Première partie UNE PLATE-FORME EN CULTURE

Chapitre 1

Voici l’histoire d’un homme qui partit très loin et très longtemps dans le seul but de jouer à un jeu. Cet homme est un joueur-de-jeux nommé « Gurgeh ». Son histoire débute par une bataille qui n’en est pas une et s’achève sur un jeu qui n’en est pas un.

Moi ? Je vous parlerai de moi plus tard.

Ainsi commence l’histoire.


À chaque pas s’envolait la poussière. Il marchait en boitant dans le désert, derrière la silhouette en combinaison. Entre ses mains, l’arme restait muette. Ils seraient bientôt arrivés ; le grondement lointain des vagues retentissait dans le champ sonore de son casque. Ils approchaient d’une haute dune, d’où ils pourraient sans doute apercevoir la côte. En fin de compte, il avait survécu ; jamais il ne l’aurait cru.

À l’extérieur régnait une atmosphère chaude et sèche, éblouissante ; mais sa combinaison fraîche et douillette le mettait à l’abri du soleil et de l’air brûlant. La visière était noircie sur un côté, au point d’impact du projectile ; la jambe droite, également endommagée, fléchissait anormalement, l’obligeant à claudiquer. Mais, dans l’ensemble, il s’en était bien sorti. La dernière attaque avait eu lieu un kilomètre en arrière, et ils étaient à présent pratiquement hors de portée.

La batterie de missiles surgit de la crête voisine en décrivant un arc étincelant. À cause de sa visière abîmée, il ne les distingua pas tout de suite. Puis il crut qu’ils faisaient feu, mais ce n’était que le soleil jouant sur leurs corps fuselés. Ils plongeaient et viraient tous ensemble, tel un vol d’oiseaux.

La première salve fut annoncée par une série de lueurs rouges pulsatiles. Il leva son arme pour riposter ; les autres silhouettes en combinaison avaient déjà commencé à tirer. Quelques-unes se jetèrent sur le sol poussiéreux du désert, d’autres posèrent simplement un genou en terre. Il resta seul debout.

Les missiles changèrent une nouvelle fois de cap avec un bel ensemble avant de se déployer en éventail. Les projectiles s’abattaient tout autour de ses pieds, soulevant des bouffées de poussière. Il tenta de viser l’un des petits engins, mais ils se déplaçaient à une vitesse surprenante et son arme lui paraissait trop grande dans ses mains maladroites. Sa combinaison carillonnait, couvrant le son lointain des coups de feu ainsi que les cris de ses compagnons ; à l’intérieur du casque, les voyants s’éteignaient les uns après les autres, révélant l’étendue des dégâts qu’il avait subis. Il y eut une secousse et, tout à coup, sa jambe droite s’engourdit.

« Réveille-toi, Gurgeh ! » fit en riant Yay à ses côtés.

Elle pivota sur un genou : flairant le point faible du groupe, deux des missiles de petite taille venaient de virer abruptement dans leur direction. Gurgeh les vit venir, mais l’arme résonnait follement dans ses mains et semblait toujours viser l’endroit où les missiles n’étaient déjà plus. Les deux engins foncèrent vers l’espace qui le séparait de Yay. L’un d’eux émit un unique éclair et se désintégra ; Yay poussa un cri d’allégresse. L’autre vint s’insérer entre eux, et elle s’efforça de le repousser à coups de pied. Gauchement, Gurgeh se retourna et fit feu ; par la même occasion, il arrosa involontairement la combinaison de Yay. Il entendit celle-ci crier, puis jurer. Chancelante, elle réussit tout de même à pointer son arme : des geysers de poussière explosèrent tout autour du second missile, qui se retourna face à eux ; les pulsations rouges illuminèrent la combinaison de Gurgeh et obscurcirent sa visière. Son corps se fit insensible à partir du cou ; il s’effondra. Tout devint noir et parfaitement silencieux.

« Tu es mort », lui dit une petite voix nette et précise.

Il gisait sur le sol désormais invisible du désert. De lointains sons étouffés lui parvenaient, ainsi que des vibrations émanant de la terre. Il percevait aussi les battements de son cœur et les vagues successives de sa respiration. Il essaya de maîtriser les uns et de ralentir les autres, mais il était paralysé, prisonnier, impuissant.

Le nez lui démangeait. Impossible de se gratter. Qu’est-ce que je fais là ? se demanda-t-il.

Puis les perceptions revinrent. Il entendit des gens parler et, par la visière de son casque, aperçut la poussière plane du désert, à un centimètre de son nez. Avant qu’il n’ait pu faire un geste, quelqu’un le redressa en le tirant par le bras.

Il défit son casque. Yay Méristinoux, les mains sur les hanches et tête nue comme lui, le regardait en branlant du chef. Son arme se balançait à son poignet.

« Tu as été très mauvais », lui dit-elle.

Mais il y avait de la gentillesse dans sa voix. Elle avait un visage d’enfant ravissant, mais sa voix grave et mesurée était espiègle et pleine de sous-entendus ; une voix sensuelle.

Assis çà et là sur les rochers ou dans la poussière, les autres bavardaient. Quelques-uns repartaient déjà pour le Pavillon. Yay ramassa l’arme de Gurgeh et la lui tendit. Il se gratta le nez, puis secoua la tête en signe de refus.

« Yay, fit-il. Ces choses-là sont pour les enfants. »

Elle ne répondit pas tout de suite. Au lieu de cela, elle passa son arme en bandoulière et haussa les épaules. Ce geste fit étinceler les deux canons ; Gurgeh revit le déploiement de missiles fonçant sur lui et, l’espace d’une seconde, il fut pris de vertige.

« Et alors ? Au moins on ne s’ennuie pas. Tu disais t’ennuyer ; j’ai cru qu’une bonne fusillade te distrairait. »

Il s’épousseta et partit en direction du Pavillon, Yay à ses côtés. Ils croisèrent en chemin des drones de récupération qui collectaient les pièces des machines détruites.

« Tout cela est infantile, Yay. Pourquoi perds-tu ton temps à ces bêtises ? »

Ils firent halte au sommet de la dune. À une centaine de mètres se profilait le bâtiment ramassé du Pavillon ; derrière lui, le sable doré et les vagues blanches d’écume. Le soleil était haut dans le ciel, et la mer resplendissante.

« Ce que tu peux être pompeux ! » rétorqua-t-elle.

Le vent ébouriffait sa courte chevelure brune et écrêtait les vagues déferlantes, renvoyant vers le large des volutes d’embruns. Elle se pencha sur les débris d’un missile fracassé à demi enfouis dans le sable, les ramassa, souffla sur leur surface luisante pour en chasser les grains de sable et retourna les composants dans ses mains.

« Moi, ça m’amuse, reprit-elle. Tes jeux préférés me plaisent aussi, mais… j’aime ce genre-là. (La perplexité se peignit sur ses traits.) Ça aussi, c’est un jeu. Tu n’y trouves donc aucun plaisir ?

« Non. Et tu verras qu’au bout d’un moment cela ne t’amusera plus non plus. »

Elle eut un léger haussement d’épaules.

« On verra bien à ce moment-là. »

Elle lui tendit les fragments d’engin désintégré, tandis qu’il les examinait, un groupe de jeunes gens se dirigeant vers les champs de tir arrivèrent à leur hauteur.

« Monsieur Gurgeh ? »

Un jeune homme s’arrêta et contempla Gurgeh d’un air stupéfait. L’espace d’un instant, le visage de ce dernier refléta une certaine irritation, bien vite remplacée par l’expression de bienveillance amusée que Yay lui avait déjà vue en de pareilles circonstances.

« Jernau Morat Gurgeh ? insista le jeune homme, qui avait du mal à y croire.

« Coupable. (Gurgeh eut un sourire plein de grâce et Yay le vit se raidir, puis se redresser imperceptiblement. Le visage du jeune homme s’éclaira. Il s’inclina brièvement. Gurgeh et Yay échangèrent un regard.) C’est un honneur pour moi, monsieur, reprit-il avec un grand sourire. Mon nom est Shuro… Je suis… (Il rit) Je suis tous vos jeux ; j’ai en archives tous vos écrits théoriques. »

Gurgeh hocha la tête.

« J’admire votre constance.

« Je vous en prie. Je serais très honoré si vous me choisissiez pour adversaire avant de repartir… quel que soit le jeu. C’est probablement au Déploiement que je suis le meilleur ; avec un handicap de trois points, mais…

« Mon handicap à moi, malheureusement, est le manque de temps, répliqua Gurgeh. Mais si l’occasion se présente, croyez que je serai heureux de jouer contre vous. (Il adressa un imperceptible hochement de tête au jeune homme.) Ravi d’avoir fait votre connaissance. »

L’autre rougit et, souriant, fit un pas en arrière.

« Tout le plaisir est pour moi, monsieur. Alors, au revoir… Au revoir. »

Il eut un sourire embarrassé, puis tourna les talons et alla rejoindre ses compagnons.

Yay le regarda partir.

« Tu adores ça, hein, Gurgeh ? sourit-elle.

« Bien au contraire, répondit-il avec brusquerie. Cela m’agace. »

Yay détaillait de la tête aux pieds le jeune homme qui s’éloignait d’un pas traînant dans le sable. Elle poussa un soupir.

« Mais toi ? (Gurgeh contemplait avec dégoût les morceaux de missile qu’il tenait dans ses mains.) Tu aimes ça, toi, toute cette… destruction ?

« Mais il ne s’agit pas de destruction, expliqua patiemment Yay. Les missiles ne sont pas détruits par l’explosion, seulement démantelés. Il ne me faudrait pas plus d’une demi-heure pour en reconstituer un.

« Alors le jeu est truqué.

