, et ce fut à ce moment-là seulement que le prêtre commença à son tour à jouer pour de bon. Gurgeh reprit la partie, et lorsque celle-ci s’acheva, avant midi, il avait à son actif plus de points que tous les autres.
« Jusqu’ici, tout va bien. N’est-ce pas, drone ? » dit-il à Flère-Imsaho.
Il était maintenant assis à la table où déjeunaient les joueurs, les officiels du jeu et quelques-uns des plus éminents spectateurs.
« Si vous le dites, bougonna la machine. Je ne peux pas voir grand-chose, enfermé comme je le suis dans les communs avec le joyeux corps de garde.
« Eh bien, croyez-moi sur parole. Je vous dis que ça se présente bien.
« Nous n’en sommes encore qu’aux tout premiers jours, Jernau Gurgeh. Ils ne se laisseront plus faire aussi facilement.
« Je savais bien que je pourrais compter sur votre soutien moral. »
L’après-midi, on se livra à une série de face-à-face qui se jouèrent sur deux des tabliers mineurs, afin de déterminer l’ordre de préséance. Gurgeh se savait compétent dans ces deux jeux-là, et battit les autres sans la moindre difficulté. Seul le prêtre parut lui en vouloir. On fit une seconde pause pour le dîner, durant laquelle Péquil, qui rentrait du bureau, vint leur rendre une visite officieuse. Il se déclara agréablement surpris des succès de Gurgeh, et alla jusqu’à lui tapoter le bras en repartant.
La séance de début de soirée fut une simple formalité ; les officiels du jeu – des amateurs appartenant à un club local supervisés par un représentant de l’Empire – se contentèrent de leur donner le programme exact de la journée du lendemain, ainsi que l’ordre dans lequel on jouerait sur le Tablier d’Origine. Il était maintenant évident que Gurgeh allait démarrer avec un avantage considérable.
Assis sur la banquette arrière de la voiture avec Flère-Imsaho pour unique compagnie, pénétré d’auto-satisfaction, Gurgeh regardait défiler la ville sous la lumière violette du crépuscule.
« Pas trop mal, en effet, déclara le drone qui, posé sur le siège à côté de Gurgeh, n’émettait qu’un léger bourdonnement. À votre place, j’appellerais le vaisseau ce soir afin d’envisager ce que vous allez faire demain.
« Ah oui, vraiment ?
« Oui. Vous allez avoir besoin de toute l’aide que vous pourrez réunir. Demain, ils uniront leurs forces contre vous, c’est couru. C’est là que vous perdrez, naturellement ; dans une situation pareille, n’importe lequel d’entre eux contacterait un des joueurs les moins bien placés, voire plusieurs, et conclurait un accord avec eux dans le but de…
« Peut-être, mais comme vous ne vous lassez pas de me le dire, il serait dégradant pour eux de se comporter ainsi vis-à-vis de moi. D’autre part, fort de vos encouragements et de l’aide du Facteur limite, comment pourrais-je perdre ? »
Le drone ne répondit pas.
Ce soir-là, Gurgeh entra en communication avec le vaisseau. Flère-Imsaho avait annoncé qu’il s’ennuyait ferme ; aussi s’était-il débarrassé de sa coque avant de passer en mode « corps-noir » et, désormais invisible, de s’enfoncer en flottant dans l’air nocturne pour aller visiter un des parcs de la ville, où l’on trouvait quelques oiseaux de nuit.
Gurgeh fit part de ses projets au Facteur limite, mais, le décalage temporel atteignant presque une minute, sa conversation avec le lointain vaisseau fut considérablement ralentie. Néanmoins, le vaisseau lui fit quelques bonnes suggestions. Gurgeh était sûr de recevoir du vaisseau de bien meilleurs conseils, du moins à ce stade, que ses actuels adversaires n’en recevaient de leurs conseillers, adjoints et mentors. Il était probable que seuls les cent meilleurs joueurs environ, ceux que les principaux collèges parrainaient et soutenaient ouvertement, pouvaient avoir accès à une source d’assistance aussi bien informée. L’idée l’emplit d’aise, et il alla se coucher dans d’excellentes dispositions.
Trois jours plus tard, au moment où l’on déclarait la partie close après la séance de début de soirée, Gurgeh regarda le Tablier d’Origine et comprit qu’il allait être éliminé.
Au début, tout s’était déroulé à merveille. Il estimait manipuler très correctement les pièces, et ne doutait plus de posséder une compréhension plus pénétrante de l’équilibre stratégique du jeu. Ses succès aux stades précédents lui ayant valu d’occuper une position privilégiée et d’accumuler des forces, il n’avait pas douté un instant de sa victoire, laquelle lui permettrait de se maintenir en Première Série et donc de jouer la deuxième manche, composée de parties en face à face.
Et puis, le troisième matin, il se rendit compte qu’il avait eu un peu trop confiance en lui, et que sa concentration en souffrait. Ce qu’il avait jusque-là interprété comme une série de coups indépendants joués par la quasi-totalité des autres joueurs lui apparut soudain comme une attaque concertée et menée par le prêtre. Il s’était affolé, ils l’avaient écrasé. Désormais, il était un homme mort.
Le prêtre vint le trouver après la partie alors que, perché sur son haut tabouret, il contemplait le désordre qui régnait sur le tablier en se demandant ce qui avait pu mal tourner. L’apical lui demanda s’il était disposé à se retirer. C’était ainsi qu’on procédait traditionnellement lorsqu’un joueur avait un tel retard en pièces et en territoire ; par ailleurs, il y avait moins de honte à reconnaître honorablement sa défaite qu’à refuser obstinément de voir les choses en face, ce qui ne faisait que prolonger la partie pour les adversaires du perdant. Gurgeh regarda le prêtre, puis Flère-Imsaho, qu’on avait autorisé à pénétrer dans la salle puisque la partie était terminée. La machine vacilla légèrement devant lui en émettant un bourdonnement puissant émaillé de forts crépitements d’électricité statique.
« Qu’en pensez-vous, drone ? fit-il d’un ton las.
« Je pense que plus tôt vous vous débarrasserez de ce ridicule accoutrement, mieux cela vaudra », répondit la machine.
Le prêtre, qui portait la même tenue que Gurgeh en plus bigarré, jeta un regard furieux à la machine vrombissante mais resta muet.
Les yeux de Gurgeh se portèrent à nouveau sur le tablier, puis revinrent au prêtre. L’homme prit une profonde aspiration, comme s’il s’apprêtait à pousser un soupir, et ouvrit la bouche ; mais, avant qu’il n’ait eu le temps de prononcer un mot, Flère-Imsaho intervint :
« Je crois donc que vous devriez rentrer à l’hôtel pour vous changer, vous détendre un peu et vous donner le temps de réfléchir. »
Gurgeh hocha lentement la tête en signe d’assentiment et se frotta la barbe en considérant les divers sorts qui se jouaient un peu partout sur le Tablier d’Origine. Puis il informa le prêtre qu’ils se retrouveraient le lendemain.
« Il n’y a rien que je puisse faire, dit-il au drone une fois qu’ils eurent regagné le module. Ils ont gagné.
« Si vous le dites. Pourquoi ne pas demander au vaisseau ce qu’il en pense ? »
Gurgeh appela le Facteur limite afin de lui apprendre la mauvaise nouvelle. Le navire compatit et, au lieu de trouver le moyen de l’aider, lui montra le moment où il avait fait fausse route sans lui épargner le moindre détail. Gurgeh le remercia de mauvaise grâce et partit se coucher démoralisé en regrettant de ne pas avoir déclaré forfait quand le prêtre le lui avait demandé.
Flère-Imsaho était encore allé explorer la cité. Gurgeh resta étendu dans le noir, écoutant autour de lui le silence du module.
Il se demandait quelle était la véritable raison de sa présence sur cette planète. Qu’attendaient réellement de lui les gens de Contact ? L’avait-on envoyé ici se faire humilier et par là rassurer l’Empire en lui démontrant que la Culture ne pouvait représenter aucune menace pour lui ? Pourquoi pas ? Cette hypothèse était aussi vraisemblable que les autres. Il se représenta Chiark Central débitant des chiffres et calculant l’énergie colossale qu’il avait fallu dépenser pour l’emmener aussi loin… Même la Culture, même Contact hésiteraient avant d’entreprendre tout ce qu’ils avaient fait dans le seul but de fournir à un seul citoyen de telles vacances aventureuses nimbées d’une auréole de gloire. Si la Culture ne connaissait pas l’argent en tant que tel, elle ne tenait pas pour autant à se montrer extravagante dans ses dépenses de matière et d’énergie, inélégante au point de céder au gaspillage. Pourtant, s’il s’agissait de satisfaire l’Empire en lui prouvant que la Culture ne devait pas être prise au sérieux… ils ne devaient sûrement pas lésiner.
Il se retourna dans son lit, alluma le champ de suspension et en régla la résistance, essaya vainement de s’endormir, changea plusieurs fois de côté et modifia encore le réglage du champ, mais, ne réussissant pas à s’installer confortablement, il finit par l’éteindre.
Apercevant à son chevet la faible lueur qu’émettait le bracelet offert par Chamlis, il ramassa la fine bande et la retourna plusieurs fois dans ses mains. La minuscule Orbitale luisait dans l’obscurité, éclairant ses doigts et les couvertures du lit. Gurgeh scruta la face diurne, avec ses microscopiques volutes qui, créées par les systèmes météorologiques, tournoyaient au-dessus des mers bleutées et des terres brun grisâtre. Décidément, il fallait qu’il écrive à Chamlis, ne serait-ce que pour le remercier.
Ce fut à ce moment-là seulement qu’il comprit à quel point le bijou était d’une facture extraordinaire. Il avait cru qu’il s’agissait d’une simple image fixe illuminée de l’intérieur, mais il n’en était rien. Gurgeh se rappelait la configuration du bracelet lorsqu’il l’avait vu pour la première fois ; or, la scène qu’il avait à présent sous les yeux était différente. Les continents insulaires de la face diurne avaient presque tous une forme inconnue de lui : il n’en reconnut que deux, près de l’extincteur auroral. Le bracelet était en réalité la représentation animée d’une Orbitale ; peut-être était-ce même une espèce d’horloge rudimentaire.
Il sourit dans le noir et se tourna de l’autre côté.
Tous s’attendaient à le voir perdre. Lui seul se savait meilleur joueur que cela – ou du moins, il l’avait su au début. Mais voilà qu’il avait laissé passer l’occasion de leur prouver qu’il avait raison, et eux tort.
« Imbécile, imbécile », fit-il tout bas dans le noir.
Impossible de dormir. Il se leva, alluma l’écran du module et demanda à la machine de lui repasser la partie qu’il avait jouée le jour même. Le Tablier d’Origine s’afficha en holo devant lui. Il s’assit devant l’écran, le regarda fixement, puis, au bout d’un moment, ordonna au module de contacter le vaisseau.
Alors s’amorça une conversation d’une lenteur onirique pendant laquelle il contempla, comme transfiguré, le tablier aux couleurs vives qui s’étalait devant ses yeux en attendant tour à tour que ses paroles atteignent le lointain vaisseau, puis que la réponse lui parvienne.
« Jernau Gurgeh ?
« Il y a quelque chose que je voudrais savoir, vaisseau. Existe-t-il une issue ? »
Sotte demande. Il se doutait déjà de la réponse. Il s’était mis dans une situation de gâchis inextricable qui ne pouvait qu’empirer ; une seule chose était sûre : il n’y avait plus d’espoir.
« Vous voulez dire, par rapport à votre situation dans le jeu ? »
Gurgeh soupira. Quelle perte de temps.
« Mais oui ! Ai-je un moyen de m’en sortir, d’après vous ? »
Devant lui, sur l’écran, l’affichage holo – représentation de sa déconvenue – lui faisait l’impression d’une chute saisie dans l’instant, cet instant où le pied dérape, où les doigts perdent leurs dernières forces et où commence la dégringolade fatale qui va en s’accélérant. Il vit des satellites tombant pour l’éternité, et songea à ce trébuchement contrôlé auquel les bipèdes donnent le nom de marche.
« De tous les individus ayant jamais décidé de jouer pour gagner dans une manche de Première Série, vous êtes celui qui cumule le plus de points de retard. Ils vous considèrent d’ores et déjà comme vaincu. »
Gurgeh attendit la suite, mais rien ne vint.
« Répondez à ma question, ordonna-t-il au vaisseau. Vous n’avez pas répondu à ma question. Répondez-moi. »
À quoi jouait donc le vaisseau ? Un gâchis, voilà ce qu’il avait fait ; un véritable gâchis. Sa position dans le jeu était une espèce de bourbier tourbillonnant, amorphe, nébuleux et presque barbare de pièces et de territoires, un bourbier qui cédait sous les coups de boutoir des autres, s’émiettait et disparaissait progressivement. À quoi bon même poser cette question ? Ne se fiait-il donc plus à son propre jugement ? Avait-il besoin d’un Mental pour lui dire ce qu’il en était ? Avait-il besoin de cela pour que sa situation lui apparaisse enfin dans toute sa réalité ?
« Si, bien sûr qu’il existe une issue, reprit le vaisseau. En fait, il en existe un grand nombre, encore qu’elles soient toutes sinon impossibles, du moins improbables. Toutefois, la chose est réalisable. Nous n’avons vraiment pas le temps de…
« Bonsoir, vaisseau, coupa Gurgeh alors que le signal se maintenait.
« … les exposer toutes en détail, mais je crois pouvoir vous donner une vue d’ensemble de la marche à suivre ; mais bien sûr, étant donné le caractère nécessairement synoptique de mon approche et…
« Désolé, vaisseau ; bonsoir. »
Gurgeh coupa le canal, qui émit un unique déclic. Au bout d’un court moment, un signal sonore indiqua que de son côté le vaisseau s’était également retiré. Gurgeh contempla une dernière fois l’image holo sur l’écran, puis forma les yeux.
Lorsque vint le matin, il n’avait toujours pas la moindre idée de ce qu’il allait faire. Il avait passé une nuit blanche, à rester assis devant l’écran et à regarder fixement le panorama qu’offrait le jeu jusqu’à ce que ce spectacle s’imprime dans son esprit, en quelque sorte, jusqu’à ce que ses yeux protestent sous l’effort. Puis il avait pris un petit déjeuner léger et regardé une des émissions récréatives dont l’Empire abreuvait ses sujets. C’était une distraction dont l’inanité convenait parfaitement à son état d’esprit.
Péquil arriva, tout sourires ; il lui dit qu’il avait déjà accompli un exploit en restant si longtemps en lice, et lui promit de beaux succès dans les jeux de Deuxième série, destinés aux éliminés de la Première Série, au cas où il désirerait y participer. Naturellement, ces jeux-là ne représentaient guère d’intérêt que pour ceux qui cherchaient à monter en grade, et ne menaient pas plus loin ; mais Gurgeh réussirait sans doute mieux en jouant contre d’autres, euh… d’autres malchanceux. Quoi qu’il en fût, il était toujours admis à Echronédal pour assister à la suite des jeux, et c’était déjà un grand privilège, n’est-ce pas ?
Gurgeh ne prononça que quelques mots, se contentant de hocher la tête de temps en temps. Tandis qu’ils roulaient vers la salle de jeu, Péquil lui décrivit inlassablement l’éclatante victoire que Nicosar avait remportée la veille à l’occasion de son premier jeu ; l’Empereur-régent en était déjà au deuxième tablier, à savoir le Tablier de Forme.
Le prêtre lui demanda encore une fois de renoncer, et là encore Gurgeh répondit qu’il désirait jouer. Tous prirent place autour de l’immense tablier et dictèrent leurs coups aux joueurs du club, quand ils ne les exécutaient pas eux-mêmes. Gurgeh attendit longtemps avant de placer sa première pièce, ce matin-là. Il roula le biotech dans ses mains pendant plusieurs minutes en fixant le tablier de ses yeux écarquillés, si longtemps que les autres crurent qu’il laissait passer son tour par inadvertance, et demandèrent au Juge de le rappeler à son devoir.
Gurgeh s’exécuta donc, et plaça sa pièce. C’était comme s’il voyait deux tabliers : l’un sous ses yeux, et l’autre gravé dans son esprit depuis la nuit précédente. Les autres joueurs jouaient coup après coup et le repoussaient petit à petit dans une zone limitée du jeu à l’extérieur de laquelle, pourchassé et fuyant, il ne lui restait plus que deux pièces libres.
Quand la chose arriva – il savait fort bien que cela viendrait, sans toutefois vouloir l’admettre –, la… non, il n’y avait pas d’autre mot que « révélation »… Il faillit éclater de rire. De fait, il bascula en arrière sur son siège en hochant la tête. Le prêtre lui jeta un regard interrogateur, comme s’il s’attendait à ce que cet humain stupide abandonne enfin la partie, mais Gurgeh lui retourna un sourire, prit dans son jeu de plus en plus réduit les cartes les plus fortes, les déposa auprès du Juge et joua son coup.
Son seul espoir était que les autres cherchent aveuglément à gagner très vite la partie. Manifestement, on avait conclu un accord visant à laisser gagner le prêtre, et Gurgeh se doutait que dans ces circonstances les autres ne se donneraient pas à fond : puisque c’était pour quelqu’un d’autre qu’ils jouaient, ce ne serait pas leur victoire. Ils n’en seraient pas titulaires. D’ailleurs, ils n’étaient même pas tenus de bien jouer : le poids du nombre saurait à lui seul compenser l’indifférence des joueurs.
Mais les coups successifs pouvaient finir par former un langage, une langue dans laquelle Gurgeh se sentait désormais assez à l’aise pour mentir… Il jouait donc ; à certains moments, il leur donnait l’impression d’avoir abandonné… tandis que le coup suivant semblait indiquer qu’il avait la ferme intention d’entraîner dans sa chute un des autres joueurs… ou deux… ou bien un autre… et les mensonges s’enchaînaient. Il n’émettait pas un message unique, mais une succession de signaux contradictoires ; il étirait la syntaxe du jeu dans un sens puis dans l’autre… jusqu’à ce que l’entente qui régnait entre les autres joueurs commence à s’effilocher, à se défaire, et finalement à céder.
Ce faisant, Gurgeh joua un certain nombre de coups prétendument anodins et dépourvus de but précis qui, avec une soudaineté apparente, une absence illusoire de signes avant-coureurs, mirent en danger une pièce, puis la quasi-totalité des pions appartenant à l’un des joueurs, au risque de s’affaiblir lui-même. Tandis que le joueur en question cédait à l’affolement, le prêtre fit exactement ce qu’espérait Gurgeh : il se lança à l’attaque. Dans les quelques coups suivants, Gurgeh demanda à ce que soient retournées les cartes qu’il avait confiées au Juge. Celles-ci se comportaient un peu comme les mines du jeu de Possession. Les troupes du prêtre étaient diversement anéanties, démoralisées, réduites à des déplacements à l’aveuglette, irrémédiablement affaiblies ou ralliées à Gurgeh ou – mais dans de rares cas seulement – à l’un des autres joueurs. Le prêtre voyait ses forces quasiment réduites à néant et éparpillées sur le tablier comme autant de feuilles mortes.
Au milieu de l’affolement général, Gurgeh regardait les joueurs privés de chef se disputer des lambeaux de pouvoir. L’un d’entre eux se mit dans une situation difficile ; Gurgeh passa à l’attaque, annihila la majeure partie de ses troupes et captura le reste, puis poursuivit l’assaut sans même attendre qu’elles se soient regroupées.
Il se rendit compte plus tard qu’à ce stade il avait toujours des points de retard ; mais, poussé par sa propre résurrection, il continua sur sa lancée et répandit une panique irrationnelle, hystérique et d’une intensité presque superstitieuse parmi ses concurrents.
À partir de ce moment-là, il ne commit plus la moindre erreur ; sa progression à travers le tablier se mit à ressembler à la fois à une débâcle et à un défilé triomphal. Des joueurs tout à fait compétents passaient brusquement pour des imbéciles, tandis que les troupes de Gurgeh saccageaient leurs territoires, engloutissant terres et pions comme s’il n’y avait rien de plus aisé, de plus naturel au monde.
Il acheva la partie sur le Tablier d’Origine avant même la séance du soir. Il s’en était tiré ; non seulement il pouvait accéder au tablier suivant, mais en plus il était en tête. Le prêtre regardait fixement le tablier ; même sans ses cours de communication non verbale chez les Azadiens, Gurgeh aurait pu identifier son expression, il en était certain : c’était la stupeur qui se peignait sur ses traits. L’homme quitta la salle sans prendre part aux traditionnelles réjouissances de fin de partie ; quant aux autres joueurs, ils s’enfermèrent dans un quasi-mutisme ou bien se livrèrent à des effusions gênantes en le félicitant pour sa performance.
Un petit groupe se forma autour de Gurgeh : il y avait des membres du club, des journalistes, d’autres joueurs et quelques spectateurs invités. Il se sentit curieusement maintenu à distance par les apicaux, qui l’assiégeaient pourtant en bavardant sans relâche. Ils se pressaient autour de lui, mais s’efforçaient en même temps de ne pas le toucher ; d’une certaine manière, leur nombre même conférait une certaine irréalité à la scène. Gurgeh était assailli de questions auxquelles il ne savait répondre. De toute façon, il n’arrivait presque plus à les distinguer les unes des autres ; les apicaux parlaient trop vite. Flère-Imsaho était bien venu se suspendre au-dessus des têtes, mais malgré ses efforts pour faire taire les gens à grands cris et pour attirer enfin leur attention, il ne réussit finalement qu’à attirer leurs cheveux par son aura d’électricité statique. Gurgeh vit un apical tenter de repousser la machine et recevoir une décharge électrique à laquelle il ne s’attendait manifestement pas, et qui dut être fort douloureuse.
Péquil se fraya un chemin dans la foule et se démena comme un beau diable pour rejoindre Gurgeh ; mais, au lieu de lui porter secours, il lui annonça qu’il avait avec lui vingt autres reporters. Il le toucha sans paraître s’en rendre compte en le faisant pivoter sur lui-même pour l’orienter vers les caméras.
D’autres rafales de questions suivirent, mais Gurgeh fit la sourde oreille. Il dut demander plusieurs fois à Péquil s’il pouvait s’en aller avant que l’apical ne lui dégage un chemin jusqu’à la porte et la voiture qui l’attendait dehors.
« Monsieur Gurgee, je tiens à vous féliciter encore, déclara Péquil une fois qu’ils furent montés en voiture. J’étais encore au bureau quand j’ai appris la nouvelle, et je suis venu aussitôt. Fameux succès.
« Merci », répondit Gurgeh qui se calmait progressivement.
Assis sur la banquette au revêtement luxueux, il regardait par la vitre la cité baignée de soleil. À la différence de la salle de jeu, le véhicule était climatisé ; pourtant, Gurgeh s’aperçut à ce moment-là seulement qu’il était en sueur. Il frissonna.
« Moi de même, intervint Flère-Imsaho. Vous avez relancé juste à temps.
« Merci, drone.
« Il faut dire que vous avez eu une chance insensée.
« J’espère que vous me laisserez organiser une conférence de presse en bonne et due forme, monsieur Gurgee, reprit vivement Péquil. Après ce que vous venez d’accomplir, vous allez devenir fort célèbre, je vous le garantis, quoi que l’avenir vous réserve. Dire que ce soir l’Empereur et vous vous partagerez les gros titres !
« Non merci, fit Gurgeh. N’organisez rien du tout. »
Il ne voyait vraiment pas ce qu’il aurait à apprendre à ces gens. Il n’y avait rien à dire. Il avait gagné la partie ; il avait toutes les chances de remporter la manche. Pourtant, il se sentait un peu mal à l’aise à l’idée que son image et sa voix allaient être diffusées dans tous les coins de l’Empire, et qu’on allait donner à son histoire un tour sensationnel qui la déformerait de plus en plus à mesure qu’on la raconterait.
« Mais il le faut ! protesta Péquil. Tout le monde voudra vous voir ! Vous n’avez pas l’air de comprendre ce que vous avez fait ; même si vous perdez la manche, vous avez réalisé un exploit ! Personne n’a jamais rattrapé un tel retard ! C’est tout à fait exceptionnel !
« Cela ne change rien à l’affaire, répliqua Gurgeh qui se sentit brusquement très fatigué. Je ne veux pas être dérangé. Il faut que je me concentre. Que je prenne du repos.
« Ma foi, dit Péquil, l’air tout déconfit, je vous comprends. Mais laissez-moi vous avertir : vous êtes en train de commettre une erreur. Les gens vont vouloir entendre ce que vous avez à dire, et chez nous, la presse donne toujours au public ce qu’il veut, quels que soient les problèmes que cela pose. Alors, ils vont inventer. Il vaudrait beaucoup mieux pour vous que vous fassiez vos propres déclarations. »
Gurgeh secoua négativement la tête et reporta son regard sur la circulation qui envahissait le boulevard.
« Si ces gens veulent raconter des mensonges sur moi, cela les regarde. Ils les auront sur la conscience. Au moins, cela m’évite de leur parler. Si vous saviez comme je me moque de ce qu’ils pourront bien dire ! »
Péquil contempla Gurgeh d’un air stupéfait, mais ne répliqua pas. Flère-Imsaho émit un équivalent de gloussement qui couvrit momentanément sa vibration incessante.
Gurgeh discuta de la partie avec le vaisseau ; celui-ci déclara qu’il aurait pu gagner de façon plus élégante, mais que sa démarche se situait tout au bout du spectre des possibilités infimes qu’il avait tenté de lui résumer la nuit précédente. Puis le Facteur limite lui présenta ses félicitations. Il avait mieux joué qu’il ne l’aurait cru possible. Il lui demanda également pourquoi il avait cessé de l’écouter lorsqu’il lui avait répondu qu’il voyait bien une issue.
« Tout ce que je voulais savoir, c’était s’il en existait une. »
(De nouveau ce décalage, le poids du temps qui se faisait sentir pendant que, acheminées par leur rayon, ses paroles filaient sous la surface mouchetée de matière qu’était l’espace réel.)
« Pourtant, j’aurais pu vous aider, répondit enfin le vaisseau. Lorsque vous avez refusé mon aide, j’y ai vu un mauvais signe. J’ai commencé à croire que vous aviez déjà renoncé, sinon sur le terrain, du moins dans votre tête.
« Je ne voulais pas qu’on m’aide, vaisseau. (Il tripotait le bracelet-Orbitale en se demandant distraitement s’il représentait un monde bien précis ? et si oui, lequel ?) Je voulais de l’espoir.
« Je vois », finit par répondre le vaisseau.
« Moi, je n’accepterais pas, déclara le drone.
« Vous n’accepteriez pas quoi ? s’enquit Gurgeh en levant les yeux de sa planche de jeu en affichage holo.
« L’invitation de Za. »
La minuscule machine s’approcha en flottant ; comme ils étaient à l’intérieur de leur module, elle avait abandonné son déguisement encombrant.
Gurgeh lui jeta un regard glacial.
« Je n’avais pas compris qu’elle vous était également adressée. »
Shohobohaum Za avait fait parvenir à Gurgeh un message de félicitations en lui proposant de passer la soirée avec lui.
« J’admets que ce n’est pas le cas ; cependant, je suis censé contrôler toutes vos…
« Ah oui, vraiment ? (Gurgeh se retourna vers l’holojeu posé devant lui.) Eh bien, vous n’aurez qu’à rester ici et contrôler tout ce que vous voudrez pendant que moi je sors en ville avec Shohobohaum Za ce soir.
« Vous le regretterez, lui dit le drone. Vous avez eu raison de rester à l’écart, mais si vous vous mettez à faire des folies, un jour vous vous en mordrez les doigts.
« Dites donc, drone ! Vous vous prenez pour ma mère ? »
Gurgeh regarda fixement la machine en songeant tout à coup qu’il était décidément difficile de toiser une créature qui ne mesurait que quelques centimètres de haut.
« J’essaie seulement de me montrer raisonnable, répliqua la machine en haussant le ton. Vous vous trouvez au sein d’une société que vous connaissez mal, vous n’avez pas particulièrement l’expérience du monde, et Za n’est pas l’idéal en matière de…
« Espèce de tas de ferraille pontifiant ! » fit d’une voix forte Gurgeh qui se leva et éteignit l’holoécran.
Le drone sursauta et battit prestement en retraite.
« Voyons, Jernau Gurgeh…
« Épargnez-moi les « Voyons, Jernau Gurgeh » ainsi que vos airs paternalistes, espèce de machine à calculer ! Si j’ai envie de prendre ma soirée, je la prendrai. Et, pour être tout à fait sincère, l’idée de fréquenter des humains m’attire de plus en plus. (Il pointa l’index sur la machine.) À partir d’aujourd’hui, interdiction formelle de lire mon courrier, et ne prenez pas la peine de nous escorter ce soir, Za et moi. (Il se dirigea vivement vers sa cabine, laissant la machine derrière lui.) Et maintenant, je vais prendre une douche. Allez donc observer les oiseaux. »
Sur ces mots, il quitta le salon du module. Le petit drone resta quelques instants immobile dans les airs.
« Aïe », dit-il finalement.
Puis il fit un petit bond sur place – équivalent d’un haussement d’épaules – et, les champs vaguement teintés de rose, s’esquiva.
« Goûtez-moi ça », dit Za.
La voiture filait dans les rues de la ville sous les deux érubescents du crépuscule. Gurgeh prit la fiasque qu’on lui tendait et but.
« Cette boisson est nettement inférieure au grif, reprit Za, mais elle remplit son office. (Il lui reprit la fiasque. Gurgeh toussa un peu.) En parlant de grif, j’espère que vous l’avez laissé agir, l’autre soir au bal ?
« Non, avoua Gurgeh. Je voulais garder les idées claires.
« Oh, non ! s’exclama Za, l’air soudainement abattu. Autrement dit, j’aurais pu en boire davantage ! (Puis il haussa les épaules ; son visage s’éclaira et il tapota le bras de Gurgeh au niveau du coude.) Au fait, je ne vous l’ai pas encore dit : bravo, pour le jeu.
« Merci.
« C’est bien fait pour eux. Ça alors, quel choc vous leur avez donné ! (Za secoua la tête d’un air admiratif ; sa longue chevelure brune dansa sur le col de son ample tunique comme une volute d’épaisse fumée.) Moi qui vous avais classé dans la catégorie des grands perdants, J-G… Finalement, vous avez un sacré sens de la mise en scène ! »
Il lança un clin d’œil à Gurgeh et lui sourit de toutes ses dents. Ce dernier le regarda un moment sans comprendre, puis éclata de rire. Il lui reprit la fiasque et la porta à ses lèvres.
« Aux bêtes de scène, fit-il avant d’avaler une lampée.
