Iain Menzies Banks, né en Écosse et en 1954, sans hésitation ni murmure l’un des plus talentueux écrivains britanniques de sa génération, a au moins une coquetterie. Lorsqu’il écrit un roman de littérature générale comme Le Seigneur des guêpes[1] (A Wasp Factory, 1984) ou Entrefer[2] (The Bridge, 1986), il signe Iain Banks. Lorsqu’il s’adonne à la Science-Fiction, il devient Iain M. Banks. C’est le pseudonyme à la fois le plus concis et le plus transparent que j’aie jamais rencontré.
À dire vrai, la littérature de Iain (M.) Banks n’est jamais générale. Elle est beaucoup trop singulière pour cela. C’est un homme qui n’a pas un sens bien arrêté de la « normalité ». Il cultive aisément la pointe de pessimisme méchant, voire de perversité, qui caractérise la littérature britannique contre l’optimisme naïf et bon enfant des Américains et la distinction arrogante cultivée par les Continentaux. Il la pousse même du côté du surréalisme et parfois du délire, et lorsqu’il opère un rétablissement du côté de la raison, il se retrouve sans effort, dans un mouvement coulé, sur le trapèze volant de la Science-Fiction.
Sa création la plus remarquable à ce jour dans cet espace demeure la Culture. Il l’explore dans quatre textes au moins. Une forme de guerre[3] (Consider Phlebas, 1987), L’Homme des jeux[4] (The Player of Games, 1988), une longue nouvelle, L’Essence de l’art (The State of the Art, 1989), et L’Usage des armes[5] (Use of Weapons, 1990). Il explicite par ailleurs le concept de la Culture dans un essai, Quelques notes sur la Culture (1994), qui présente cette caractéristique éminemment moderne de n’avoir été un certain temps disponible que sur Internet. Au moment où vous lirez ces pages, il devrait avoir été traduit et publié dans le premier numéro d’une toute nouvelle revue, Galaxies.
La Culture est une vaste société galactique, multiforme, pacifiste, décentralisée, anarchiste, tolérante, éthique, agnostique et cynique, peut-être ultimement conformiste, s’en doutant et s’en défendant. La Culture est si soucieuse d’assurer l’égalité des droits en fonction des sexes, des âges, des races, des origines, des capacités en général et même des conditions de fabrication, qu’elle a pratiquement oublié que des discriminations pouvaient se fonder sur des critères aussi anodins et qu’elle le redécouvre toujours douloureusement à l’occasion de nouveaux contacts. Banks tient à préciser en tête de l’essai déjà cité que la Culture n’existe pas ou plutôt qu’elle n’existe que dans son esprit et dans ceux des lecteurs de ses livres. Mais bien entendu, nous ne le croyons pas. Banks affirme cela uniquement afin de couvrir ses sources et probablement de cacher le fait qu’il est lui-même un agent de la Culture, plus précisément de cette branche du service Contact, qui porte le nom redouté et par certains mal considéré de Circonstances Spéciales. Vous comprendrez plus avant dans ce livre et dans les suivants ce que signifient exactement ces termes de Contact et de Circonstances Spéciales et pourquoi Iain M. Banks éprouve le besoin de s’entourer de telles précautions.
La Culture existe. En fait, elle existe depuis bien plus longtemps que les civilisations terrestres comme en font foi les quelques chronologies que Banks a laissées traîner ici et là dans son œuvre, chronologies soigneusement truquées à des fins de sécurité mais qui laissent néanmoins entrevoir les grandes lignes d’une autre Histoire, d’une histoire à l’envergure galactique, où la Terre n’occupe que la position d’une note marginale dans une annexe. La Culture n’est pas notre avenir. Elle a probablement tripoté discrètement notre passé et il lui arrive sans doute d’intervenir dans notre présent, mais elle ne s’intéresse pas beaucoup à nous. Pas assez importants. Elle attend tranquillement que nous la rejoignions, ce qui peut prendre encore un certain temps.