« Qu’est-ce qui ne l’est pas ?

« Le triomphe de l’intellect. La démonstration du talent. La sensibilité humaine. »

Yay fit une moue ironique.

« Je vois que nous avons encore beaucoup de chemin à faire avant de nous comprendre, Gurgeh.

« Alors laisse-moi t’aider.

« Tu me proposes d’être ta protégée ?

« Oui. »

Yay contempla un instant les rouleaux qui s’écrasaient sur la plage d’or, puis reporta son regard sur Gurgeh. Sous la caresse du vent, dans le martèlement régulier des brisants, elle tendit lentement le bras en arrière, puis rabattit son casque qui se mit en place avec un déclic. Gurgeh n’eut plus sous les yeux que son propre reflet dans la visière. Il passa la main dans ses boucles noires.

Yay releva sa visière.

« À bientôt, Gurgeh. Chamlis et moi sommes attendus chez toi après-demain, c’est bien ça ?

« Si tu veux, oui.

« Bien sûr que je le veux. »

Elle lui lança un clin d’œil et se mit à dévaler le flanc de la dune. Il la regarda s’éloigner, et la vit remettre son propre fusil à un drone de récupération qui venait à sa rencontre, avec sa cargaison de débris métalliques luisants.

Gurgeh resta quelques instants immobile, tenant toujours ses fragments d’engin désintégré. Puis il les laissa retomber dans le sable stérile.

Chapitre 2

Il humait l’odeur de la terre et des arbres autour du lac peu profond qui s’étendait sous la terrasse. C’était une nuit nuageuse et sombre ; seul un discret rougeoiement, juste au-dessus de sa tête, marquait l’endroit où la lointaine face éclairée des brillantes Plates-formes de l’Orbitale illuminait les nuages. Les vagues clapotaient dans le noir, giflant bruyamment la coque d’invisibles bateaux. Aux deux extrémités du lac clignotaient de petites lumières, là où s’étalaient les bâtiments bas de l’université. La fête formait comme une présence dans son dos, une espèce d’entité impalpable surgissant des locaux de la faculté comme le son et l’odeur du tonnerre ; musique, rires, exhalaisons de parfums, fumets et senteurs non identifiables.

Une bouffée deBleu Vif vint l’envelopper et monta à l’assaut de ses narines. Les portes ouvertes alignées derrière lui déversaient des fragrances qui, charriées par la tiédeur de l’air nocturne, apportaient avec elles une marée de sons humains et finissaient par former des filets d’air distincts, fibres échappées de la corde, chacune dotée de sa propre couleur, sa propre présence. Ces fibres lui faisaient alors l’effet de mottes de terre, d’objets à émietter entre les doigts, à absorber, à identifier.

Là, ce fumet rouge-noir de viande rôtie ; excitant, salivant ; à la fois tentant et vaguement désagréable à mesure que les différentes zones de son cerveau analysaient l’odeur. La partie animale flairait la source de ravitaillement, la nourriture riche en protéines ; le tronc cérébral, lui, percevait la présence de cellules mortes incinérées… tandis que le cerveau antérieur méprisait également ces deux signaux, sachant le ventre de Gurgeh plein et la viande rôtie artificielle.

Lui parvenait aussi l’odeur de la mer, une odeur saline qui franchissait dix kilomètres au moins par-dessus la plaine et les collines basses, autre connexion filamenteuse, comme le fin réseau de fleuves et de canaux reliant le lac sombre à l’océan agité, ondoyant, qui s’étendait derrière les pâtures et les forêts parfumées.

Bleu Vif était une sécrétion de joueur-de-jeux, un produit des glandes génomanipulées par la Culture chez tous ses sujets, et nichées à la base du crâne de Gurgeh, sous les antiques aires inférieures, animales, de son cerveau. La panoplie de drogues à sécrétion interne entre lesquelles pouvait choisir l’immense majorité des membres de la Culture comprenait trois cents composés de complexité et de popularité variable ; Bleu Vif était l’un des moins usités : il ne procurait aucun plaisir immédiat, et sa sécrétion nécessitait une forte dose de concentration. Mais il était propice au jeu. Le complexe devenait simple, l’insoluble abordable et l’inconnaissable évident. Une drogue utilitaire, un modificateur d’abstractions ; ni amplificateur sensoriel, ni stimulant sexuel, ni survolteur physiologique.

Il n’en avait nul besoin.

C’est ce qui apparut dès que la première vague eut reflué, cédant la place à la phase plateau. L’adolescent qu’il allait affronter – et qu’il venait de voir jouer aux Quatre-Couleurs – avait un style trompeur ; toutefois, il en aurait facilement raison. En apparence, il était impressionnant ; mais, dans l’ensemble, ce n’était que poudre aux yeux. Un style contourné, à la mode, mais aussi creux et fragile ; en un mot : vulnérable. Gurgeh écoutait les bruits de la fête, ceux de l’eau, les sons provenant des autres bâtiments scolaires, tout au bout du lac. Il gardait un souvenir très net du style-de-jeu du jeune homme.

Il faut que je m’en débarrasse, décida-t-il brusquement. Que je laisse le sortilège s’évanouir de lui-même.

Quelque chose se détendit en lui, comme un membre fantôme qui se décrispe, une hallucination de l’esprit. Le sortilège, équivalent cérébral d’un infime sous-programme primaire tournant en boucle, cessa purement et simplement d’être proféré.

Gurgeh demeura quelques instants encore sur la terrasse surplombant le lac, puis retourna se joindre à la fête.


« Jernau Gurgeh ! Je vous croyais enfui. »

Il se retourna et se retrouva face à face avec un drone de petite taille qui vint à sa rencontre comme il réintégrait la salle richement meublée. Les invités bavardaient debout ou se rassemblaient par petits groupes autour des tables de jeu, sous la bannière grandiose de tapisseries sans âge. Il y avait aussi des dizaines de drones ; quelques-uns jouaient, d’autres se contentaient de regarder tandis que certains s’entretenaient avec les humains, parfois disposés en un réseau signifiant qu’ils communiquaient via transcepteur. Mawhrin-Skel, le drone qui venait de lui adresser la parole, était de loin la plus petite des machines présentes ; il aurait facilement tenu au creux de deux mains jointes. Dans la bande du bleu formel, son champ-aura se nuançait à l’occasion de gris et de brun. On aurait dit un modèle réduit de vaisseau spatial, désuet et compliqué à l’extrême.

Gurgeh jeta un regard courroucé à la machine qui fendait la foule à sa suite en direction de la table de Quatre-Couleurs.

« Je me disais que ce gamin vous avait peut-être effrayé » fit le drone au moment où Gurgeh arrivait devant la table du jeune homme et prenait place dans le fauteuil de bois surchargé d’ornements que venait d’abandonner précipitamment son prédécesseur vaincu.

Le drone avait parlé assez fort pour que le « gamin » en question – un échevelé d’une trentaine d’années environ – l’entende. Une expression peinée se peignit sur ses traits.

Gurgeh sentit la tension monter autour de lui. Les champs-aura de Mawhrin-Skel se colorèrent de rouge et de brun mêlés ; plaisir amusé et déplaisir à la fois : signal contradictoire proche de l’insulte directe.

« Ne faites pas attention à cette machine, dit Gurgeh au jeune homme, qui le salua d’un signe de tête. Elle adore irriter le monde. (Il rapprocha son fauteuil de la table et rajusta sa vieille veste, dont la coupe était trop large et les manches trop flottantes pour le goût du jour.) Je suis Jernau Gurgeh. Et vous ?

« Stemli Fors, répondit le jeune homme en s’étranglant à moitié.

« Enchanté. Bon, quelle couleur choisissez-vous ?

« Euh… Le vert.

« Parfait (Gurgeh se carra dans son fauteuil, marqua une pause puis indiqua l’échiquier.) Eh bien, après vous. »

Le jeune Stemli Fors joua son premier coup. Gurgeh s’avança sur son siège pour jouer à son tour, et le drone Mawhrin-Skel s’installa sur son épaule en émettant un bourdonnement modulé. Gurgeh tapota du bout du doigt l’enveloppe métallique de l’engin, qui recula quelque peu puis s’immobilisa dans les airs. Jusqu’à la fin de la partie, il ne cessa d’imiter le petit bruit sec des pyramides pivotant sur la pointe lorsqu’elles se faisaient renverser. Gurgeh remercia le jeune joueur et se remit sur pied.

Il l’avait battu sans la moindre difficulté. Il en avait même rajouté, en fin de partie, profitant de la déroute de Fors pour composer en finale un motif esthétique : il avait fait glisser un pion en rond sur quatre diagonales ; alors les pyramides pivotantes s’étaient abattues les unes après les autres dans un crépitement de mitrailleuse, traçant un carré couvrant tout l’échiquier ; une forme rouge, comme une blessure. Plusieurs personnes applaudirent ; d’autres laissèrent échapper un murmure flatteur.

« Facile ! lança Mawhrin-Skel suffisamment fort pour que tout le monde l’entende. Ce gosse n’était pas de votre force. Vous perdez la main. »

Le champ de la machine vira au rouge vif ; elle prit brusquement son envol, surgit au-dessus des têtes et disparut au loin.

Gurgeh secoua la tête, puis s’éloigna à grands pas.

Le petit drone l’irritait et l’amusait en proportions quasi égales. Il était impoli, insultant et souvent exaspérant, mais cela changeait de l’insupportable politesse générale ; c’était rafraîchissant à l’heure qu’il était, la machine était certainement en train d’embêter quelqu’un d’autre. Fendant la foule des invités, Gurgeh salua quelques personnes sans s’arrêter. Il aperçut le drone Chamlis Amalk-ney qui, près d’une longue table basse, s’entretenait avec un des professeurs les plus supportables, une femme, et se dirigea vers eux en s’emparant au passage d’un verre disposé sur un plateau flottant.