« Amen, maestro. »
Jadis le Trou s’était trouvé dans les faubourgs de la ville, mais à présent il était intégré comme le reste à une zone urbaine parmi tant d’autres. Le Trou était constitué d’une série d’immenses grottes artificielles creusées dans la craie, des siècles auparavant, pour stocker le gaz naturel ; celui-ci était épuisé depuis longtemps, la ville utilisait d’autres formes d’énergie, et cet ensemble d’énormes cavernes reliées entre elles avait été investi tout d’abord par les pauvres de Groasnachek, puis (selon un lent processus d’osmose et de transfert, comme si, en fin de compte, gaz ou humains, rien ne changeait jamais) par ses délinquants et autres hors-la-loi, et pour finir (encore que de façon incomplète) par les habitants d’origine extraplanétaire proprement confinés au ghetto avec la caste d’autochtones qui les soutenaient.
La voiture de Gurgeh et de Za entra dans ce qui avait jadis été un gigantesque réservoir cylindrique abandonné en surface, étaient venues s’y loger deux rampes d’accès en spirale, l’une descendant et l’autre remontant, qu’empruntaient les voitures et autres véhicules pour accéder au Trou. Au centre du cylindre, qui restait en majeure partie vide et résonnait d’échos caverneux, une collection d’ascenseurs de tailles variées allaient et venaient en glissant à l’intérieur de superstructures formées de poutrelles, de tubes et de madriers.
Les surfaces interne et externe de l’ancien gazomètre brillaient d’un éclat d’ardoise sous les lumières prismatiques et les images irréelles et instables des holos publicitaires. Des gens circulaient au fond de cette tour évidée, au niveau correspondant à la surface du sol, et l’air était empli de cris, d’appels, de voix occupées à marchander et de bruits de moteurs emballés. Gurgeh contempla les êtres, les échoppes et les éventaires qui défilaient sous ses yeux tandis que la voiture s’inclinait puis amorçait son interminable descente. Une curieuse odeur douce-amère, l’haleine moite exhalée par ce lieu, s’insinuait par le climatiseur de bord.
Ils laissèrent la voiture dans un long tunnel encombré et bas de plafond tout plein de cris et de gaz d’échappement, une galerie asphyxiée par des véhicules de toutes les formes et de toutes les tailles qui pétaradaient et couinaient en se faufilant dans une foule tout aussi hétéroclite comme autant de gros animaux maladroits pataugeant dans une mer d’insectes. La voiture reprit péniblement le chemin de la rampe ascendante, et Za prit Gurgeh par la main. Ils se frayèrent un chemin à travers les grappes d’Azadiens et autres humanoïdes ballottés çà et là vers l’orée du tunnel, qui luisait d’un éclat jaune tirant sur le vert.
« Alors, quelle est votre première impression ? cria Za en se retournant vers Gurgeh.
« Plutôt surpeuplé, non ?
« Si vous le voyiez les jours de congé ! »
Gurgeh observa les gens qui l’entouraient. Il avait l’impression d’être un fantôme, une créature invisible. Lui qui avait été jusque-là au centre de l’attention générale, un monstre qu’on fixait bouche bée ou qu’on épiait à la dérobée en restant à distance respectable, voilà que, d’un seul coup, plus personne ne prenait garde à lui ; c’était à peine si on lui jetait un coup d’œil. Ces gens le heurtaient, le poussaient du coude, le dépassaient en le bousculant ou le frôlaient au passage, tout cela sans lui prêter la moindre attention.
Ils étaient si variés, malgré la lumière d’un vert d’eau écœurant qui baignait uniformément le tunnel ! Il dénombrait tant de types distincts, mêlés aux Azadiens auxquels il commençait à s’habituer ! Il y avait là quelques créatures pan-humaines qui éveillaient en lui un vague souvenir, mais dans l’ensemble ils étaient considérablement différents les uns des autres. Il cessa rapidement de comptabiliser les diverses configurations de membres et nombreuses variations de poids, de volume, de physionomie ou d’appareil sensoriel auxquelles il fut confronté durant le court trajet qu’il lui fallut accomplir.
Ils empruntèrent un tunnel à l’atmosphère tiède débouchant dans une grotte colossale brillamment illuminée qui faisait bien quatre-vingts mètres de hauteur et le double de largeur ; dans le sens de la longueur, ses parois couleur crème s’étiraient dans les deux directions sur au moins cinq cents mètres, et s’achevaient en formant de vastes arches éclairées de biais ouvrant sur d’autres galeries. La surface plane de la grotte était entièrement occupée par une infinité de tentes, de constructions branlantes, de cloisons, de passages couverts, de stalles, de kiosques et de petites places pourvues de fontaines jaillissantes et de marquises en tissu rayé de couleurs vives. Des lampes se balançaient au bout de fils attachés à de minces piquets, et tout en haut, au faîte du plafond en voûte, brillaient des lumières plus vives ; le tout d’une teinte intermédiaire entre l’ivoire et l’étain. Des ensembles composés d’édifices en escalier et de portiques plaqués contre les murs ou suspendus au plafond s’alignaient de part et d’autre de la galerie, et des pans entiers de paroi gris sale étaient percés d’orifices irréguliers : autant de fenêtres, de balcons, de terrasses et de portes. Les ascenseurs et poulies grinçaient et craquaient en emportant les gens vers les niveaux supérieurs ou en les débarquant dans l’effervescence qui régnait au sol.
« Par ici », fit Za.
Ils se faufilèrent tant bien que mal dans les ruelles étroites qui couraient à la surface de la galerie. Arrivés au pied du mur opposé, ils gravirent un escalier en bois aux marches larges mais peu sûres, puis se dirigèrent vers une lourde porte, également en bois, gardée par une herse et une paire de silhouettes d’allure imposante : un Azadien mâle et une autre créature dont Gurgeh n’identifia pas l’espèce. Za agita la main et, sans que les gardes aient l’air de faire le moindre geste, la porte s’ouvrit pesamment ; tous deux quittèrent la grotte bourdonnante d’échos pour pénétrer dans le calme relatif d’un tunnel obscur dont les parois étaient lambrissées et le sol recouvert d’une épaisse moquette.
Derrière eux, les lumières de la grotte s’éteignirent brusquement ; ils se retrouvèrent alors baignés d’une vague lueur cerise provenant d’une voûte très fine. Les murs lambrissés de bois poli avaient l’air fort épais ; ils étaient d’un noir d’encre, et tièdes au toucher. Une musique aux accents étouffés tombait du plafond.
Une autre porte se présenta, flanquée d’un bureau dressé dans une niche où deux apicaux les considérèrent d’un œil morne avant de consentir à sourire à Za, qui leur fit passer une petite bourse en cuir. La porte s’ouvrit. Les deux hommes s’engouffrèrent dans la lumière, la musique et le bruit qui régnaient au-delà.
L’espace qui s’ouvrait devant eux était un véritable méli-mélo ; impossible de savoir s’il s’agissait d’une seule grande salle subdivisée de façon peu claire et répartie sur plusieurs niveaux sans aucun ordre apparent, ou bien d’une profusion de pièces et de galeries plus petites juxtaposées de manière à former un ensemble. Quoi qu’il en fût, l’endroit était plein à craquer et résonnait d’une musique atonale aux sonorités stridentes. À en juger par l’épaisse couche de fumée qui l’enfouissait, on aurait pu le croire en feu ; mais ces vapeurs avaient une odeur sucrée, presque parfumée.
Fendant la foule, Za entraîna Gurgeh vers une coupole en bois située à un mètre d’un étroit passage couvert ; elle donnait sur l’arrière d’une espèce d’estrade branlante, qu’elle surplombait. Celle-ci était entourée de boîtes circulaires identiques ainsi que de rangées de sièges et de bancs qui s’étageaient en hauteur ; tous étaient occupés, en majorité par des Azadiens.
En bas, sur la scène de petite taille et de forme grossièrement circulaire, une créature naine qui n’avait l’air que vaguement pan-humaine luttait – ou copulait – avec une Azadienne dans un bac empli d’une boue rougeâtre d’où s’échappait une légère vapeur, le tout manifestement maintenu par un champ de basse-G. Les spectateurs hurlaient, applaudissaient et leur jetaient le contenu de leur verre.
« Chouette ! fit Za en s’asseyant. La fête a commencé.
« Ils baisent ou ils se battent ? demanda Gurgeh en se penchant par-dessus la rambarde pour observer les corps convulsés des deux lutteurs.
« Quelle importance ? » répliqua Za en haussant les épaules.
Une serveuse, une Azadienne vêtue en tout et pour tout d’un pagne noué autour de la taille, prit la commande de Za. Sa chevelure bouffante semblait en feu : elle s’entourait d’un hologramme instable représentant des flammes oscillant entre le bleu et le jaune.
En bas, la femme repoussa la créature avant de lui sauter dessus et de la plonger dans la boue fumante sous les cris d’enthousiasme du public. Gurgeh se détourna de la scène.
« Vous venez souvent ici ? » demanda-t-il à Za.
L’homme partit d’un rire sonore.
« Oui. (Ses grands yeux verts s’illuminèrent.) Mais jamais seul.
« Et c’est là que vous venez vous détendre ? »
Za secoua la tête avec emphase.
« Absolument pas. C’est là une erreur très répandue ; je veux dire : croire qu’on se détend en s’amusant. Si on se détend, c’est qu’on s’y prend mal. Voilà à quoi sert le Trou : à s’amuser. À prendre du bon temps et à jouer. Ça retombe un peu pendant la journée, mais il peut aussi s’y passer des choses plutôt délirantes. Le pire, ce sont les beuveries organisées. Mais ce soir il ne devrait pas y avoir de problème. C’est plutôt calme. »
Un hurlement suraigu s’éleva de la foule : la femme maintenait dans la boue le visage du nain, qui se débattait comme un beau diable.
Gurgeh se retourna pour observer le spectacle. Les gesticulations de la créature s’affaiblirent peu à peu, tandis que la femme nue et maculée de boue continuait de lui enfoncer la tête dans le liquide bouillonnant. Gurgeh lança un coup d’œil à Za.
« Ils étaient donc bien en train de se battre.
« On ne le saura peut-être jamais », répondit l’autre en haussant à nouveau les épaules.
Puis il reporta son attention sur la scène, où la femme enfonçait maintenant dans la boue ocre le corps inerte de son adversaire.
« Est-ce qu’elle l’a tué ? s’enquit Gurgeh qui dut élever la voix pour se faire entendre au milieu des bruits de la foule qui criait, tapait des pieds et martelait les tables.
« Mais non, répondit Shohobohaum Za en secouant la tête. Ce petit gars est un Uhnyrchal. (Za indiqua la femme, qui gardait une main appuyée sur la tête submergée de la créature et levait l’autre en un geste triomphal tout en posant sur l’assemblée en délire un regard brillant.) Vous voyez ce petit truc noir qui dépasse ? »
Gurgeh suivit son regard. Un petit objet noir crevait la surface de la boue.
« Oui.
« Eh bien, c’est son pénis. »
Gurgeh contempla son compagnon d’un œil soupçonneux.
« Je ne vois pas en quoi cela peut l’aider.
« Les Uhnyrchaux peuvent respirer par là, fit Za. Ce type se porte comme un charme. Demain soir il se battra dans un autre club. Peut-être même ce soir. »
Za regarda la serveuse poser leurs verres sur la table. Il se pencha pour lui murmurer quelque chose à l’oreille. Elle opina et s’éloigna.
« Essayez donc d’endocriner Expansion en buvant ce truc », lui suggéra Za.
Gurgeh acquiesça, et tous deux se mirent à boire.
« Je me demande pourquoi la Culture n’a jamais génomanipulé ça, reprit Za en contemplant le fond de son verre.
« Quoi ?
« La possibilité de respirer par le pénis. »
Gurgeh réfléchit.
« Les éternuements intempestifs pourraient avoir des conséquences gênantes. »
Za éclata de rire.
« Oui, mais il y aurait des compensations. »
Derrière eux, l’assistance se mit à huer. Ils se retournèrent et virent la femme victorieuse retirer de la boue le corps de son adversaire en le tenant par le pénis ; la tête et les pieds de la créature étaient encore immergés dans le liquide gluant qui dégoulinait lentement.
« Aïe ! » murmura Za en buvant une gorgée.
Quelqu’un lança un poignard à la femme ; celle-ci l’attrapa, se baissa et trancha les parties génitales de la créature. Puis elle brandit à bout de bras le paquet de chair dégouttante tandis que la foule hurlait de joie ; sous la pression du pied qui pesait sur sa poitrine, l’étranger s’enfonça lentement dans l’écœurant liquide rougeâtre. La boue vira progressivement au noir là où le sang jaillissait, et quelques bulles éclatèrent à la surface.
L’air perplexe, Za se laissa aller en arrière sur son siège.
« Il devait faire partie d’une sous-espèce dont je n’avais jamais entendu parler. »
On emporta le bac à boue basse-G tandis que la femme continuait d’agiter son trophée devant la foule tonitruante.
Shohobohaum Za se leva pour saluer un groupe de quatre Azadiennes à la beauté frappante et à l’accoutrement stupéfiant qui approchaient de la coupole. Gurgeh avait endocriné la drogue interne que lui avait recommandée Za, et commençait à peine à en ressentir les effets combinés à ceux de la boisson.
Ces femmes, songea-t-il, valaient bien toutes celles qu’il avait vues le soir du bal de bienvenue, en plus aimables.
Les attractions se succédèrent ; presque toutes tournaient autour du sexe. Hors du Trou, lui apprirent Za et deux des Azadiennes (Inclate et At-sen, qui l’encadraient), elles auraient valu la mort à leurs deux participants, par irradiation ou administration de produits chimiques.
Gurgeh ne s’en inquiéta guère. Il était de sortie, et ces obscénités mises en scène ne représentaient pas l’aspect le plus important de sa soirée. L’important, c’était qu’il était loin du jeu. Que les règles avaient changé. Il savait très bien pourquoi Za avait fait venir ces femmes à leur table, et il s’en amusait. Il ne ressentait aucun désir particulier pour les deux exquises créatures assises à ses côtés – en tout cas, rien qu’il ne puisse maîtriser. Mais il en appréciait la compagnie. Za n’était pas un imbécile, et ces deux charmantes personnes – Gurgeh était sûr qu’il lui aurait proposé des mâles, voire des apicaux, s’il avait découvert que c’était à eux qu’allaient ses préférences – étaient toutes deux intelligentes et pleines d’esprit.
Elles connaissaient un peu la Culture, avaient entendu parler des modifications sexuelles que présentaient ses sujets, et firent quelques plaisanteries discrètement malicieuses sur les tendances et les capacités de Gurgeh par rapport aux leurs et à celles des deux autres sexes azadiens. Elles le flattèrent, lui firent du charme et le traitèrent amicalement ; elles buvaient dans de petits verres, tiraient sur de minuscules pipes très fines (Gurgeh avait essayé mais, à la grande joie des autres, n’avait réussi qu’à tousser), et avaient toutes les deux de longs cheveux ondulés d’un noir aux reflets bleutés. La résille soyeuse et quasi invisible de platine filé qui alourdissait les mouvements de leur crinière conférait aux mouvements de leurs têtes délicatement proportionnées une espèce d’irréalité vertigineuse.
Inclate portait une robe impalpable, dont la couleur changeante évoquait le pétrole mélangé à de l’eau, et semée de joyaux qui scintillaient comme des étoiles ; At-sen, elle, arborait une vidéorobe dont la source d’énergie cachée se manifestait par une lueur rouge et diffuse. Autour de son cou, un collier jouait le rôle d’écran de télévision miniature et affichait une image brumeuse et déformée de tout ce qui entourait la jeune femme : ici Gurgeh, là une des amies de Za, la scène derrière elle, et l’autre fille en face d’elle, du côté opposé de la table. Gurgeh lui montra son bracelet-Orbitale, mais elle ne parut pas particulièrement impressionnée.
De l’autre côté de la table, Za jouait à de petits jeux de gages avec ses deux compagnes, qui ne cessaient de glousser ; lui-même manipulait une série de minuscules cartes à jouer transparentes qui semblaient taillées dans une pierre précieuse, et riait beaucoup. L’une des femmes notait les gages sur un petit carnet en pouffant de plus belle et en faisant semblant d’être gênée.
« Jernow ! fit At-sen à la gauche de Gurgeh. Il faut absolument qu’on fasse votre cicatrimage, que nous puissions nous souvenir de vous lorsque vous serez parti retrouver la Culture et ses dames aux multiples orifices ! »
À sa droite, il entendit Inclate glousser.
« Certainement pas, répondit-il en feignant le sérieux. Ça m’a l’air complètement barbare.
« Ça ! Vous pouvez le dire. (At-sen et Inclate se mirent à rire, le nez dans leur verre. Puis At-sen se reprit et posa la main sur le poignet de Gurgeh.) N’aimeriez-vous pas savoir qu’il existe sur Eä un pauvre être qui se promène avec votre portrait dessiné à même la peau ?
« Oui, mais sur quelle partie de son anatomie ? » s’enquit-il.
Les deux filles trouvèrent sa question hilarante.
Za se leva ; une de ses deux amies fourra dans un réticule retenu par une chaîne les lamelles de pierres précieuses qui leur avaient tenu lieu de cartes à jouer.
« Gurgeh, fit-il en vidant d’un coup son verre, on va poursuivre la conversation dans un endroit plus tranquille ; vous suivez, tous les trois ? »
Il adressa un sourire vicieux à Inclate et At-sen, provoquant chez elles des rafales de rires et une série de piaillements. At-sen plongea les doigts dans son verre et, d’une chiquenaude, fit gicler un peu de liquide sur Za, qui s’écarta vivement.
« Oh, oui ! Venez, Jernow, fit Inclate en serrant à deux mains le bras de Gurgeh. Allons-y tous ensemble ; on étouffe ici, et puis il y a trop de bruit. »
Gurgeh sourit et secoua négativement la tête.
« Non, je ne ferais que vous décevoir.
« Oh, non ! Non ! »
Des doigts effilés tiraillaient sa manche, s’enroulaient autour de ses bras.
La controverse, poliment moqueuse, se prolongea quelques minutes tandis que Za, une femme pendue à chaque bras, souriait sans rien dire, et que Inclate et At-sen faisaient de leur mieux pour remettre Gurgeh d’aplomb, au sens propre du terme, ou, avec force moues de protestation, pour le persuader de bouger.
Mais en vain. Za haussa les épaules. (Ses amies imitèrent son geste, qui leur était pourtant parfaitement étranger, avant de pouffer à nouveau de rire.) Puis il déclara :
« Très bien ; alors restez ici, hein, joueur-de-jeux ? »
Za regarda Inclate et At-sen, momentanément calmées et maussades.
« Vous deux, vous vous occupez de lui, d’accord ? Ne le laissez surtout pas parler à des inconnus.
« De toute façon, répliqua At-sen en reniflant d’un air souverain, ton ami refuse tout ce qu’on lui propose, connu ou inconnu. »
Inclate eut malgré elle un reniflement de mépris.
« Ou les deux réunis dans une seule et même personne », éructa-t-elle.
Sur quoi les deux femmes éclatèrent à nouveau de rire et se mirent à se pincer et se tapoter les épaules derrière le dos de Gurgeh.
« Jernau, fit Za en secouant la tête, essayez de maîtriser ces deux-là aussi bien que vous vous maîtrisez vous-même. »
Gurgeh esquiva les gouttelettes qu’on lui jetait à la tête tandis que les deux femmes piaillaient à ses côtés.
« Je vais essayer, répondit-il à Za.
« Bon, j’essaierai de ne pas trop vous faire attendre. Vous êtes sûr que vous ne voulez pas venir ? Vous pourriez trouver l’expérience fort intéressante.
« Oui, j’en suis sûr. Mais je me trouve très bien ici.
« Entendu. Ne vous éloignez pas. À bientôt. (Za fit un grand sourire aux filles, qui riaient de plus belle ; puis tous trois tournèrent les talons et s’en furent.) Enfin… presque ! lança-t-il par-dessus son épaule. Presque bientôt, homme de jeux. »
Gurgeh le salua de la main. Inclate et At-sen se calmèrent quelque peu et entreprirent de lui dire qu’il était vraiment vilain de ne pas être plus vilain. Gurgeh commanda d’autres verres et d’autres pipes afin qu’elles se tiennent un peu tranquilles.
Elles lui montrèrent comment jouer au jeu des éléments en chantonnant : La lame coupe le tissu, le tissu enveloppe la pierre, la pierre retient l’eau, l’eau éteint le feu, le feu fait fondre la lame… comme deux écolières sérieuses, et lui enseignèrent les différents gestes associés.
C’était une version tronquée, bidimensionnelle, du jeu de dés fondé sur les éléments qui se jouait sur le Tablier du Devenir ; il y manquait néanmoins l’Air et la Vie. Gurgeh trouva amusant d’être poursuivi par l’influence de l’Azad jusque dans le Trou. Il joua à ce jeu simple parce que c’était ce que voulaient les deux femmes, en prenant bien soin de ne pas gagner trop souvent. Ce faisant, il se dit tout à coup qu’il n’avait encore jamais fait cela.
Encore tout préoccupé par cette anomalie dans son comportement, il se rendit aux toilettes : elles se présentaient sous quatre formes différentes. Il choisit celles réservées aux Étrangers, mais mit quelque temps à trouver le dispositif adéquat. Il en gloussait encore en ressortant. Mais trouva Inclate dehors, debout devant la porte en forme de sphincter. Elle avait l’air inquiète ; sa robe semblable à une pellicule de pétrole ondoyait en renvoyant un éclat terne.
« Qu’est-ce qui ne va pas ? lui demanda-t-il.
« C’est At-sen, répondit-elle en se tordant les mains. Son ex-maître est arrivé et l’a emmenée avec lui. Il veut la reprendre. Si elle arrive à l’éviter, cela fera un dixième qu’ils ne font plus un ; alors elle sera libre. (La jeune femme leva vers lui son petit visage déformé par l’angoisse. Sa chevelure bleu-noir coulait le long de ses joues comme une ombre pesante et fluide.) Je sais bien que Sho-Za vous a demandé de ne pas bouger, mais je vous en prie… Ce ne sont pas vos affaires, c’est entendu, mais At-sen est mon amie, et…
« Que puis-je faire ?
« Venez avec moi ; à nous deux, nous arriverons peut-être à détourner l’attention de cet homme. Je crois savoir où il l’a emmenée. Je ne vous ferai courir aucun danger, Jernow. »
Elle le prit par la main et ils s’engagèrent, tantôt marchant, tantôt courant, dans une série de corridors sinueux où s’ouvraient une grande quantité de pièces et de portes. Gurgeh se sentait perdu dans un labyrinthe de sensations, un capharnaüm de sons (musique, rires, cris), de visions (serviteurs, gravures érotiques, galeries à peine entrevues pleines à craquer de corps oscillants) et d’effluves (mets, parfums, odeurs de transpiration inconnues).
Brusquement, Inclate s’arrêta. Ils se trouvaient dans une haute salle en amphithéâtre pourvue d’une estrade où un être humain nu de sexe mâle tournait lentement sur lui-même face à un écran géant montrant une vue grossie de sa peau. On entendait une musique au son grave et tonitruant. Inclate s’immobilisa et inspecta les gradins surpeuplés de l’auditorium, sans lâcher la main de Gurgeh.
Ce dernier jeta un coup d’œil à l’homme qui se tenait sur la scène, celle-ci étant brillamment illuminée par une source lumineuse reproduisant le spectre du soleil. L’homme avait la peau pâle, et un corps un peu empâté arborant plusieurs contusions multicolores et très étendues qui évoquaient de grandes estampes. Les plus importantes s’étalaient sur son dos et sa poitrine, et représentaient des visages aux traits azadiens. La juxtaposition des noirs, des bleus, des violets, des verts, des jaunes et des rouges formait des portraits d’une précision et d’une subtilité surnaturelles auxquels les contractions musculaires de l’homme semblaient donner vie, exactement comme si les visages représentés changeaient d’expression d’un instant à l’autre. Gurgeh contempla le spectacle et se sentit retenir involontairement son souffle.
« Là-bas ! » cria Inclate pour couvrir les pulsations de la musique.
Elle le tira par la main et ils s’enfoncèrent dans la foule agglutinée en se dirigeant vers l’endroit où se trouvait At-sen, devant la scène. Un apical la secouait tout en lui montrant du doigt l’homme qui s’y tenait et en lui criant dans les oreilles. At-sen avait la tête baissée, et ses épaules tressautaient comme si elle pleurait. Sa vidéorobe était éteinte et drapait son corps, grise, terne et sans vie. L’apical frappa la jeune femme en pleine tête (ses cheveux noirs et lourds formèrent une torsade languide) et se remit à crier. Elle tomba à genoux ; sa chevelure ornée de perles suivit le mouvement, comme si elle sombrait lentement. Autour du couple, personne ne fit attention à ce qui se passait. Inclate partit à grands pas dans leur direction en entraînant Gurgeh à sa suite.
L’apical le vit approcher et essaya d’emmener At-sen de force. Inclate se mit à lui crier des injures ; tandis qu’ils écartaient les gens sur leur passage et continuaient d’approcher, elle leva en l’air la main de Gurgeh. L’apical eut brusquement l’air apeuré et s’éloigna en trébuchant, tirant At-sen derrière lui vers une issue située sous la scène surélevée.
Inclate fit mine de le suivre, mais se vit barrer le passage par un groupe de grands Azadiens mâles qui regardaient bouche bée l’homme évoluant sur scène. Elle leur martela le dos de ses poings. Gurgeh vit At-sen disparaître par la porte qui s’ouvrait sous l’estrade. Il écarta Inclate et, grâce à son volume et sa force supérieurs, réussit à se frayer un chemin entre deux mâles, qui protestèrent immédiatement ; tous deux se précipitèrent vers les portes battantes.
Derrière, un couloir qui virait presque à angle droit. Se repérant sur les cris des deux autres, ils descendirent un étroit escalier, enjambèrent la marche où gisait, brisé et inerte, le collier-moniteur d’At-sen, et s’engagèrent dans un couloir baigné d’une lumière de jade percé d’un grand nombre de portes. At-sen était là, à terre ; l’apical la dominait de toute sa hauteur en vociférant. Il aperçut Gurgeh et Inclate, et brandit le poing dans leur direction. Inclate lui répondit en poussant des hurlements incohérents.
Gurgeh fit un pas en avant ; l’apical sortit une arme à feu de sa poche.
Gurgeh s’immobilisa. Inclate se tut. Par terre, At-sen gémissait. L’apical se mit à parler, trop vite pour que Gurgeh puisse suivre ; il indiqua la femme étendue au sol, puis le plafond. Là-dessus, il se mit à pleurer et l’arme vacilla dans sa main (quelque part en son for intérieur, Gurgeh analysait froidement la situation et songeait : Suis-je effrayé ? Est-ce déjà de la peur ? Je suis en train de regarder la mort en face par l’intermédiaire d’un petit trou noir, un petit tunnel tordu dans une main étrangère – autre geste du jeu des éléments ? – et j’attends d’éprouver de la peur…
… la peur qui ne vient toujours pas. Je continue d’attendre. Dois-je en conclure que je ne vais pas mourir maintenant, ou bien le contraire ?
La vie ou la mort dépendant de la contraction d’un doigt, d’une unique impulsion nerveuse, de la décision, peut-être pas entièrement volontaire, d’un malade minable, jaloux et complètement déplacé, et tout cela à cent millénaires de chez moi…).
L’apical battit en retraite en adressant des gestes implorants, pathétiques, à At-sen, puis à Gurgeh et à Inclate. Là-dessus, il revint et décocha un coup de pied à At-sen, un unique coup de pied dans le dos, asséné sans grande énergie, mais qui lui fit pousser un cri ; puis, il fit volte-face et se mit à courir. Il recommença à pousser des exclamations sans queue ni tête, et jeta son arme par terre. Gurgeh se précipita à sa poursuite en sautant par-dessus At-sen. L’apical disparut dans un obscur escalier en colimaçon qui partait à l’extrémité du passage incurvé. Gurgeh fit mine de le suivre, puis s’arrêta. Le martèlement des pieds sur la pierre s’éteignit. Il revint vers le corridor vert jade.
Une porte était ouverte, et il s’en échappait un flot de lumière douce, couleur citrine.
Un couloir court, une salle de bains d’un côté, et enfin la chambre. Petite et entièrement tapissée de miroirs ; même sur le plancher ondoyaient des reflets instables aux couleurs de miel. Il entra et se retrouva au milieu d’une légion de reflets de lui-même.
Assise sur un lit translucide, At-sen sanglotait, tête basse ; elle avait l’air toute petite et abandonnée dans sa robe grisâtre et abîmée. Agenouillée auprès d’elle, un bras autour de ses épaules, Inclate lui parlait doucement à voix basse. Leurs deux images se multipliaient à l’infini sur les parois luisantes de la pièce. Gurgeh hésita et se retourna pour jeter un regard à la porte d’entrée. At-sen leva les yeux sur lui. Son visage était baigné de larmes.
« Oh, Jernow ! »
Elle lui tendit une main tremblante. Il s’accroupit à côté du lit et passa un bras autour de son corps frémissant tandis que les deux femmes pleuraient à chaudes larmes.
Gurgeh caressa le dos d’At-sen.
Elle posa la tête sur son épaule, et il sentit dans son cou la chaleur de ses lèvres ; c’était une sensation étrange. Inclate s’éloigna du lit, se dirigea à pas feutrés vers la porte, qu’elle referma, puis rejoignit les deux autres en laissant tomber sa robe-pellicule à terre, où elle forma une mare iridescente.
Shohobohaum Za arriva une minute plus tard. Il enfonça la porte d’un coup de pied, vint se planter d’un pas vif au beau milieu de la pièce (une infinité de Za se multiplièrent de part et d’autre de cet espace trompeur), et regarda autour de lui d’un air furibond sans tenir aucun compte des trois personnes qui se trouvaient sur le lit.
Inclate et At-sen se figèrent ; leurs mains s’immobilisèrent sur les brides et les boutons des vêtements de Gurgeh. Celui-ci éprouva tout d’abord un choc, puis s’efforça de se composer une expression courtoise. Za se tourna vers le mur derrière Gurgeh ; celui-ci suivit son regard et se retrouva confronté à son propre reflet : teint sombre, cheveux en broussaille, vêtements à demi défaits. Za sauta par-dessus le lit et lança un coup de pied au reflet.
Le mur se brisa en mille morceaux dans un concert de cris ; le verre s’effondra en cascade pour révéler une petite pièce sombre contenant un appareil juché sur un trépied et pointé sur la chambre aux miroirs. Inclate et At-sen bondirent hors du lit et se ruèrent vers la sortie ; Inclate ramassa sa robe au passage.
Za détacha la petite caméra de son trépied et l’examina.
« Elle ne fait qu’enregistrer les images, heureusement ; pas de transmetteur. (Il fourra l’engin dans sa poche, puis se retourna vers Gurgeh en souriant.) Il faut rengainer maintenant, homme de jeux. Pas de temps à perdre ! »
Ils ne perdirent pas une minute. Ils reprirent en courant le passage vert jade, en direction de l’escalier qu’avait emprunté le ravisseur d’At-sen. Sans cesser de courir, Za se pencha et ramassa l’arme que l’apical avait laissée tomber et que Gurgeh avait complètement oubliée. En quelques secondes elle fut inspectée, testée et abandonnée sur place. Ils atteignirent l’escalier en spirale et le gravirent quatre à quatre.