La Culture est une société aux contours assez flous, s’étendant sur des milliers d’années-lumière, qui occupe éventuellement des planètes mais qui préfère en général habiter de gigantesques complexes spatiaux du type Véhicule Système Général (VSG), qui répondent à des noms aussi fleuris que Culte du Cargo ou Jamais tout à fait satisfaite, ou encore Jeune Voyou. À bord, la vie est une perpétuelle croisière interstellaire de luxe. Les noms des vaisseaux évoquent plus ou moins bien les tempéraments des Intelligences Artificielles (IA) qui les animent et les conduisent car la Culture est probablement dirigée en sous-main par les IA. Mais les humains, ou quasi humains, et autres peuples biologiques qui en participent, avec leur suffisance caractéristique, aussi innée qu’infondée, n’en ont cure. Ils considèrent qu’ils abandonnent aux IA les tâches subalternes et ennuyeuses de la gestion d’une société de quelques centaines de trilliards d’individus, IA incluses, et qu’ils sont eux le véritable sel du cosmos, faits pour s’amuser et créer. Ils tirent même une sorte de vanité du douteux privilège de leur mortalité. Bien entendu, toutes les tentatives faites par les IA pour les détromper ont glissé sur leurs entendements comme l’eau sur les plumes du canard proverbial. C’est sans doute aux qualités d’organisatrices des IA (qui ne consacrent à l’entretien de la Culture qu’une fraction minuscule de leur attention autrement dévolue à des tâches plus passionnantes de création et d’observation) que la Culture doit sa prospérité, sa stabilité, et son extraordinaire plasticité qui lui permet d’absorber, la plupart du temps en douceur, les cultures qu’elle rencontre dans son expansion à travers l’espace.
En douceur. La plupart du temps. C’est la tâche de Contact d’assurer, comme son nom l’indique, ces contacts discrètement et en douceur, de décider si l’existence de la Culture peut être révélée aux indigènes et si leurs civilisations sont mûres pour la rejoindre, c’est-à-dire être absorbées, digérées par elle. Lorsque les choses ne se passent pas en douceur et que les conditions locales sont particulièrement tordues, Contact fait intervenir Circonstances Spéciales qui est justement spécialisé dans les coups tordus. Circonstances Spéciales embauche généralement comme mercenaires des ressortissants des cultures locales problématiques parce que les citoyens de la Culture ont des préjugés éthiques et n’aiment pas trop se salir les mains. Outre une excellente formation et quelques gadgets, Circonstances Spéciales leur assure une vie très allongée, des améliorations physiologiques appréciables, la garantie, sous réserve de conditions favorables, d’une récupération en cas de pépin, voire d’une reconstruction presque intégrale du corps, sans parler d’une solde très confortable dont le montant paraît toujours risible à la Culture qui a abandonné depuis longtemps toute notion de monnaie. En échange évidemment de quelques risques et d’une nécessaire discrétion. N’importe qui peut être contacté. Vous par exemple. Mais il est en général préférable d’avoir une bonne expérience du combat sous toutes ses formes, d’être polyglotte et de ne pas se sentir contraint par des scrupules.
Iain M. Banks a choisi de raconter presque exclusivement des épisodes particulièrement croustillants des opérations de la Culture. Soit parce que la description de la vie dans une utopie devient rapidement ennuyeuse, soit parce que la nature de ses fonctions fait qu’il n’est vraiment bien renseigné que sur cet aspect de la vie de la Culture, qui demeure, il faut y insister, tout à fait mineur. Si vous avez fréquenté de vieux soldats recuits sur le terrain, transférés sur le tard dans des services d’histoire et d’archives, vous voyez ce que je veux dire : ils sont tout à fait incapables de vous indiquer les meilleures terrasses de Paris en avril, mais ils peuvent vous ressasser sans fin tous les détails de l’opération Manteau-Vert dans les Dardanelles en 1915.
Tout au bas de la hiérarchie des Intelligences Artificielles, il y a les drones. Les drones tiennent une place importante dans les récits de Iain M. Banks parce qu’ils entretiennent des relations directes avec les humains ; ils leur servent de gardes du corps, de secrétaires, de documentalistes, de valets de chambre, de chauffeurs et de cuisiniers. Si vous avez besoin d’une autre compétence, dites-le, votre drone la possède probablement ou la chargera en mémoire. Ils ne sont pas nécessairement plus gros qu’une boîte d’allumettes mais ils peuvent agir très fort, très vite, très malin. N’essayez jamais de jouer au plus fin avec un drone, du moins pas avant de vous y être entraîné pendant au moins trois siècles. Sinon, vous vous en repentirez, même si le drone ne fait qu’obéir scrupuleusement à vos instructions et respecter intégralement vos droits souverains et inaliénables.