« Ah ! Mon ami…, fit Chamlis Amalk-ney. (Un mètre et demi de haut sur plus de cinquante centimètres en largeur et en profondeur, la coque nue ternie par le passage des millénaires, le vieux drone orienta vers Gurgeh sa bande sensitive.) Le professeur et moi-même étions Justement en train de parler de vous. »

L’expression sévère du professeur Boruélal s’évanouit, cédant la place à un sourire ironique.

« Alors, Jernau Gurgeh, on a encore gagné ?

« Cela se voit donc ? répondit-il en portant son verre à ses lèvres.

« J’ai appris à reconnaître les signes, déclara le professeur. (Elle avait deux fois l’âge de Gurgeh – son deuxième siècle était donc bien entamé –, mais elle était encore grande, belle et très originale. Elle avait la peau pâle ; ses cheveux étaient blancs, ainsi qu’ils l’avaient toujours été, et coupés très court.) Vous avez encore humilié un de mes étudiants ? »

Pour toute réponse, Gurgeh haussa les épaules. Puis il vida son verre et chercha des yeux un plateau où le poser.

« Tu permets ? » murmura Chamlis Amalk-ney en lui ôtant délicatement son verre pour le placer sur un plateau qui passait à trois bons mètres de là.

Son champ teinté de jaune en ramena un verre empli du même vin goûteux. Gurgeh l’accepta.

Boruélal portait un ensemble sombre en tissu soyeux égayé à la gorge et aux genoux par des chaînettes d’argent finement ouvrées. Elle allait pieds nus ; de l’avis de Gurgeh, une paire de bottes à hauts talons, par exemple, aurait davantage mis en valeur sa tenue. Mais ce n’était là qu’une excentricité tout à fait mineure à côté de certains membres de la faculté. Gurgeh sourit en baissant les yeux sur les orteils de Boruélal, fauves sur le bois blond du parquet.

« Vous êtes tellement destructeur, Gurgeh, reprit Boruélal. Pourquoi ne pas nous aider, plutôt ? Pourquoi ne pas intégrer le corps enseignant, au lieu de rester le conférencier itinérant que vous êtes ?

« Je vous l’ai déjà dit, professeur ; je suis trop occupé. J’ai bien trop de parties à jouer, d’articles à écrire et de réponses à rédiger, sans parler de mes tournées de conférences… Qui plus est, je m’ennuierais. Je m’ennuie facilement, vous savez, ajouta Gurgeh en détournant les yeux.

« Jernau Gurgeh ferait un bien piètre professeur, admit Chamlis Amalk-ney. L’étudiant qui ne saisirait pas instantanément sa démonstration, quel qu’en soit le degré de complexité, verrait sur-le-champ Gurgeh perdre patience ; selon toute probabilité, il recevrait sur la tête le contenu de son verre… dans le meilleur des cas.

« C’est bien ce que j’avais cru comprendre, admit Boruélal en hochant la tête d’un air grave.

« C’était il y a un an, intervint Gurgeh en fronçant les sourcils. Et Yay l’avait mérité, ajouta-t-il avec un regard fâché pour le drone.

« Quoi qu’il en soit, reprit Boruélal en jetant un coup d’œil à Chamlis, nous vous avons peut-être trouvé un adversaire digne de vous, Jernau Gurgeh. Il s’agit de… »

Il y eut un bruit de chute au fond de la pièce et le brouhaha s’amplifia. Tous trois se retournèrent en entendant des cris.

« Oh, non ! Encore un incident », fit Boruélal d’un ton las.

Déjà, un peu plus tôt, l’un des jeunes assistants avait perdu le contrôle de son oiseau de compagnie, qui s’était mis à foncer dans la pièce en poussant des piaillements ; il avait eu le temps de se prendre dans plusieurs chevelures avant que Mawhrin-Skel ne l’assomme après l’avoir intercepté en plein vol, au grand dam d’une majorité d’invités.

« De quoi s’agit-il, cette fois-ci ? se demanda Boruélal avec un soupir. Excusez-moi un instant. »

Elle déposa distraitement son verre et son amuse-gueule sur le dessus vaste et lisse de Chamlis Amalk-ney et, s’excusant au passage, fendit la foule en direction de la source de perturbation.

L’aura de Chamlis afficha brièvement une nuance gris-blanc de mécontentement. Puis il posa bruyamment le verre sur la table et expédia le canapé dans une poubelle située à quelque distance de là.

« C’est cette horrible mécanique de Mawhrin-Skel », fit-il alors d’un ton irrité.

Gurgeh chercha du regard, par-dessus les têtes, l’endroit d’où venait toute cette agitation.

« Tu crois ? interrogea-t-il. Tu veux dire que c’est lui qui cause tout ce tapage ?

« Je ne vois vraiment pas ce que tu lui trouves », reprit le vieux drone.

Il reprit le verre de Boruélal et, étirant son champ magnétique, y versa le vin d’or pâle, qui parut alors modelé dans le vide comme par un verre invisible.

« Il m’amuse, répondit Gurgeh. (Il regarda Chamlis.) Boruélal disait m’avoir trouvé un adversaire à ma mesure. Est-ce de cela que vous parliez avant mon arrivée ?

« En effet. On a découvert une nouvelle élève, une aspirante de VSG douée pour la Frappe. »

Gurgeh leva un sourcil. La Frappe comptait parmi les jeux les plus complexes de son répertoire. C’était aussi l’un de ceux auxquels il excellait. Il existait au sein de la Culture d’autres joueurs susceptibles de le battre à ce jeu – encore que ce fussent tous des spécialistes, et non des joueurs-de-jeux généralistes comme lui –, mais aucun n’aurait pu en jurer, et ils étaient peu nombreux, dix tout au plus.

« Alors, qui est la petite surdouée ? »

À l’autre bout de la pièce, le vacarme s’était atténué.

« Une nouvelle venue, répondit Chamlis en laissant s’égoutter entre de minces filets de force impalpable le liquide jusque-là maintenu par son champ. Elle débarque tout juste du Culte du Cargo ; elle en est encore à faire son trou ici. »

Le Véhicule Système Général Culte du Cargo avait fait escale à Chiark Orbitale dix jours plus tôt, et n’en était reparti que l’avant-veille. Gurgeh avait mené à son bord quelques parties simultanées (et ressenti une joie secrète en les remportant toutes haut la main ; personne n’avait su le battre, quel que fût le jeu), mais à aucun moment il n’avait joué à la Frappe. Quelques-uns de ses opposants avaient bien fait allusion à un jeune adversaire potentiel prétendument brillant (encore que timide) résidant à bord du Navire, mais, pour autant qu’il sache, l’individu en question – qu’il fût homme ou femme – ne s’était pas montré ; il en avait déduit qu’on avait exagéré les talents du jeune prodige. Le personnel de vaisseau avait traditionnellement tendance à vanter son appareil ; ces gens-là aimaient à se dire que le grand joueur-de-jeux avait eu beau les battre, d’une certaine manière le navire restait son égal (c’était naturellement exact en ce qui concernait le vaisseau lui-même, mais eux parlaient des gens, des êtres humains ou des drones de classe 1.0).

« Vous êtes une machine maligne et contrariante », dit Boruélal au drone Mawhrin-Skel qui flottait à hauteur de son épaule.

La machine arborait une aura tout orange de bien-être, mais cernée de mouchetures pourpres exprimant une contrition peu convaincante.

« Ah bon ? fit vivement Mawhrin-Skel. Vous trouvez, vraiment ?

« Jernau Gurgeh, occupez-vous de cet affreux engin », reprit-elle en jetant un coup d’œil chagrin sur le dessus de Chamlis Amalk-ney avant de s’emparer d’un autre verre.

Chamlis cessa de jouer avec le liquide et le reversa dans le premier verre de Boruélal, qu’il reposa sur la table.

« Qu’avez-vous encore fait ? demanda Gurgeh à Mawhrin-Skel, qui était venu se poster tout près de son visage.

« J’ai donné une leçon d’anatomie, répondit ce dernier, dont le champ se réduisit à un mélange de bleu formel et de brun, couleur humour malsain.

« On a trouvé un chirlippe sur la terrasse, expliqua Boruélal en posant sur le petit drone un regard accusateur. Il était blessé. Quelqu’un l’a apporté dans la maison, et Mawhrin-Skel s’est proposé pour le soigner.

« Je n’avais rien de spécial à faire, intervint l’intéressé avec le plus grand sérieux.

« Il l’a achevé et disséqué devant tout le monde, soupira Boruélal. L’assistance était horrifiée.

« De toute façon, il n’aurait pas survécu au choc, déclara Mawhrin-Skel. Fascinantes créatures, ces chirlippes. Figurez-vous que ces adorables petites boules de fourrure plissée renferment une ossature en suspension cantilever, du moins partiellement, sans parler de leur système digestif en boucle, particulièrement captivant.

« Sauf quand les gens mangent, fit remarquer Boruélal en choisissant un canapé sur le plateau. La petite bête remuait encore, ajouta-t-elle tristement ; sur quoi elle avala le canapé.

« Capacitance synaptique résiduelle, expliqua Mawhrin-Skel.

« Ou “Mauvais Goût”, comme nous disons, nous autres les machines, fit Chamlis Amalk-ney.

« Et vous êtes expert en la matière, n’est-ce pas, Amalk-ney ? dit Mawhrin-Skel.

« Je m’incline devant la supériorité de vos talents en la matière », répliqua vertement Chamlis.