Un autre couloir, celui-là d’une sombre teinte brun-roux. La musique tonnait au-dessus de leurs têtes. Za dérapa puis s’arrêta en voyant deux grands apicaux approcher en courant.
« Aïe », dit-il en faisant volte-face.
Il repoussa Gurgeh vers l’escalier et tous deux reprirent leur ascension pour déboucher dans un espace obscur tout empli des pulsations rythmées de la musique ; une violente lumière en illuminait un côté. Un bruit de pas se fit entendre derrière eux. Za se retourna et lança dans la cage d’escalier un coup de pied qui fut immédiatement suivi d’un hurlement explosif et d’un soudain bruit de chute.
Un mince rayon bleu vint moucheter l’obscurité ; il partit de la cage d’escalier et éclata en flammes jaunes et en étincelles orange quelque part au-dessus de leurs têtes. Za fit un écart.
« Voilà l’artillerie, maintenant ! Merde ! »
Il indiqua d’un mouvement de tête l’endroit éclairé de la pièce.
« Sortie côté scène, maestro. »
Ils se dirigèrent à toutes jambes vers la scène illuminée par les sunlights. Le mâle corpulent qui en occupait le centre se retourna et les regarda d’un air mauvais au moment où ils sortaient des coulisses dans un bruit de tonnerre ; le public se mit à hurler des insultes. L’expression du visage de l’artiste à demi nu passa brusquement de l’irritation à l’ahurissement.
Gurgeh faillit tomber et se pétrifia sur place.
… il était de nouveau face à face avec son propre visage.
Deux fois plus grand que nature, celui-ci était dessiné en un arc-en-ciel sanglant de contusions diverses sur le torse de la vedette frappée de mutisme. Gurgeh le contempla fixement ; l’expression de son propre visage reflétait celle de l’artiste replet.
« Pas le temps d’apprécier l’œuvre d’art, Jernau. »
Za l’attira à lui, l’entraîna vers l’avant de la scène et le poussa par-dessus bord avant de plonger derrière lui.
Ils atterrirent sur un groupe d’Azadiens mâles qui se récrièrent ; ils les entraînèrent dans leur chute. Za remit Gurgeh sur ses pieds, puis faillit retomber aussitôt : on venait de lui asséner un coup à l’arrière de la tête. Il fit volte-face et lança une jambe en avant, accompagnant son geste d’un coup de poing. Gurgeh se sentit pivoter sur lui-même et se retrouva face à face avec un grand mâle très en colère dont le visage était maculé de sang. L’homme recula le bras en serrant le poing. (Toujours dans le jeu des éléments, Gurgeh songea : pierre !)
Les mouvements de l’homme lui semblaient très lents.
Il avait largement le temps de réfléchir à ce qu’il fallait faire.
Il lui expédia un coup de genou à l’entrejambe et lui enserra le visage entre ses deux paumes. Puis, comme l’homme lui tombait dessus, il se dégagea de son étreinte, para un coup provenant d’un autre mâle, et vit Za donner du coude dans le visage d’un autre Azadien.
Alors ils reprirent leur course. Za rugissait et agitait les mains en se ruant vers la sortie. Gurgeh éprouva en le voyant une étrange envie de rire, mais ce stratagème semblait faire son effet : les gens s’écartaient devant eux comme les eaux fendues par la proue d’un bateau.
Ils étaient assis dans un petit bar ouvert sur le dessus, au cœur du labyrinthe de la galerie principale, sous un ciel solide couleur de craie nacrée. Shohobohaum Za était en train de démonter la caméra qu’il avait découverte derrière le faux miroir, et il en isolait un composant après l’autre à l’aide d’un outil de la taille d’un cure-dents qui émettait une vibration. Gurgeh tamponnait une égratignure qu’il s’était fait à la joue lorsque Za l’avait poussé au bas de la scène.
« Non, non, c’est ma faute, joueur-de-jeux. J’aurais dû m’en douter. Le frère d’Inclate fait partie de la Sécurité, et At-sen s’adonne à une pratique coûteuse. De gentilles petites, mais mal assorties, et pas exactement ce que je demandais. Vous avez eu une sacrée veine qu’une de mes petites amies ait laissé tomber une carte-lamelle, et refusé de jouer à quoi que ce soit d’autre sans elle. Enfin… une demi-partie de jambes en l’air, c’est toujours mieux que pas de partie du tout. »
Il détacha une nouvelle pièce de la caméra ; il y eut un crépitement accompagné d’un petit éclair. Du bout de son instrument, Za piqua d’un air dubitatif l’intérieur fumant du boitier.
« Comment avez-vous su où nous trouver ? s’enquit Gurgeh qui se sentait un peu bête, mais moins gêné qu’il ne l’aurait cru.
« Un peu d’expérience, un peu de jugeote et un peu de chance, joueur-de-jeux. Il y a dans ce club des endroits où l’on va quand on veut dévaliser quelqu’un, d’autres où l’on peut interroger les gens, ou bien les tuer, ou encore les rendre dépendants de telle ou telle substance… et éventuellement les prendre en photo. (Il secoua la tête en regardant attentivement la caméra.) Mais j’aurais dû m’en douter. J’aurais dû deviner. Je commence à me montrer un peu trop confiant. »
Gurgeh haussa les épaules, prit une gorgée de liquide brûlant et fixa la bougie crachotante posée sur le comptoir devant eux.
« C’est moi qui me suis fait avoir, pas vous. Mais par qui ? (Il regarda Za.) Et pourquoi ?
« L’État, Gurgeh, fit Za en recommençant à trafiquer la caméra. Parce qu’ils veulent détenir quelque chose contre vous, juste au cas où le besoin s’en ferait sentir.
« Par exemple ?
« Par exemple, au cas où vous continueriez à les surprendre en gagnant au jeu. Une espèce d’assurance, quoi. Vous savez ce que c’est ? Non ? Tant pis. Disons que c’est comme quand on joue pour de l’argent, mais dans l’autre sens. »
Za tenait la caméra dans une main et faisait pression sur une pièce avec son outil effilé. Une petite trappe s’ouvrit. Za prit un air réjoui et sortit des entrailles de l’engin un disque de la taille d’une pièce de monnaie qu’il éleva à la lumière. L’objet se mit à luire d’un éclat de nacre.
« Voilà vos photos de vacances », dit-il à Gurgeh.
Il fixa quelque chose à l’extrémité du cure-dents, de sorte que le petit disque polychrome resta plaqué contre la pointe de l’outil comme s’il l’avait collé en place ; puis il le tint au-dessus de la flamme de la bougie jusqu’à ce qu’il se mette à frire, fumer et chuinter avant de s’écouler en gouttes ternes sur la cire.
« Désolé que vous ne puissiez pas le garder en souvenir, reprit Za.
« C’est un événement que je préfère oublier, répondit Gurgeh en secouant la tête.
« Bah ! Ne vous en faites pas. En revanche, ces deux chiennes ne s’en tireront pas comme ça, fit Za en souriant. Elles me doivent bien un petit service gratuit. Et même plusieurs. »
Za parut se réjouir à cette idée.
« Et c’est tout ? s’enquit Gurgeh.
« Elles ne faisaient que jouer un rôle. N’y voyez aucune malveillance. Ça vaut tout au plus une fessée », ajouta-t-il en tricotant des sourcils d’un air lascif.
Gurgeh soupira.
Comme ils regagnaient la galerie de transit afin de récupérer leur voiture, Za fit signe à quelques mâles et apicaux corpulents à l’air grave et indifférent qui attendaient sous la lumière verdâtre du tunnel, et jeta à l’un d’entre eux ce qui restait de la caméra. L’apical l’attrapa et se détourna, bientôt imité par les autres.
La voiture arriva quelques minutes plus tard.
« Non mais ! Vous avez vu à quelle heure vous rentrez ? Depuis combien de temps je suis là à vous attendre, moi, à votre avis ? Vous avez une partie à jouer demain, au cas où vous l’auriez oublié ! Regardez un peu dans quel état vous vous êtes mis ! Et cette égratignure, on peut savoir où vous l’avez ramassée ? Mais qu’est-ce que vous avez bien pu…
« Machine, fit Gurgeh, qui bâilla puis jeta sa veste sur un fauteuil du salon, allez donc vous faire foutre. »
Le lendemain matin, Flère-Imsaho refusa de lui adresser la parole. La machine vint le rejoindre dans le salon du module juste au moment où on l’appelait pour lui annoncer l’arrivée de Péquil et de la voiture, mais, lorsqu’il la salua, elle fit la sourde oreille ; dans l’ascenseur de l’hôtel, elle se contenta de vrombir et crépiter consciencieusement, encore plus fort que d’habitude. Une fois dans la voiture, elle se montra tout aussi peu communicative. Gurgeh ne s’en plaignait pas outre mesure.
« Mais, Gurgee, vous vous êtes fait mal, observa Péquil en considérant d’un œil inquiet l’égratignure qui ornait la joue de Gurgeh.
« Oui, répondit ce dernier en souriant et en caressant sa barbe, je me suis coupé en me rasant. »
Sur le Tablier de Forme se livrait une guerre d’usure.
Les neuf autres joueurs s’étaient ligués contre lui depuis le début, jusqu’à ce que leur coalition devienne par trop manifeste. Il avait mis à profit l’avantage acquis sur le tablier précédent pour se constituer une enclave, petite mais dense, et quasiment imprenable ; il y passa deux jours entiers sans rien faire d’autre que laisser les autres s’y casser le nez. Si ses adversaires s’y étaient pris dans les règles, ils seraient vite venus à bout de lui ; seulement, ils s’efforçaient de ne pas trop laisser voir qu’ils se concertaient, et ne l’attaquaient donc que deux ou trois à la fois. De toute manière, chacun avait bien trop peur de s’affaiblir au point de ne pouvoir se défendre dans le cas où les autres lui tomberaient dessus tous ensemble.
Au bout de ces deux journées, quelques agences de presse déclaraient qu’il était injuste et discourtois de faire ainsi bloc contre l’étranger.
Flère-Imsaho – qui avait surmonté son ressentiment et daignait maintenant lui adresser la parole – estima que cette réaction pouvait fort bien être sincère et spontanée, mais qu’il était plus avisé de soupçonner une intervention de l’Empereur. D’après lui, le Bureau Impérial avait certainement fait pression sur l’Église qui, à n’en pas douter, avait formé le prêtre et financé ses ententes avec les autres joueurs. Toujours est-il que, le troisième jour, les assauts en commun jusque-là lancés contre Gurgeh cessèrent, et le jeu reprit un cours plus normal.
La salle de jeu était noire de monde. Les spectateurs payants étaient beaucoup plus nombreux. De multiples invités avaient déserté les autres salles pour venir voir jouer l’étranger. Les agences de presse avaient envoyé un contingent supplémentaire de reporters et de caméras. Sous l’égide du Juge, les joueurs du club réussirent à faire taire la foule aussi cette assistance brusquement grossie ne vint-elle pas particulièrement troubler Gurgeh. Néanmoins, il lui était difficile de se déplacer dans la salle pendant les pauses : il se faisait constamment accoster par des gens qui désiraient le questionner, ou simplement le voir de près.
Péquil passait le plus clair de son temps dans la salle de jeu, mais se souciait davantage de se trouver lui-même devant les caméras que de protéger Gurgeh contre tous ceux qui souhaitaient lui parler. Au moins contribuait-il à détourner l’attention des journalistes, ce qui permettait à Gurgeh de se concentrer sur le jeu.
Au cours des deux journées qui suivirent, Gurgeh remarqua un changement subtil dans la façon de jouer du prêtre et, à un degré moindre, dans le style de deux des autres participants.
Gurgeh avait proprement éliminé trois joueurs tandis que trois autres se faisaient évincer sans véritable combat par le prêtre. Les deux apicaux restants avaient établi leurs propres petites enclaves sur le tablier, et ne prenaient pas réellement part au jeu dans son ensemble. Gurgeh jouait bien, sans toutefois retrouver les sommets qu’il avait atteints le jour où il avait remporté la partie sur le Tablier d’Origine. Sa victoire sur le prêtre et les deux autres semblait acquise. En effet, petit à petit il prenait l’avantage, même s’il s’agissait d’une progression très lente. Le prêtre jouait mieux qu’avant, surtout en début de reprise, ce qui conduisit Gurgeh à penser qu’il recevait une aide de haut niveau pendant les pauses. Même chose pour les deux autres, bien que ceux-là bénéficiassent sans doute d’une assistance moins conséquente.
Néanmoins, lorsque la fin de la partie approcha, le cinquième jour de jeu, les choses se précipitèrent ; le prêtre s’effondra purement et simplement. Quant aux deux autres, ils déclarèrent forfait. Il s’ensuivit une nouvelle vague d’adoration pour Gurgeh, et les agences de presse se mirent à rédiger des éditoriaux exprimant une certaine inquiétude à l’idée qu’un être venu de l’Extérieur puisse si bien réussir. Quelques feuilles à sensation avancèrent même, par le biais d’éditoriaux, que l’étranger de la Culture employait une espèce de sixième sens ou un quelconque dispositif illicite. On avait découvert le nom de Flère-Imsaho, et on disait que c’était peut-être de ce côté-là qu’il fallait chercher l’origine des aptitudes inacceptables de Gurgeh.
« Ils disent que je suis un ordinateur, gémit le drone.
« Et moi un tricheur, répliqua Gurgeh d’un air pensif. La vie est cruelle, comme ne cessent de le dire les gens d’ici.
« Lorsqu’on vit ici, on a bien raison de le dire. »
La dernière manche, qui se joua sur le Tablier du Devenir, celle où Gurgeh se sentit le plus à l’aise, ne fut guère qu’une mascarade. Avant le début de la partie, le prêtre avait déposé auprès du Juge un plan objectif spécial, comme il en avait le droit en tant que détenteur du plus grand nombre de points après le joueur de tête. Manifestement, il visait la deuxième place ; il serait éliminé de la Première Série, mais il aurait une chance de la réintégrer s’il remportait les deux parties suivantes dans la deuxième.
Gurgeh crut y voir une ruse, et joua tout d’abord avec une grande prudence ; il s’attendait soit à une attaque groupée, soit à une initiative individuelle classique mais habile. Cependant, les autres semblaient jouer presque au jugé, jusqu’au prêtre qui avait l’air d’enchaîner le même genre de coups quelque peu mécaniques que pendant la toute première partie. Gurgeh risqua quelques modestes assauts préparatoires et ne rencontra que peu de résistance. Pour la beauté du geste, il divisa ses forces et entreprit une percée hardie dans le territoire du prêtre. Ce dernier s’affola, et après cela ne joua pratiquement plus un seul coup correct ; dès la fin de la reprise, il frôlait l’élimination.
Après la pause, Gurgeh essuya une attaque de la part des autres joueurs coalisés tandis que le prêtre restait cloué au bord du tablier. Gurgeh saisit l’allusion. Il donna un peu de marge de manœuvre au prêtre et le laissa attaquer deux des joueurs les plus faibles, afin qu’il retrouve sa position sur le jeu. Lorsque la partie s’acheva, Gurgeh était présent sur la quasi-totalité du tablier alors que les autres étaient soit éradiqués, soit confinés dans des zones exiguës et stratégiquement sans valeur. Gurgeh ne tenait pas particulièrement à s’acharner jusqu’au bout ; il devinait par ailleurs que, s’il s’y essayait, les autres formeraient aussitôt un front uni contre lui, même si cela devait révéler au grand jour le fait qu’ils se concertaient. Gurgeh se voyait offrir la victoire, mais s’il se montrait trop gourmand ou bien vindicatif, on le lui ferait payer cher. On se mit d’accord sur le statu quo, et la partie prit fin. Le prêtre arriva deuxième par le nombre de points, mais de justesse.
Une fois qu’ils eurent quitté la salle, Péquil le félicita à nouveau. Il avait atteint la deuxième manche de la Première Série ; il faisait désormais partie des rares Gagnants au Premier tour – dont le nombre total s’élevait à douze cents seulement – ainsi que des Qualifiés, deux fois plus nombreux. À partir de maintenant, il jouerait contre un seul individu. L’apical le supplia une fois de plus de donner une conférence de presse, mais une fois de plus Gurgeh refusa.
« Mais il le faut ! Qu’essayez-vous donc de faire ? Si vous ne leur accordez pas bientôt une quelconque déclaration, ils se retourneront contre vous ; cette aura de mystère ne fonctionnera pas éternellement, vous savez. En ce moment, tout le monde vous donne perdant ; profitez-en donc !
« Péquil, rétorqua Gurgeh, qui se rendait parfaitement compte qu’il insultait l’apical en s’adressant ainsi à lui sans autre forme de procès. Je n’ai pas la moindre intention de parler à qui que ce soit de ma façon de jouer, et tout ce qu’on pourra dire ou penser de moi ne me concerne pas. Je suis ici pour jouer à ce jeu, un point c’est tout.
« Vous êtes notre invité, remarqua froidement Péquil.
« Et vous êtes mes hôtes. »
Gurgeh tourna les talons et planta là l’officiel ; le trajet de retour en voiture se déroula dans le silence le plus complet, si l’on exceptait toutefois le vrombissement de Flère-Imsaho ; Gurgeh avait de temps en temps l’impression que la machine masquait – assez mal, d’ailleurs – de petits gloussements.
« C’est maintenant que les ennuis commencent.
« Pourquoi me dites-vous cela, vaisseau ? »
Il faisait nuit. Les portes arrière du module étaient ouvertes, et Gurgeh entendait le lointain bourdonnement du planeur que la police avait posté là pour tenir à l’écart les appareils des agences de presse ; elles laissaient entrer par la même occasion l’odeur de la ville, tiède, épicée et chargée de fumée. Gurgeh planchait sur un problème classique de face-à-face en prenant des notes. C’était le meilleur moyen qu’il avait trouvé de s’entretenir avec le Facteur limite compte tenu du décalage temporel : il disait ce qu’il avait à dire, puis coupait la communication et réfléchissait au problème pendant que le rayon de lumière HV fonçait dans un sens, puis dans l’autre. Puis, lorsque la réponse arrivait, il se remettait en mode conversationnel ; il avait presque l’impression de soutenir une discussion normale.
« Parce que désormais, moralement parlant, il vous faudra jouer cartes sur table. Vous serez en face à face ; vous devrez définir vos principes philosophiques, présenter vos prémisses. Vous vous verrez donc contraint de leur révéler certaines de vos valeurs. Je crains que cela ne cause quelques problèmes.
« Vaisseau, répondit Gurgeh en gribouillant des notes sur une tablette réservée à cet effet tout en étudiant la projection holo devant lui. Je ne suis même pas sûr de posséder des valeurs.
« Moi, je crois que si, Jernau Gurgeh ; et le Bureau Impérial des Jeux voudra les connaître, pour la forme. J’ai bien peur qu’il ne vous faille trouver quelque chose à leur dire.
« Qu’est-ce qui m’y oblige ? Et quelle importance, d’ailleurs, puisque je ne peux gagner au jeu ni poste ni grade, et que je n’en retirerai pas la moindre parcelle de pouvoir ? Alors, quelle différence cela fait-il que je croie en ceci ou en cela ? Ils sont bien forcés de savoir ce que pensent les gens au pouvoir, cela je le comprends ; mais moi ? Moi, je veux seulement prendre part au jeu.
« Certes, mais ils auront besoin de ces renseignements pour leurs statistiques. Vos opinions n’entrent peut-être pas en ligne de compte en ce qui concerne les propriétés électives du jeu, mais ces gens doivent tenir un registre : quelle catégorie de joueurs remporte tel ou tel genre de partie, etc. En outre, ils voudront savoir vers quelle position politique extrémiste vous penchez. »
Gurgeh regarda l’écran.
« Extrémiste ? Que voulez-vous dire ?
« Jernau Gurgeh, répondit la machine en accompagnant ses paroles d’un son évoquant un soupir. Les systèmes coupables n’admettent pas l’innocence. Comme dans tous les appareils gouvernementaux persuadés qu’ils ne peuvent avoir que des sympathisants d’un côté et des opposants de l’autre, nous faisons partie des opposants. Et c’est pareil pour vous personnellement, si vous prenez la peine d’y réfléchir. Votre façon de penser vous place à elle seule dans les rangs de ses ennemis. Ce n’est peut-être pas votre faute, étant donné que chaque société impose certaines de ses valeurs à ceux qui ont été élevés en son sein, mais il faut savoir que certaines sociétés s’efforcent de porter cet effet à son comble tandis que d’autres tentent de le minimiser. Celle dont vous venez entre dans la deuxième catégorie, et on vous demande de vous expliquer devant une société appartenant à la première. Employer des faux-fuyants sera peut-être plus difficile que vous ne l’imaginez ; quant à la neutralité, elle est probablement impossible. On ne peut pas choisir de ne pas avoir ses propres opinions politiques ; il ne s’agit pas d’une série distincte d’entités détachables du reste de votre être. Elles sont une fonction de votre existence. Je le sais, et ils le savent aussi. Vous feriez mieux de l’accepter. »
Gurgeh considéra la question.
« Puis-je mentir ? interrogea-t-il enfin.
« Vous voulez sans doute dire : “Serait-il sage de présenter des prémisses fausses ?” et non “Suis-je capable de proférer des contre-vérités ?” ? »
Gurgeh secoua négativement la tête.
« Ce serait sans doute là la démarche la plus avisée. Cela dit, il vous sera sans doute difficile de prononcer devant eux des professions de foi qui leur conviennent sans les trouver vous-même moralement répugnantes. »
Gurgeh reporta son regard sur l’affichage holo.
« Je vous surprendrais peut-être, marmonna-t-il. Et puis de toute manière, si ce que je leur dis n’est pas vrai, je ne vois pas comment je pourrais trouver cela répugnant.
« C’est une question intéressante ; si l’on part du principe que, moralement, on n’est pas foncièrement opposé au fait de mentir, surtout si on agit dans un but nettement ou relativement égocentrique, et non désintéressé, voire charitable, alors…
Gurgeh cessa d’écouter pour se consacrer à son holo. Une fois qu’il connaîtrait l’identité de son adversaire, il devrait absolument étudier les jeux auxquels il avait participé.
Il se rendit compte que le vaisseau s’était tu.
« Écoutez, vaisseau, reprit-il. Je vous suggère d’y réfléchir un peu. Vous semblez beaucoup plus captivé que moi par cette question, et de toute façon j’ai déjà assez à faire. Alors pourquoi ne pas essayer de parvenir, entre vérité et recherche de l’intérêt personnel, à un compromis qui satisferait tout le monde, hein ? Je serai probablement d’accord avec tout ce que vous pourrez me proposer.
« Très bien, Jernau Gurgeh. Je serais ravi de me charger de cette tâche. »
Gurgeh souhaita bonne nuit au vaisseau. Il acheva son étude du face-à-face, éteignit l’écran, se leva et s’étira en bâillant. Puis il sortit du module d’un pas nonchalant et s’enfonça dans les ténèbres brun orangé du jardin, sur le toit de l’hôtel. Il faillit entrer en collision avec un grand mâle en uniforme.
Le garde le salua – Gurgeh ne savait jamais comment répondre à ce geste-là – et lui tendit un morceau de papier. Il le prit et remercia le garde, qui retourna se poster en haut de l’escalier.
Gurgeh réintégra le module en essayant de déchiffrer le billet.
« Flère-Imsaho ? » lança-t-il sans très bien savoir si la petite machine était là ou non.
Mais celle-ci sortit d’une autre pièce sous sa forme non travestie, donc silencieuse ; elle portait un grand livre abondamment illustré concernant les espèces ailées de la planète Eä.
« Oui ?
« Que dit ce papier ? » fit l’homme en brandissant le billet.
Le drone s’éleva à sa hauteur.
« Mis à part les fioritures impériales, on aimerait vous voir demain au palais afin de vous prodiguer des félicitations. Autrement dit, on veut voir à quoi vous ressemblez.
« Je suppose que je suis obligé d’y aller ?
« En effet, oui.
« Y est-il fait mention de vous ?
« Non, mais je viendrai quand même ; tout ce que je risque, c’est de me faire jeter dehors. De quoi parliez-vous, avec le vaisseau ?
« Il va présenter mes Prémisses à ma place. J’ai également eu droit à un cours sur le conditionnement social.
« Il est plein de bonnes intentions, répondit le drone. Il préfère simplement ne pas laisser un individu dans votre genre se charger de cette mission délicate.
« Vous étiez sur le point de sortir, n’est-ce pas, drone ? » fit Gurgeh en rallumant l’écran avant de prendre place devant lui.
Il trouva le canal des joueurs-de-jeux dans la gamme des fréquences impériales, et chercha à savoir si l’on avait procédé au tirage au sort pour les face-à-face de la deuxième manche. Mais on ne connaissait pas encore le résultat, qui devait être rendu public dans les minutes qui suivaient…
« À vrai dire…, répondit Flère-Imsaho, il y a bien cet oiseau nocturne, fort intéressant, qui se nourrit de poisson et vit dans un estuaire situé à cent kilomètres d’ici à peine, et je me disais justement que…
« Je ne voudrais surtout pas vous retenir », dit Gurgeh juste au moment où l’on commençait à annoncer les résultats du tirage au sort sur la chaîne impériale consacrée aux jeux.
L’écran s’emplit progressivement de chiffres et de noms.
« Très bien. Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter la bonne nuit, fit le drone avant de s’éloigner dans les airs.
« Bonne nuit », fit Gurgeh en agitant la main sans se retourner.
Il ne sut pas si le drone lui répondit ou non.
Il trouva son classement sur l’écran : son nom y figurait à côté de celui de Lo Wescekibold Ram, directeur en exercice de la Commission Impériale des Monopoles. Il était classé Niveau Cinq Degré Un, ce qui signifiait qu’il comptait parmi les soixante meilleurs joueurs-de-jeux de l’Empire.
Le lendemain était le jour de congé de Péquil. On envoya à Gurgeh un appareil impérial, qui vint se poser à côté du module et l’emporta ensuite vers le palais en survolant la ville avec Flère-Imsaho (revenu fort tard de son expédition dans l’estuaire). Enfin ils se posèrent sur le toit d’un imposant ensemble d’immeubles de bureaux donnant sur l’un des jardins inclus dans l’enceinte du palais ; on leur fit descendre un vaste escalier luxueusement moquetté menant à un bureau très haut de plafond où un serviteur demanda à Gurgeh s’il désirait quelque chose à boire ou à manger. Gurgeh répondit par la négative, et lui et la machine se retrouvèrent seuls.
Flère-Imsaho se dirigea vers les hautes fenêtres, tandis que Gurgeh contemplait quelques portraits peints accrochés aux murs. Au bout d’un court moment, un apical d’allure juvénile fit son apparition. Il était grand et portait l’uniforme de la Bureaucratie Impériale, mais dans une version moins surchargée que la moyenne et qui faisait un peu plus sérieux.
« Bonjour, monsieur Gurgeh. Je m’appelle Lo Shav Olos.
« Bonjour », répondit Gurgeh.
Ils échangèrent des signes de tête polis, puis l’apical se dirigea prestement vers un grand bureau dressé devant les fenêtres et y déposa une volumineuse pile de papiers avant de s’asseoir.
Lo Shav Olos tourna la tête et regarda Flère-Imsaho, qui bourdonnait et crachotait dans les parages.
« Et ce doit être là votre petite machine.
« Son nom est Flère-Imsaho. Elle m’aide à parler votre langue.
« Je vois. (L’apical lui indiqua du geste un siège tarabiscoté devant son bureau.) Je vous en prie, asseyez-vous. »
Gurgeh s’exécuta, et Flère-Imsaho vint se suspendre dans les airs à côté de lui. Le serviteur revint porteur d’une coupe de cristal, qu’il posa sur le bureau à côté d’Olos. Celui-ci but, puis déclara :
« Vous n’avez guère besoin d’aide pour cela, monsieur Gurgeh. (Le jeune apical sourit.) Vous parlez un eächic excellent.
« Merci.
« Permettez-moi de joindre mes félicitations personnelles à celles du Bureau Impérial, monsieur Gurgeh. Vous avez réussi au-delà de toutes nos attentes. Si j’ai bien compris, il ne vous a fallu qu’un tiers d’une de nos Grandes Années pour apprendre le jeu.
« C’est exact, mais je trouvais l’Azad si intéressant que je n’ai pratiquement rien fait d’autre pendant tout ce temps. De plus, il a en commun plusieurs concepts avec certains des jeux que j’ai étudiés par le passé.
« Tout de même, vous avez vaincu des gens qui ont consacré toute leur vie à l’apprentissage du jeu. Le prêtre Lin Goforiev Tounse bénéficiait de bons pronostics.
« Je m’en suis rendu compte, sourit Gurgeh. Peut-être ai-je eu de la chance. »
L’apical émit un petit rire et se laissa aller contre le dossier de son siège.
« Peut-être, en effet. Je suis désolé de constater que votre chance n’a pas duré jusqu’au tirage au sort de la manche suivante. Lo Wescekibold Ram est un joueur redoutable, et nombreux sont ceux qui s’attendent à le voir améliorer encore son dernier score.
« J’espère être à la hauteur.
« Nous l’espérons aussi. (L’apical porta à nouveau la coupe à ses lèvres et but. Puis il se leva et alla à la fenêtre qui, derrière le bureau, donnait sur les jardins. Là, il se mit à gratter la vitre comme s’il y avait une tache sur le verre.) Bien que ce ne soit pas à strictement parler de mon ressort, j’avoue que je suis impatient de connaître vos intentions pour la présentation des Prémisses, reprit-il en se retournant vers Gurgeh.
« Je ne suis pas encore tout à fait fixé sur la formulation, répondit celui-ci. Je les présenterai sans doute demain. »
L’apical hocha la tête d’un air pensif, puis tira sur une des manches de son uniforme impérial.
« Puis-je me permettre de vous recommander une certaine… circonspection, monsieur Gurgeh ? »
Ce dernier demanda au drone de traduire le mot « circonspection ». Olos attendit, puis reprit :
« Naturellement, vous êtes tenu de vous inscrire auprès du Bureau ; mais, comme vous ne l’ignorez pas, votre capacité dans ces jeux revêt un aspect purement honorifique ; la teneur exacte de vos Prémisses n’aura donc qu’une valeur, disons… statistique, n’est-ce pas ? »
Gurgeh demanda au drone de traduire « capacité ».
« Charabia, joueur-de-jeux-tu-il, marmotta Flère-Imsaho en marain. (Il avait l’air fâché.) Tralala ; toi mot statut avantement avoir employeuré en eächic déjà. Ami-ami… cros, ici. Pas les tuyauter lingo, d’ac ? »
Gurgeh réprima un sourire. Olos poursuivit :
« La règle veut que les concurrents soient prêts à défendre verbalement leurs opinions au cas où le Bureau jugerait nécessaire d’en interroger un ; mais, comme vous le comprendrez j’espère, il est très improbable que cela tombe sur vous. Le Bureau Impérial a bien conscience du fait que les… valeurs de votre société peuvent être fort éloignées des nôtres. Nous n’avons aucunement l’intention de vous causer de la gêne en vous obligeant à révéler des choses que la presse et la majorité de nos citoyens pourraient trouver… choquantes. (Il sourit.) À titre personnel, tout à fait entre nous, je crois que vous pourriez vous montrer résolument… on pourrait presque dire « vague »… sans que personne ne s’en trouve particulièrement incommodé.