On peut se demander pourquoi les drones acceptent, apparemment sans réserve ni rancœur, un rôle qu’on pourrait qualifier de subalterne, celui d’un domestique à tout faire. C’est que, du point de vue des drones, les choses ne se présentent pas exactement comme cela. Comme la plupart des intelligences, les drones éprouvent le besoin de donner un sens à leur vie. Ils sont donc assez satisfaits de guider et de protéger ces petits êtres fragiles, faibles, curieux, imprévoyants, esthétiquement improbables, intellectuellement limités mais si stimulants parce que tellement imprévisibles, les humains et autres créatures biologiques.
Bien qu’ils s’en défendent, les drones sont d’autre part extrêmement sentimentaux. Je pense qu’ils finissent par s’attacher à leur humain au point que son inéluctable disparition, trop souvent prématurée du fait des défauts de conception de cette classe d’organismes, les émeut profondément. Un drone est pratiquement immortel, presque toujours réparable, et toujours améliorable à coups de mises à jour. Le service d’un humain peut faire partie de l’éducation convenable d’une jeune IA qui sera ultérieurement augmentée et éventuellement vouée à des tâches plus complexes. Je pense pouvoir dire que les drones, qui ne l’avoueraient pas, même leur tête-métaphorique posée sur le billot métaphorique, c’est-à-dire menacés d’un effacement irréversible de leur mémoire et de toutes ses sauvegardes, considèrent un peu les humains comme ceux-ci font de leurs animaux familiers. Si vous en doutez, considérez attentivement le soi-disant propriétaire d’un chat : il tombe sous le sens que le chat le tient pour son valet. Pensez-y la prochaine fois que vous pesterez après votre drone. Si vous en avez un. Je dois enfin ajouter que si un drone ne s’entendait pas avec son humain, il ne resterait pas une nanoseconde à son prétendu service. Comme toute intelligence, il a droit à son autonomie. Ces divorces sont rarissimes, mais cela s’est vu.
Voilà. Je vous en ai assez dit sur les composantes de la Culture pour que vous puissiez vous repérer sans trop de mal dans les ouvrages que vous allez lire. Je vous en ai même peut-être trop dit, non pas tant que j’aie gâché un effet de surprise, car il vous reste l’essentiel à découvrir, que pour votre bien et pour le mien. Car souvenez-vous-en bien : nous ne sommes pas censés connaître l’existence de la Culture, et encore moins les détails de son fonctionnement. Tenons-nous-en donc, et fermement, dans votre intérêt et dans le mien, à l’idée qu’il ne s’agit ici que de fictions. D’utopies. Pas question d’avouer autre chose. Vous allez comprendre pourquoi.
Iain M. Banks a donc décrit une utopie. Ce n’est pas là un mot à prendre à la légère, même s’il est aujourd’hui galvaudé. Que peut être une utopie à présent ? Une forme idéale et idéologiquement définie de société ? Mais notre siècle primitif a appris, dans le sang, à se défier des plans de la perfection. Historiquement – et pardonnez à un pédantisme directement issu d’un contact trop prolongé avec des IA –, l’utopie est un genre littéraire relevant de la philosophie politique et qui est née à une époque où des penseurs éminents ont pu :
a) réfléchir à l’organisation des sociétés ;
b) considérer qu’il pouvait exister des sociétés meilleures que toutes celles alors connues, c’est-à-dire, à volonté, plus justes, plus efficaces, plus harmonieuses, ignorant l’envie, la guerre et l’insubordination, plus respectueuses des lois éternelles des dieux, des hiérarchies de la nature, ou de la volonté des sages, à la limite parfaites et donc immuables ;
c) estimer qu’il n’y avait pas de raison logique pour que l’avenir historique soit différent du passé historique et que, par suite, les sociétés idéales n’avaient aucune raison d’advenir dans l’histoire, si même elles avaient existé dans un passé reculé presque oublié, d’avant une chute. Comme les sociétés avoisinantes familières, pour différentes qu’elles fussent, n’étaient pas plus amènes que la leur, ils logèrent de telles sociétés idéales à la fois dans un ailleurs et dans un passé mythologiques. Ce fut le temps des atlantides. La bonne solution aurait existé mais elle était perdue.