Gurgeh sourit. Chamlis Amalk-ney était un vieil ami – un ami de longue date ; le drone avait été construit quelque quatre mille ans auparavant (il prétendait ne plus se souvenir de la date exacte, et personne ne s’était encore montré assez impoli pour chercher à savoir ce qu’il en était). Gurgeh l’avait toujours connu ; c’était un ami de sa famille depuis des siècles.

Mawhrin-Skel, lui, était entré plus récemment dans sa vie. Cette petite machine irascible et incapable de bien se tenir n’était arrivée à Chiark Orbitale que deux cents jours plus tôt environ ; encore un original attiré par la réputation usurpée d’excentricité que s’était attaché ce monde.

À l’origine, Mawhrin-Skel avait été conçu pour être un drone de Circonstances Spéciales destiné à la section Contact de la Culture ; c’était en réalité un engin militaire pourvu d’une batterie de systèmes sensoriels et offensifs renforcés et très élaborés qui se seraient révélés parfaitement inutiles et injustifiés chez les autres machines. Comme pour tous les artefacts conscients de la Culture, on n’avait pas entièrement déterminé son caractère ; au contraire, on avait laissé celui-ci se développer à mesure qu’on assemblait son mental. Dans sa production de machines conscientes, la Culture considérait ce facteur aléatoire comme le prix de l’individualité, avec pour conséquence que les drones ne se révélaient malheureusement pas tous adaptés aux tâches qu’on leur avait initialement réservées.

Mawhrin-Skel faisait partie de ces drones mutins. Sa personnalité, avait-on décrété, ne convenait ni à Contact, ni même à Circonstances Spéciales. Elle était de nature instable, belliqueuse et insensible – et ce n’étaient là que les domaines où il voulait bien montrer son inadaptation. On lui avait donné le choix entre une altération radicale de sa personnalité (sans qu’il ait droit de regard sur le résultat final, ou peu s’en fallait) et une existence indépendante de Contact où il conserverait sa personnalité propre mais devrait renoncer à toutes ses armes, ses systèmes sensoriels et ses dispositifs de communication supérieurs afin d’être ramené à peu près au niveau d’un drone classique.

Plein d’amertume, il avait opté pour la seconde solution. Et il était parti pour Chiark Orbitale, où il espérait trouver sa place.

« Pâtée de cervelle », lança-t-il à Chamlis Amalk-ney avant de s’élancer comme une flèche vers l’enfilade de fenêtres ouvertes.

L’aura du vieux drone jeta un éclair blanc de rage et une tache ondoyante de lumière arc-en-ciel signala qu’il employait son transcepteur à faisceau étroit pour communiquer avec la machine qui s’éloignait. Mawhrin-Skel s’immobilisa dans les airs et fit volte-face. Gurgeh retint son souffle, curieux de savoir ce que Chamlis avait bien pu lui dire et ce que l’autre allait bien pouvoir répondre ; il savait pertinemment que à l’inverse de Chamlis, Mawhrin-Skel ne prendrait pas la peine de garder ses remarques secrètes.

« Ce qui m’attriste, énonça-t-il lentement, n’est pas ce que j’ai perdu, mais au contraire ce que j’ai gagné en finissant par ressembler – même de loin – aux gériatriques épuisés et blasés de votre espèce, qui n’ont même pas la décence de mourir quand ils deviennent obsolètes, comme les humains. Vous êtes un gaspillage de matière, Amalk-ney. »

Mawhrin-Skel prit la forme d’un miroir sphérique et, affichant avec ostentation l’incommunicabilité de ce nouveau mode, quitta brusquement la pièce pour s’enfoncer dans l’obscurité du dehors.

« Sale petit morveux débile, éructa un Chamlis tout entouré de champ bleu glacé.

« Je regrette cet incident, fit Boruélal en haussant les épaules.

« Pas moi, intervint Gurgeh. Personnellement, je suis certain qu’il s’amuse comme un fou. (Il se tourna vers Boruélal.) Quand puis-je rencontrer votre jeune génie de la Frappe ? Vous n’êtes pas en train de l’entraîner en cachette, j’espère ?

« Mais non. Nous voulons simplement lui laisser le temps de s’adapter. (Boruélal se curait les dents avec la pique de son canapé.) D’après ce que j’ai compris, cette fille a eu une éducation relativement protégée. Il semble qu’elle n’ait presque jamais quitté le VSG ; elle doit se sentir mal à l’aise parmi nous. En outre, elle n’est pas là pour s’attaquer à la théorie des jeux, Jernau Gurgeh, mieux vaut le préciser tout de suite. Elle a l’intention de faire des études de philosophie. »

Gurgeh prit un air raisonnablement surpris.

« Une éducation protégée ? s’enquit Chamlis Amalk-ney. À bord d’un VSG ? »

Son aura vert-de-gris indiquait la perplexité.

« Elle est timide.

« Ce n’est guère surprenant.

« Il faut que je la voie, dit Gurgeh.

« Vous la verrez, répondit Boruélal. Bientôt, si ça se trouve ; elle m’a dit qu’elle m’accompagnerait peut-être à Tronze pour le prochain concert. Hafflis y a ses habitudes de jeu, non ?

« En effet, acquiesça Gurgeh.

« Peut-être jouera-t-elle contre vous à ce moment-là. Mais ne soyez pas surpris de la trouver intimidée.

« Je serai un modèle de douceur et de bonne grâce », promit Gurgeh.

Boruélal hocha la tête d’un air pensif. Elle balaya les invités du regard ; une immense ovation éclata au centre de la pièce et, l’espace d’une seconde, elle eut l’air égaré.

« Pardonnez-moi, fit-elle. Il me semble détecter un incident en puissance. »

Sur ces mots, elle s’éloigna. Chamlis Amalk-ney s’écarta pour ne pas servir à nouveau de guéridon ; Boruélal prit son verre avec elle.

« As-tu vu Yay ce matin ? » demanda Chamlis à Gurgeh, qui acquiesça.

« Elle m’a fait revêtir une combinaison, trimbaler un fusil et tirer sur des missiles qui se « démantèlent par explosion », répondit-il.

« Je vois que ça ne t’a pas beaucoup plu.

« Pas du tout, en effet. Je nourrissais de grands espoirs pour cette enfant, mais qu’elle se livre encore à des âneries de ce genre et, à mon avis, c’est son intelligence qui va se démanteler en explosant.

« Ma foi, ces distractions-là ne s’adressent pas à tout le monde. Elle s’efforçait simplement de se rendre utile. Tu disais que n’arrivais pas à trouver la paix, ces derniers temps, que tu cherchais quelque chose de nouveau.

« Eh bien, ce n’était pas cela que je voulais », répliqua Gurgeh, qui se sentit soudain inexplicablement attristé.

Chamlis et lui regardèrent en silence les invités passer à côté d’eux en se dirigeant vers l’interminable enfilade de portes-fenêtres qui ouvraient sur la terrasse. Il avait dans la tête une espèce de sensation sourde, un bourdonnement ; il avait complètement oublié que, quand Bleu Vif cessait de faire son effet, il fallait exercer sur soi-même un contrôle étroit pour s’épargner les désagréments de la gueule de bois. Tandis que les gens défilaient devant lui, il se sentit légèrement nauséeux.

« Ce doit être l’heure du feu d’artifice, remarqua Chamlis.

« Oui… Allons prendre un peu l’air, veux-tu ?

« C’est exactement ce dont j’ai besoin », répondit Chamlis, dont l’aura vira au rouge terne.

Gurgeh reposa son verre, et tous deux se joignirent au flot d’invités que la vaste pièce tendue de tapisseries et brillamment éclairée déversait continuellement sur la terrasse baignée de lumière, face au lac obscur.

Chapitre 3

Le crépitement de la pluie sur les carreaux faisait écho à celui des bûches dans l’âtre. Le panorama offert par la maison d’Ikroh – un versant escarpé et boisé plongeant dans le fjord avec, plus loin, les montagnes – était comme gauchi, distordu par l’eau ruisselant sur la vitre ; de temps à autre des nuages bas venaient s’enrouler autour des tourelles et coupoles de la demeure de Gurgeh, comme des volutes de fumée humide.

Calant un pied botté sur la pierre finement gravée qui encadrait le foyer et appuyant une main légèrement hâlée sur le rebord torsadé de l’imposante cheminée, Yay Méristinoux s’empara d’un long tisonnier avec lequel elle se mit à agacer une bûche crachotante qui se consumait entre les chenets. Une gerbe d’étincelles s’éleva dans l’âtre, volant à la rencontre de la pluie battante.

Planant dans l’air non loin de la fenêtre, Chamlis Amalk-ney contemplait les nuages gris terne.

Une porte située dans un angle de la pièce s’ouvrit à la volée, livrant passage à Gurgeh et son plateau de boissons chaudes. Il avait revêtu une tunique ample et légère par-dessus ses pantals sombres et bouffants ; il traversa la pièce, et ses pantoufles claquèrent discrètement contre ses pieds nus. Il déposa son plateau et regarda Yay.

« As-tu enfin trouvé la parade ? »

Yay revint jeter un œil morose sur l’échiquier et secoua la tête.

« Non, répondit-elle. Je crois que tu as gagné.

« Regarde », reprit Gurgeh en déplaçant quelques pions.

Ses mains volèrent au-dessus de l’échiquier avec une agilité digne d’un magicien ; pourtant, Yay n’en perdit pas une miette. Elle hocha la tête.

« Oui, je vois. Mais… (Elle indiqua du bout du doigt l’hexa sur lequel Gurgeh venait de repositionner ses pions, lui conférant par là une position pouvant conduire à la victoire.) Il aurait fallu que je protège doublement ce pion-barrage deux coups plus tôt. (Elle alla prendre place sur le canapé en emportant son verre, qu’elle leva pour saluer l’homme qui souriait tranquillement en face d’elle, sur l’autre canapé.)