« “Particulièrement” ? fit Gurgeh d’un air innocent à l’intention du drone.
« Encore baragouin-deux-trois billetrivenique pline ferde, ma quantesipiliche nomonomo patience vertesichie zozelique a zibidique des dique limites, Gurgeh. »
Gurgeh toussa bruyamment.
« Pardonnez-moi, dit-il à Olos. Oui. Je vois. Je m’en souviendrai au moment d’exposer mes Prémisses.
« Je m’en réjouis, monsieur Gurgeh, répondit Olos en regagnant son siège. Je n’ai fait qu’exprimer mon opinion personnelle, naturellement, et sachez que je n’ai aucun lien avec le Bureau Impérial ; mon service est tout à fait indépendant de cette institution. Néanmoins, l’une des grandes forces de l’Empire est sa cohésion, son… unité, et je suis certain de ne pas beaucoup me tromper quand je prédis l’attitude d’un autre département de l’Empire. (Lo Shav Olos eut un sourire indulgent.) Nous faisons corps, voyez-vous.
« Je vois, répondit Gurgeh.
« Je n’en doute pas. Mais dites-moi… êtes-vous très impatient de vous rendre à Echronédal ?
« Particulièrement impatient ; je sais qu’il est rare qu’un tel privilège soit accordé aux joueurs invités.
« C’est vrai, répondit Olos d’un air amusé. Rares sont les invités admis sur la Planète du Feu. C’est un endroit sacré, en plus d’être en soi le symbole de la nature éternelle de l’Empire et du Jeu.
« Ma gratitude dépasse de loin ma capacité à l’exprimer », ronronna Gurgeh en s’inclinant imperceptiblement.
Flère-Imsaho fit entendre un fort crachotement. Olos sourit de toutes ses dents.
« Je suis tout à fait certain qu’après avoir établi votre compétence – voire votre talent – au jeu, vous vous montrerez plus que digne de votre rang au château-de-jeu d’Echronédal. Bien… (L’apical jeta un coup d’œil à l’écran enchâssé dans son bureau.) Je vois qu’il est l’heure pour moi d’assister à l’une de ces réunions abominablement ennuyeuses du ministère du Commerce. Je préférerais de loin poursuivre cette conversation, monsieur Gurgeh, mais elle doit malheureusement être écourtée, dans l’intérêt de la régulation de la circulation des biens entre nos nombreux mondes.
« Je comprends parfaitement, fit Gurgeh en se levant en même temps que l’apical.
« Je suis heureux d’avoir fait votre connaissance, monsieur Gurgeh, sourit Olos.
« Moi de même.
« Permettez-moi de vous souhaiter bonne chance dans la partie que vous allez jouer contre Lo Wescekibold Ram, reprit l’autre en reconduisant Gurgeh à la porte. Je crains que vous n’en ayez grand besoin. Mais je suis sûr que ce sera une partie intéressante.
« Je l’espère », répondit Gurgeh.
Tous deux sortirent de la pièce. Olos lui tendit la main ; Gurgeh la serra en s’autorisant à manifester un tant soit peu de surprise.
« Bonne journée, monsieur Gurgeh.
« Au revoir. »
Sur ces mots, on reconduisit Gurgeh et Flère-Imsaho jusqu’à l’appareil qui les attendait sur le toit, pendant que Lo Shav Olos partait à grandes enjambées pour sa réunion en empruntant un autre couloir.
« Espèce de salopard ! s’écria le drone en marain dès qu’ils eurent réintégré le module. D’abord vous me demandez la signification de deux mots que vous connaissez déjà, et ensuite vous les employez tous les deux avant de… »
Gurgeh, qui avait écouté cette déclaration en secouant la tête, l’interrompit.
« Vous ne comprenez pas grand-chose aux jeux, n’est-ce pas, drone ?
« Je vois bien quand les gens jouent les idiots.
« C’est toujours mieux que de jouer au petit animal de compagnie, machine. »
Flère-Imsaho émit un son évoquant un individu prenant son souffle avant de répondre, puis parut hésiter et se ravisa.
« Bref… Au moins, vous n’avez plus à vous en faire pour vos Prémisses, maintenant (Il produisit un bruit de gloussement manifestement forcé.) Ils ont encore plus peur que vous que vous ne disiez la vérité ! »
L’affrontement entre Gurgeh et Lo Wescekibold Ram retint l’attention générale. Fascinée par cet étranger bizarre qui refusait de lui parler, la presse envoya sur place ses commentateurs les plus acerbes, ainsi que ceux de ses cameramen les plus doués pour saisir au vol les expressions fugitives qui rendaient le sujet laid, lui donnaient l’air idiot ou méchant (et de préférence les trois à la fois). Gurgeh et sa physionomie extra-eächic étaient considérés par certains comme un défi, et par d’autres comme une proie facile, mais non dénuée d’importance.
De très nombreux amateurs payants avaient échangé leurs billets pour d’autres parties afin de pouvoir assister à celle-là, et la zone réservée aux invités était bien loin de pouvoir accueillir tous ceux qui auraient voulu s’y masser ; pourtant, le jeu ne se déroulait plus dans la première salle où s’était rendu Gurgeh, mais sous un immense chapiteau dressé dans un parc, à deux ou trois kilomètres seulement du Grand Hôtel et du Palais Impérial. Bien qu’il contînt trois fois plus de monde que l’ancienne salle, il n’en était pas moins bourré à craquer.
Péquil arriva comme d’habitude dans la voiture du Bureau des Affaires étrangères, et emmena Gurgeh jusqu’au parc. L’apical n’essayait plus de se placer devant les caméras ; au contraire, il s’acharnait à les chasser afin de dégager la voie.
Gurgeh fut présenté à Lo Wescekibold Ram, un apical corpulent mais de petite taille, aux traits plus rudes qu’il ne s’y était attendu et à l’allure martiale.
Ram s’acquitta des parties mineures avec un style rapide et incisif, et ils en terminèrent deux le premier jour pour se retrouver plus ou moins ex æquo. Ce ne fût qu’au moment où il se sentit plonger dans le sommeil, ce soir-là, que Gurgeh comprit à quel point sa concentration avait été grande. Il dormit presque six heures.
Le lendemain, ils entamèrent une autre partie mineure, mais décidèrent d’un commun accord de la prolonger jusqu’à la séance du soir ; Gurgeh avait l’impression que l’apical le mettait à l’épreuve, qu’il cherchait à l’épuiser, ou du moins à tester les limites de son endurance. Il leur fallait encore arriver au bout des six parties mineures avant de s’attaquer aux trois tabliers principaux, et Gurgeh se rendait maintenant compte qu’il était beaucoup plus éprouvant pour lui de jouer contre Ram seul que contre les neuf autres joueurs précédents.
À l’issue d’une lutte sévère qui dura jusqu’à minuit, Gurgeh termina avec un léger avantage. Il dormit sept heures et s’éveilla juste à temps pour se préparer en vue de sa nouvelle journée de jeu. Il s’obligea à émerger en endocrinant l’endodrogue que la Culture préconisait au petit déjeuner, Hop là !, et fut un peu déçu de trouver Ram aussi frais et dispos que lui.
Là encore, ce fut une guerre d’usure qui leur prit tout l’après-midi ; mais Ram ne proposa pas de poursuivre la partie pendant la séance nocturne. Gurgeh passa la soirée à discuter du jeu avec le vaisseau puis, histoire de se changer les idées, il regarda un moment les émissions de l’Empire.
Il y avait des aventures, des jeux, des comédies, des bulletins d’information et des documentaires. Il chercha les comptes rendus de sa performance. On parlait bien de lui, mais la partie, plutôt terne ce jour-là, ne méritait guère de commentaires. Il vit bien que les agences de presse étaient de moins en moins bien disposées à son égard, et se demanda si elles regrettaient à présent de l’avoir défendu lorsque les autres s’étaient ligués contre lui, lors de la première manche.
Au cours des cinq jours qui suivirent, les chaînes d’informations se firent de plus en plus acerbes dans leurs commentaires sur « Gurgey l’Étranger » (l’eächic étant, sur le plan phonétique, moins subtil que le marain, son nom serait toujours prononcé à tort et à travers). À l’issue des parties mineures, il avait réussi à se maintenir à peu près au même niveau que Ram ; puis il le battit sur le Tablier d’Origine après être tombé au plus bas, et perdit sur le Tablier de Forme, mais de justesse.
La presse décréta illico que Gurgeh représentait une menace pour l’Empire et pour le bien commun, et lança une campagne visant à le faire expulser d’Eä. On prétendit qu’il était en communication télépathique avec le Facteur limite, ou encore le robot Flère-Imsaho, qu’il employait toutes sortes de drogues dégoûtantes emmagasinées dans ce lieu de perdition, ce supermarché de la drogue où il vivait, à savoir sur le toit du Grand Hôtel, puis – comme s’ils venaient de s’en rendre compte – qu’il pouvait synthétiser ces drogues à l’intérieur de son propre corps (vrai) à l’aide de glandes arrachées à des enfants en bas âge durant d’horribles opérations qui leur étaient fatales (faux). Ces substances avaient pour effet de le transformer tantôt en super-ordinateur, tantôt en maniaque sexuel aux mœurs barbares (quand ce n’était pas les deux).
L’une de ces agences dénicha les Prémisses présentées par Gurgeh, qui avaient en fait été rédigées par le vaisseau et déposées auprès du Bureau des Jeux. On y vit le discours ambigu et trompeur typique de la Culture, la recette de l’anarchie et de la révolution. La presse adopta alors un ton confidentiel et plein de révérence pour en appeler loyalement à l’Empereur et lui demander de « faire quelque chose au sujet de la Culture ». On reprochait par ailleurs à l’Amirauté de connaître depuis des décennies l’existence de cette bande de pervers visqueux sans leur avoir jamais montré qui commandait, à défaut de les écraser purement et simplement (Audacieuse, une des agences alla jusqu’à prétendre que l’Amirauté ignorait l’emplacement exact de la planète mère de la Culture.) On pria le ciel pour que Lo Wescekibold Ram élimine radicalement Gurgey l’Étranger du Tablier du Devenir, comme la Marine se débarrasserait un jour radicalement de cette Culture corrompue et socialisante. On pressait Ram d’en recourir à l’option physique s’il y était contraint ; alors on verrait ce que cet Étranger à la manque avait dans le ventre (littéralement parlant, peut-être !).
« Est-ce que tout cela est sérieux ? demanda Gurgeh au drone en se détournant de l’écran, l’air amusé.
« On ne peut plus sérieux », répondit Flère-Imsaho.
Gurgeh rit et secoua la tête. Les gens ordinaires devaient être remarquablement stupides, songea-t-il, s’ils avalaient ces absurdités.
Au bout de quatre jours de jeu sur le Tablier du Devenir, Gurgeh se retrouva en position de remporter la victoire. Après la partie, il vit Ram s’entretenir d’un air soucieux avec quelques-uns de ses conseillers ; il s’attendit plus ou moins à ce que l’apical offre son abandon à la fin de la séance de l’après-midi. Mais Ram décida de continuer la lutte ; ils se mirent d’accord pour renoncer à la séance du soir, et reprendre le lendemain matin.
La gigantesque toile de tente ondulait légèrement sous la caresse d’une brise tiède. Flère-Imsaho vint retrouver Gurgeh à la sortie. Péquil s’assurait que la voie était libre jusqu’à l’endroit où attendait la voiture. La foule se composait surtout de curieux désireux seulement de voir l’étranger, mais il y avait aussi quelques individus qui lui manifestèrent bruyamment leur hostilité, et un nombre encore plus réduit de gens venus l’acclamer. Ram et ses conseillers quittèrent la tente en premier.
« Il me semble apercevoir Shohobohaum Za dans la foule », fit le drone comme ils attendaient près de la sortie.
L’entourage de Ram encombrait toujours l’autre bout de l’étroit passage dégagé par deux haies de policiers. Gurgeh lança un coup d’œil à la machine, puis aux hommes en uniforme qui faisaient la chaîne en se tenant par les bras. Il ressentait encore la tension du jeu, et dans son sang circulait toujours une multitude de substances chimiques. Comme cela lui arrivait de temps en temps, tout ce qu’il voyait autour de lui lui semblait faire partie du jeu : les gens étaient positionnés comme des pions, regroupés selon le pouvoir qu’avait tel ou tel d’entre eux de prendre ou d’influencer tel ou tel autre. Le dessin de la toile de tente évoquait les zones de grille simple qu’on trouvait sur les tabliers. Les piquets faisaient penser à des sources d’énergie fichées en terre, attendant de dépanner quelque petit pion épuisé et soutenant un point capital du jeu. Les gens et les policiers composaient une figure évoquant les mâchoires brusquement refermées d’un mouvement de tenailles cauchemardesque… Tout faisait partie du jeu, tout était vu à sa lumière, traduit dans l’imagerie belliqueuse de son langage, évalué dans le contexte que sa structure propre imposait à l’esprit.
« Za ? » fit Gurgeh.
Il regarda dans la direction qu’indiquait le champ du drone, mais ne vit personne. Les derniers membres de la suite de Ram libérèrent la chaussée pavée où patientaient les voitures officielles. Péquil fit signe à Gurgeh d’avancer. Ils s’engagèrent donc entre les deux rangées de mâles en uniforme. Les caméras étaient pointées sur eux, les questions fusaient. Des bribes de slogan chanté s’élevèrent çà et là, et Gurgeh distingua une banderole flottant au-dessus des têtes sur laquelle on pouvait lire : « ÉTRANGER, RENTRE CHEZ TOI. »
« Manifestement, je ne suis pas très populaire, remarqua-t-il.
« C’est le moins qu’on puisse dire », renchérit Flère-Imsaho.
Tandis qu’il échangeait ces phrases avec le drone, Gurgeh se rendit compte avec un certain détachement, comme si un sens d’ordinaire réservé au jeu venait subitement de passer à l’action, que deux pas plus loin il se retrouverait tout près de… Voyons, il lui fallait faire un pas de plus pour pouvoir analyser le problème… Tout près de quelque chose de négatif, de discordant, à proximité d’un élément discordant… Il y avait quelque chose de… différent, quelque chose qui clochait dans le groupe de trois individus qu’il allait dépasser, sur sa gauche. On aurait dit des pions fantômes sans position définie qui se cachaient en territoire boisé… Il ne savait pas très bien ce qui ne collait pas chez ces trois-là, mais sentit tout de suite – tandis que les structures protagonisantes de ce sens-de-jeu prenaient le pas sur toutes ses autres pensées – qu’il n’était pas question de risquer une pièce dans cette zone-là.
… Encore un pas…
… Le temps de comprendre que la pièce qu’il ne tenait pas à risquer, c’était lui-même.
Il vit les trois individus entrer en mouvement et s’éloigner les uns des autres. Il se détourna et rentra instinctivement la tête dans les épaules : la première réaction d’un pion menacé, emporté par son élan et donc incapable de s’immobiliser ou de faire un bond en arrière, devant une telle attaque.
Plusieurs détonations sonores retentirent. Les trois individus se précipitèrent sur lui en forçant le barrage de police, comme un pion composite en pleine fragmentation. Au mouvement de protection qu’il avait amorcé s’enchaîna un plongeon suivi d’une roulade. C’était, se dit-il non sans délectation, le parfait équivalent dans la réalité du mouvement du pion à trébuchet expédiant à terre un attaquant léger. Il sentit une paire de jambes heurter son flanc, mais sans lui faire trop de mal ; puis quelque chose pesa sur lui et d’autres bruits vinrent à nouveau lui meurtrir les oreilles. Quelque chose de lourd lui tomba sur les jambes.
Il eut l’impression de s’éveiller.
On l’avait attaqué. Il y avait eu des éclairs, des explosions ; des gens s’étaient jetés sur lui.
Il se débattit contre le poids tiède, animal qui l’écrasait, l’individu qu’il avait fait trébucher. On entendait des cris ; les policiers allaient et venaient rapidement. Gurgeh vit Péquil à terre. Za était là aussi, debout, l’air complètement égaré. Quelqu’un poussait des hurlements. Pas trace de Flère-Imsaho. Il sentit quelque chose de chaud suinter à travers ses chausses.
Il lutta pour se dégager du corps tombé sur lui ; l’idée que l’individu – apical ou mâle, l’un des deux – pouvait être mort lui soulevait le cœur. Aidé d’un policier, Shohobohaum Za l’aida à se relever. On criait encore dans tous les coins ; les gens s’éloignaient ou se faisaient repousser de force, dégageant la zone où la chose s’était produite ; il y avait des corps étendus sur le sol, certains maculés d’un sang d’une teinte rouge orangé éclatante. En proie au vertige, Gurgeh se remit sur pieds.
« Ça va, joueur-de-jeux ? s’enquit Za en souriant.
« Oui, je crois », acquiesça Gurgeh.
Il avait du sang sur les jambes, mais d’après la couleur ce ne pouvait être le sien.
Flère-Imsaho descendit du ciel.
« Jernau Gurgeh ! Vous n’avez rien ?
« Non. (Gurgeh regarda autour de lui.) Que s’est-il passé ? demanda-t-il à Shohobohaum Za. Vous avez vu ce qui s’est passé ? »
Les policiers avaient dégainé et s’étaient attroupés autour de la scène ; les gens commençaient à s’en aller, et on repoussait à grands cris les caméras de la presse. Cinq policiers immobilisaient un individu au sol. Deux apicaux en civil gisaient dans l’allée ; celui à qui Gurgeh avait fait perdre l’équilibre était couvert de sang. Un policier montait la garde auprès de chaque cadavre, deux autres s’occupaient de Péquil.
« Ces trois individus vous ont attaqué », expliqua Za en indiquant d’un regard accompagné d’un mouvement de tête les deux corps et la silhouette dissimulée par les policiers.
Gurgeh entendit quelqu’un sangloter bruyamment au milieu de la foule qui se dispersait. Les journalistes continuaient de lancer des questions.
Za conduisit Gurgeh vers l’endroit où gisait Péquil, tandis que Flère-Imsaho s’agitait en vibrant au-dessus de leurs têtes. L’apical était étendu sur le dos, les yeux ouverts, les paupières battantes, tandis qu’un policier découpait la manche trempée de sang de sa veste d’uniforme.
« Ce pauvre vieux Péquil a écopé d’une balle perdue, commenta Za. Ça va, Péquil ? » s’exclama-t-il d’un ton jovial.
L’interpellé sourit faiblement et hocha la tête.
Za entoura de son bras les épaules de Gurgeh sans cesser de regarder autour de lui ; ses yeux étaient constamment en mouvement.
« Pendant ce temps, courageux et plein de ressources, votre drone prenait vingt bons mètres d’altitude à une vitesse supersonique.
« Je ne faisais que prendre un peu de recul afin de mieux voir ce qui…
« Vous êtes tombé, reprit Za toujours sans le regarder, et vous avez roulé sur vous-même. J’ai bien cru qu’ils vous avaient eu. J’ai réussi à mettre la main sur un de ces types et à lui flanquer un bon coup sur la tête, et je crois que c’est la police qui a descendu le deuxième. (Le regard de Za s’attarda momentanément sur le petit groupe amassé derrière le cordon de police ; c’était de là que venaient les sanglots.) Quelqu’un d’autre a reçu une balle, dans la foule ; une balle qui vous était destinée, comme les autres. »
Gurgeh baissa les yeux sur l’un des apicaux abattus ; il avait la tête inclinée sur l’épaule, à angle droit par rapport au corps ; il n’existait probablement pas un seul humanoïde sur les épaules duquel elle eût paru à sa place.
« Ouais, c’est celui que j’ai frappé, fit Za en jetant un bref regard à l’apical. Peut-être un peu fort, d’ailleurs.
« Je vous le répète, intervint Flère-Imsaho en contournant Gurgeh et Za pour venir leur faire face, je ne faisais que gagner de l’altitude pour…
« Mais oui, nous nous réjouissons que vous soyez sain et sauf, drone », coupa Za en écartant du geste l’encombrante machine vrombissante comme s’il s’agissait d’un gros insecte.
Puis il conduisit Gurgeh vers un apical en uniforme de police, qui faisait de grands gestes en direction des voitures. Le son des sirènes emplissait le ciel ainsi que les rues voisines.
« Ah ! Voilà les renforts », déclara Za comme une espèce de plainte progressivement déformée par l’effet Doppler se rapprochait du parc.
Un fourgon aérien rouge orangé surgit brusquement des cieux et atterrit sur l’herbe en soulevant une gerbe de poussière ; la toile du chapiteau battit, claqua et ondula sous l’onde de choc. Un deuxième contingent de policiers armés jusqu’aux dents sauta du fourgon.
Il y eut un moment d’hésitation, le temps de se demander si Gurgeh et les autres devaient ou non se diriger vers les voitures ; finalement, on les ramena sous le chapiteau et on prit leur déposition, ainsi que celle de quelques autres témoins. Malgré leurs protestations, deux membres de la presse se virent confisquer leur caméra.
Dehors, on embarquait dans le fourgon aérien les deux cadavres et le corps de l’agresseur touché. Une ambulance aérienne vint chercher Péquil, qui ne souffrait que d’une légère blessure au bras.
Au moment où Gurgeh, Za et le drone quittaient enfin le chapiteau pour regagner l’hôtel dans un véhicule aérien de la police, une ambulance de surface franchissait le portail du parc : elle venait chercher les deux hommes et la femme qui avaient été également blessés pendant l’attaque.
« Joli petit module », déclara Shohobohaum Za en se laissant tomber dans un fauteuil-moule.
Gurgeh s’assit à son tour. Le bruit que fit en redécollant l’appareil de police emplit l’intérieur du module. Flère-Imsaho cessa de bourdonner dès qu’ils furent entrés, et s’en fut dans une autre pièce.
Gurgeh commanda à boire au module et demanda à Za s’il désirait quelque chose.
« Module, fit ce dernier en se vautrant dans son fauteuil, l’air pensif. Je voudrais une double dose standard de staol avec du vin de foie d’aile-gauchie shungustériaung ; mettez par-dessus une bouchée d’esprit-de-cruchen d’Eflyre-Vrille dans une mousse de cascalo moyen, le tout surmonté de bizarelles rôties et servi dans un bol-osmose tippraulique de force trois, ou ce que vous pourrez concocter de plus approchant.
« L’aile-gauchie, vous la voulez mâle ou femelle ? s’enquit le module.
« Dans un endroit pareil ? s’esclaffa Za. Mais voyons… les deux !
« Cela va prendre quelques minutes.
« Je n’y vois pas d’inconvénient. (Za se frotta les mains, puis se retourna vers Gurgeh.) Alors comme ça, vous vous en êtes sorti vivant. Eh bien, bravo. »
Gurgeh prit un air hésitant l’espace de quelques instants, puis finit par répondre.
« Oui. Je dois vous remercier.
« Je vous en prie, ce n’était rien, ou presque, répondit Za avec un geste de la main. Si vous voulez savoir, je me suis bien amusé, en fait. Je regrette simplement d’avoir tué ce type.
« Je trouve votre point de vue bien magnanime, rétorqua Gurgeh. Il cherchait à me tuer. Et avec des balles, en plus. »
Gurgeh trouvait particulièrement horrible d’être frappé par une balle.
« Ma foi, reprit Za en haussant les épaules, que l’on soit tué par un projectile ou par un FAR, je ne sais pas si cela fait une grande différence. On est aussi mort dans un cas que dans l’autre. Mais tout de même, j’ai pitié d’eux ; ces pauvres gars ne faisaient certainement que leur boulot.
« Leur boulot ? » fit Gurgeh, perplexe.
Za bâilla et hocha la tête en s’étirant au milieu des replis du fauteuil-moule, qui accompagnaient tous ses mouvements.
« Mais oui ; ils sont certainement de la police secrète impériale, ou bien du Bureau 9, quelque chose dans ce genre. (Nouveau bâillement) Oh, on dira que c’étaient des civils mécontents… à moins qu’ils n’essaient de coller ça sur le dos des révols… encore que ce serait quelque peu improbable… (Za sourit, puis haussa les épaules.) Mais peut-être essaieront-ils tout de même, juste pour rire. »
Gurgeh réfléchit, puis déclara finalement :
« Non, décidément, je ne comprends pas. Vous disiez que ces gens étaient de la police. Alors comment…
« Secrète, Jernau. De la police secrète.
« … Mais comment peut-il y avoir des policiers secrets ? Je croyais que si la police était en uniforme, c’était justement pour pouvoir être facilement identifiée et exercer un effet dissuasif !
« Bonté divine ! » fit Za en enfouissant son visage dans ses mains.
Puis il releva la tête, regarda Gurgeh droit dans les yeux et prit une profonde inspiration.
« Bon… écoutez-moi. La police secrète se compose d’individus payés pour écouter ce que disent les gens qui ne considèrent pas la vue d’un uniforme comme dissuasive. Alors, si Untel n’a rien dit d’illégal mais prononcé des paroles considérées comme dangereuses pour la sécurité de l’Empire, ils l’enlèvent, ils l’interrogent et – en règle générale – ils le tuent. Il arrive qu’on l’envoie en colonie pénitentiaire, mais le plus souvent on l’incinère dans un vieux puits de mine ; l’atmosphère regorge de ferveur révolutionnaire ici, Jernau, et sous les rues des villes courent de riches filons de discours subversifs. Ces agents de la police secrète s’acquittent aussi d’autres tâches. Ce qui vous est arrivé aujourd’hui en est un exemple parmi d’autres. (Za se renfonça dans son fauteuil et haussa les épaules de manière exagérée.) Mais d’un autre côté, je suppose qu’on ne peut pas exclure les révols, ni les mécontents, d’ailleurs. Sauf qu’ils ne se comporteraient pas du tout en tant que tels… Mais la police secrète est tout à fait capable de ce genre de chose, vous pouvez me croire sur parole. Ah ! »
Un plateau approchait, présentant un grand bol posé sur un support ; une volute de vapeur s’échappait très visiblement de la surface multicolore du liquide dont il était empli. Za s’empara du plat.
« À l’Empire ! s’écria-t-il avant d’engloutir d’un seul trait sa boisson. (Il reposa violemment le bol sur le plateau.) Aaah ! » s’exclama-t-il.
Puis il renifla, toussa, s’essuya les yeux avec la manche de sa tunique et finit par regarder Gurgeh en clignant les yeux.
« Pardonnez-moi si je ne vous suis pas très bien, reprit Gurgeh, mais, si ces gens faisaient partie de la police impériale, ne doit-on pas supposer qu’ils exécutaient des ordres ? Que se passe-t-il donc ? L’Empire veut-il ma mort parce que je suis en train de battre Ram ?
« Hmm, répondit Za en toussotant. Vous faites des progrès, Jernau Gurgeh. Merde alors ! Je croyais qu’un joueur-de-jeux montrerait un peu plus de… rouerie… Vous êtes un chiot parmi les fauves, ici… Bref, en effet, il y a quelqu’un de haut placé qui veut votre perte.
« Vous croyez qu’ils essaieront encore ?
« Non, fit Za en secouant la tête. Trop prévisible ; il faudrait qu’ils soient bien désespérés pour tenter à nouveau une chose pareille… du moins dans un proche avenir. Pour moi, ils vont attendre de voir ce que vous ferez au cours du prochain jeu à dix, et, s’ils ne peuvent pas se débarrasser de vous à ce moment-là, ils obligeront votre prochain adversaire en face à face à utiliser l’option physique dans l’espoir que vous prendrez peur. Si vous tenez jusque-là.
« Je représente donc une telle menace pour eux ?
« Voyons, Gurgeh ! Ils viennent juste de comprendre leur erreur. Vous n’avez pas entendu les commentaires qu’ils ont diffusés avant votre arrivée ! Ils disaient que vous étiez vraiment le meilleur joueur de toute la Culture, une espèce de décadent mal dégrossi, un hédoniste n’ayant jamais travaillé de sa vie, un fat arrogant persuadé de remporter la victoire ; ils disaient que vous aviez toute une série de nouvelles glandes cousues dans le corps, que vous aviez couché avec votre mère, avec des hommes… et avec des animaux, pourquoi pas ? Que vous étiez à moitié ordinateur… Là-dessus, le Bureau a vu certaines des parties que vous aviez jouées pendant votre voyage jusqu’ici, et annoncé que…
« Comment ? coupa Gurgeh en se redressant brusquement. Que voulez-vous dire par là ?
« Ils m’ont demandé de leur communiquer certaines de vos parties récentes ; je me suis mis en contact avec le Facteur limite – vous parlez d’un raseur, celui-là ! – pour lui demander de m’envoyer la liste de vos coups dans les deux ou trois dernières parties que vous aviez jouées contre lui. Le Bureau a déclaré qu’en vertu de celles-ci il était absolument ravi de vous autoriser à employer vos endodrogues et tout le reste pendant le jeu… Je suis désolé ; je pensais que le vaisseau vous avait demandé votre autorisation préalable. Si je comprends bien, il n’en a rien fait ?
« Non, répondit Gurgeh.
« Quoi qu’il en soit, ils ont déclaré à ce moment-là que vous pouviez jouer, sans restrictions. Je ne crois pas qu’ils l’aient fait de gaieté de cœur – la pureté du jeu, vous comprenez –, mais ils avaient dû recevoir des ordres. L’Empire souhaitait prouver que, même avec vos avantages injustes, vous étiez incapable de vous maintenir dans la Première Série. En voyant le résultat de vos deux premiers jours de jeu contre le prêtre et ses sous-fifres, ils ont dû se frotter les mains de joie ; seulement, votre tour de force inattendu les a forcés à ravaler leur dépit. Faire en sorte que le tirage au sort vous oppose à Ram dans le face-à-face, voilà qui leur a sans doute paru une excellente combine ; seulement voilà que maintenant vous vous apprêtez à lui mettre le nez dans son caca ; alors ils paniquent. (Za eut un hoquet) D’où le sanglant cafouillage de cet après-midi.
« Alors, le résultat de ce tirage au sort n’était pas vraiment dû au hasard, hein ?
« Couilles divines, Gurgeh ! s’esclaffa Za. Mais bien sûr que non, voyons ! Bordel ! Je ne peux pas croire que vous soyez naïf à ce point ! »
Il resta là à secouer la tête, les yeux rivés au plancher, en hoquetant de temps en temps.
Gurgeh se leva et alla se tenir sur le seuil de la porte du module. Il se mit à contempler la ville chatoyante qu’enveloppait une brume de fin de soirée. S’y étiraient de longues ombres, qui étaient en réalité des tours ; on aurait dit des poils très espacés sur une peau de bête presque à nu. Dans le ciel passaient des aéros émettant une lueur d’un rouge crépusculaire.
Jamais de sa vie Gurgeh n’avait ressenti une telle colère, une telle frustration. Encore une sensation inconfortable à ajouter à celles qu’il accumulait depuis quelque temps, sensations qu’il avait attribuées au jeu et au fait d’y jouer sérieusement pour la première fois.