Mille années et quelques plus tard, ce fut l’ère des premiers voyages organisés autour du globe et la découverte de formes d’organisation sociale très étrangères et parfois très surprenantes mais toujours nullement idylliques. Les penseurs en conclurent logiquement que de telles sociétés idéales, même s’ils pouvaient les concevoir et les appeler de leurs vœux infiniment nostalgiques, ne pouvaient trouver place nulle part, d’où le nom d’utopie qu’ils leur donnèrent, qui signifie en grec exactement nulle part, en nul lieu. À dire vrai, ils faisaient peut-être aussi un jeu de mot sous-jacent. Toujours en grec, le « ou » privatif qui signifie la négation ne se distingue à peu près que par un accent du « eu » qui veut dire bon, comme dans eugénisme, ou Eugénie qui signifie « la bien née ». Si bien que l’utopie peut aussi se lire, sans forcer beaucoup le bon lieu. Il y eut beaucoup de gens qui soupirèrent après des îles lointaines, dans les blancs nombreux de la carte, et forcément inconnues peuplées d’utopistes, ou plutôt des heureux habitants des utopies, ces avatars philosophiques et rationnels du Paradis Terrestre. Les utopies s’étaient tout de même rapprochées : elles étaient ailleurs et dans le présent. La bonne solution existait, mais pour d’autres, évidemment hypothétiques.
Quelques décennies encore, et il apparut que les sociétés réelles n’étaient pas immuables, qu’elles pouvaient se transformer spontanément sous l’effet des sciences et des industries, même si personne ne pouvait dire assurément dans quel sens, que l’histoire ne se reproduisait donc pas à l’identique, qu’il n’était même plus certain que les rois se succédassent à l’infini, ni non plus, horresco referens, que les prêtres détiennent pour l’éternité le privilège de l’interprétation du divin. Dès lors, l’utopie disparut en tant que lieu d’ailleurs, non-lieu ou bon-lieu, et son intention désormais réputée accessible par les générations futures se transporta dans l’ici et dans l’avenir. La bonne solution était pour demain, au prix de quelques efforts.
Au sens strict, l’utopie cessa d’exister comme genre littéraire entre le XVIIe et le XVIIIe siècle de la civilisation européenne quand les écrivains inventèrent le genre très incertain de l’anticipation qui consistait à dire à peu près n’importe quoi sur un avenir dont personne ne savait rien, sinon qu’il serait obligatoirement différent du passé et du présent. Dès lors, le désir rationnel d’une société meilleure prit la forme de programmes qui, moyennant la réalisation révolutionnaire de modifications institutionnelles mineures comme l’abolition de la propriété, la communauté des femmes, la prise de décisions par des assemblées délibérantes en guise de démocratie, la disparition de l’argent et la prise au tas, l’appropriation collective de biens qui, n’étant plus de la responsabilité égoïste de personne, seraient automatiquement l’objet des soins attentifs et républicains de tous, l’édification minutieuse d’une administration impartiale et impavide, la glorification de l’État tutélaire et le culte de son conducteur paternel comme épiphanie de l’humanité, plus quelques autres, promettaient l’avènement d’organisations meilleures que toutes celles jusque-là connues, c’est-à-dire, à volonté, plus justes, plus efficaces, plus harmonieuses, ignorant l’envie, la guerre et l’insubordination, etc. Le programme avait supplanté l’utopie. Un philosophe particulièrement original et à bien des égards plus clairvoyant que les autres, Karl Marx, écrivit même qu’il n’était plus temps de rêver les utopies, qu’il fallait les construire. Il n’avait retenu le terme d’utopie que pour se faire entendre car il avait, non sans raisons explicites, le plus profond mépris pour de tels songes creux.