« À la santé du vainqueur, fit-elle.

« Tu as failli gagner, répliqua Gurgeh. Quarante-quatre coups… Tu deviens très bonne.

« Mettons relativement bonne, fit Yay en portant son verre à ses lèvres. Sans plus. (Elle se laissa aller contre le dossier du sofa tandis que Gurgeh replaçait les pions en position de début de partie et que Chamlis Amalk-ney s’approchait, sans toutefois s’interposer entre eux deux.) Tu sais, reprit-elle en contemplant le plafond décoré, j’aime toujours autant l’odeur qui règne chez toi, Gurgeh. (Elle se tourna vers le drone.) Pas toi, Chamlis ? »

L’aura de la machine s’infléchit brièvement d’un côté : chez les drones, c’était l’équivalent d’un haussement d’épaules.

« Si. C’est sans doute parce que notre hôte utilise comme bois de chauffe du bonise, tout spécialement mis au point par l’antique civilisation wavérienne il y a de cela des millénaires pour le parfum particulier qu’il répand en brûlant.

« Eh bien, c’est agréable, commenta Yay en se levant pour retourner à la fenêtre. (Là, elle secoua la tête.) Merde alors ! Qu’est-ce qu’il pleut dans le coin, Gurgeh !

« C’est à cause des montagnes », expliqua ce dernier.

La jeune fille jeta un regard circulaire, un sourcil levé.

« Pas possible ? » fit-elle.

Gurgeh sourit et caressa d’une main sa barbe impeccablement taillée.

« Et comment marche le paysagisme, Yay ?

« Je n’ai pas envie d’en parler. (Elle indiqua d’un mouvement de tête le déluge ininterrompu.) Tu parles d’un temps (Elle repoussa son verre.) Pas étonnant que tu vives seul, Gurgeh.

« Ah, mais la pluie n’a rien à voir là-dedans, Yay. C’est à cause de moi. Personne ne peut me supporter bien longtemps.

« Il veut dire, intervint Chamlis, qu’il ne pourrait pas supporter bien longtemps de vivre avec quelqu’un.

« Les deux me paraissent également plausibles, déclara Yay en regagnant le canapé, où elle s’assit en tailleur. (Elle se mit à manipuler un des pions posés sur l’échiquier.) Qu’as-tu pensé de la partie, Chamlis ?

« Tu as atteint les limites probables de tes possibilités techniques, mais ton flair continue de se développer. Toutefois, je doute que tu battes jamais Gurgeh.

« Dis donc ! fit Yay en simulant la fierté blessée. Je ne suis qu’une junior ; je peux encore m’améliorer. (Elle joignit le bout des doigts et émit une série de claquements de langue.) Ainsi qu’en paysagisme, m’a-t-on dit.

« Aurais-tu des problèmes ? » s’enquit Chamlis.

L’espace d’un instant, Yay fit mine de ne pas avoir entendu, puis soupira et s’allongea à nouveau sur le sofa.

« Ouais… C’est cette ordure d’Elrstrid et ce Préashipleyl, foutu drone snobinard ! Ils sont tellement… routiniers ! Ils refusent de m’écouter.

« Qu’as-tu à leur dire ?

« Que j’ai des idées ! s’exclama Yay à l’adresse du plafond. Je voudrais quelque chose de différent, de moins conservateur, pour changer. Mais je suis jeune, alors, naturellement, on ne fait pas attention à ce que je dis.

« Je les croyais satisfaits de ton travail », insista Chamlis.

Le dos calé contre le dossier de son canapé, Gurgeh regardait Yay sans rien dire tout en faisant tourner sa boisson dans son verre.

« Oh, ils veulent bien me laisser les petits travaux sans difficulté, répondit Yay d’une voix soudain empreinte de lassitude. Lever une ou deux chaînes de montagnes, creuser deux ou trois lacs… Mais ce dont je parle, moi, c’est du plan d’ensemble, de la démarche radicale. Tout ce que nous faisons ici, c’est construire une nouvelle Plate-forme semblable à sa voisine. Il y en a déjà un million, disséminées dans toute la galaxie. Quel intérêt ?

« C’est peut-être pour que des gens puissent y vivre, suggéra Chamlis en teintant son champ de rose.

« Mais les gens peuvent vivre n’importe où ! rétorqua Yay en se redressant pour fixer le drone de ses vives prunelles vertes. On ne manque pas de Plates-formes ; c’est d’art que je parle, moi !

« À quoi pensais-tu en particulier ? s’enquit Gurgeh.

« Que dirais-tu de champs magnétiques sous-jacents, avec des îles magnétisées qui flotteraient sur les océans ? Il n’y aurait pas de continents au sens courant du terme ; seulement de gros tas de rocs itinérants dotés chacun de rivières, de lacs et de végétation, avec par-dessus le marché quelques habitants intrépides. Tu ne trouves pas ça plus excitant, toi ?

« Plus excitant que quoi ? demanda Gurgeh.

« Mais que tout ça ! (Yay Méristinoux bondit sur ses pieds et se dirigea vers la fenêtre, dont elle tapota le carreau ancien.) Regarde-moi ça ! On se croirait sur une planète. Des mers, des collines, de la pluie. Tu ne préférerais pas vivre sur une île flottante, naviguer dans l’air au-dessus de l’eau ?

« Oui, mais si les îles entrent en collision ? s’enquit Chamlis.

« Et alors ? (Yay fit volte-face et regarda l’homme et la machine. Dehors, il faisait de plus en plus sombre ; les lumières de la pièce s’accentuaient progressivement. Elle haussa les épaules.) Bref ! on peut les en empêcher. Mais… tu ne trouves pas cette idée superbe ? Pourquoi me laisser arrêter par une vieille bonne femme et une machine ?

« Ma foi, répondit Chamlis, je connais Préashipleyl. S’il avait trouvé ton idée bonne, il ne l’aurait pas négligée ; ce drone a beaucoup d’expérience, et…

« Ouais ! coupa Yay. Trop d’expérience.

« Voilà qui est impossible, jeune fille », protesta le drone.

Yay Méristinoux prit une profonde inspiration et parut sur le point de répliquer, mais se contenta finalement d’écarter largement les bras avant de les laisser retomber le long de son corps ; elle leva les yeux au ciel et se retourna vers la fenêtre.

« On verra ce qu’on verra », conclut-elle.

L’après-midi finissant, qui jusque-là allait en s’assombrissant, fut brusquement illuminé, de l’autre côté du fjord, par un vif rayon de soleil filtrant à travers les nuages et la pluie calmée. La pièce s’emplit peu à peu d’une luminosité aqueuse, et les lumières de la maison déclinèrent à nouveau. Le vent agitait les cimes des arbres dégouttants.

« Ah ! lança Yay en s’étirant de tout son long en repliant les bras. Pas de raison de s’en faire. (Elle scruta le paysage d’un œil critique.) Tant pis ! Moi, je vais courir un peu, annonça-t-elle. (Sur ces mots, elle se dirigea vers la porte d’angle, enleva une botte, puis l’autre, jeta son gilet sur le dossier d’une chaise et entreprit de déboutonner son chemisier.) Vous verrez, fit-elle en agitant un doigt à l’adresse de Gurgeh et Chamlis. L’heure des îles flottantes a sonné. »

Chamlis s’abstint de répondre. Gurgeh affichait un air sceptique. Yay s’en fut.

Chamlis alla à la fenêtre et regarda la jeune fille – qui n’était plus vêtue que d’un short – dévaler le sentier qui partait de la maison et descendait entre pelouses et bosquets. Elle fit un unique signe de la main sans regarder en arrière et s’enfonça dans les bois. Chamlis répondit en faisant clignoter son champ, tout en sachant très bien qu’elle ne pouvait pas le voir.

« Jolie fille, fit-il.

« À côté d’elle, je me sens bien vieux, répondit Gurgeh en se rasseyant sur le canapé.

« Ah, je t’en prie ! Ne commence pas à t’apitoyer sur ton sort », répliqua Chamlis en s’éloignant de la fenêtre.

L’homme reporta son regard sur la pierre d’âtre.

« En ce moment, tout me paraît… gris, Chamlis. Je commence à trouver que je me répète, que même les jeux nouveaux ne sont en somme que d’anciennes formules travesties, et que de toute manière le jeu n’en vaut pas la chandelle.

« Gurgeh », énonça d’un ton neutre Chamlis.

Le drone fit une chose qu’on le voyait rarement faire : il se posa physiquement sur le canapé, le laissant supporter son poids.

« Décide-toi, reprit-il. Sommes-nous en train de parler des jeux ou bien de la vie en général ? »

Gurgeh rejeta en arrière sa tête envahie de boucles noires et éclata de rire.

« Jusqu’à présent, poursuivit Chamlis, les jeux ont été toute ta vie. Si l’intérêt qu’ils présentent pour toi se met à faiblir, je comprends que tu ne trouves ton bonheur nulle part ailleurs.

« Je suis peut-être tout simplement déçu par les jeux, dit Gurgeh en faisant tourner dans sa main une pièce de jeu sculptée. Autrefois, je pensais que le contexte ne comptait pas ; qu’une bonne partie restait toujours une bonne partie, et qu’il y avait une certaine pureté à manipuler des règles parfaitement constantes d’une société à l’autre… Mais maintenant, je me pose des questions. Prenons par exemple celui-là, le Déploiement, ajouta-t-il en indiquant d’un mouvement de tête l’échiquier qui se trouvait devant lui. C’est un jeu qui vient d’ailleurs. Les habitants d’une quelconque planète reculée l’ont inventé voici quelques dizaines d’années. Ils continuent d’y jouer, et lancent même des paris ; ils en ont fait quelque chose d’important. Mais sur quoi parient-ils ? À quoi me servirait-il de mettre en jeu Ikroh, par exemple ?