Tous ces gens semblaient le traiter comme un enfant. On décidait allègrement de ce qu’il fallait lui dire et lui taire, on lui cachait ce qu’il aurait dû savoir, et, quand on finissait par le lui dire, on lui reprochait de ne pas l’avoir su depuis le début.
Il jeta un regard à Za par-dessus son épaule, mais l’homme était toujours au même endroit à se frotter le ventre d’un air distrait. Il émit un rot sonore, puis sourit joyeusement et s’écria :
« Dis donc, module ! Mets-nous la chaîne dix !… Ouais, à l’écran. Allez ! »
Sur quoi il se leva et, d’un pas trottinant, alla se planter devant l’écran. Les bras croisés, il resta là à siffloter et sourire bêtement devant les images animées. De son côté, Gurgeh regarda aussi.
Dans le bulletin d’informations, on donnait un reportage montrant les troupes impériales débarquant sur une lointaine planète. Des villes brûlaient, petites et grandes, des files de réfugiés s’allongeaient en serpentant. Il y avait aussi des cadavres. Les familles en larmes des soldats tombés étaient interviewées. On voyait les autochtones victimes de l’invasion – des quadrupèdes velus à lèvres préhensiles – gisant ligotés dans la boue, ou bien agenouillés devant le portrait de Nicosar. L’un d’entre eux avait été tondu afin que, sur Eä on puisse voir à quoi ils ressemblaient sans cette masse de poils. Leurs lèvres étaient devenues des trophées fort prisés.
Le reportage suivant concernait Nicosar et la façon dont il avait écrasé son adversaire au jeu. On y voyait l’Empereur se déplaçant çà et là sur le tablier, puis signant des papiers dans un bureau, puis de nouveau sur le tablier, mais vu de loin, tandis qu’un commentateur portait aux nues son style-de-jeu.
Juste après vinrent les images de l’agression de Gurgeh. Celui-ci resta bouche bée devant le film de l’incident. Ce fut fini en un clin d’œil. On voyait quelqu’un bondir, lui-même tombait tandis que le drone filait vers le haut, puis il y avait quelques éclairs lumineux et Za surgissait de la foule. Suivait un moment d’agitation désordonnée, puis son propre visage s’affichait en gros plan ; ensuite, une vue de Péquil étendu au sol et une autre des attaquants morts. On le déclara choqué mais indemne, grâce à la prompte intervention de la police. Péquil n’était pas gravement atteint ; interviewé à l’hôpital, il décrivait ce qu’il ressentait. Les agresseurs, eux, étaient présentés comme étant des extrémistes.
« Ce qui signifie qu’ils décideront peut-être ultérieurement d’accuser les révols, commenta Za. (Il ordonna à l’écran de s’éteindre et se retourna vers Gurgeh.) Quand même, vous ne trouvez pas que j’ai été drôlement rapide ? reprit-il en souriant de toutes ses dents et en écartant largement les bras. Vous avez vu comme j’ai réagi ? C’était superbe ! (Il éclata de rire, pivota sur lui-même et, d’une démarche dansante, revint s’effondrer dans le fauteuil-moule.) Moi qui étais juste venu voir quel genre de tordus ils avaient envoyés manifester contre vous… Ah ! ce que je suis content d’avoir été là ! Quelle rapidité ! Ça c’est de la grâce animale, maestro ! »
Gurgeh admira la promptitude de la réaction de Za.
« Module ! Repasse-nous ça ! » cria-t-il.
Le module-écran s’exécuta ; Shohobohaum Za regarda en pouffant les quelques secondes qu’avait duré la scène. Il se la repassa plusieurs fois, au ralenti, en applaudissant à tout rompre, puis commanda de nouveau à boire. Cette fois-ci, le bol écumant arriva plus vite – les synthétiseurs du module avaient été bien avisés de mémoriser la formule. Voyant que Za n’avait pas la moindre intention de s’en aller, Gurgeh se rassit et commanda une collation ; l’autre ricana en s’entendant offrir à manger, et se contenta de croquer les bizarelles rôties qui accompagnaient son cocktail fumant.
Ils regardèrent les émissions impériales pendant que Za prenait tout son temps pour siroter à grand bruit son breuvage. Dehors un soleil se couchait, et les lumières de la ville scintillaient dans la pénombre. Flère-Imsaho apparut sans son déguisement – Za ne parut rien remarquer – et annonça qu’il sortait faire une nouvelle incursion parmi la population ailée de la planète.
« Ce truc ne s’envoie tout de même pas les oiseaux, non ? s’enquit Za une fois qu’il eut pris congé.
« Mais non », fit Gurgeh en buvant un peu de son vin léger.
Za émit un reniflement.
« Hé ! Ça vous dit de sortir encore, un de ces soirs ? Qu’est-ce que c’était marrant, l’autre fois, dans le Trou ! C’est bizarre, mais ça m’a drôlement plu. Alors, qu’est-ce que vous en dites ? Mais cette fois, on délire complètement ; on va leur montrer, à ces crétins constipés, de quoi sont capables les gars de la Culture quand ils décident vraiment de s’y mettre !
« Non, je ne crois pas, répondit Gurgeh. Pas après ce qui est arrivé la dernière fois.
« Vous voulez dire que vous ne vous êtes pas amusé du tout ? s’étonna Za.
« Pas tant que ça, non.
« Pourtant, on a passé des moments formidables ! On s’est saoulés, drogués, on s’est… enfin, l’un de nous deux s’est envoyé en l’air, et vous, vous n’en êtes pas passé loin… On s’est bagarrés et on a gagné, nom de nom ! Et là-dessus, on a réussi à s’enfuir… Bordel de merde, mais qu’est-ce qu’il vous faut de plus ?
« Rien, justement. Il m’en faudrait plutôt moins. Quoi qu’il en soit, j’ai d’autres jeux en vue.
« Vous êtes fou ! C’était… une merveilleuse bringue ! Merveilleuse ! »
Za appuya la tête contre le dossier de son fauteuil et se mit à respirer profondément. Gurgeh s’avança sur son fauteuil, posa le menton au creux de sa main et cala son coude sur son genou.
« Za, commença-t-il. Pourquoi buvez-vous autant ? Vous n’avez pas besoin de ça. Vous possédez les glandes standard. Alors, pourquoi ?
« Pourquoi ? répondit l’autre en redressant la tête. (Il regarda autour de lui, comme surpris de se retrouver là.) Pourquoi ? répéta-t-il. (Un hoquet) Vous me demandez pourquoi ? »
Gurgeh acquiesça. Za se gratta sous un bras, secoua la tête et prit l’air penaud.
« Quelle était la question, déjà ?
« Pourquoi buvez-vous autant ? répéta Gurgeh avec un sourire indulgent.
« Et pourquoi pas ? (Za écarta les bras et les laissa retomber contre ses flancs.) Enfin, vous n’avez donc jamais rien fait juste… Juste histoire de… Je veux dire… Je fais ça par emp… euh, empathie. C’est comme ça qu’on fait ici, vous savez. C’est leur porte de sortie ; c’est leur façon d’échapper à leur rang dans la glorieuse machine impériale… Et une fois en place, on est drôlement bien placé pour en apprécier les détails les plus infimes, croyez-moi… Tout colle parfaitement, vous savez, Gurgeh. J’ai tout compris. (Za eut un hochement de tête sagace et se tapota plusieurs fois la tempe, très lentement, du bout d’un doigt flaccide.) Tout compris, répéta-t-il. Réfléchissez-y : la Culture est tout ce qu’elle a… (Le doigt dessina une spirale dans l’air.)… inscrit dans les glandes ; des centaines de sécrétions, des milliers d’effets. Toutes les combinaisons sont possibles, et le tout gratuitement… Alors qu’avec l’Empire, ah-ha ! (Le doigt pointa vers le haut.) Avec l’Empire, il faut payer ! L’évasion est un bien de consommation comme les autres. Et concrètement, c’est ce truc-là : la boisson. Elle abaisse le temps de réaction ; les larmes viennent plus facilement… (Za porta deux doigts chancelants à ses joues.) Les poings aussi… (Il serra les poings et imita les mouvements de la boxe en donnant de petits coups devant lui.) Et puis… (Il haussa les épaules.) Ça finit par vous tuer. (Il regarda vaguement en direction de Gurgeh.) Vous comprenez ? (Il écarta de nouveau les bras, puis les laissa retomber mollement sur le fauteuil.) Et de toute façon, ajouta-t-il d’une voix tout à coup pleine de lassitude, non, je ne possède pas les glandes standard. »
Surpris, Gurgeh releva les yeux.
« Ah bon ?
« Eh non ! Trop dangereux. L’Empire aurait tôt fait de m’escamoter et de pratiquer sur ma personne l’autopsie la plus minutieuse de tous les temps. Pour voir comment les Cultur-nik sont en dedans, vous saisissez ? (Za ferma les yeux.) Il a fallu que je me fasse enlever presque tout, et puis… Quand je suis arrivé ici, j’ai dû laisser l’Empire pratiquer sur moi toutes sortes de tests, prélever toutes sortes d’échantillons… Qu’ils trouvent ce qu’ils cherchaient sans provoquer d’incident diplomatique : faire disparaître un ambassadeur…
« Je comprends. Je suis désolé. (Gurgeh ne savait plus quoi dire. Sincèrement, il ne s’était rendu compte de rien.) Alors, toutes ces drogues que vous me conseilliez d’endocriner…
« Des hypothèses, et quelques souvenirs aussi. (Za avait toujours les yeux fermés.) J’essayais simplement de me montrer amical envers vous. »
Gurgeh ressentit de la gêne, presque de la honte.
La tête de Za tomba en arrière et il se mit à ronfler. Soudain, ses paupières se rouvrirent et il bondit sur ses pieds.
« Bon, faut que je me sauve, énonça-t-il en faisant manifestement un effort suprême pour rassembler ses esprits. (Il vint se tenir devant Gurgeh, vacillant sur ses jambes.) Vous pouvez m’appeler un aérotaxi ? »
Gurgeh s’exécuta. Quelques minutes plus tard, après confirmation de Gurgeh via les gardes postés sur le toit, l’engin vint chercher Shohobohaum Za, qui embarqua en chantant.
Gurgeh resta un bon moment immobile tandis que la soirée avançait et que le second soleil se couchait, puis finit par dicter une lettre à Chamlis Amalk-ney en remerciant le vieux drone pour son bracelet-Orbitale, qui n’avait pas quitté son poignet. Il recopia la majeure partie de sa lettre, mais cette fois à l’intention de Yay, et leur raconta à tous deux ce qui lui était advenu depuis son arrivée. Il n’essaya pas de travestir la réalité du jeu, pas plus que celle de l’Empire proprement dit, et se demanda dans quelle proportion ces révélations arriveraient jusqu’à ses amis. Puis il alluma l’écran et s’efforça de résoudre quelques problèmes, avant d’analyser la partie du lendemain avec le vaisseau.
À un moment donné, il ramassa le bol de Shohobohaum Za, et vit au fond une petite quantité de liquide. Il huma le breuvage, puis secoua la tête et ordonna à un plateau d’emporter les restes.
Le lendemain, Gurgeh vint à bout de Lo Wescekibold Ram avec ce que la presse déclara être du « mépris ». Péquil était là, l’air tout à fait dans son état normal hormis son bras en écharpe. Il se déclara heureux que Gurgeh soit sorti indemne de l’attaque ; Gurgeh se déclara à son tour infiniment désolé que Péquil ait été blessé.
Ils firent en aéro l’aller et retour entre l’hôtel et le chapiteau ; le Bureau Impérial avait décrété que les trajets en surface faisaient décidément courir trop de risques à Gurgeh.
Lorsque ce dernier regagna son module, il apprit qu’il n’aurait droit à aucun répit : le Bureau des Jeux lui fit porter une lettre l’informant que sa prochaine partie à dix débuterait le lendemain matin.
« J’aurais préféré faire une pause », confessa-t-il au drone.
Il était en train de prendre une douche suspendue ; il planait donc dans les airs au beau milieu de la chambre anti-G, tandis que l’eau jaillissait de plusieurs directions à la fois avant d’être aspirée par de minuscules orifices pratiqués dans les cloisons semi-sphériques de la cabine. Des membranes artificielles empêchaient l’eau d’entrer dans ses narines, mais ses paroles s’accompagnaient tout de même d’une série de crachotements.
« Je veux bien vous croire, répondit Flère-Imsaho de sa petite voix flûtée. Ils essaient simplement de vous pousser à bout. Et naturellement cela signifie aussi que vous aurez à affronter les meilleurs joueurs, ceux qui ont réussi comme vous à s’acquitter très vite des premières manches.
« Cela m’était également venu à l’idée, figurez-vous », répliqua Gurgeh.
Il entrevoyait à peine le drone à travers le rideau de vapeur et de fines gouttelettes en suspension. Il se demanda ce qui arriverait si la machine se révélait comporter un quelconque défaut de fabrication, et qu’une goutte d’eau s’introduise dans sa coque. Il pivota paresseusement sur lui-même, verticalement, jusqu’à se retrouver tête en bas sous les jets capricieux d’air et d’eau.
« Vous pouvez toujours faire appel devant le Bureau. Pour moi, on fait manifestement preuve de discrimination à votre égard.
« C’est aussi mon avis. Ainsi que le leur, d’ailleurs. Et après ?
« L’appel aurait peut-être des résultats positifs.
« Eh bien, faites-le.
« Ne soyez pas stupide ; vous savez bien qu’ils ne tiennent aucun compte de moi. »
Les yeux clos, Gurgeh se mit à fredonner.
Parmi ses adversaires dans la présente manche à dix se trouvait le prêtre qu’il avait battu dans la première partie, Lin Goforiev Tounse ; celui-ci étant sorti vainqueur des jeux de Deuxième Série, il pouvait donc remonter en Première. Gurgeh regarda l’apical faire son entrée dans la salle attribuée au jeu dans ce complexe de loisirs, et sourit. C’était une mimique faciale azadienne qu’il se surprenait à adopter de temps en temps, inconsciemment, un peu comme un bébé tente d’imiter les expressions que prennent les adultes autour de lui. Il savait très bien qu’il n’y arriverait jamais tout à fait – son visage n’était pas bâti comme celui des Azadiens –, mais réussissait à reproduire assez fidèlement ce signal pour qu’on puisse l’interpréter sans ambiguïté.
Avec ou sans traduction, Gurgeh avait parfaitement conscience, à travers ce sourire, de dire : « Eh oui, c’est moi ! Je vous ai battu une fois, et je suis impatient de vous battre encore. » Un sourire d’autosatisfaction, de victoire, de supériorité. Le prêtre essaya bien de lui répondre dans le même langage, mais le résultat fut peu convaincant et l’apical ne tarda pas à se rembrunir, puis à détourner les yeux.
Le moral de Gurgeh remonta en flèche. Il se sentit tout empli d’allégresse ; une flamme claire brûlait dans sa poitrine. Il dut se contraindre au calme.
Les huit autres joueurs avaient, comme Gurgeh, remporté leur manche. C’étaient des hommes de l’Amirauté ou de la Marine, avec un colonel de l’Armée de terre, un juge, et trois bureaucrates. Tous excellents joueurs.
À ce stade de la Première Série, les concurrents s’engageaient dans de mini-tournois composés de face-à-face de moindre importance, et Gurgeh songea que ces dispositions lui laissaient une bonne chance de survivre à la rencontre ; sur les tabliers principaux, il devait s’attendre à une forme quelconque d’action concertée ; mais dans les face-à-face il avait la possibilité de se constituer un avantage suffisant pour essuyer les tempêtes à venir.
Il découvrit qu’il prenait grand plaisir à battre Tounse, le prêtre. Une fois que Gurgeh eut joué son dernier coup, qui lui valut la victoire, l’apical balaya du bras les pièces du tablier. Puis il se leva, se mit à lui hurler des imprécations et à le menacer du poing en tenant un discours délirant où il était question de drogues et de païens. Gurgeh se dit que naguère ce genre de réaction lui aurait donné des sueurs froides ; à tout le moins, il en aurait été affreusement gêné. Alors qu’aujourd’hui il se contentait de se laisser aller contre le dossier de sa chaise en souriant d’un air glacial.
Néanmoins, voyant son adversaire vociférer de plus belle, il craignit un instant que l’apical ne le frappe ; alors son rythme cardiaque s’accéléra quelque peu… Mais Tounse s’interrompit au beau milieu d’une phrase, regarda l’un après l’autre les spectateurs muets de stupeur, parut se rendre compte de ce qu’il était en train de faire et s’enfuit.
Gurgeh respira et relâcha les muscles de son visage. Le Juge impérial arriva, et s’excusa au nom du prêtre.
Il était toujours généralement admis que Flère-Imsaho fournissait à Gurgeh une quelconque forme d’aide pendant le jeu. Le Bureau déclara donc que, pour dissiper tout soupçon dans ce domaine, il serait préférable que la machine soit détenue dans les locaux d’une société informatique impériale à l’autre bout de la ville pendant la durée de chaque session. Le drone protesta bruyamment, mais Gurgeh accepta bien volontiers.
Il attirait toujours une foule de spectateurs. Certains venaient pour le siffler et lui lancer des regards furibonds jusqu’à ce que les officiels du jeu les fassent expulser sous bonne garde, mais pour la plupart ces gens étaient simplement désireux d’assister à la partie. Le complexe de loisirs comprenait un système de représentation schématique des tabliers principaux, de sorte que les gens qui n’avaient pu trouver place à l’intérieur pouvaient suivre le déroulement du jeu ; quelques-unes des séances auxquelles Gurgeh prit part furent même diffusées en direct, lorsqu’elles n’entraient pas en conflit horaire avec celles de l’Empereur.
Après le prêtre, Gurgeh joua successivement contre deux des bureaucrates ; puis ce fut le tour du colonel. Il remporta tous les face-à-face. Néanmoins, contre l’officier d’Armée de terre il ne gagna que de justesse. L’ensemble des parties occupa cinq journées, pendant lesquelles Gurgeh ne cessa de se concentrer au maximum. Il s’était dit qu’à la fin il n’en pourrait plus ; pourtant, s’il se sentait vidé de ses forces, la sensation qui primait toutes les autres était la jubilation. Il s’en était bien sorti ; au moins avait-il une chance de battre définitivement les neuf individus que l’Empire avait mis sur son chemin. Il allait enfin pouvoir se reposer. Pourtant, au lieu de cela, il se surprit à attendre impatiemment que les autres aient achevé leurs parties mineures, afin que l’affrontement sur les tabliers principaux puisse enfin commencer.
« Pour vous, tout va pour le mieux ! Seulement, moi, on me retient toute la journée prisonnier dans une salle de contrôle ! Une salle de contrôle, je vous demande un peu ! Ces têtes sans cervelle sont en train d’essayer de me sonder ! Alors qu’il fait un temps magnifique et qu’une des grandes saisons migratoires commence, je me retrouve bouclé en compagnie d’une bande de dronophiles haineux qui cherchent à me violer !
« Je suis désolé, drone, mais que voulez-vous que j’y fasse ? Si vous voulez, je vais déposer une demande visant à obtenir que vous restiez plutôt dans le module, mais je doute qu’on vous y autorise.
« Vous savez, Jernau Gurgeh, je ne suis pas obligé de faire tout cela ; je suis libre d’agir à ma guise. Si je voulais, je pourrais refuser tout net de les suivre. Je n’appartiens ni à vous ni à ces gens, et personne n’a le droit de me donner des ordres.
« Je le sais pertinemment. Seulement eux, ils l’ignorent. Bien sûr que vous faites ce que vous voulez… ce que vous jugez bon. »
Gurgeh se détourna et revint au module-écran, sur lequel il étudiait quelques modèles classiques de parties à dix. Flère-Imsaho avait viré au gris sous le coup de la contrariété. L’aura vert-jaune qu’il émettait normalement une fois débarrassé de son déguisement s’était faite de plus en plus pâle au cours des derniers jours. Gurgeh avait presque pitié de la petite machine.
« Ah oui ? geignit Flère-Imsaho (et Gurgeh eut l’impression que, s’il avait possédé une vraie bouche, il aurait fait la moue). Eh bien, ça ne se passera pas comme ça ! »
Sur cette remarque un tantinet boiteuse, le drone sortit en tourbillonnant du salon.
Gurgeh se demanda à quel point la machine souffrait d’être enfermée toute la journée. Depuis quelque temps, il se demandait si elle n’avait pas reçu l’ordre de l’empêcher de pousser le jeu trop loin. Dans ce cas, elle y serait probablement arrivée en refusant la détention ; Contact arguerait avec raison qu’on avait exagéré en demandant au drone de renoncer à sa liberté, et que ce dernier avait parfaitement le droit de rejeter cette requête. Gurgeh haussa les épaules ; de toute façon, il n’y pouvait rien.
Il passa à une autre partie classique.
Dix jours plus tard, la manche était terminée et Gurgeh libre d’accéder à la suivante ; il ne lui restait plus qu’un seul adversaire à battre et il irait à Echronédal pour les dernières manches, non pas en tant qu’observateur ou invité, mais bel et bien comme concurrent.
Il s’était constitué pendant les parties mineures l’avantage qu’il avait espéré accumuler, et n’avait même pas tenté de monter la moindre offensive de taille une fois sur les tabliers principaux. Il avait attendu que les autres viennent à lui, ce qu’ils n’avaient pas manqué de faire, mais en comptant qu’ils seraient moins disposés à collaborer entre eux que ses adversaires de la première manche. Ces joueurs-ci étaient des gens importants ; ils devaient se préoccuper de leur carrière, et, quelle que soit leur loyauté envers l’Empire, il leur fallait également prendre soin de leurs intérêts particuliers. Le prêtre était le seul à n’avoir pratiquement rien à perdre ; peut-être était-il donc prêt à se sacrifier pour le bien de l’Empire, et pour tout poste non dépendant du jeu que l’Église pourrait lui procurer.
Dans le jeu qui se tramait en dessous du jeu, Gurgeh estimait que le Bureau avait commis une erreur en lui opposant les dix premiers qualifiés. Il y avait bien là une certaine logique, dans la mesure où l’intention était de le priver de répit ; or, il était apparu qu’il n’en avait nul besoin. Dès lors, cette stratégie avait eu une conséquence fâcheuse : les adversaires provenaient tous d’une branche différente de l’arbre impérial ; il était donc plus difficile de les appâter au moyen d’une promotion interne. En outre, ils étaient moins susceptibles de connaître leurs styles-de-jeu respectifs.
Gurgeh avait également découvert un étrange phénomène appelé « rivalité entre services » – certains comptes rendus de jeux anciens lui avaient paru inexplicables jusqu’à ce que le vaisseau lui décrive le processus –, et s’était particulièrement efforcé de dresser l’un contre l’autre les hommes de l’Amirauté et le colonel de l’Armée de terre. Il n’avait pas fallu les pousser beaucoup.
Ce fut une rencontre toute professionnelle : on n’y dénota guère d’inspiration, mais elle se déroula en bon ordre, et Gurgeh joua mieux que les autres, tout simplement. Il continuait à l’emporter de peu, mais une victoire était une victoire. Il fut suivi de près par l’un des vice-amiraux de la Flotte, et ce fut Tounse, le prêtre, qui arriva bon dernier.
Une fois de plus, le calendrier du jeu – prétendument aléatoire, mais en réalité imposé par le Bureau – lui laissait le moins de temps possible entre les manches ; mais Gurgeh s’en réjouissait secrètement : cela signifiait qu’il était capable de maintenir de jour en jour le même degré de concentration élevé, et ne lui laissait pas le loisir de se faire du mauvais sang, ni même de réfléchir. Quelque part en lui, il y avait un Gurgeh qui assistait à ses propres succès avec la même stupeur que les Azadiens. Si ce Gurgeh-là venait jamais à se manifester, à occuper le devant de la scène et à prendre la parole pour dire : « Mais voyons… », il était pratiquement sûr que son courage l’abandonnerait, que le charme serait tout à coup rompu et que sa progression, qui était en réalité une chute, se muerait en plongeon dans la défaite. Comme disait le proverbe : tomber n’a jamais tué personne ; ce qu’il faudrait, c’est ne jamais s’arrêter de tomber…
Quoi qu’il en fût, il se sentait submergé par une vague d’émotions nouvelles et surpuissantes : la peur panique du danger et d’une éventuelle défaite ; l’exultation pure et simple à l’issue d’une initiative audacieuse qui se révélait finalement payante, ou d’une campagne qui apportait le triomphe ; l’horreur de discerner soudain dans sa position un point faible qui pouvait lui coûter la partie ; la bouffée de soulagement qu’il éprouvait en constatant que personne d’autre ne le remarquait et qu’il était encore temps d’y remédier ; la furieuse explosion de joie sans mélange qu’il ressentait en repérant pareille faiblesse dans le jeu de l’adversaire ; et pour finir, le bonheur infini de la victoire.
Sans compter, une fois à l’extérieur, la satisfaction supplémentaire de s’en sortir infiniment mieux que ne s’y étaient attendus tous les autres : la Culture, l’Empire, le vaisseau, le drone… Tous s’étaient trompés dans leurs prédictions ; autant de forteresses apparemment imprenables qui étaient pointant tombées devant lui. Il avait même dépassé ses propres espérances et, s’il redoutait quoi que ce soit, c’était qu’un quelconque mécanisme inconscient ne l’autorise maintenant à se détendre un peu, puisqu’il avait déjà tant prouvé, puisqu’il avait fait tant de chemin et battu tant d’adversaires. Il n’en était pas question ; il voulait continuer d’avancer. Tout cela lui plaisait beaucoup. Il désirait tester ses propres limites par l’intermédiaire de ce jeu exploitable à l’infini et infiniment exigeant, et refusait qu’une facette faible et peureuse de lui-même n’en vienne tout à coup à lui faire défaut. Il ne voulait pas non plus que l’Empire emploie des moyens malhonnêtes pour se débarrasser de lui. Mais là encore, il ne s’en souciait pas réellement. Qu’ils essaient donc de le tuer ; il éprouvait à présent un sentiment téméraire d’invincibilité. Il fallait avant tout les empêcher de le disqualifier en alléguant son non-respect de tel ou tel point de procédure. Voilà qui serait douloureux.
Il leur restait encore un moyen de l’arrêter. Il n’ignorait pas que lors du face-à-face ils n’hésiteraient pas à avoir recours à l’option physique. C’est ainsi qu’ils raisonneraient. Cet homme de la Culture ne relèverait pas le défi, il aurait bien trop peur. Et même s’il l’acceptait, s’il poursuivait la bataille, la crainte de ce qui pouvait lui arriver le paralyserait, le dévorerait et le vaincrait de l’intérieur.
Il en débattit avec le vaisseau. Après consultation du Jeune voyou – distant de dix millénaires, au sein du Nuage majeur –, le Facteur limite s’était déclaré capable de garantir sa sécurité. Le vieux vaisseau de guerre resterait en dehors des limites de l’Empire, mais, dès que le jeu commencerait, il passerait en vélocité maximale en se maintenant sur l’orbite la plus basse possible. Si Gurgeh se retrouvait contraint de tenir un pari avec option physique et qu’il perde, le navire fondrait sur Eä. Il était certain de pouvoir esquiver tout bâtiment impérial qui s’interposerait, et d’atteindre la planète en quelques heures avant de mettre en œuvre le déplaceur de première force dont il était équipé afin de capturer au passage Gurgeh et Flère-Imsaho, sans même devoir ralentir.
« Qu’est-ce que c’est ? dit Gurgeh en jetant un regard dubitatif à la minuscule sphère que venait de faire apparaître le drone.
« Balise avec communicateur unidirectionnel, répondit la machine. (Elle laissa tomber la bille dans la main de l’homme, où l’objet se mit à rouler dans tous les sens.) Vous devez la placer sous votre langue ; là, elle s’implantera toute seule. À aucun moment vous ne vous apercevrez de sa présence. C’est sur elle que se repérera le vaisseau en entrant dans l’atmosphère s’il ne réussit pas à vous localiser par un autre moyen. Quand vous sentirez sous votre langue une série de sensations douloureuses – quatre impulsions toutes les deux secondes –, vous aurez deux secondes pour vous mettre en position fœtale avant que tout ce qui se trouve dans un rayon de soixante-quinze centimètres autour de la bille ne soit transféré d’un coup à bord du vaisseau. Vous avez donc intérêt à coincer votre tête entre vos genoux et à ne pas laisser traîner vos bras. »
Gurgeh considéra la bille. Elle avait environ deux millimètres de diamètre.
« Vous êtes sérieux, drone ?
« Extrêmement. Le vaisseau sera probablement en propulsion maximale ; il peut frôler la surface à un virgule vingt kilolumières, s’il le souhaite. À cette vitesse-là, même un déplaceur de première force comme le sien ne peut viser juste que pendant environ un cinquième de milliseconde. Donc, nous allons avoir besoin de toute l’aide dont nous pourrons bénéficier. Vous nous mettez tous les deux dans une situation fort précaire, Gurgeh. Je tiens à vous dire que je ne m’en réjouis guère.
« Ne vous en faites pas, drone. Je ferai en sorte que vous ne soyez pas pris en compte dans l’option physique.
« Mais non, je parlais de l’éventualité d’un déplacement. Cela ne va pas sans risques. On ne m’en avait rien dit. Les champs de déplacement en hyper-espace sont des singularités soumises au Principe d’Incertitude…
« Oui, vous pourriez vous retrouver projeté dans une autre dimension, quelque chose comme ça…
« Ou plus probablement en mille morceaux dans une région mal choisie de celle-ci.
« Et cela se produit souvent ?
« Ma foi, à peu près une fois sur quatre-vingt-trois millions de déplacements, mais ce n’est pas…
« Alors nos chances sont plutôt bonnes, par rapport au risque que nous courons dans les véhicules de surface de ces gens, voire dans leurs aéros. Soyez un peu voyou, Flère-Imsaho, courez ce risque.
« Vous avez beau jeu de dire cela, mais même si… »
Gurgeh laissa la machine déblatérer.
Lui, il prendrait ce risque. S’il était réellement obligé de venir à sa rescousse, le vaisseau mettrait des heures à arriver ; néanmoins, les paris mortels n’étaient jamais mis en application avant l’aube qui suivait leur lancer, et Gurgeh était tout à fait capable de neutraliser la douleur engendrée par toutes les tortures impliquées. Le Facteur limite possédait un équipement médical complet ; si le pire se produisait, il serait à même de le remettre en état.
Il expédia la bille sous sa langue ; il sentit cette région s’anesthésier momentanément, puis l’objet disparut, comme s’il s’était dissous. Il le sentait à peine en passant le bout de son doigt sous son menton.
Lorsqu’il s’éveilla, le matin du premier jour de jeu, l’impatience l’emplit d’une excitation presque sexuelle.