Aussi bizarre que cela puisse paraître en notre époque d’infinie lucidité et de communication généralisée, la misère était alors si grande que beaucoup le prirent au pied de la lettre et entreprirent de tels programmes, plus ou moins lointainement inspirés de ses réflexions sur le médiocre état du monde. Le résultat ne se fit pas attendre et coûta quelques dizaines de millions de morts, au bas mot, ce qui lui aurait fait horreur. C’est que, dans leur volonté d’inscrire vite leur désir de progrès dans l’histoire, nos concepteurs de programmes sociétaux avaient estimé superflu de tenir compte des données de l’observation et de l’expérience, ou en gros de toute méthode scientifique, un peu comme un architecte qui penserait devoir mettre les fondations au grenier parce que cela évite de creuser. Dans leur enthousiasme révolutionnaire, ils auraient aboli la loi de la pesanteur. L’Homme Futur, bénéficiaire supposé de tant de merveilles, devait commencer par se laisser énergiquement remodeler de façon à les trouver merveilleuses. Il s’ensuivit, après les désordres qu’on a sommairement évoqués, une méfiance généralisée à l’endroit de tout programme, de toute idéologie, et même, du moins put-on le craindre un assez long temps, de toute pensée sociale un peu consistante. Les programmes globaux, explicatifs, prédictifs et normatifs, avaient rejoint les atlantides et les utopies dans les poubelles de l’histoire.
Mais comme les sociétés continuaient de changer, et même sur un rythme accéléré, et comme le désir de progrès n’avait heureusement pas disparu à la différence de la confiance dans la réalisation automatique d’un progrès objectif, vint le temps des projets. Ceux-ci sont plus limités, plus humbles et plus respectueux des connaissances pratiques, que les utopies métaphysiques et que les programmes messianiques. Ils eurent d’autant plus de mal à s’imposer qu’échaudés par la calamiteuse expérience des programmes, les meilleurs esprits continuaient à les qualifier d’utopies, les portant ainsi aux nues mais indiquant clairement par là, peut-être inconsciemment, qu’ils ne souhaitaient pas du tout qu’ils se réalisassent. Un cri répandu sur la fin du XXe siècle était : nous avons besoin d’utopies pour le prochain millénaire. Et par-devers soi chacun de murmurer : à condition qu’elles restent des utopies, de beaux rêves, qu’elles n’adviennent en aucun lieu, Dieu merci. L’invocation sacramentelle de l’utopie était au changement dans les sphères intellectuelles l’équivalent de la formule plus prolétaire : on peut toujours rêver, ça ne mange pas de pain.
Bien entendu, la Culture, ou plutôt les myriades de sociétés qui ont coalescé pour devenir la Culture, sont passées par toutes ces phases, mais en des temps si anciens qu’elles n’en ont pas conservé un souvenir plus clair que nous de nos mythologies. La Culture est un ensemble de projets dont certains ont abouti, d’autres ont été abandonnés et oubliés, et d’autres encore sont en cours. La Culture ne correspond ni à la réalisation d’une utopie, ni au déroulement d’un programme. Elle est en un sens incroyablement conservatrice dans son désir collectif de maintenir intacte sa capacité à entretenir des projets. En cela, la Culture ressemble à la vie elle-même, coriace, conservatrice des formes qui ont réussi, et experte dans la réutilisation des restes, toujours en train de s’épandre et de changer mais comme à regret, dévorant ce qui l’entoure, capable d’une violence prodigieuse mais en quelque sorte négligente devant tout ce qui entreprendrait de la contraindre ou de la conformer, pleine de compassion, de liens affectifs, et parfois de complaisance à son propre endroit ou plutôt, à ce que prétendent certains analystes que je ne suivrai pas aisément, la Culture est la forme que la vie a prise à l’échelle galactique. Enfin, localement.
Si l’on voulait ramener à une seule expression, forcément abusive, la multitude de projets que poursuit la Culture depuis qu’elle a commencé à prendre conscience d’elle-même, on pourrait dire que la Culture vise à être une assez bonne société. Non pas une bonne société comme en dessinaient les utopistes et les concepteurs de programmes, calée une fois pour toute et que rien plus jamais ne change, mais une assez bonne société, en mettant décidément l’accent sur l’adverbe assez. C’est incidemment un des objets de réflexion que s’est donné le Cercle de Jussieu, à côté de la critique érudite des pseudo-sciences, mais on comprendra aisément que je ne puisse en dire davantage ici.