« Ce qui est sûr, c’est que Yay ne suivrait pas, intervint Chamlis, amusé. Il y pleut décidément trop pour elle.

« Mais tu comprends ce que je veux dire ? Si quelqu’un désirait posséder une maison comme la mienne, il s’en serait déjà fait construire une. (Gurgeh embrassa la pièce du geste.) Il l’aurait commandée ; il l’aurait déjà. Sans argent et sans biens à engager, une grande partie du plaisir qu’y prenaient les inventeurs de ce jeu… disparaît purement et simplement.

« Est-ce un plaisir que de perdre sa maison, ses titres, ses terres, et pourquoi pas ses enfants ? Savoir qu’on attend de toi que tu sortes sur la terrasse un revolver à la main pour te faire sauter la cervelle, c’est un plaisir, ça ? Nous avons la chance d’être débarrassés de tout cela. Tu désires une chose que tu ne saurais posséder, Gurgeh. Tu apprécies l’existence que tu mènes au sein de la Culture ; seulement, elle ne te menace pas suffisamment. Pour avoir pleinement le sentiment d’être en vie, le véritable joueur a besoin de savoir qu’il peut perdre, voire se ruiner ; c’est là qu’il trouve l’excitation. (Sous la lueur du feu et l’éclairage tamisé dispensé par les invisibles lumières de la pièce, Gurgeh gardait le silence.) Tu t’es toi-même attribué le titre de « Morat » lorsque tu as complété ton nom, mais tu n’es peut-être pas un joueur-de-jeux parfait, après tout ; peut-être aurais-tu plutôt mérité le titre de « Shequi » : joueur d’argent.

« Tu sais, énonça lentement Gurgeh d’une voix qui couvrait à peine le crépitement du feu, il se trouve que j’ai réellement un peu peur de jouer contre cette petite. (Il jeta un regard au drone.) C’est vrai. Parce que j’aime sincèrement gagner, parce que j’ai quelque chose que nul ne peut imiter, que personne ne peut me prendre : je suis moi ; je suis l’un des meilleurs. (Il releva brièvement les yeux sur la machine, comme s’il avait honte.) Mais à certains moments, j’ai très peur de perdre ; je me dis : et s’il y avait un gamin – surtout un gamin, quelqu’un de plus jeune que moi en tout cas, et qui soit tout simplement plus doué que moi – quelque part, qui puisse m’ôter cela ? Oui, je me fais du souci. Mieux je réussis et plus ma situation empire, puisque j’ai d’autant plus à perdre.

« Tu es un réactionnaire, répondit Chamlis. C’est le jeu qui compte. C’est ce que dit la sagesse populaire, n’est-ce pas ? L’important, c’est de s’amuser, et non de l’emporter. Se glorifier de la défaite d’autrui, avoir besoin de rechercher cette fierté, c’est montrer son incomplétude et son inadéquation fondamentales.

« C’est ce qu’on dit. C’est ce que croient tous les autres, fit Gurgeh en hochant lentement la tête.

« Mais pas toi ?

« Moi, je… (L’homme semblait avoir du mal à trouver ses mots.) J’exulte quand je gagne. C’est meilleur que l’amour, meilleur que le sexe ou n’importe quelle stimulation endocrine ; c’est le seul moment où je me sens… (Il secoua la tête et ses lèvres se contractèrent) Réel, acheva-t-il. Où je me sens moi-même. Le reste du temps… Je ressens plus ou moins ce que doit éprouver ce petit drone ex-Circonstances Spéciales, Mawhrin-Skel ; comme si on m’avait spolié d’un quelconque… droit de naissance.

« Ah bon, c’est en cela que tu te sens des affinités avec lui ? fit froidement Chamlis en se composant une aura appropriée. Je me demandais aussi ce que tu pouvais bien trouver à cette épouvantable machine.

« L’amertume, poursuivit Gurgeh en se renfonçant dans son siège. Voilà ce que je lui trouve. Cela a au moins le mérite de la nouveauté. »

Il se leva, s’approcha du feu et entreprit de piquer les bûches du bout de son tisonnier en fer forgé avant de placer par-dessus le tout un nouveau bout de bois, qu’il manipula gauchement à l’aide d’une lourde pince.

« Nous sommes loin de vivre une époque héroïque, reprit-il à l’intention du drone sans quitter le feu des yeux. L’individu n’a plus cours. Voilà pourquoi la vie nous est à tous si facile. Puisque nous ne comptons pas, nous ne risquons rien. Plus personne ne peut avoir de réel impact sur quoi que ce soit, de nos jours.

« Contact emploie des individus, fit remarquer Chamlis. Cet organisme place des êtres au sein de sociétés jeunes qui exercent une influence spectaculaire et déterminante sur le destin de méta-civilisations tout entières. Ce sont généralement des « mercenaires », et non des citoyens de la Culture, mais ils n’en sont pas moins humains. Ce sont des gens, des individus.

« Ils sont sélectionnés et exploités. Comme des pions. Ils ne comptent pas. (La voix de Gurgeh se teinta d’impatience. Il tourna le dos à la haute cheminée et regagna le canapé.) En outre, je ne suis pas comme eux.

« Eh bien, fais-toi stocker jusqu’à ce que vienne un âge plus héroïque.

« Ha ! s’exclama Gurgeh en se rasseyant. Qui sait si cela arrivera un jour ? Non, j’aurais trop l’impression de tricher. »

Le drone Chamlis Amalk-ney écouta la pluie et le feu.

« Ma foi, dit-il lentement, si c’est la nouveauté que tu veux, c’est auprès des gens de Contact – oublions CS – que tu dois la chercher.

« Je n’ai pas la moindre intention de rejoindre les rangs de Contact, déclara Gurgeh. Se retrouver claquemuré dans une UCG avec une bande de naïfs pleins de bonne volonté pistant le barbare à civiliser, ce n’est pas exactement ce que j’appelle s’amuser ou se réaliser.

« Ce n’est pas ce que je voulais dire. C’est chez Contact qu’on trouve les meilleurs Mentaux, l’information la plus complète. Peut-être auront-ils une idée, eux. Chaque fois que j’ai eu affaire à eux, ils ont résolu le problème. Mais il ne faut faire appel à eux qu’en dernier ressort.

« Pourquoi ?

« Ils sont retors, sournois. Eux aussi sont des joueurs ; des joueurs qui ne jouent pas pour l’amour de l’art, et qui ont l’habitude de gagner.

« Hmm, fit Gurgeh en caressant sa barbe noire. Je ne saurais pas comment m’y prendre.

« Ne dis pas de bêtises, répondit Chamlis. Quoi qu’il en soit, j’y ai mes entrées ; je… »

Une porte claqua.

« Merde alors ! Qu’est-ce qu’il fait froid dehors ! »

Yay déboula dans la pièce en frissonnant exagérément. Elle avait les bras repliés et serrés contre sa poitrine, et son short léger collait à ses cuisses ; elle tremblait de tous ses membres. Gurgeh se leva.

« Viens près du feu, dit Chamlis à la jeune fille. (Yay se tenait devant la fenêtre, toute grelottante et dégoulinante.) Ne reste pas planté là, reprit-il à l’intention de Gurgeh. Va chercher une serviette. »

Ce dernier jeta un regard désapprobateur à la machine, puis quitta la pièce.

Le temps qu’il revienne, Chamlis avait convaincu Yay de s’agenouiller devant le feu. Une extension de champ magnétique recourbée lui maintenait la tête baissée tandis qu’une autre lui brossait les cheveux. Des gouttelettes de pluie tombaient de ses boucles essorées jusque dans l’âtre, où elles s’évaporaient en sifflant sur les pierres plates et brûlantes.

Chamlis prit la serviette-éponge des mains de Gurgeh, qui regarda la machine frictionner le corps de la jeune femme. Au bout d’un moment il détourna les yeux et, hochant la tête, retourna s’asseoir sur le sofa en soupirant.

« Tu as les pieds sales, dit-il à Yay.

« Peut-être, mais ça m’a fait du bien de courir », répondit-elle en riant derrière sa serviette de toilette.

Après force jets d’air tiède, sifflements et autres « brr-brr », Yay fut enfin sèche. Elle resta enroulée dans la serviette et s’assit sur le canapé, jambes remontées contre elle.

« Je meurs de faim, annonça-t-elle tout à coup. Ça t’ennuie si je me fais quelque chose à… ?

« Je m’en occupe », coupa Gurgeh.

Il disparut par la porte d’angle et revint presque aussitôt disposer les pantals en peau de la jeune fille sur la chaise où elle avait laissé son gilet.

« De quoi parliez-vous ? demanda Yay à Chamlis.

« De l’insatisfaction de Gurgeh.

« Et la discussion a fait avancer les choses ?

« Je n’en sais rien », reconnut le drone.

Yay récupéra ses vêtements et se rhabilla en hâte. Puis elle alla s’asseoir devant le feu et se perdit dans la contemplation des flammes tandis que le jour baissait et que les lumières de la pièce s’avivaient.

Gurgeh apporta un plateau chargé de douceurs et de boissons.


Sitôt que Yay et Gurgeh eurent mangé, tous trois jouèrent à un jeu de cartes fort complexe du genre qu’affectionnait particulièrement Gurgeh : il y fallait une certaine dose de bluff et un petit peu de chance. Ils étaient au beau milieu de la partie lorsque des amis de Yay et de Gurgeh débarquèrent ; leur aéro se posa sur une pelouse dont il eût préféré qu’elle ne remplisse pas cet usage. Agités, bruyants et précédés d’éclats de rire, ils pénétrèrent dans la pièce ; Chamlis battit en retraite dans un coin, près de la fenêtre.