Le décor avait encore changé ; cette fois-ci, c’était un palais des congrès situé non loin du spatioport où il avait débarqué le premier jour. Il s’y retrouva confronté à Lo Prinest Bermoiya, juge à la Cour Suprême d’Eä, l’un des apicaux les plus impressionnants qu’il lui ait jamais été donné de voir. Grand, les cheveux argentés, il se mouvait avec une grâce que Gurgeh trouva étrangement familière, au point d’en devenir inquiétante, sans tout d’abord pouvoir se l’expliquer. Puis il se rendit compte que le vieux juge marchait comme les sujets de la Culture ; ses mouvements revêtaient une espèce d’aisance nonchalante que Gurgeh avait cessé de considérer comme normale depuis quelque temps et que, par conséquent, il revoyait pour la première fois.
Entre les coups, pendant les parties mineures, Bermoiya restait parfaitement immobile, sans jamais quitter des yeux le tablier, et ne bougeait que pour déplacer un pion. Il faisait preuve de la même réflexion et de la même assurance avec les cartes, et Gurgeh se surprit à réagir à l’inverse, c’est-à-dire en devenant nerveux et agité. Il contra cette tendance au moyen d’endodrogues destinées à lui rendre son calme, et, durant les sept jours pleins qu’occupèrent les parties mineures, il finit par composer avec le style réfléchi, mesuré de l’apical. Au total, le juge termina avec un léger avantage. Personne n’avait prononcé le mot de pari.
Ils commencèrent par le Tablier d’Origine, et Gurgeh crut dans un premier temps que l’Empire se contenterait de se fier au don manifeste de Bermoiya pour l’Azad… Mais soudain, au bout d’une heure de jeu, l’apical grisonnant leva la main pour appeler le Juge de jeu. Tous deux vinrent trouver Gurgeh, qui se tenait dans un angle du tablier. Bermoiya s’inclina.
« Jernow Gurgey, commença-t-il. (Il s’exprimait d’une voix grave, et Gurgeh crut déceler, dans chacune de ses syllabes résonnant dans les basses, de profonds accents d’autorité.) Je me vois contraint de demander à ce que nous nous engagions corporellement. Êtes-vous disposé à considérer ma requête ? »
Gurgeh plongea son regard dans les grands yeux paisibles de son adversaire, et se sentit vaciller ; il fut contraint de baisser les yeux. Il se rappela fugitivement la jeune fille du bal. Il releva les yeux… et ressentit à nouveau la pression impitoyable qui émanait de ce visage d’homme sage et instruit.
Il avait devant lui un être accoutumé à prononcer à l’encontre de ses concitoyens des sentences de mort, de défiguration, de souffrance et d’emprisonnement ; un apical qui dispensait la torture, la mutilation et détenait le pouvoir de les faire administrer, voire le pouvoir de vie ou de mort, et tout cela pour préserver l’Empire et ses valeurs.
Il te suffirait simplement de répondre « non », songea Gurgeh. Tu en as assez fait. Personne ne te le reprocherait. Pourquoi pas ? Pourquoi ne pas accepter le fait qu’ils sont meilleurs que toi à ce jeu ? Pourquoi t’imposer ces soucis, ces affres ? Psychologiques au moins, physiques peut-être. Tu as prouvé tout ce que tu devais prouver, tout ce que tu voulais, plus qu’ils ne croyaient…
Abandonne. Ne fais pas l’idiot. L’héroïsme, ce n’est pas ton genre. Sers-toi de ce fameux sens développé par le jeu : tes succès dépassent toutes tes espérances. Retire-toi, maintenant ; montre-leur ce que tu penses de leur absurde « option physique », de leurs sordides menaces de tyranneaux… Montre-leur le peu d’importance que tout cela a pour toi.
Mais il n’en ferait rien. Il regarda l’apical droit dans les yeux et sut qu’il continuerait à jouer. Il se dit qu’il perdait un peu la tête, peut-être, mais qu’il n’abandonnerait pas comme cela. Il allait le prendre à bras-le-corps, ce fabuleux jeu de maniaques, l’enfourcher et ne plus le lâcher.
On verrait bien jusqu’où il l’entraînerait avant de le jeter à terre, ou de se retourner et de le dévorer sur place.
« Je suis d’accord, dit-il en écarquillant les yeux.
« Vous êtes de sexe mâle, je crois.
« Oui, répondit Gurgeh dont les paumes se mirent à transpirer.
« Je mets en jeu l’émasculation. L’ablation du membre viril et des testicules contre la castration apicale, dans la partie sur le Tablier d’Origine. Acceptez-vous ?
« Je… »
Gurgeh déglutit, mais sa bouche demeura sèche. C’était absurde ; il ne courait aucun danger réel. Le Facteur limite viendrait à son secours ; sinon, il pouvait supporter cela. Il ne ressentirait aucune douleur, et les organes génitaux étaient parmi les parties du corps qui mettaient le moins de temps à repousser… Et pourtant, la salle parut se déformer, se gauchir sous ses yeux ; il eut brusquement une vision écœurante : des bulles éclatant à la surface d’un liquide rouge et visqueux qui virait lentement au noir.
« … Oui ! proféra-t-il en se forçant. Oui », dit-il, cette fois à l’intention du Juge.
Les deux apicaux s’inclinèrent, puis se retirèrent.
« Vous pouvez appeler le vaisseau maintenant, si vous voulez », dit Flère-Imsaho.
De fait, Gurgeh avait bien l’intention de contacter le Facteur limite, mais seulement dans le but d’analyser la position – plutôt mauvaise – qui était pour l’instant la sienne dans le jeu, et non pour crier à l’aide. Il fit donc la sourde oreille.
La nuit était tombée ; pour Gurgeh, la journée avait mal tourné. Bermoiya avait extrêmement bien joué, et la presse ne parlait que de la partie, qu’on saluait déjà comme un classique du genre ; une fois de plus, Gurgeh partageait – en compagnie de Bermoiya – les gros titres avec Nicosar qui, comme toujours, piétinait son adversaire, malgré la compétence qu’on reconnaissait à ce dernier.
Le bras toujours en écharpe, l’air soumis et presque respectueux, Péquil vint trouver Gurgeh après la séance du soir et l’informa que le module était désormais placé sous surveillance spéciale, et que cela durerait jusqu’à la fin du jeu. Péquil ne doutait pas de son sens de l’honneur, mais quand on faisait l’objet d’un pari corporel on était toujours discrètement surveillé ; dans son cas, on opérerait par l’intermédiaire d’un croiseur anti-G en haute atmosphère faisant partie d’une escadre qui patrouillait en permanence dans le quasi-espace au-dessus de Groasnachek. Le module ne serait en aucun cas autorisé à quitter la position qu’il occupait actuellement dans le jardin suspendu sur le toit de l’hôtel.
Gurgeh se demanda ce que devait ressentir Bermoiya. Il avait bien remarqué la formule qu’avait employée l’apical en exposant son intention de recourir à l’option physique : « Je me vois contraint »… Il en était venu à respecter le style-de-jeu de son concurrent, et par-là Bermoiya lui-même. Il doutait fort que le juge eût la moindre envie d’en recourir à l’option, mais l’Empire se trouvait à présent dans une situation délicate : on était parti du principe que Gurgeh se ferait battre avant d’en arriver à ce stade, et on exagérait en conséquence la menace qu’il représentait. Or, cette partie prétendument gagnée d’avance se révélait être un véritable désastre. On murmurait que des têtes étaient d’ores et déjà tombées au sein du Bureau Impérial. Bermoiya avait dû recevoir des consignes ; il fallait à tout prix arrêter Gurgeh.
Ce dernier s’était renseigné sur le sort que subirait Bermoiya dans l’improbable éventualité où ce serait l’apical, et non l’homme, qui perdrait la face. La castration apicale impliquait l’ablation totale et irrémédiable du vagin et des ovaires. En considérant la question, ainsi que le traitement qui serait réservé en cas d’échec à cet individu placide et imposant, Gurgeh comprit qu’il n’avait pas envisagé toutes les implications de l’option physique. Même s’il l’emportait effectivement, comment pourrait-il laisser mutiler un autre être vivant ? Si Bermoiya perdait au jeu, il était fini : carrière, famille, plus rien n’existerait pour lui. L’Empire proscrivait la régénération ou le remplacement de toute partie du corps perdue à l’occasion d’un pari ; le préjudice subi par le juge serait définitif, et éventuellement mortel : dans ce genre de circonstances, le suicide n’était pas rare. Il valait peut-être mieux que ce soit Gurgeh qui perde.
L’ennui, c’est qu’il ne voulait pas perdre. Il ne ressentait aucune animosité personnelle à l’encontre de Bermoiya, mais désirait éperdument sortir vainqueur de cette partie, de la suivante, et de celle qui viendrait ensuite. Il venait seulement de comprendre à quel point l’Azad pouvait être envoûtant lorsqu’on y jouait dans son environnement d’origine. Concrètement, il jouait au même jeu que naguère à bord du Facteur limite ; mais le sentiment global qu’il éprouvait à l’idée d’y jouer dans le cadre prévu à cet effet bouleversait sa conception ; maintenant, il comprenait… Maintenant il savait pourquoi ce jeu avait permis à l’Empire de se perpétuer. L’Azad créait en lui-même une soif insatiable de victoires accumulées, de pouvoir, de territoires toujours plus étendus et de domination toujours plus grande.
Ce soir-là, Flère-Imsaho ne sortit pas du module. Gurgeh entra en contact avec le vaisseau et lui décrivit la mauvaise posture dans laquelle il se trouvait ; comme à l’accoutumée, le navire entrevoyait certaines issues possibles encore que peu probables ; mais Gurgeh lui-même avait déjà envisagé quelques solutions. En reconnaître l’existence était une chose ; les mettre en pratique sur le tablier dans le feu de l’action en était une autre. En l’occurrence, le vaisseau ne lui était donc pas d’un grand secours.
Gurgeh renonça à analyser la partie et demanda au Facteur limite ce qu’il pouvait faire pour adoucir le sort de Bermoiya dans le cas – peu crédible – où ce serait le juge qui devrait affronter le scalpel. La réponse fut : rien. Les jeux étaient faits. Ni l’un ni l’autre n’y pouvaient plus rien ; il leur faudrait aller jusqu’au bout. S’ils refusaient tous deux de poursuivre, ils endureraient tous les deux le châtiment associé au pari.
« Jernau Gurgeh, fit le vaisseau avec quelque hésitation. J’ai besoin de savoir ce que vous attendez de moi si les choses tournent mal demain. »
Gurgeh baissa les yeux. Il s’était attendu à cette question.
« Vous me demandez si vous devez venir me tirer illico de ce mauvais pas, ou si je préfère aller jusqu’au bout, c’est bien cela ? Dans cette dernière éventualité, vous viendriez me chercher plus tard ; j’aurais toujours ma queue, mais plus grand-chose d’autre entre les jambes, et il ne me resterait plus qu’à attendre que le tout repousse. Mais naturellement, j’aurai préservé les bonnes relations de la Culture avec l’Empire, acheva-t-il sans essayer de déguiser la nuance sarcastique qui perçait dans sa voix.
« Plus ou moins, répondit le vaisseau une fois le décalage temporel écoulé. L’ennui est que, même si vous alliez jusqu’au bout – ce qui causerait moins de problèmes –, je serais de toute façon contraint de déplacer ou de détruire vos organes génitaux après leur ablation. L’Empire aurait accès à une trop grande quantité d’informations sur nous s’ils procédaient à une analyse complète. »
Gurgeh faillit éclater de rire.
« Dois-je comprendre que mes testicules sont une espèce de secret d’État ?
« C’est cela, oui. Ainsi, même si nous le laissons vous opérer, nous allons provoquer la colère de l’Empire. »
Lorsque retentit le signal marquant la fin du décalage, Gurgeh réfléchissait toujours. Il recourba sa langue vers le bas et chercha à tâtons la petite bosse cachée sous les tissus soyeux.
« Oh, et puis merde ! dit-il enfin. Surveillez le jeu ; si je vois que je ne peux plus gagner, j’essaierai de faire durer la partie le plus longtemps possible. Je trouverai bien quelque chose. Si vous me voyez tenter manifestement de gagner du temps, venez ; emmenez-nous vite d’ici et faites mes excuses aux gens de chez Contact. Si je me dégonfle… advienne que pourra. On verra demain.
« Très bien », répondit le vaisseau.
Gurgeh caressait sa barbe en songeant qu’au moins ils lui avaient laissé le choix. Toutefois, si les gens de chez Contact n’avaient pas décidé par avance de subtiliser la pièce à conviction et de provoquer de toute manière un incident diplomatique, se seraient-ils montrés aussi accommodants ? Aucune importance. Mais, au fond de lui-même, il se rendit compte à l’issue de cette conversation qu’il n’avait plus la volonté de gagner.
Le vaisseau avait d’autres nouvelles à lui annoncer. Il venait de recevoir un signal de Chamlis Amalk-ney promettant pour bientôt un long message, mais annonçant d’ores et déjà que Olz Hap avait fini par réussir une Grille Totale. Un joueur de la Culture avait – enfin ! – réussi à obtenir l’ultime configuration du jeu de Frappe. La jeune fille était la coqueluche de Chiark, et de tous les joueurs-de-jeux de la Culture. Chamlis lui avait exprimé par avance les félicitations de Gurgeh, mais pensait que ce dernier tiendrait à lui envoyer lui-même un message. Suivaient les politesses d’usage.
Gurgeh éteignit l’écran et se carra dans son siège. Il resta un bon moment assis là, à en contempler la surface vierge sans plus très bien savoir à quoi il devait se fier, ce qu’il fallait penser, ce dont il devait se souvenir ; il se demandait même ce qu’il devait être. Un pauvre sourire en coin joua brièvement sur son visage.
Flère-Imsaho arriva en flottant à la hauteur de son épaule.
« Vous êtes fatigué, Jernau Gurgeh ? »
Au bout d’un moment, l’homme se retourna vers le drone.
« Comment ? Ah, oui. Oui, un peu. (Il se leva et s’étira.) Malgré tout, je crois que je ne dormirai pas très bien.
« Je m’en doutais. Je me demandais s’il vous plairait de m’accompagner.
« Où cela ? Chez les oiseaux ? Non merci, drone. C’est gentil quand même.
« En réalité, je ne songeais pas à nos amis ailés. Mes promenades nocturnes ont parfois eu d’autres buts. Il m’est arrivé de me rendre dans certains quartiers de la ville ; d’abord pour savoir quelles espèces d’oiseaux on y trouvait, et puis parce que… enfin, parce que, quoi ! »
Gurgeh fronça les sourcils.
« Pourquoi me demandez-vous maintenant de vous accompagner ?
« Parce que demain nous viderons peut-être les lieux précipitamment ; et je me suis dit qu’en fin de compte vous n’aviez pas vu grand-chose de la ville.
« Za m’en a montré bien assez, répliqua Gurgeh avec un petit geste de la main.
« Il ne vous a certainement pas amené où je pense. Il y a beaucoup de choses très différentes à voir.
« Le tourisme ne m’intéresse pas, drone.
« Certains aspects de la visite ne vous laisseront pas indifférent, je vous le garantis.
« Ah oui, vraiment ?
« J’en suis sûr. Il me semble vous connaître assez bien pour pouvoir l’affirmer. Je vous en prie, venez avec moi, Jernau Gurgeh. Vous vous en féliciterez, je vous le jure. Je vous en prie. De toute façon, vous avez dit que vous ne pourriez pas dormir. Alors, qu’avez-vous à perdre ? »
Les champs du drone avaient leur teinte habituelle : vert-jaune, stables et contrôlés. Il s’exprimait à voix basse et avec un grand sérieux. L’homme le regarda en plissant les yeux.
« Qu’est-ce que vous mijotez, drone ?
« Je vous en prie, je vous en supplie, venez avec moi. (La machine se dirigea vers la partie avant du module. Gurgeh resta immobile et la suivit des yeux. Elle s’arrêta devant la porte du salon.) S’il vous plaît, Jernau Gurgeh. Je vous promets que vous ne le regretterez pas.
« Bon, bon, d’accord, fit-il en haussant les épaules. (Puis il secoua la tête.) Puisque c’est comme ça, on va jouer dehors », ajouta-t-il dans sa barbe.
Il suivit le drone en direction du nez de l’appareil. Là se trouvait un compartiment renfermant deux motos anti-G et quelques harnais de suspension, entre autres matériels.
« Mettez un harnais, s’il vous plaît. Je reviens tout de suite. »
Le drone laissa Gurgeh enfiler seul son harnais anti-G par-dessus son short et sa chemise, et réapparut quelques instants plus tard porteur d’une longue pèlerine noire à capuche.
« Veuillez mettre ceci, je vous prie. »
Gurgeh enfila la pèlerine par-dessus son harnais. Flère-Imsaho lui rabattit la capuche sur la tête et l’attacha de manière qu’elle masque son visage sur les côtés, et de face qu’elle le plonge dans l’ombre. Le tissu épais de la pèlerine dissimulait le harnais. L’éclairage du compartiment faiblit puis s’éteignit, et Gurgeh entendit quelque chose bouger juste au-dessus de sa tête. Il leva les yeux et vit se découper un carré d’étoiles indistinctes.
« C’est moi qui contrôlerai votre harnais, si vous n’y voyez pas d’inconvénient », fit tout bas le drone.
Gurgeh opina. Il fut prestement soulevé et s’enfonça dans la nuit. Il ne se sentit pas retomber, comme il s’y était attendu, mais au contraire continua de s’élever dans la tiédeur parfumée de la ville. La pèlerine voletait paisiblement autour de lui ; la ville était un tourbillon de lumières, une plaine apparemment infinie de scintillements épars. Quant au drone, minuscule tache d’ombre immobile, il flottait à hauteur de son épaule.
Ils survolèrent la ville, puis des routes, des fleuves, de hauts immeubles et des dômes, des lumières disposées en rubans, en amas ou encore en tours entières, des masses vaporeuses qui dérivaient en recouvrant momentanément les ténèbres et le feu, des gratte-ciel élancés incendiés de reflets et parcourus d’éclairs, des étendues d’eau frémissante et noire, et de vastes parcs obscurs, pelouses piquées d’arbres. Au bout d’un moment, ils amorcèrent leur descente.
Ils atterrirent dans un endroit où les lumières étaient relativement rares, après s’être laissé tomber entre deux immeubles sans fenêtre à la façade sombre. Les pieds de Gurgeh se posèrent sur la terre d’une allée.
« Excusez-moi, fit le drone. (Il se glissa sous la capuche et vint se tenir près de son oreille gauche.) Allez-y », reprit-il.
Gurgeh se mit en marche et descendit l’allée. Il trébucha sur un objet mou, et sut avant même de le retourner qu’il s’agissait d’un corps. Il examina de plus près le paquet de haillons, qui remua faiblement. L’individu était pelotonné sous un tas de couvertures en lambeaux, la tête reposant sur un sac d’une saleté repoussante. Gurgeh n’aurait su dire à quel sexe il appartenait ; ses guenilles n’en donnaient aucune indication.
« Chut ! intervint le drone au moment où Gurgeh ouvrait la bouche pour parler. C’est un de ces « bons à rien » dont parlait Péquil, ces gens qui ont dû abandonner leur terre. Celui-ci a bu ; cela explique en partie l’odeur. À part cela, cette puanteur lui appartient en propre. »
Ce fut à ce moment-là seulement que Gurgeh capta les relents fétides que dégageait le mâle endormi. Il manqua de s’étrangler.
« Laissez-le », dit Flère-Imsaho.
Ils arrivèrent au bout de l’allée. Gurgeh dut enjamber deux autres dormeurs. Ils se retrouvèrent dans une rue mal éclairée où flottaient ce qui devait être des odeurs de cuisson. On distinguait quelques personnes.
« Courbez-vous un peu, conseilla le drone. Dans cette tenue, vous passerez pour un disciple minan, mais gardez bien la capuche sur la tête, et ne vous tenez jamais droit. »
Gurgeh fit ce qu’on lui demandait.
En remontant la rue sous la faible lumière granuleuse et vacillante de sporadiques réverbères monochromes, il passa devant un individu adossé à un mur, qu’il prit pour un ivrogne de plus. C’était un apical ; il avait du sang entre les jambes, et un sombre filet séché partait de sa tête. Gurgeh s’arrêta.
« Inutile, fit la petite voix. Il est mourant. Probablement une bagarre. La police ne vient pas très souvent par ici. En plus, comme on lui a manifestement pris tout ce qu’il avait, les gens n’appelleront pas l’assistance médicale : il faudrait qu’ils la paient de leur poche. »
Gurgeh jeta un regard alentour, mais ne vit personne. Les paupières de l’apical frémirent brièvement, comme s’il voulait ouvrir les yeux.
Puis le frémissement cessa.
« C’est fini », fit doucement Flère-Imsaho.
Gurgeh se remit en marche. Des cris s’échappaient d’un immeuble d’habitation sinistre, de l’autre côté de la rue.
« Ce n’est qu’un apical qui bat sa femme. Savez-vous que pendant des millénaires on a cru que les femelles n’avaient aucune incidence sur le patrimoine génétique des enfants qu’elles mettaient au monde ? Ici, ils ne connaissent la vérité que depuis cinq cents ans ; une espèce d’ADN viral altérant les gènes qui viennent féconder la femme. Quoi qu’il en soit, aux termes de la loi les femmes ne sont que des biens mobiliers. Les apicaux coupables de meurtre sur la personne d’une femme encourent une peine d’un an de travaux forcés. Une femme qui assassine un apical est torturée à mort pendant des jours entiers. Peine capitale par administration de Substances Chimiques. On dit que c’est la pire. Continuez à marcher. »
Ils parvinrent au croisement d’une rue plus animée. Au coin se tenait un mâle qui criait dans un dialecte que Gurgeh ne comprit pas.
« Il vend des billets pour une exécution, expliqua le drone. (Gurgeh haussa les sourcils et tourna imperceptiblement la tête de côté.) Je ne plaisante pas », reprit Flère-Imsaho.
Gurgeh ne put s’empêcher de secouer la tête.
Il y avait un attroupement au beau milieu de la chaussée. Les véhicules (pour une moitié seulement à moteur, le reste se composant de voitures à bras) étaient obligés de monter sur le trottoir. Gurgeh se dirigea vers les derniers rangs du groupe en songeant que sa grande taille lui permettrait de voir ce qui se passait, mais il se rendit compte qu’on lui faisait naturellement place, et qu’on l’attirait vers le centre du groupe.
Plusieurs jeunes apicaux s’acharnaient sur un vieux mâle à terre. Gurgeh ne connaissait pas leur uniforme, mais sut instinctivement qu’il n’avait rien d’officiel. Ils criblaient le vieil homme de coups de pied avec une espèce de sauvagerie posée, comme s’ils participaient à un ballet dont les membres rivalisaient entre eux, comme si on les jugeait non seulement sur le résultat esthétique de cette chorégraphie de douleur, mais aussi sur la souffrance brute et les blessures qu’ils infligeaient.
« Vous pensez peut-être que c’est une mise en scène, fit Flère-Imsaho à voix basse. Eh bien, il n’en est rien. Et les spectateurs n’ont pas non plus payé leur place. Voilà simplement un vieux bonhomme en train de se faire rosser, sans doute sans raison particulière, et tout autour des gens qui préfèrent regarder plutôt qu’intervenir. »
Tandis que le drone parlait, Gurgeh se rendit compte qu’il avait atteint le premier rang. Deux des jeunes apicaux levèrent les yeux sur lui.
Gurgeh se demanda sans émotion aucune ce qui allait se passer. Les deux jeunes gens lui crièrent quelque chose, puis se retournèrent vers les autres en le montrant du doigt. Il y en avait six en tout. Ils s’immobilisèrent – sans prêter attention au mâle gémissant qui gisait par terre derrière eux – et regardèrent fixement Gurgeh. L’un d’eux, le plus grand, défit une fermeture sur son pantalon serré couvert de décorations métalliques ; il en sortit un vagin flaccide en position inversée et, avec un grand sourire, le tendit vers Gurgeh avant de se retourner et de l’agiter en direction des autres spectateurs.
Il n’y eut rien de plus. Les jeunes apicaux vêtus de façon identique regardèrent quelques instants l’assemblée sans se départir de leur sourire, puis s’éloignèrent sans plus de cérémonie ; l’un après l’autre ils marchèrent comme par inadvertance sur la tête du vieux recroquevillé au sol.
Les gens se dispersèrent. Le vieil homme resta couché au milieu de la rue, couvert de sang. Une esquille grisâtre pointait à travers la manche de son manteau en loques, et ses dents étaient éparpillées près de sa tête, sur le revêtement de la chaussée. Une de ses jambes formait un angle bizarre et le pied inerte était tourné vers l’extérieur.
Il fit entendre un gémissement. Gurgeh s’approcha et fit mine de se pencher sur lui.
« Surtout, ne le touchez pas ! (La voix du drone arrêta Gurgeh, aussi net qu’un mur de brique.) Si n’importe lequel de ces individus aperçoit vos mains ou votre visage, vous êtes un homme mort. Vous n’êtes pas de la bonne couleur, Gurgeh. Écoutez-moi ; il naît encore quelques centaines de bébés à peau sombre par an ; il faut bien que les gènes s’expriment. La loi veut qu’on les étrangle et que leur corps soit remis à la Commission d’Eugénisme en échange d’une récompense, mais quelques personnes risquent la mort pour les élever, quitte à leur blanchir la peau à mesure qu’ils grandissent. Si jamais on vous prenait pour l’un d’entre eux, surtout sous couvert d’une pèlerine de disciple, vous vous feriez écorcher vif. »
Gurgeh recula, la tête soigneusement baissée, et remonta sur le trottoir d’un pas mal assuré.
Le drone lui montra des prostitués (surtout des femmes) qui vendaient leurs charmes aux apicaux pour quelques minutes, quelques heures ou pour toute la nuit. Dans certains quartiers de la ville, commenta le drone tandis qu’ils longeaient les rues obscures, on trouvait des apicaux ayant perdu un bras ou une jambe et qui n’avaient pas les moyens de se payer un greffon prélevé sur un criminel. Ceux-là louaient leur corps aux mâles.
Gurgeh vit de nombreux infirmes. Ils s’installaient au coin des rues pour vendre des bibelots ou jouer des airs sur des instruments de fortune aux sonorités grinçantes. Il y avait des aveugles, des manchots, des culs-de-jatte. Gurgeh regardait ces êtres abîmés et sentait la tête lui tourner ; il avait l’impression que le revêtement rugueux de la rue s’inclinait et se soulevait sous ses pieds. L’espace d’un instant, il lui parut que la cité, la planète, l’Empire tout entier tournoyaient autour de lui en un enchevêtrement frénétique et tourbillonnant de formes cauchemardesques ; une constellation de souffrance et d’angoisse, un ballet infernal de torture et de mutilation.
Ils longèrent des échoppes tapageuses emplies de verroterie aux couleurs criardes ; des boutiques d’État où l’on achetait de l’alcool et des drogues ; des étalages de statuettes, livres, objets artisanaux et autres articles pieux, plus tout un attirail de cérémonie ; des kiosques vendant des billets pour les exécutions, les amputations, les séances de torture et de viol public – dues pour la plupart à des paris corporels perdus à l’Azad –, ainsi que des vendeurs à la criée offrant des billets de loterie, des entrées au bordel ou encore des drogues illégales. Un fourgon de surface arriva, rempli de policiers : la patrouille de nuit. Quelques vendeurs à la sauvette détalèrent dans les allées adjacentes, et deux ou trois kiosques refermèrent précipitamment leurs contrevents au moment où le fourgon passait, pour les rouvrir dès qu’il s’était un peu éloigné.
Dans un minuscule jardin public, ils tombèrent sur un apical tenant en laisse deux mâles débraillés et une femelle à l’air maladif. Il leur faisait faire des tours, qu’ils comprenaient invariablement de travers ; un petit groupe faisait cercle autour d’eux et riait de leurs bouffonneries. Le drone l’informa que ces trois-là étaient presque certainement des malades mentaux dont personne ne pouvait ou ne voulait payer les frais d’hospitalisation, et qui avaient sans doute été déchus de leur citoyenneté puis vendus à l’apical. L’homme et la machine regardèrent ces pathétiques créatures en haillons s’efforcer de grimper aux réverbères ou de former une pyramide précaire, puis Gurgeh se détourna. Le drone lui dit que, parmi toutes celles qu’il croisait dans la rue, une personne sur dix serait, à un moment ou à un autre de sa vie, traitée pour troubles mentaux. La proportion était plus élevée chez les mâles que chez les apicaux, et plus forte chez les femelles que chez les deux autres sexes. La même proportion s’appliquait aux statistiques du suicide, lequel demeurait illégal.
Flère-Imsaho dirigea ses pas vers un hôpital qu’il lui décrivit comme typique. Comme le quartier tout entier, il était à l’image de l’ensemble de la ville. Il était tenu par des religieux, et une grande partie de ses employés étaient bénévoles. Le drone lui dit que tout le monde le prendrait pour un disciple venu rendre visite à l’une de ses ouailles, mais que de toute façon le personnel était trop occupé pour poser des questions. La traversée de l’hôpital le laissa médusé.
Il y avait des amputés, comme dans la rue, mais aussi des gens dont la peau était d’une teinte bizarre, ou couverte de croûtes et de meurtrissures. Certains n’avaient que la peau sur les os, une peau grisâtre et tendue à l’extrême. D’autres gisaient là, cherchant leur souffle ou vomissant bruyamment derrière de minces paravents, gémissant, marmonnant ou hurlant. Il vit des êtres encore tout couverts de sang attendant qu’on les prenne en charge, des gens pliés en deux qui crachaient le sang dans de petits bassins et d’autres qui, sanglés dans leurs lits-cages, se tapaient la tête contre les barreaux, la bave aux lèvres.
Partout il y avait foule : on ne comptait plus les lits, les chariots, les matelas à même le sol ; et partout les remugles pénétrants de la chair gangrenée, du désinfectant puissant et des déjections.
C’était une mauvaise nuit, mais pas pire que la moyenne, le renseigna le drone. L’hôpital connaissait une affluence inhabituelle parce qu’il était arrivé plusieurs vaisseaux ramenant les blessés de l’Empire victorieux. En outre, les gens avaient touché leur semaine et ne travaillaient pas le lendemain ; ce soir-là, traditionnellement, ils sortaient, se saoulaient et se bagarraient. Puis le drone se mit à lui débiter des chiffres concernant le taux de mortalité infantile, l’espérance de vie, la proportion entre sexes, les types de maladies ainsi que leur fréquence selon les différentes couches de la population, le salaire moyen, le taux de chômage, le revenu par tête en fonction de la population globale de telle ou telle région, l’impôt-naissance, l’impôt-décès, la peine encourue pour un avortement et une naissance illégitime ; il lui dit qu’il y avait des lois régissant les types de rapports sexuels, il lui parla des allocations caritatives, des soupes populaires, asiles de nuit et cliniques de premiers soins tenus par des organismes religieux. Il lui tint un discours essentiellement composé de chiffres, de totaux, de statistiques et de taux dont Gurgeh eut l’impression de ne pas saisir un traître mot. L’homme se contenta d’errer dans le bâtiment pendant des heures (c’est du moins ce qu’il lui sembla). Enfin il aperçut une porte et sortit.