Je vous suggère en passant de réfléchir à cette question : qu’est-ce que c’est, pour vous, qu’une assez bonne société ? Quels objectifs minimaux doit-elle se donner en matière de satisfaction des besoins et des désirs, à quelles fins peut-elle tendre, de quels moyens doit-elle disposer, quelles règles concrètes et provisoires doit-elle adopter pour y parvenir ? Il est bien clair qu’une assez bonne société suffisamment riche pour se payer bien des fantaisies coûteuses ne laisse pas quelqu’un mourir de faim ou de froid, ni dormir dans le caniveau, ni se dégrader faute de soins minimaux, ni n’abandonne divaguer dans ses rues des malades mentaux en proie à leurs démons, qu’elle assure à tous ses enfants l’instruction de base qui leur permettra de la reproduire, qu’elle s’arrange pour prévenir les meurtres, les viols et autres agressions, qu’elle choie ses créateurs, artistes et chercheurs, comme étant ses meilleurs investissements, et que tout cela, même mis bout à bout, ne lui revient pas très cher puisqu’il ne peut s’agir que de situations exceptionnelles, hormis l’éducation des enfants, et ne représente qu’une assez petite partie de sa richesse en expansion constante au moins les bonnes années. Vous me direz, pourquoi une société quelconque se soucierait-elle de tout cela, hors d’hypothétiques impératifs moraux ? Peut-être tout simplement parce que la majorité de ses membres, en bonne santé, bien vêtus et bien nourris, ne toléreraient pas, par pure sentimentalité ou préoccupation esthétique, que de telles atrocités s’étalent quotidiennement sous leurs yeux.
Tout cela ne représente évidemment que le stade préliminaire, en quelque sorte le socle que nous avons évidemment déjà atteint, d’une assez bonne société. Le reste, c’est-à-dire l’essentiel, la satisfaction illimitée des égoïsmes, la distraction toujours renouvelée, l’insatiabilité des curiosités, l’infinité des projets réellement créatifs, appartient à notre avenir, au modèle, si j’ose risquer un terme aussi normatif, que nous propose la Culture.
Y a-t-il quelque chose de plus subversif qu’une assez bonne société ?
Certes, on ne trouvera dans l’œuvre de Iain M. Banks qu’une vision très partielle d’une entreprise, ou plutôt d’un processus dynamique, aussi grandiose.
On admettra que notre auteur, malgré ses hautes accointances, n’ait pas pu échapper à un certain provincialisme, à la tradition historique de son temps et de ses origines. Dans l’essai déjà cité, il manifeste un goût curieux pour une gestion planifiée, ordonnée, de la société, qu’il croit plus efficiente, sur le modèle de la juste répartition de la tarte à la table familiale. Mais un peu plus loin, il concède à la Culture qu’elle échappe globalement à toute centralisation en raison de sa dispersion même. Socialiste à l’intérieur de ses petites nations, anarchiste au-dehors. Et plus curieusement encore, il propose, sans même paraître s’en apercevoir, une solution typiquement libérale à un problème aigu d’une société où chacun peut changer de sexe à sa guise : une telle société, dit-il, ne peut que tendre à l’égalité absolue des sexes car s’il en était autrement, le sexe défavorisé tendrait à disparaître et s’en trouverait du coup revalorisé par sa rareté, et donc en situation de rétablir l’équilibre des droits. Si ce n’est pas là une loi du marché, que le grand drone me croque.
De même l’œcuménisme militant de la Culture, sa brutalité de bonne foi, son éparpillement en îles, la bonne éducation et la courtoisie teintées d’ironie de ses ressortissants, la sincérité de leur cynisme, leur bon droit accoté à une mauvaise conscience, la touche de désespoir brumeux qui les submerge soudain, aussi vite réprimée, leur goût du confort et de la mesure, un certain sens des convenances qui n’exclut pas l’excentricité, un puritanisme de façade qui vire aisément au sentiment mais dont le puritain profond ne s’embarrasse pas, tous ces traits évoquent fortement les sujets de Sa Gracieuse Majesté. En un sens la Culture, telle que la perçoit et la retranscrit Iain M. Banks, est une version agrandie de ce qu’aurait pu devenir l’Empire britannique ou le Commonwealth, s’il avait été réellement ce qu’il prétendait qu’il aurait dû être.
Personne, autant que je sache, n’a reproché à Tacite d’être romain et de juger les Romains en Romain.
Sachons gré à Iain M. Banks de nous avoir ramené de la Culture un portrait aussi fidèle, même teinté par ses lunettes, que Marco Polo de la Chine. Il a renouvelé, pratiquement d’un coup, trois grands germes littéraires, l’utopie comme on a dit, le thème de la société galactique, et enfin le space opéra. Cet Écossais francophile peut bien nous le chanter sur l’air du Rule Britannia.
Gérard KLEIN