Gurgeh se conduisit en hôte parfait, veillant à ce que ses invités ne manquent jamais de rafraîchissements. Il apporta un verre à Yay qui, au sein d’un petit groupe, écoutait deux personnes se disputer à propos de l’éducation.

« T’en iras-tu avec ces gens, Yay ? »

Gurgeh s’adossa au mur tendu de tapisseries et baissa le ton, de sorte que la jeune femme dut abandonner la discussion et se retourner vers lui.

« Peut-être, répondit-elle lentement. (Le feu faisait danser une lueur rouge sur son visage.) Tu vas encore me demander de rester, n’est-ce pas ? »

Elle fit tournoyer son vin dans son verre en suivant des yeux le mouvement du liquide.

« Ça, j’en doute, répondit l’autre en secouant la tête, les yeux rivés au plafond. Je me lasse vite de jouer toujours les mêmes coups et les mêmes parades.

« On ne sait jamais, sourit Yay. Un jour peut-être, je changerai d’avis. Ne t’en fais donc pas pour cela, Gurgeh. En fait, c’est presque un honneur que je te fais.

« En me réservant un statut à part ?

« Hmm, oui. »

Yay but une gorgée.

« Je ne te comprends pas, reprit Gurgeh.

« Parce que je décline ton offre ?

« Parce que tu ne déclines pas celles des autres.

« Je ne les accepte pas systématiquement, tu sais. »

Yay hocha la tête en contemplant son verre d’un air soucieux.

« Alors, pourquoi pas moi ? »

Voilà. Il l’avait dit. Pas trop tôt. La jeune femme fit la moue.

« Parce que, dit-elle en relevant la tête pour le regarder en face, ça a de l’importance pour toi.

« Ah bon ! acquiesça-t-il en se frottant la barbe, les yeux baissés. J’aurais dû feindre l’indifférence, alors. (Il plongea son regard dans celui de Yay.) Enfin, Yay…, reprit-il.

« J’ai l’impression que tu veux… me prendre comme on prend un pion, un territoire, coupa-t-elle. Être à quelqu’un, être… possédée. (Brusquement, son visage exprima une incompréhension totale.) Il y a chez toi quelque chose de très… Je ne sais pas. De très primitif peut-être, Gurgeh. Tu n’as jamais changé de sexe, n’est-ce pas ? (Il fit non de la tête.) Ni fait l’amour avec un homme ? (Nouveau signe de dénégation.) Je m’en doutais, reprit Yay. Tu es bizarre, Gurgeh, conclut-elle en achevant son verre.

« Parce que je ne suis pas attiré par les autres hommes ?

« Mais bien sûr ! Enfin quoi, tu en es un toi-même ! fit-elle en riant.

« Devrais-je donc me sentir attiré par moi-même ? »

Yay le dévisagea un instant. Un petit sourire furtif naquit sur ses lèvres. Puis elle se mit à rire, et baissa les yeux.

« Eh bien… Pas physiquement, en tout cas. »

Elle lui fit un grand sourire et lui tendit son verre vide. Gurgeh le remplit, et elle retourna se joindre aux autres.

Gurgeh laissa Yay débattre de la place de la géologie dans la politique éducative de la Culture, et alla parler à Ren Myglan, une jeune femme dont il avait espéré la visite ce soir-là.

Un des invités avait apporté son animal de compagnie, un énumérateur styglien proto-conscient qui arpentait la pièce en comptant tout bas et en répandant une légère odeur de poisson. Avec son pelage blond et ses trois pattes, l’animal d’allure svelte arrivait à hauteur de ceinture ; il était doté d’une grande quantité de renflements, mais aucune tête visible. Il se mit à dénombrer les invités. Il y en avait vingt-trois. Puis il s’attaqua au mobilier ; après quoi, il se concentra sur les jambes. Au bout d’un moment, il s’approcha de Gurgeh et de Ren Myglan. Gurgeh baissa les yeux sur l’animal qui fixait ses pieds et lançait de petits coups de patte vagues et hésitants à ses pantoufles.

« Mettons six », marmonna l’énumérateur avant de s’éloigner.

Gurgeh reprit sa conversation avec la jeune femme.

Debout à ses côtés, il ne cessait de lui parler en se rapprochant de plus en plus d’elle ; au bout de quelques minutes, il lui murmurait à l’oreille, allant jusqu’à lui passer une ou deux fois le bras dans le dos pour laisser glisser ses doigts le long de sa colonne vertébrale à travers la soie de sa robe.

« J’ai dit aux autres que je repartirais avec eux, fit-elle tranquillement, les yeux baissés ; elle se mordit la lèvre et saisit la main de Gurgeh, qui lui frottait doucement le creux des reins.

« Pour écouter un orchestre assommant, un quelconque soliste qui chante la même chose à tout le monde ? railla-t-il doucement en retirant sa main sans cesser de sourire. Vous méritez qu’on s’occupe davantage de vous en particulier, Ren. »

Elle eut un petit rire et le poussa du coude.

Ren finit par quitter la pièce, pour ne pas revenir. Gurgeh se dirigea d’un pas nonchalant vers Yay, qui gesticulait follement en prônant les vertus de la vie sur une île magnétique flottante, puis repéra Chamlis ; flottant dans un angle, celui-ci considérait avec un mépris non dissimulé le familier à trois pattes qui le regardait fixement en essayant de gratter l’une de ses bosses sans tomber à la renverse. Gurgeh fit déguerpir la bête et bavarda un moment avec la machine.

Les invités finirent par s’en aller, emportant qui une bouteille, qui un plateau de sucreries pris d’assaut. L’aéro s’enfonça en chuintant dans la nuit.

Gurgeh, Yay et Chamlis achevèrent leur partie de cartes ; ce fut Gurgeh qui gagna.

« Bon, il faut que je m’en aille maintenant, déclara Yay en se levant puis s’étirant. Et toi, Chamlis ?

« Moi aussi. Je t’accompagne. Prenons la même voiture. »

Gurgeh les reconduisit jusqu’à l’ascenseur. Yay boutonna son manteau. Chamlis se tourna vers leur hôte.

« Veux-tu que je parle aux gens de Contact ? »

Gurgeh, qui contemplait d’un air absent l’escalier menant à la partie centrale de la maison, posa sur la machine un regard perplexe. Yay l’imita.

« Ah oui, dit-il avec un sourire. (Il haussa les épaules.) Pourquoi pas ? Voyons un peu ce que vont trouver nos surdoués. Qu’ai-je à perdre, de toute façon ? acheva-t-il en riant.

« J’aime te voir de bonne humeur, fit Yay en lui plantant un baiser sur la joue. (Elle pénétra dans l’ascenseur, suivie de Chamlis, et lança un clin d’œil à Gurgeh au moment où la porte se refermait.) Mes compliments à Ren », sourit-elle.

Gurgeh fixa un moment la porte close, puis secoua la tête en souriant tout seul. Puis il regagna le salon, où deux de ses drones domestiques télécommandés s’affairaient à tout remettre en ordre ; les objets semblaient avoir réintégré leurs places respectives. Il se dirigea vers l’échiquier posé entre les deux canapés foncés, déplaça un pion de Déploiement au centre de l’hexagone de début de partie, puis jeta un regard au sofa où Yay s’était assise en rentrant de sa course sous la pluie. On y distinguait une vague marque humide, tache sombre sur le tissu sombre. Il tendit une main hésitante, y posa des doigts qu’il porta ensuite à ses narines, puis se moqua de lui-même. S’emparant d’un parapluie, il alla inspecter les dégâts causés à sa pelouse par l’aéro de ses amis, puis rentra dans la maison, où une lumière dans la tour principale révélait que Ren attendait son retour.


L’ascenseur fit un plongeon de deux cents mètres sous la montagne puis pénétra encore plus loin dans le soubassement rocheux ; il ralentit afin d’accomplir son cycle à l’intérieur du sas rotatif, puis traversa lentement une dernière dalle ultra-dense d’un mètre d’épaisseur avant de s’arrêter enfin sous la Plate-forme de l’Orbitale, dans une galerie de transit où attendaient une paire de voitures souterraines ; les écrans extérieurs montraient le soleil radieux qui inondait la base de la Plate-forme. Yay et Chamlis montèrent dans un des véhicules, l’informèrent de leur destination et s’assirent tandis qu’il se déverrouillait tout seul, virait, puis entamait son accélération.

« Contact ? » dit Yay à Chamlis.

Le plancher du petit véhicule dissimulait le soleil, et au-delà des écrans latéraux les étoiles émettaient une vive lumière, ils longeaient à toute allure les équipements vitaux mais dans l’ensemble mystérieux et indéchiffrables qui encombraient la face inférieure de toute Plate-forme.

« T’ai-je bien entendu prononcer le nom de ce grand démon bienveillant ? reprit-elle.

« J’ai laissé entendre à Gurgeh qu’il pourrait aller trouver Contact », répondit Chamlis.

La machine s’envola vers l’un des écrans ; celui-ci se détacha sans cesser d’afficher le panorama extérieur, puis remonta en flottant le long de la paroi jusqu’à libérer les dix centimètres d’espace qu’avait occupés son épaisseur dans le revêtement du véhicule. Là où il avait jusqu’à présent tenu lieu de fenêtre s’ouvrait désormais un vrai hublot, tranche de cristal translucide de l’autre côté de laquelle s’étendaient le vide total et le reste de l’univers. Chamlis contempla les étoiles.

« Je me suis dit qu’ils auraient peut-être une idée. Qu’ils sauraient trouver quelque chose qui l’occupe.

« Je croyais que tu te méfiais de Contact ?