Il se retrouva dans un petit jardin sombre, désert et poussiéreux qui, muré de tous-côtés, s’étendait à l’arrière de l’hôpital. Des fenêtres crasseuses s’échappait une lumière jaune qui tombait sur l’herbe grisâtre et les pavés éclatés. Le drone déclara qu’il avait encore un certain nombre de choses à lui montrer. Il voulait que Gurgeh voie un endroit où dormaient des sans-abri ; il pensait pouvoir l’introduire dans une prison en tant que visiteur…
« Je veux rentrer ! cria Gurgeh en rejetant sa capuche en arrière. Tout de suite !
« Très bien ! » jeta le drone en remettant le vêtement en place.
Ils décollèrent et montèrent en flèche pendant un long moment avant de se diriger vers l’hôtel et le module. Le drone ne prononça pas un mot. Gurgeh resta lui aussi muet, se contentant d’observer les vastes galaxies des lumières de la ville qui défilaient sous ses pieds.
Ils regagnèrent le module. La trappe s’ouvrit pour leur livrer passage au moment où ils atterrissaient sur le toit, et les lumières s’allumèrent à l’intérieur dès qu’elle se fut refermée. Gurgeh demeura quelques instants immobile pour laisser le drone lui ôter sa pèlerine et déboucler son harnais anti-G. Lorsque celui-ci tomba en glissant sur ses épaules, il ressentit une curieuse impression de nudité.
« Il y a encore une chose que j’aimerais vous montrer », déclara le drone.
Il emprunta le couloir menant au salon du module, et Gurgeh le suivit.
Flère-Imsaho flottait au centre de la pièce. L’écran était allumé et montrait un apical et un mâle en train de copuler. Une musique d’ambiance se fit brusquement entendre ; le décor, somptueux, regorgeait de coussins et d’épaisses tentures.
« Ceci est une chaîne impériale spéciale, annonça la machine. Niveau Un, brouillage modéré. »
La scène changea, puis changea encore ; il était toujours question de sexe, mais avec de légères variantes ; cela allait de la masturbation solitaire aux groupes combinant des Azadiens des trois sexes.
« Tout le monde n’a pas accès à ce genre de choses, reprit le drone. Les visiteurs ne sont pas censés les voir. Néanmoins, l’appareil de décodage est en vente libre… pour un prix élevé. Et maintenant, passons aux chaînes cryptées de Niveau Deux. Celles-là sont réservées aux bureaucrates, aux militaires, aux ecclésiastiques et aux échelons supérieurs des professions commerciales. »
L’image s’emplit d’un tourbillon de couleurs aléatoires, devint momentanément floue, puis afficha d’autres Azadiens, pour la plupart nus ou très dévêtus. Là encore, c’était de sexe qu’il s’agissait. Néanmoins, on dénotait un élément supplémentaire : un grand nombre de ces gens portaient un accoutrement bizarre et manifestement inconfortable, quelques-uns étaient attachés et battus, ou maintenus dans diverses positions absurdes où l’on abusait d’eux sexuellement. Des femmes en uniforme donnaient des ordres à des mâles et des apicaux. Gurgeh reconnut certaines de ces tenues : elles appartenaient aux officiers de la Marine Impériale. Certains apicaux avaient revêtu des vêtements de mâles, d’autres des habits de femelles. On les contraignait à manger leurs propres excréments ou ceux des autres, ou encore à boire leur urine. Les déjections d’autres espèces pan-humaines semblaient particulièrement prisées dans le cadre de cette pratique. Des mâles et des apicaux pénétraient bouches et anus, animaux et créatures d’autres mondes ; ces derniers se voyaient contraints d’enfourcher des êtres de tous les sexes, et divers objets – usuels ou conçus à cet effet – servaient de substituts phalliques. Dans toutes les scènes prévalait la notion de… de domination, finit par en conclure Gurgeh.
Il n’avait pas trouvé surprenant que l’Empire souhaitât garder secrètes les images montrées au Premier Niveau : un peuple aussi préoccupé par la hiérarchie, le protocole et la dignité que confèrent les atours devait forcément limiter l’accès à ces choses, tout inoffensives qu’elles fussent. Mais en ce qui concernait le Deuxième Niveau, c’était un peu différent ; Gurgeh se dit qu’il révélait certaines choses, et comprenait fort bien que les Azadiens ne tiennent pas à ce que cela se sache. Il était clair que, au Niveau Deux, ce n’était pas en regardant des gens s’ébattre et en s’identifiant à eux qu’on prenait indirectement son plaisir. Au lieu de cela, on se délectait de l’humiliation d’un être victime de la jouissance des autres. Le Niveau Un traitait du sexe ; mais ceci touchait à une chose dont l’Empire faisait manifestement plus de cas sans pouvoir la distinguer de l’acte sexuel proprement dit.
« Et maintenant, passons au Niveau Trois », annonça le drone.
Gurgeh regarda l’écran.
Flère-Imsaho regarda Gurgeh.
Les yeux de l’homme étincelèrent sous la lumière dispensée par l’écran : des photons libres réfléchis par le halo de l’iris. Ses pupilles se dilatèrent, puis se réduisirent à la taille d’une tête d’épingle. Le drone crut que ces grands yeux fixes allaient se mouiller, que tout autour d’eux les petits muscles allaient se contracter, que les paupières allaient se former, que l’homme allait secouer la tête et se détourner de l’écran, mais il n’arriva rien de la sorte. L’écran retenait son regard comme si l’infinitésimale pression exercée par la lumière qu’il répandait dans la pièce s’était en quelque sorte inversée, et attirait à présent le spectateur en avant en le maintenant chancelant, au bord de la chute, figé et tendu vers sa surface mouvante comme une lune depuis longtemps arrêtée.
Les cris résonnaient dans le salon, rebondissaient par-dessus les fauteuils-moule, les canapés et les tables basses ; des cris d’apicaux, d’hommes, de femmes, d’enfants. Parfois on leur imposait prestement le silence, mais ce n’était pas le cas le plus fréquent. Chaque instrument, chaque partie du corps torturé émettait un son qui lui était propre. Sang, couteaux, os, lasers, chairs, scies à refendre, produits chimiques, sangsues, vers-de-chair, vibro-tueurs, même les phallus, les doigts et les griffes… chacun produisait un bruit bien à lui, qui venait en contrepoint du thème principal : les cris.
La dernière scène que regarda l’homme mettait en scène, outre un tueur psychopathe de sexe mâle auquel on avait préalablement injecté une dose massive d’hormones sexuelles accompagnées d’hallucinogènes, un poignard et une femme présentée comme une ennemie de l’État arrivée presque au terme de sa grossesse.
Les yeux se fermèrent. Les mains de l’homme se portèrent à ses oreilles. Il regarda à ses pieds.
« Assez », murmura-t-il.
Flère-Imsaho éteignit l’écran. L’homme partit en arrière, comme s’il avait jusque-là réellement subi une forme d’attraction de la part de l’écran, une espèce de gravité artificielle qui venait à présent de s’interrompre, et que sa réaction pour recouvrer l’équilibre était disproportionnée.
« Cette scène-là était filmée en direct, Jernau Gurgeh. Elle se déroule en ce moment même. Elle continue de se passer quelque part, au plus profond d’une cellule, dans les sous-sols d’une prison ou d’une caserne de police. »
Gurgeh releva sur l’écran mort des yeux au regard fixe, toujours écarquillés d’horreur, mais secs. Il regarda devant lui en se balançant sur ses talons, puis prit une profonde inspiration. La sueur perlait sur son front, et il fut saisi d’un frisson.
« Le Niveau Trois est exclusivement réservé à l’élite, la classe dirigeante. Il bénéficie du même degré d’encryptage que les signaux militaires stratégiques. Vous comprenez pourquoi. Il ne s’agit pas d’une soirée spéciale, Gurgeh ; cela ne fait partie d’aucun festival sado-érotique. Ces choses-là se pratiquent quotidiennement… Il y en a d’autres, mais c’était un échantillon représentatif. »
Gurgeh hocha la tête. Il avait la bouche sèche. Il déglutit avec difficulté, inspira et expira plusieurs fois de suite et se frotta la barbe. Il ouvrit la bouche pour parler, mais le drone le prit de vitesse.
« Autre chose. Une chose qu’ils vous ont cachée. Jusqu’à hier soir, je l’ignorais moi-même. C’est le vaisseau qui m’en a parlé. Depuis que vous avez joué contre Ram, vos adversaires utilisent eux aussi des drogues. Ce sont au minimum des amphétamines cortico-orientées, mais ils disposent également de substances beaucoup plus raffinées qu’ils ne se privent pas d’employer. Ils doivent se les injecter, ou bien les ingérer ; ils ne possèdent pas de glandes génomanipulées sécrétant ces drogues à l’intérieur de leur propre corps, mais cela ne les empêche pas de s’en servir. La plupart des gens à qui vous avez été opposé avaient dans le sang beaucoup plus de substances chimiques et de composés « artificiels » que vous. (Le drone poussa un soupir, ou l’équivalent. L’homme avait toujours le regard rivé à l’écran éteint.) Voilà, reprit la machine. Je suis désolé si ce que je vous ai montré vous a choqué, Jernau Gurgeh. Je ne voulais pas vous voir repartir convaincu que l’Empire n’était qu’un collège de vénérables joueurs-de-jeux, un décor architectural imposant et deux ou trois boîtes de nuit à peine dignes de ce nom. Ce que vous avez vu ce soir, cela aussi c’est l’Empire. Et il existe entre les deux visions des tas de choses que je ne puis vous montrer ; toute la frustration qui pèse sur les pauvres comme sur les gens plus aisés, simplement parce qu’ils vivent dans une société où personne n’est libre d’agir selon ses choix. Le journaliste qui ne peut écrire ce qu’il sait pourtant être la vérité, le médecin qui ne peut soigner un être souffrant parce que celui-ci n’appartient pas au bon sexe… Un million de phénomènes similaires, jour après jour, des choses peut-être moins mélodramatiques, moins grossières que ce que je vous ai montré ce soir, mais qui n’en font pas moins partie de l’ensemble, des choses qui comptent parmi les manifestations de cette société. Le vaisseau vous a dit qu’un système coupable ne reconnaissait point d’innocents. Moi, je dirais que si. Il reconnaît l’innocence d’un petit enfant, par exemple, et vous avez bien vu comment ils se comportent dans ce domaine. En un sens, il reconnaît même le « caractère sacré » du corps… mais pour mieux le violer. Encore une fois, Gurgeh, tout cela peut se ramener à la notion de propriété, de possession ; à l’acte de prendre afin d’avoir. (Flère-Imsaho marqua une pause, puis s’approcha tout près de Gurgeh.) Mais je suis encore en train de prêcher, n’est-ce pas ? Ce sont les débordements de la jeunesse. Je vous ai tenu éveillé jusqu’à une heure tardive. Peut-être vous sentez-vous prêt à dormir, maintenant ; la nuit a été longue, n’est-ce pas ? Je vous laisse. (Sur ces mots, il fit demi-tour et s’éloigna en flottant. Arrivé près de la porte, il fit un nouvel arrêt.) Bonne nuit, ajouta-t-il. »
Gurgeh s’éclaircit la voix.
« Bonne nuit », répondit-il en détachant enfin son regard de l’écran obscurci.
Le drone piqua vers le sol et s’éclipsa.
Gurgeh s’assit dans un fauteuil-moule. Il contempla quelques instants ses pieds, puis se releva et sortit dans le jardin suspendu. Le jour commençait à se lever. D’une certaine manière, la ville avait l’air épuisée, refroidie. Ses innombrables lumières brillaient faiblement d’un éclat terni par l’immensité calme et bleue du ciel. En haut de l’escalier, un garde toussa et tapa des pieds, mais, de l’endroit où il se tenait, Gurgeh ne pouvait pas le voir.
Il rentra dans le module et s’étendit sur son lit. Il resta là dans le noir, les yeux grands ouverts ; puis il les ferma, se tourna sur le côté et essaya de dormir. Mais il n’y arriva pas, pas plus qu’il ne put s’obliger à sécréter une endodrogue qui lui procurerait le sommeil.
Pour finir ; il se leva et retourna au salon, là où se trouvait l’écran. Il demanda au module de se régler sur les chaînes de jeu et contempla longtemps sa propre partie contre Bermoiya, sans faire un geste ni prononcer un mot, et sans la moindre molécule d’endodrogue dans le sang.
Une ambulance carcérale était garée devant le palais des congrès. Gurgeh descendit de l’aéro et entra tout droit dans la salle de jeu. Péquil dut courir pour se maintenir à sa hauteur. L’apical ne comprenait décidément pas cet étranger qui avait refusé de dire un mot pendant tout le trajet depuis l’hôtel, alors que d’habitude, dans ce genre de circonstances, les gens ne pouvaient plus s’arrêter de jacasser… Par ailleurs, il ne paraissait pas le moins du monde inquiet ; et Péquil n’arrivait pas à concevoir cela. Tout autre que lui aurait cru lire de la colère sur ce visage aux traits tirés, livide et mangé par la barbe, mais Péquil connaissait trop bien cet étranger gauche et plutôt inoffensif.
Lo Prinest Bermoiya prit place sur un siège surélevé, juste au bord du Tablier d’Origine. Gurgeh, lui, alla se tenir sur l’aire-de-jeu proprement dite. Il se gratta la barbe du bout d’un doigt effilé, puis déplaça deux pions. Bermoiya joua à son tour, puis, lorsque la partie prit de l’ampleur – l’étranger s’efforçant désespérément d’échapper au sort qui l’attendait – le juge demanda à un certain nombre de joueurs amateurs d’exécuter ses coups à sa place. L’étranger demeura sur le tablier, déplaçant ses pièces et détalant en tous sens comme un gros insecte noir.
Bermoiya ne voyait pas du tout où l’étranger voulait en venir : il semblait procéder sans but, et jouait des coups qu’on ne pouvait qualifier que de grossières erreurs, ou bien de sacrifices inutiles. Bermoiya anéantit en partie les forces déjà considérablement affaiblies de l’étranger. Au bout d’un moment il se dit qu’après tout ce mâle avait peut-être un plan, mais un plan qui lui paraissait pour l’instant bien obscur. L’étranger s’efforçait-il de prouver quelque chose, de sauver la face d’une bien curieuse manière tant qu’il était encore un mâle ?
Comment savoir quels étranges préceptes gouvernaient en pareil moment le comportement d’une créature venue d’ailleurs ? Les coups se succédaient, pleins de promesses pour l’heure indéchiffrables. Ils s’arrêtèrent pour déjeuner, puis reprirent la partie.
Après la pause, Bermoiya ne regagna pas son tabouret ; au lieu de cela il resta debout au bord du tablier à s’efforcer de comprendre quel insaisissable et fuyant dessein l’étranger pouvait bien méditer. Il avait à présent l’impression de jouer contre un fantôme ; on aurait dit que tous deux concouraient sur des tabliers différents. Il ne parvenait jamais jusqu’à la confrontation de fait avec le mâle ; ses pièces ne cessaient de lui échapper, se déplaçant comme si l’homme prévoyait ses réactions avant même qu’il ne les conçoive.
Qu’était-il arrivé à l’étranger ? La veille encore, il avait joué très différemment. Bénéficiait-il réellement d’une aide extérieure ? Bermoiya sentit la sueur perler sur son front. Cela ne se justifiait absolument pas : il conservait une confortable avance et il était toujours bien placé pour gagner ; pourtant, voilà que tout à coup il se mettait à transpirer. Il se persuada qu’il n’y avait là rien d’inquiétant ; probablement un effet secondaire d’un des amplificateurs de concentration qu’il avait absorbés au repas de midi.
Bermoiya prit l’initiative de rétablir la situation – il fallait amener au grand jour le dessein de l’étranger, si du moins il en avait un. Sans résultat. Il tenta alors quelques manœuvres exploratoires en s’engageant un peu plus. Gurgeh attaqua instantanément.
Bermoiya apprenait l’Azad et s’y perfectionnait depuis une centaine d’années ; de plus, il avait passé cinquante ans dans les salles d’audience, à divers stades de la procédure. Il avait assisté à maintes explosions de violence de la part des criminels entendant leur sentence, et dans certaines des parties qu’il avait suivies – quand il n’y prenait pas part lui-même –, il avait observé des actions d’une soudaineté, d’une férocité surprenantes. Pourtant, l’étranger trouva le moyen d’atteindre dans ses coups suivants un degré de barbarie et de sauvagerie tel que Bermoiya n’en avait jamais vu, que ce soit dans l’un ou dans l’autre contexte. Il se dit que, sans son expérience des tribunaux, il aurait peut-être physiquement chancelé sous le coup.
Ce fut pour lui comme une série de coups de pied dans le ventre ; c’était le même le déchaînement insensé d’énergie que démontraient occasionnellement les meilleurs jeunes joueurs. Mais ici, tout était contrôlé, synchronisé, tout s’enchaînait inexorablement avant d’éclater avec une élégance, une grâce sauvage que nul débutant fougueux n’aurait pu espérer maîtriser. Au premier coup que joua alors l’étranger, Bermoiya sut quel était son plan. Au deuxième coup, il vit que le plan était excellent, et au troisième que la partie pourrait se prolonger jusqu’au lendemain avant que l’étranger ne connaisse enfin la défaite. Au quatrième, il comprit que sa position à lui, Bermoiya, n’était peut-être pas aussi imprenable qu’il l’avait cru… Au coup suivant, il se dit qu’il lui restait encore beaucoup à faire, et que finalement la partie ne durerait peut-être pas jusqu’au lendemain.
Bermoiya reprit la main et mit en œuvre toutes les ficelles, tous les stratagèmes qu’on lui avait enseignés durant ses cent années de pratique ; le pion d’observation travesti ; la « feinte dans la feinte » qui faisait appel aux pions d’attaque et au talon des cartes à jouer ; l’usage prématuré des pions-éléments du Tablier du Devenir qui entraînait une action décisive sur les territoires de l’adversaire par conjonction de la Terre et de l’Eau… Mais rien de tout cela n’eut de résultat.
Juste avant la pause, à la fin de la séance de l’après-midi, il s’immobilisa et regarda l’étranger. La salle était plongée dans le silence. Le mâle se tenait au centre du tablier, fixant d’un air impassible un pion de moindre importance en frottant les poils qui poussaient sur son visage. Il semblait serein, imperturbable.
Bermoiya examina sa propre position. Il y régnait un désordre indescriptible ; il n’y avait rien qu’il puisse faire. Il était désormais au-delà du salut. On aurait dit une espèce de procès plein de vices de forme, irrégulier à la base, ou bien un appareil mécanique aux trois quarts détruit. Pas moyen de se refaire ; mieux valait jeter l’éponge et tout recommencer à zéro.
Seulement, on ne pouvait pas recommencer. On allait venir le chercher pour l’emmener à l’hôpital, et là on le châtrerait. Il allait perdre ce qui faisait sa nature même, et jamais on ne lui permettrait de redevenir comme avant. C’était une perte irrémédiable. Irrémédiable.
Bermoiya n’entendait plus les spectateurs. Il ne les voyait pas non plus, pas plus que le tablier sous ses pieds. Tout ce qu’il voyait, c’était ce mâle d’un autre monde qui se dressait de toute sa hauteur, avec son corps anguleux de grand insecte et son visage aux traits acérés, sa barbe qu’il ne cessait de gratter de son long doigt à la peau sombre, terminé par un ongle en deux parties qui laissait transparaître en dessous une peau plus pâle.
Comment pouvait-il avoir l’air aussi insouciant ? Bermoiya réprima une envie de hurler ; d’un seul coup, un énorme soupir lui échappa. Ce matin-là encore, tout lui avait paru si facile ! Il avait eu tant de plaisir à songer que non seulement il se rendrait sur la Planète du Feu pour la finale, mais aussi qu’il rendrait par la même occasion un fier service aux gens du Bureau Impérial. À présent, il se disait qu’ils savaient peut-être depuis le début ce qui allait arriver, qu’ils avaient voulu l’humilier, l’abattre (pour une raison qui lui échappait, car il avait toujours été loyal et consciencieux. Une erreur… Il fallait que ce soit une erreur…).
Mais pourquoi maintenant ? songea-t-il. Pourquoi maintenant ?
Pourquoi à ce moment précis et non à un autre ? Pourquoi de cette façon-là, sur ce pari-là ?? Pourquoi avaient-ils voulu qu’il se comporte ainsi, qu’il lance ce pari, alors qu’il portait en lui le germe d’un enfant ? Pourquoi ?
L’étranger frotta son visage velu, et ses lèvres étranges formèrent une moue tandis qu’il gardait les yeux baissés sur un point précis du tablier. D’un pas mal assuré, Bermoiya partit dans sa direction sans prendre garde aux obstacles qui se trouvaient sur son chemin, piétinant les biotechs et autres pions, heurtant de plein fouet les zones de terrain surélevé en forme de pyramides.
Le mâle tourna la tête et le regarda comme s’il le voyait pour la première fois. Bermoiya sentit qu’il se figeait sur place. Il plongea son regard dans les yeux de l’étranger.
Et n’y lut rien. Ni pitié ni sympathie, pas trace de bonté ni de tristesse. Oui, il plongea dans ces yeux, et tout d’abord il songea au regard qu’avaient parfois les criminels lorsqu’ils s’entendaient condamner à une mort expéditive. Un regard d’indifférence ; ni désespoir ni haine, mais quelque chose de plus terne et de plus terrifiant. Un regard résigné, un regard qui disait : plus d’espoir ; un drapeau hissé par une âme qui ne s’en souciait déjà plus.
Mais si ce fut, en ce brusque instant de lucidité, l’image du condamné qui lui vint tout d’abord à l’esprit, Bermoiya sut en même temps qu’elle ne convenait pas. Quelle image aurait pu convenir, cela il l’ignorait. Peut-être était-elle inconnaissable.
Et puis tout à coup, il sut. Et tout à coup, pour la première fois de sa vie, il comprit ce que ressentaient les condamnés quand ils le regardaient dans les yeux, lui, Bermoiya.
Alors il tomba. À genoux tout d’abord, heurtant le tablier avec un bruit sourd et fissurant les zones surélevées, puis en avant, face contre terre ; à ras du sol, ses yeux voyaient enfin le jeu d’en bas. Ses paupières se fermèrent.
Le Juge et ses assistants s’approchèrent et le relevèrent doucement ; des brancardiers sanglèrent sur une civière un Bermoiya en larmes, et l’emmenèrent vers l’ambulance carcérale qui attendait dehors.
Péquil était pétrifié. Jamais il n’aurait cru voir un juge de l’Empire s’effondrer aussi lamentablement. Et devant l’étranger, de surcroît ! Il dut courir pour rattraper l’homme au teint sombre, qui ressortait de la salle aussi rapidement, aussi sereinement qu’il y était entré, sans tenir compte des sifflets et des cris qui s’élevaient des galeries remplies de spectateurs, tout autour de lui. Avant même que la presse n’ait pu les rejoindre, ils étaient installés dans l’aéro et s’éloignaient à toute vitesse.
Péquil se rendit alors compte que Gurgeh n’avait pas prononcé un seul mot pendant son séjour dans la salle de jeu.
Flère-Imsaho surveillait Gurgeh. La machine s’était attendue à une forme ou une autre de réaction ; pourtant, l’homme se contenta de s’asseoir devant l’écran et de se repasser toutes les parties qu’il avait livrées depuis son arrivée. Il refusait de dire quoi que ce soit.
Il était à présent assuré d’aller à Echronédal, en compagnie des cent dix-neuf autres vainqueurs des face-à-face de la quatrième manche. Ainsi que le voulait la coutume après qu’un pari d’une telle sévérité eut été honoré, la famille de Bermoiya, désormais mutilé, abdiqua à sa place. Sans déplacer un seul pion sur les deux tabliers majeurs restants, Gurgeh avait remporté la manche et gagné le droit de se rendre sur la Planète du Feu.
Une vingtaine de jours séparaient encore la fin de l’affrontement avec Bermoiya de la date à laquelle la flotte de la cour impériale entamerait ses douze jours de voyage à destination d’Echronédal. Gurgeh avait été invité à passer une partie de ce délai sur les terres de Hamin, recteur du Collège de Candsev – le plus important – et mentor de l’Empereur. Flère-Imsaho le lui avait formellement déconseillé ; pourtant il avait accepté. Ils se rendraient le lendemain même à la propriété de Hamin, distante de quelques centaines de kilomètres et située sur une île d’une mer intérieure.
Gurgeh éprouvait un intérêt que le drone considérait comme malsain, voire pervers, pour les déclarations de la presse à son propos. En fait, l’homme paraissait se délecter des calomnies et invectives qu’on déversa sur sa tête après sa victoire sur Bermoiya. Il lui arrivait de sourire en lisant ou en entendant ce qu’on disait de lui, tout particulièrement lorsque les présentateurs de bulletins d’information rapportaient – d’un ton outré et plein de respect – ce dont Gurgeh l’étranger s’était rendu coupable vis-à-vis de Lo Prinest Bermoiya, un juge si doux, si clément, qui avait cinq épouses et deux maris, bien qu’il restât sans enfant.
Gurgeh s’était également mis à regarder les chaînes qui montraient l’armée impériale écrasant sous sa botte les sauvages et les infidèles qu’elle avait pour mission de civiliser, dans de lointaines régions de l’Empire. Il demanda au module de décrypter les émissions militaires de haut niveau diffusées par les forces armées dans le but apparent de faire concurrence aux chaînes récréatives de la cour, encore plus cryptées.
Les émissions militaires montraient des scènes d’exécution et de torture de créatures étrangères. Parfois, on voyait exploser ou brûler les bâtiments et œuvres d’art de l’espèce récalcitrante ou révoltée ; on ne présentait que très rarement ce genre de choses sur les chaînes d’informations générales, pour la bonne raison que toutes les créatures non-eächic étaient naturellement présentées comme des monstres non civilisés, des simples d’esprits dociles ou des sous-humains traîtres et avides, tous aussi incapables les uns que les autres d’atteindre à l’art et la civilisation authentiques. Dans quelques cas, lorsque c’était physiquement possible, on montrait des Azadiens mâles – mais jamais des apicaux – violant des sauvages.
Il ne plaisait guère à Flère-Imsaho que Gurgeh apprécie de tels spectacles, singulièrement parce que c’était lui qui avait fait connaître à son compagnon les émissions brouillées ; mais au moins ne paraissait-il pas retirer de ces scènes une quelconque stimulation sexuelle. Il ne s’attardait pas devant elles aussi longtemps que les Azadiens, dont le drone connaissait maintenant les pratiques. Il regardait, il prenait acte, puis il passait rapidement à autre chose.
Il passait toujours le plus clair de son temps à analyser des jeux à l’écran. Mais les signaux codés et les avanies de la presse l’en détournaient constamment ; c’était comme une drogue.
« Je n’aime pas les bagues.
« Peu m’importent vos goûts, Jernau Gurgeh. Une fois sur les terres de Hamin, vous ne serez plus dans le module. Il pourra m’arriver de m’éloigner, et de toute façon je ne suis pas spécialiste en toxicologie. Vous allez absorber leurs mets et leurs boissons, et il y a chez eux de fameux chimistes et exobiologistes. Tandis que si vous portez une de ces bagues à chaque main – de préférence à l’index –, vous serez normalement protégé contre les tentatives d’empoisonnement. Si vous ressentez un unique élancement, c’est qu’il s’agit d’une drogue non mortelle, par exemple un hallucinogène ; trois élancements, c’est qu’on tente de se débarrasser de vous.
« Que signifient deux élancements ?
« Je n’en sais rien ! Sans doute une panne. Alors, vous les mettrez ?
« Elles ne me vont vraiment pas.
« Et un linceul ? Ça vous irait, un linceul ?
« Elles sont désagréables au toucher.
« Qu’importe, du moment que ça marche.
« Pourquoi pas une amulette qui repousse les balles ?
« Vous êtes sérieux ? Parce que dans ce cas il y a bel et bien à bord une parure de bijoux abritant un capteur passif à écran anti-impact ; mais ils se serviront plutôt de FAR… »
Gurgeh agita une main (baguée).
« Oh, oublions tout ça. »
Sur quoi il se rassit et se brancha sur une chaîne diffusant des exécutions militaires.
La machine avait du mal à lui parler ; il n’écoutait pas. Elle tenta de lui expliquer qu’en dépit des horreurs auxquelles il avait assisté en ville et à l’écran, il n’y avait rien que la Culture pût faire sans que le remède soit pire que le mal. Elle essaya de lui dire que la section Contact – ainsi que la Culture tout entière, en fait – était dans la même situation que lui : dissimulés sous leurs pèlerines, ils se tenaient à l’écart, incapables de porter secours à l’homme qui gisait, blessé, au milieu de la rue ; ils devaient s’en tenir à leur déguisement et attendre le moment propice… Mais soit aucun de ces deux arguments ne l’atteignait, soit l’homme pensait tout à fait à autre chose, car il ne montrait aucune réaction et refusait toute discussion à ce propos.
Dans l’intervalle entre la fin de la partie contre Bermoiya et leur départ pour la propriété de Hamin, Flère-Imsaho ne sortit presque pas. Il préféra rester au module, avec Gurgeh, à se faire du souci.
« Monsieur Gurgeh ? Ravi de faire votre connaissance. (Le vieil apical tendit la main. Gurgeh s’en saisit.) Vous avez fait bon voyage, j’espère ?
« Nous avons fait bon voyage, en effet, merci », répondit Gurgeh.
Ils se tenaient sur le toit d’un bâtiment bas entouré d’une végétation d’un vert luxuriant qui donnait sur les eaux paisibles de la mer intérieure. La maison était pratiquement enfouie sous la flore bourgeonnante ; seul le toit se trouvait bien à l’écart des cimes mouvantes. Non loin de là, on voyait des écuries abritant des montures diverses, et à différents niveaux de la demeure se dressaient de hauts portiques d’une élégante finesse qui décrivaient dans le sous-bois ombrageux de majestueux arcs de cercle entre les troncs massés en rangs serrés, et qui donnaient accès aux plages de sable d’or ainsi qu’aux pavillons et tonnelles de la propriété. Dans le ciel, d’énormes nuages incendiés de soleil s’empilaient, étincelants, au-dessus du lointain continent.
« “Nous”, dites-vous ? interrogea Hamin tandis qu’ils traversaient le toit et confiaient les bagages de Gurgeh à des mâles en livrée.
« Oui, le drone Flère-Imsaho et moi-même, l’informa Gurgeh en indiquant d’un mouvement de tête la grosse machine vrombissante qui flottait à la hauteur de son épaule.
« Ah, oui ! s’exclama l’apical en éclatant de rire. (Son crâne chauve brillait sous la double lumière solaire.) La machine dont certains disent qu’elle a contribué à vos succès. »
Ils descendirent jusqu’à une terrasse tout en longueur équipée de nombreuses tables, où Hamin présenta Gurgeh – et le drone – à divers individus, pour la plupart apicaux, encore qu’on remarquât quelques femmes, d’ailleurs fort élégantes. Il n’y avait qu’une seule personne que Gurgeh connût déjà : ce fut un Lo Shav Olos souriant qui posa son verre pour se lever de table et serrer la main de Gurgeh.
« Monsieur Gurgeh ! Quel plaisir de vous revoir ! La chance vous a accompagné et votre compétence s’est accrue. C’est une formidable réussite ! Félicitations, encore une fois. »
Le regard de l’apical se fixa brièvement sur les doigts bagués de Gurgeh.
« Je vous remercie, répondit ce dernier. J’aurais bien volontiers renoncé au prix qu’a coûté cette victoire.
« Naturellement. Vous ne cessez de nous surprendre, monsieur Gurgeh.
« Je finirai bien par y arriver.
« Vous êtes trop modeste. »
Olos sourit et se rassit. Gurgeh déclina l’offre qui lui fut faite de se retirer dans ses appartements pour se rafraîchir ; il se sentait déjà on ne peut plus frais et dispos. Il prit place à la table de Hamin, où se trouvaient déjà d’autres directeurs en poste au Collège de Candsev, ainsi que quelques officiels de la cour. On servit des vins glacés et des amuse-gueule épicés. Flère-Imsaho se posa par terre aux pieds de Gurgeh et se tint relativement tranquille. Les bagues ne décelèrent pas d’autre danger que l’alcool dans tout ce qu’on lui présenta.
Au fil de la conversation, on évita soigneusement d’aborder le sujet de la dernière partie livrée par Gurgeh. Personne ne se trompa sur la prononciation de son nom. Les directeurs de collège l’interrogèrent sur son style-de-jeu très personnel, et il répondit du mieux qu’il pouvait. Les officiels de la cour s’enquirent poliment de son monde d’origine, et il répondit par un ramassis de mensonges sur la prétendue planète où il vivait. Ils lui posèrent des questions sur Flère-Imsaho, et Gurgeh crut que la machine allait répondre ; voyant qu’elle n’en faisait rien, il leur révéla la vérité : la machine était considérée par la Culture comme une personne à part entière ; elle était libre d’agir à sa guise, et ne lui appartenait pas.
Lo Shav Olos était venu s’asseoir à leur table ; une de ses compagnes, une femme très grande d’une beauté à couper le souffle, demanda au drone si, lorsqu’il jouait, son maître se fondait ou non sur la logique.
La machine répondit – avec dans la voix une nuance de lassitude dont Gurgeh soupçonna qu’il était le seul à la percevoir – que Gurgeh n’était pas son maître, et qu’à sa connaissance il pensait avec plus de logique qu’elle-même lorsqu’il se livrait à des jeux, mais que de toute façon elle ne savait que très peu de choses sur l’Azad.
Tout le monde trouva cette réponse fort amusante.
À ce moment-là, Hamin se leva et déclara que son estomac, qui avait derrière lui plus de deux siècles et demi d’expérience, sentait approcher l’heure du dîner mieux que n’aurait su le faire aucune pendule de domestique. On s’esclaffa et on quitta petit à petit la longue terrasse. Hamin escorta personnellement Gurgeh jusqu’à sa chambre, et l’informa qu’un domestique viendrait l’avertir lorsque le repas serait sur le point d’être servi.
« Si seulement je savais pourquoi on vous a invité, remarqua Flère-Imsaho en défaisant prestement les quelques valises de Gurgeh pendant que ce dernier contemplait par la fenêtre les arbres immobiles et la mer paisible.
« Peut-être souhaitent-ils me recruter pour occuper une quelconque fonction au sein de l’Empire. Qu’en pensez-vous, drone ? Ferais-je un bon général ?
« Pas de facéties, Jernau Gurgeh. (Puis le drone reprit en marain :) Et ne pas oublier : micros partout, parmi crotte où ; n’importe quoi, nain quoi te porte. »
Gurgeh prit l’air soucieux et demanda en eächic :
« Dieu du ciel, drone ! Souffririez-vous subitement de troubles du langage ?
« Gurgeh… », siffla le drone en étalant les habits que les sujets de l’Empire jugeaient souhaitable de porter pour le dîner.
L’interpellé se détourna et sourit.
« Peut-être désirent-ils simplement me tuer.
« Je me demande s’ils n’auraient pas par hasard besoin d’aide. »
Gurgeh éclata de rire et s’approcha du lit où le drone venait de disposer sa tenue de soirée.
« Tout ira bien.
« C’est vous qui le dites. Ici, nous ne bénéficions plus de la protection du module, sans parler du reste. Mais… ne nous inquiétons donc pas pour ça. »
Gurgeh prit quelques-uns des morceaux d’étoffe qui devaient composer sa toge et les plaqua contre son corps en les maintenant sous son menton, puis baissa les yeux pour juger de l’effet.
« Je ne m’inquiète pas, précisa-t-il.
« Oh ! cria le drone, exaspéré. Oh, Jernau Gurgeh ! Combien de fois faudra-t-il que je vous le dise ? On ne peut pas porter du rouge et du vert ensemble ! »
« Aimez-vous la musique, monsieur Gurgeh ? » s’enquit Hamin en se penchant sur lui.
« Ma foi, à petite dose ça ne fait pas de mal », acquiesça Gurgeh.
Hamin parut se satisfaire de cette réponse et se laissa de nouveau aller contre le dossier de son siège. Ils étaient montés jusqu’au jardin installé sur le toit après le dîner, un interminable événement tarabiscoté et fort nourrissant au cours duquel des femmes nues étaient venues danser sur la table, mais – s’il devait en croire ses bagues – où personne n’avait rien mis dans ses aliments. À présent le crépuscule tombait, et les invités prenaient l’air dehors en écoutant la musique larmoyante jouée par un groupe de musiciens apicaux. Des portiques aux courbes gracieuses marquaient les limites du parc et l’orée d’une forêt de grands arbres bien formés.
Gurgeh prit place à une petite table en compagnie de Hamin et Olos. Flère-Imsaho s’installa à ses pieds. Des lampes brillaient dans les arbres tout autour d’eux ; le jardin suspendu formait en soi un îlot de lumière dans la nuit, entouré de cris d’oiseaux et d’autres animaux qui lançaient leurs appels comme pour répondre à la musique.
« Je me demandais, monsieur Gurgeh…, commença Hamin. (Il but une gorgée, puis alluma une longue pipe à fourneau étroit.) L’une de nos danseuses vous a-t-elle particulièrement plu ? (Il tira sur la pipe à long tuyau ; puis, tandis que la fumée dessinait une couronne autour de son crâne chauve, il poursuivit :) Si je vous pose la question, c’est uniquement parce que l’une d’entre elles – celle qui a des mèches argentées, vous vous souvenez ? – s’est déclarée plutôt intéressée par votre personne. Pardon… J’espère que je ne vous choque pas ?
« Pas le moins du monde.
« Eh bien, je tenais simplement à vous dire que nous sommes ici entre amis, voyez-vous. Vous avez largement fait vos preuves au jeu, et ceci est un endroit très intime, bien loin du regard de la presse et des gens du commun, qui, naturellement, doivent observer un certain nombre de règles absolues. Mais ce n’est pas notre cas, pas ici. Vous voyez où je veux en venir ? Vous pouvez vous laisser aller en toute confiance.
« Je vous en suis très reconnaissant. Soyez certain que je vais faire de mon mieux pour me décontracter ; c’est seulement qu’avant que je ne débarque ici on m’a averti que votre peuple me trouverait repoussant, voire difforme. Votre gentillesse me comble, mais je préférerais ne pas imposer ma présence à une personne qui ne se met peut-être pas à ma disposition de son propre chef.
« Vous vous montrez encore trop modeste, Jernau Gurgeh », sourit Olos.
Hamin hocha la tête en tirant sur sa pipe.
« Vous savez, monsieur Gurgeh, j’ai entendu dire que dans votre « Culture », vous n’aviez pas de lois. Je suis sûr qu’il s’agit d’une exagération, mais il doit tout de même y avoir un peu de vrai là-dedans ; donc je veux croire que vous voyez dans le nombre et la rigueur de nos lois… une grande différence entre notre société et la vôtre. Nous possédons ici un grand nombre de règles, et nous essayons de vivre en accord avec les lois de Dieu, du Jeu et de l’Empire. Mais il y a un avantage à posséder des lois : le plaisir qu’on peut prendre à les enfreindre. Les personnes ici présentes ne sont pas des enfants, monsieur Gurgeh. (Hamin agita le tuyau de sa pipe en direction des tables.) Règles et lois n’existent que par le plaisir que nous prenons à commettre ce qu’elles interdisent, mais, du moment que la plupart des gens respectent leurs prescriptions la plupart du temps, elles remplissent leur office ; l’obéissance aveugle aux lois ferait de nous… ha ! (Hamin gloussa et pointa son tuyau de pipe sur le drone.) Rien de plus que des robots ! »
Le bourdonnement de Flère-Imsaho s’accrut, mais l’espace d’un instant seulement.
Le silence retomba. Gurgeh porta son verre à ses lèvres. Olos et Hamin échangèrent un regard.
« Jernau Gurgeh, reprit enfin Olos en faisant rouler son verre entre ses paumes. Soyons francs. Vous nous mettez dans l’embarras. Vous avez réussi au-delà de tout ce que nous avions pu prévoir ; nous nous croyions plus difficiles à rouler, mais, d’une manière ou d’une autre, vous y êtes arrivé. Je vous félicite pour la ruse que vous avez employée, quelle qu’elle soit, que vous vous soyez servi de vos toxiglandes, de la machine ici présente ou plus simplement que vous ayez une plus longue expérience de l’Azad que vous n’avez bien voulu l’admettre. Vous nous avez battus sur notre propre terrain, et nous en restons impressionnés. Mon seul regret est que des innocents en aient pâti, tels que ces passants abattus à votre place, ainsi que Lo Prinest Bermoiya. Comme vous l’aurez sans doute deviné, nous aimerions que vous n’alliez pas plus loin. Seulement, le Bureau Impérial n’a que peu de liens avec le Bureau des Jeux ; aussi ne pouvons-nous guère agir de manière directe. Néanmoins, nous avons une proposition à vous faire.
« Laquelle ? interrogea Gurgeh sans cesser de siroter sa boisson.
« Comme je vous l’ai dit, poursuivit Hamin en pointant sur Gurgeh le bout du tuyau de sa pipe, nous avons de nombreuses lois. Nous avons donc de nombreuses infractions. Certaines d’entre elles sont de nature sexuelle ; vous me suivez ? (Gurgeh garda les yeux baissés sur son verre.) Est-il besoin de préciser, reprit Hamin, que dans ce domaine notre physiologie fait de nous une espèce… peu courante, pour ne pas dire particulièrement douée. Par ailleurs, dans notre société il est possible de contrôler les individus. De contraindre une ou plusieurs personnes à commettre des actes que d’eux-mêmes ils ne commettraient peut-être pas. Nous pouvons vous offrir ici même le genre d’expérience qui, de votre propre aveu, ne serait pas concevable sur votre propre planète. (Le vieil apical se pencha vers Gurgeh à le toucher et poursuivit en baissant le ton :) Vous imaginez-vous ce que ce serait que d’avoir sous la main des femelles, des mâles, et même des apicaux, si vous le désirez, qui exécutent le moindre de vos désirs ? »
Hamin cogna sa pipe contre le pied de la table ; la cendre se répandit jusque sur la coque vibrante de Flère-Imsaho. Le recteur du Collège de Candsev eut un sourire de conspirateur, se laissa aller en arrière et bourra à nouveau sa pipe en puisant dans une petite blague. Olos se pencha en avant.
« Cette île est tout entière à votre disposition pour la durée qui vous conviendra, Jernau Gurgeh. Vous pouvez mélanger autant d’individus que vous voudrez selon toutes les combinaisons qui vous plairont, pendant aussi longtemps que vous le désirerez.
« À condition que je me retire du jeu.
« C’est cela, oui, acquiesça Olos.
« Il y a des précédents, renchérit Hamin.
« L’île tout entière, dites-vous ? »
Gurgeh tourna la tête en tous sens, contemplant avec ostentation le jardin suspendu sous son éclairage tamisé. Une troupe de danseurs fit son apparition ; hommes, femmes et apicaux lestes et court vêtus se mirent à gravir les marches montant vers une estrade dressée derrière les musiciens.
« Et tout ce qu’elle contient, répondit Olos. La maison, les domestiques, les danseurs ; tout et tout le monde. »
Gurgeh hocha la tête sans répondre. Hamin ralluma sa pipe.
« Même l’orchestre, ajouta-t-il en toussant. (Il fit signe aux musiciens.) Que pensez-vous de leurs instruments, monsieur Gurgeh ? Ne rendent-Ils pas un son mélodieux ?
« Très agréable. »
Gurgeh but une gorgée en regardant les danseurs prendre position sur scène.
« Certes, mais il y a encore quelque chose que vous ignorez, intervint Hamin. Sachez que nous prenons grand plaisir à connaître le prix de cette musique. Vous voyez cet instrument à cordes, celui de gauche, à huit cordes ? (Gurgeh hocha la tête en signe d’assentiment et Hamin poursuivit :) Je peux vous affirmer que chacune de ces cordes d’acier a étranglé un homme. Et cette flûte, au fond, entre les mains de ce mâle ?
« Celle qui a la forme d’un os ?
« Un fémur de femelle, prélevé sans anesthésie, répondit Hamin en riant.
« Naturellement, commenta Gurgeh avant de prendre quelques fruits secs dans une coupelle posée sur la table. Ces flûtes se présentent-elles toujours par deux, ou bien y a-t-il beaucoup d’unijambistes parmi les dames critiques musicales ?
« Vous voyez ? dit-il à Olos en souriant. Vous voyez bien qu’il apprécie ! (Le vieil apical fit un geste vague en direction de l’orchestre, derrière lequel les danseurs étaient à présent en place et prêts à entamer la représentation.) Les percussions sont en peau humaine ; vous comprendrez pourquoi elles se présentent en groupes qu’on appelle des « familles ». Cet instrument de percussion horizontal est fait de phalanges, et… Bref, il y en a d’autres, et vous saisissez maintenant pourquoi cette musique rend un son si… précieux aux oreilles de ceux d’entre nous qui savent à partir de quoi elle est faite ?
« Certes, certes », répondit Gurgeh.
Les danseurs commencèrent leur ballet. Souples, bien entraînés, ils faisaient presque immédiatement impression. Certains d’entre eux devaient porter des unités anti-G, car ils flottaient dans les airs comme d’énormes oiseaux lents diaphanes.
« Parfait, opina Hamin. Voyez-vous, Gurgeh, au sein de l’Empire on est soit d’un côté, soit de l’autre. Soit l’on est joueur, soit l’on est… joué. »
Hamin sourit de ce qui était un jeu de mots en eächic, ainsi d’ailleurs qu’en marain – dans une certaine mesure.
Gurgeh observa quelques instants les danseurs. Puis, sans les quitter des yeux, il prit la parole.
« Je jouerai, recteur ; j’irai à Echronédal, ajouta-t-il en cognant sa bague en rythme contre le bord de son verre.
« Eh bien, soupira Hamin, je dois vous dire, Jernau Gurgeh, que nous sommes très inquiets. (Il tira à nouveau sur sa pipe, puis en scruta le fourneau incandescent.) Inquiets de l’effet que cela aurait sur le moral de notre peuple. Il y a en lui tant de gens simples ! Notre devoir est parfois de les protéger des dures réalités de l’existence. Et la plus dure de toutes reste la prise de conscience que l’espèce à laquelle on appartient est en majorité composée de gens crédules, cruels et insensés. Ils ne comprendraient pas qu’un étranger, un être venu d’ailleurs, puisse débarquer ici et réussir si bien au jeu sacré. Nous autres qui vivons à la cour ou enseignons dans les collèges n’y sommes pas aussi sensibles, mais nous devons constamment garder à l’esprit ces gens ordinaires, ces gens très comme il faut… J’irais même jusqu’à dire ces innocents, monsieur Gurgeh ; et les extrémités auxquelles nous nous voyons réduits dans ce domaine, les actes dont nous devons parfois prendre la responsabilité, ne nous enchantent pas toujours. Mais nous savons où est notre devoir, et nous nous en acquitterons ; pour eux et pour notre Empereur. (De nouveau Hamin se pencha en avant.) Nous n’avons pas l’intention de vous tuer, monsieur Gurgeh, même si je sais qu’il existe à la cour des factions qui ne souhaitent pas autre chose, et même si l’on trouve – dit-on – au sein des services de sécurité des gens tout à fait susceptibles de s’en charger. Non, rien d’aussi grossier. Néanmoins… »
Le vieil apical tira à petits coups sur sa pipe en émettant un léger bruit de succion. Gurgeh attendit. Hamin pointa de nouveau sur lui l’extrémité du fin tuyau.
« Je dois vous avertir, Gurgeh, que, quels que soient vos résultats dans la première manche d’Echronédal, on annoncera que vous renoncez. Nous avons le contrôle absolu des services de presse et des moyens de communication sur la Planète du Feu, et pour la presse et le public vous serez officiellement éliminé à l’issue de la première partie. Nous prendrons toutes les mesures nécessaires pour prouver la véracité de cette déclaration. Libre à vous de révéler que je vous ai tenu ce discours, et d’affirmer tout ce que vous voudrez après coup ; vous ne ferez que vous couvrir de ridicule, et ce que je vous prédis aujourd’hui se réalisera quoi que vous tentiez. »
Puis ce fut le tour d’Olos.
« Vous voyez donc, Gurgeh, que vous irez peut-être à Echronédal. Seulement, ce serait aller à la défaite. Une défaite absolument certaine. Allez-y en tant que touriste de luxe, si vous voulez, ou bien restez ici et profitez de notre offre ; mais ce n’est plus la peine de jouer.
« Hmm… », fit Gurgeh.
Les danseurs perdaient progressivement leurs vêtements : ils se dénudaient les uns les autres. Tout en dansant, quelques-uns s’efforçaient de se caresser et de s’effleurer mutuellement avec des gestes exagérément évocateurs. Gurgeh hocha la tête.
« Je vais y réfléchir, dit-il. (Il sourit aux deux apicaux.) Quoi qu’il en soit, je tiens absolument à voir cette fameuse Planète du Feu. (Il prit une gorgée de liquide dans son verre bien frais et regarda se préciser la chorégraphie érotique qui prenait place derrière les musiciens.) Mais à part ça… Je ne me casserai pas trop la tête. »
Hamin examinait sa pipe. Olos avait l’air pénétré de sérieux.
Gurgeh ouvrit les mains en un geste d’impuissance résignée.
« Que puis-je dire de plus ?
« Seriez-vous disposé à… à collaborer ? » s’enquit Olos.
Gurgeh lui jeta un regard inquisiteur. Olos tendit lentement le bras et tapota le bord du verre de Gurgeh.
« Quelque chose qui… sonne vrai », ajouta-t-il d’une voix douce.
Gurgeh vit les deux apicaux échanger un regard, et attendit qu’ils dévoilent leur jeu.
« Des preuves matérielles, déclara enfin Hamin en s’adressant à sa pipe. Un film vous montrant en train de regarder d’un air inquiet vos pièces en mauvaise posture sur le tablier. Peut-être même une interview. Naturellement, nous pouvons nous passer de votre collaboration pour cela, mais avec votre aide, ce serait plus facile, moins risqué pour toutes les personnes concernées. »
Le vieil apical suçota sa pipe. Olos buvait en contemplant les cabrioles romantiques du corps de ballet. Gurgeh prit un air étonné.
« Vous voulez dire… mentir ? Participer à l’élaboration de votre réalité truquée ?
« Notre réalité authentique, Gurgeh, rectifia tranquillement Olos. La version officielle, celle que viendront corroborer les documents adéquats… Celle que tout le monde croira. »
Gurgeh sourit de toutes ses dents.
« Bien sûr. Je serais enchanté de vous être utile. Je me ferai un véritable défi de fournir l’interview parfaitement ignoble qui sera communiquée au peuple. J’irai même jusqu’à vous aider à concevoir des positions de jeu tellement désastreuses que même moi je ne pourrais pas m’en dépêtrer. (Il leva son verre devant eux.) Après tout, c’est le jeu qui compte, n’est-ce pas ? »
Hamin renifla et haussa les épaules. Puis il se remit à sucer sa pipe ; à travers un voile de fumée, il déclara :
« Nul véritable joueur-de-jeu ne saurait mieux dire. (Il donna de petites tapes sur l’épaule de Gurgeh.) Monsieur Gurgeh, même si vous choisissez de ne pas profiter des possibilités que renferme ma maison, j’espère que vous resterez quelque temps avec nous. Je serais heureux de bavarder avec vous. Resterez-vous ?
« Pourquoi pas ? » répondit Gurgeh.
Hamin et lui levèrent leurs verres pour se saluer mutuellement ; Olos se renfonça dans son siège en riant en silence. Tous trois se retournèrent d’un même mouvement pour regarder les danseurs, qui formaient maintenant un entrelacement amoureux complexe, un puzzle de chair qui continuait à se mouvoir en rythme, nota Gurgeh avec admiration.
Il passa les quinze jours suivants chez Hamin à s’entretenir – en se tenant sur ses gardes – avec le vieux recteur. Au moment de partir, il avait l’impression qu’ils ne se connaissaient pas encore tout à fait, mais qu’ils en savaient tout de même un peu plus sur leurs civilisations respectives.
Hamin avait manifestement beaucoup de mal à croire que la Culture réussissait réellement à se passer d’argent.
« Mais si je désirais vraiment quelque chose de déraisonnable, comment devrais-je m’y prendre ?
« Quoi, par exemple ?
« Eh bien… mettons, ma propre planète, répondit Hamin avec un rire sifflant.
« Comment voulez-vous posséder une planète ? fit Gurgeh en secouant la tête.
« Supposons que ce soit cela que je veuille.
« Eh bien, à condition d’en trouver une inoccupée où vous pourriez vous poser sans que cela dérange personne… cela marcherait peut-être. Mais comment feriez-vous pour empêcher d’autres gens de venir s’y poser aussi ?
« Je ne pourrais pas acquérir une flotte de guerre ?
« Tous nos vaisseaux sont de type conscient. Vous pourriez toujours essayer de leur donner des ordres… mais je crois que vous n’iriez pas très loin.
« Vos vaisseaux se croient intelligents et conscients ! gloussa Hamin.
« C’est aussi une erreur assez communément répandue parmi certains de nos compatriotes humains. »
Hamin trouvait les mœurs sexuelles de la Culture encore plus fascinantes. Il se montra à la fois ravi et scandalisé qu’on y considère l’homosexualité, l’inceste, la transsexualité, l’hermaphrodisme et l’altération des caractères sexuels comme de simples pratiques courantes, qu’on s’y livre comme on part en croisière ou comme on change de coiffure.
D’après lui, cet état de fait devait enlever tout son sel à la chose. La Culture n’interdisait-elle donc rien ?
Gurgeh essaya bien de lui expliquer qu’il n’existait pas de lois écrites, mais pas de délits non plus. On assistait de temps en temps à un « crime passionnel », (selon la formulation de Hamin), mais il ne se passait pas grand-chose d’autre d’illégal. Et puis, dans un monde où chacun possédait un terminal, il était difficile de s’en tirer comme ça. Mais les mobiles aussi s’étaient faits très rares.
« Mais si un individu en tue un autre ? »
Gurgeh haussa les épaules.
« Dans ce cas, il se fait drone-assigner.
« Ah ! On y vient. Et le drone en question, que fait-il ?
« Il le suit partout et s’assure qu’il ne recommence pas.
« Et c’est tout ?
« Que voulez-vous de plus ? Socialement, c’est la mort, Hamin. Vous n’êtes presque plus jamais invité dans les soirées.
« Ah… Mais on ne peut donc pas s’infiltrer ou rentrer de force dans les soirées, dans votre Culture ?
« Si, concéda Gurgeh, mais alors personne ne vous adresserait la parole. »
Quant aux révélations de Hamin sur l’Empire, elles ne lui firent qu’apprécier davantage ce que lui en avait dit Shohobohaum Za : que c’était un joyau, même si les arêtes en étaient coupantes, vicieuses et sans discrimination aucune. Il n’était pas si difficile de comprendre le jugement déformé que portaient les Azadiens sur ce qu’ils appelaient « la nature humaine » – ils employaient cette expression chaque fois qu’ils devaient justifier un phénomène inhumain et contre nature – ; il suffisait de voir le monstre qui les cernait et les subsumait, ce monstre autoproduit qu’était l’Empire d’Azad et qui faisait preuve d’un instinct (Gurgeh ne voyait pas d’autre terme) de conservation à ce point farouche.
L’Empire voulait survivre ; c’était une espèce d’animal, un organisme massif et puissant qui ne laissait survivre à l’intérieur de lui que certaines cellules, certains virus, et éliminait tout le reste sans autre forme de procès, automatiquement et sans même y penser. Hamin lui-même employa cette analogie lorsqu’il voulut comparer les révolutionnaires au cancer. Gurgeh essaya de lui faire comprendre que les cellules individuelles, c’étaient des cellules individuelles, mais qu’un ensemble conscient composé de milliards et de milliards d’entre elles – ou un dispositif conscient fait de séries de pico-circuits, d’ailleurs –, c’était tout à fait autre chose… Mais Hamin refusa de l’entendre. C’était Gurgeh, et non lui, qui ne voulait pas comprendre.
Le reste du temps, Gurgeh se promena dans la forêt ou alla se baigner dans la mer tiède et indolente. Le rythme lent qui régissait la vie chez Hamin s’articulait autour des repas, et Gurgeh apprit à s’habiller correctement pour ces occasions, à manger ce qu’on lui proposait, à bavarder avec les hôtes – anciens ou nouveaux, en fonction des allées et venues –, à s’accorder ensuite un moment de détente pendant lequel il se sentait tout ballonné et un peu dans les nuages, à parler encore et toujours avec les uns et les autres, à regarder les distractions organisées qui se présentaient le plus souvent sous la forme de ballets érotiques, ainsi que le spectacle grotesque du mouvement perpétuel des alliances sexuelles entre invités, danseurs, serviteurs et domestiques. Gurgeh reçut nombre de propositions, mais ne se laissa jamais tenter. Il trouvait les Azadiennes de plus en plus attirantes, et pas seulement sur le plan physique… Mais il mettait à contribution ses glandes génomanipulées pour obtenir un effet négatif, voire inverse, afin de rester charnellement sobre au milieu de l’orgie subtilement affichée qui se déroulait autour de lui.
Ces quelques jours furent plutôt agréables. Aucun élancement de la part des bagues, et personne ne fit mine de lui tirer dessus. Flère-Imsaho et lui regagnèrent sans encombre le module posé sur le toit du Grand Hôtel deux jours avant la date prévue pour l’appareillage de la Flotte Impériale en direction d’Echronédal. Gurgeh et le drone auraient préféré prendre le module, parfaitement capable de faire la traversée, mais Contact le leur avait interdit – l’Amirauté ne devait pas savoir qu’un véhicule guère plus volumineux qu’un canot de sauvetage pouvait devancer ses cuirassés : cela aurait certainement des effets déplorables – et l’Empire avait interdit que la machine de l’étranger prenne place dans un navire impérial. Gurgeh devrait donc faire le voyage avec la Flotte, comme les autres.
« Et vous vous plaignez ! déclara Flère-Imsaho avec amertume. Ils auront constamment un œil sur nous : pendant la traversée et une fois que nous serons au château. Ce qui veut dire que je vais devoir conserver nuit et jour ce déguisement ridicule jusqu’à ce que les jeux soient finis. Pourquoi n’avez-vous donc pas perdu à la première manche, comme vous étiez censé le faire ? On aurait pu leur dire où ils pouvaient se l’insérer, leur Planète du Feu, et à l’heure qu’il est on serait sur le chemin du retour à bord d’un VSG.
« Oh, la ferme, machine. »
Ainsi qu’ils ne tardèrent pas à s’en apercevoir, ils auraient très bien pu se passer de revenir au module ; il ne leur restait rien à y prendre, rien à y emballer. Gurgeh resta debout au milieu du petit salon à tripoter le bracelet-Orbitale passé à son poignet, et se rendit brusquement compte que l’impatience avec laquelle il attendait les jeux d’Echronédal était sans commune mesure avec celle qu’il avait éprouvée en prévision des autres manches. Il ne se sentirait plus sous pression ; il n’aurait plus à affronter l’opprobre de la presse et de l’affreux grand public de l’Empire ; il pourrait coopérer en élaborant pour eux un ensemble suffisamment convaincant d’informations erronées, et la probabilité pour qu’il ait à faire face à de nouveaux paris à option physique s’en trouvait pratiquement réduite à zéro. Il allait s’amuser…
Flère-Imsaho se réjouissait de le voir surmonter ainsi le choc qu’il avait reçu en passant derrière la façade que l’Empire présentait à ses hôtes ; l’homme était apparemment redevenu lui-même et semblait détendu par son séjour chez Hamin. Toutefois, la machine notait un léger changement, une impression qu’il n’arrivait pas encore très bien à définir, mais dont l’existence ne faisait pas de doute.
Ils ne revirent pas Shohobohaum Za. Ce dernier était parti en tournée dans le « haut pays », quelles que soient les contrées que recouvre cette appellation. Il leur fit parvenir ses respects, suivis d’un message en marain disant que si Gurgeh pouvait mettre la main sur un peu de grif bien frais…
Avant le départ, Gurgeh demanda au module ce qu’il était advenu de la jeune fille dont il avait fait la connaissance au grand bal quelques mois plus tôt. Il ne se rappelait toujours pas son nom, mais si le module pouvait lui fournir la liste des femmes ayant dépassé la première manche, il était certain de le reconnaître… Le module s’empêtra dans la recherche, mais Flère-Imsaho leur dit à tous les deux de laisser tomber.
Aucune femme n’avait atteint la deuxième manche.
Péquil les accompagna jusqu’au spatioport réservé aux navettes. Son bras était complètement rétabli. Gurgeh et Flère-Imsaho dirent au revoir au module, lequel fila dans le ciel vers son point de rencontre avec le lointain Facteur limite. Puis ils saluèrent Péquil – qui prit la main de Gurgeh dans les siennes –, et l’homme et le drone embarquèrent dans la navette.
Gurgeh regarda Groasnachek diminuer sous leurs yeux. Puis la ville s’inclina brusquement sur le côté, et il fut rejeté dans son siège ; le panorama tout entier se mit à se balancer et à trépider tandis que la navette s’enfonçait à toute allure dans le ciel brumeux.
Petit à petit, tous les motifs, toutes les formes se dessinèrent au sol, momentanément révélés avant que la distance sans cesse accrue, les fumées de la ville proprement dite, la poussière, la crasse, et l’angle subitement modifié de leur ascension ne dissimulent l’ensemble pour de bon.
Malgré le méli-mélo général, la surface prit temporairement des allures paisibles et ordonnées dans ses différentes parties. La distance escamotait ses enchevêtrements et dislocations, et à partir d’une certaine altitude, celle où rien ne s’attarde jamais très longtemps et où dans l’ensemble toute chose ne fait que passer, la planète ressemblait en tout point à un organisme dépourvu de cervelle, un organisme gigantesque et qui ne cessait de s’étendre.