« En général, c’est vrai, je m’en méfie. Mais je connais certains de leurs Mentaux ; j’ai encore quelques relations… Il me semble qu’on peut compter sur leur aide.

« Pas si vite, intervint Yay. Je trouve que nous prenons tous cette affaire bien au sérieux, il va s’en sortir. Il ne manque pas d’amis. Tant qu’il est entouré, rien de grave ne peut lui arriver.

« Hmm…, fit le drone. (La voiture s’immobilisa devant l’un des puits d’ascenseur desservant le village de Chamlis Amalk-ney.) Te verra-t-on à Tronze ? s’enquit-il.

« Non, j’ai une conférence de paysagisme ce soir-là, répondit-elle. Et puis, il y a ce jeune homme que j’ai remarqué l’autre jour au champ de tir… Je me suis arrangée pour tomber sur lui par hasard, ce soir-là, ajouta-t-elle en souriant.

« Je vois, commenta Chamlis. On passe en mode prédateur, hein ? Eh bien, j’espère que tu vas bien « tomber ».

« Je ferai de mon mieux », l’assura-t-elle en riant.

Ils se souhaitèrent bonne nuit. Puis Chamlis franchit le sas de la voiture, dont le châssis antique aux mille blessures infimes se mit à resplendir sous l’explosion de soleil venue d’en dessous, et s’éleva tout droit dans le puits d’ascenseur, sans attendre la cabine. La voiture redémarra et Yay secoua la tête en souriant devant cette preuve de sénilité précoce.


Ren dormait encore, à demi dissimulée sous le drap. Sa chevelure noire se répandait en ruisselant sur le haut du lit. Gurgeh s’assit au bureau dont il ne se servait qu’occasionnellement, près des portes-fenêtres donnant sur la terrasse, et contempla la nuit. La pluie avait cessé, les nuages s’étaient dissipés et disjoints ; les étoiles et les quatre Plates-formes (avec, en contrepoids, le flanc lointain de Chiark Orbitale, dont il voyait la face éclairée à trois millions de kilomètres de là) voilaient maintenant d’argent les nuées mouvantes, et faisaient étinceler les eaux sombres du fjord.

Il alluma le bloc-notes électronique, appuya plusieurs fois sur ses marges calibrées jusqu’à trouver les publications voulues, puis se mit à lire : articles sur la théorie des jeux écrits par d’autres joueurs reconnus, comptes rendus de certaines de leurs parties, analyses des jeux nouveaux et description des joueurs prometteurs.

Un peu plus tard, il ouvrit les portes-fenêtres et sortit sur la terrasse circulaire en frissonnant légèrement au moment où la fraîcheur de l’air nocturne entra en contact avec son corps nu. Il avait emporté son terminal de poche ; bravant le froid, il resta longtemps à parler aux arbres noirs et au fjord silencieux, dictant de nouveaux commentaires sur des jeux qui n’avaient rien de nouveau.

Lorsqu’il se décida à rentrer, il vit que Ren Myglan dormait toujours, mais que son souffle était rapide et irrégulier. Intrigué, il s’approcha, s’accroupit au chevet du lit et observa intensément son visage parcouru de convulsions. L’air traversait sa gorge puis son nez délicat en rendant un son rauque, et ses narines frémissaient.

Gurgeh, dont le visage affichait une curieuse expression à mi-chemin entre le ricanement et le sourire attristé, resta quelques minutes dans cette posture à se demander – envahi par une frustration vague, voire une espèce de regret – quel genre de cauchemar pouvait bien faire la jeune femme pour palpiter, haleter et gémir ainsi.

Chapitre 4

Les deux journées qui suivirent s’écoulèrent dans un calme relatif. Il en passa le plus clair à lire des essais d’autres joueurs et théoriciens, et acheva lui-même la rédaction d’un article commencé le soir où Ren Myglan était restée chez lui. La jeune femme était partie le lendemain matin au beau milieu du petit déjeuner, à la suite d’une dispute ; il aimait travailler à ce moment-là de la journée, alors qu’elle, elle avait envie de parler. Il s’était dit qu’elle avait mal dormi et que c’était là la raison de son irritation.

Il répondit aussi au courrier qu’il avait laissé s’accumuler. Dans l’ensemble, il s’agissait de requêtes : on lui demandait de se rendre sur d’autres mondes, de prendre part à quelque grand tournoi, d’écrire un article, de commenter un nouveau jeu, d’enseigner à divers niveaux dans divers établissements scolaires, de faire une croisière sur tel ou tel VSG, de prendre sous son aile tel ou tel enfant prodige… La liste n’en finissait pas.

Il donna à chacun une réponse négative, ce qui lui procura une sensation plutôt agréable.

Une Unité de Circonstances Générales prétendait avoir déniché un monde où existait un jeu fondé sur la configuration exacte de flocons de neige précis et qui, par conséquent, ne se jouait jamais sur le même tablier. Gurgeh en ignorait l’existence, et n’en trouva d’ailleurs pas mention dans le fichier – pourtant généralement à jour – que tenait Contact à l’intention des gens de son espèce. Il subodora la supercherie – les Unités de Circonstances Générales étaient bien connues pour leur espièglerie –, mais n’en conçut pas moins une réponse pleine de considération et centrée sur le jeu lui-même (bien que légèrement ironique), car la plaisanterie – si c’en était bien une – n’était pas pour lui déplaire.

Il observa une compétition de planeurs au-dessus des monts et falaises, de l’autre côté du fjord.

Il alluma l’holoécran et assista à un programme récréatif dont il avait entendu parler et qui mettait en scène une planète dont les habitants doués de conscience étaient des glaciers pensants ayant pour progéniture des icebergs. Il s’était attendu à trouver cela grotesque et méprisable, mais s’en amusa pourtant. Il esquissa les règles d’un jeu à base de glaciers où il s’agissait de deviner quels types de minéraux pourraient être extraits du roc, quelles montagnes pourraient être rasées, quelles rivières endiguées, quels paysages créés et quelles haies obstruées si – comme dans le divertissement – les glaciers étaient capables de liquéfier et reconstituer à volonté certaines portions d’eux-mêmes. Le jeu était distrayant, mais ne renfermait rien d’original ; il l’abandonna au bout d’une heure.

Il passa la plus grande partie du lendemain dans la piscine, au rez-de-chaussée d’Ikroh ; tout en faisant la planche, il ne cessa de dicter grâce à son terminal de poche, qui le suivait d’un bout à l’autre de la piscine en planant juste au-dessus de sa tête.

En fin d’après-midi, deux cavalières – une femme et sa fille encore enfant – sortirent de la forêt et firent halte à Ikroh. Manifestement, ni l’une ni l’autre n’avaient entendu parler de lui ; elles passaient tout simplement par là. Il les invita à prendre un verre, puis leur confectionna un déjeuner tardif ; elles attachèrent leurs hautes montures pantelantes dans l’ombre qui baignait un côté de la maison, où les drones vinrent leur donner de l’eau. Lorsqu’elles se remirent en route, il indiqua à la mère l’itinéraire comportant les plus beaux panoramas ; quant à la petite, il lui fit cadeau d’une pièce d’un jeu de Bataos richement décoré qu’elle avait admiré.

Il prit son dîner sur la terrasse ; devant lui, l’écran allumé du terminal affichait les pages d’un ancien traité barbare sur les jeux. L’ouvrage – vieux d’un millénaire à l’époque où la civilisation en question avait été Contactée, c’est-à-dire deux mille ans plus tôt – exposait des réflexions d’une profondeur bien évidemment limitée ; néanmoins, Gurgeh ne manquait jamais d’être fasciné par ce que les jeux révélaient d’une société, de son éthique, de sa philosophie, de son âme même. En outre, les sociétés barbares l’avaient toujours intrigué, même avant qu’il ne se préoccupe de leurs jeux.

C’était un ouvrage intéressant. Il se reposa les yeux en contemplant le coucher de soleil, puis s’y replongea dès que les ténèbres commencèrent à épaissir. Les drones domestiques lui apportèrent de quoi boire, une veste plus chaude et un repas léger, comme il le leur avait demandé. Il donna ordre à la maison de refuser tous les appels extérieurs.

Les lumières de la terrasse gagnèrent progressivement en intensité. La face de Chiark luisait d’un éclat laiteux au-dessus de sa tête, nappant toute chose d’un reflet argenté ; les étoiles scintillaient dans un ciel sans nuages. Gurgeh poursuivit sa lecture.

Le terminal émit un signal sonore. L’homme jeta un regard sévère à la lentille optique incrustée dans un coin de l’écran.

« Maison ! dit-il. Deviendrais-tu sourde ?

« Veuillez pardonner cette intrusion, fit un peu trop vite – mais sans faire mine de s’excuser – une voix que Gurgeh ne reconnut pas. Est-ce bien à Chiark-Gévantsa Jernau Morat Gurgeh dam Hasséase que je parle ? »

Gurgeh fixa d’un air incrédule l’œil de l’écran. Il n’avait pas entendu prononcer son nom complet depuis des années.

« En effet.

« Je m’appelle Loash Armasco-Iap Wu-Handrahen Xato Koum. »

Gurgeh leva un sourcil.

« Ma foi, ce ne devrait pas être trop difficile à mémoriser.

« Puis-je me permettre de vous déranger, monsieur ?

« C’est déjà fait. Que voulez-vous ?

« Vous parler. Bien que j’aie transgressé vos ordres, il ne s’agit pas à proprement parler d’une urgence ; seulement, je ne peux vous parler directement que ce soir. Je représente la Section Contact sur la requête de Dastaveb Chamlis Amalk-ney Ep-Handra Thédreiskre Ostlehoorp. Puis-je être reçu ?

« À condition que vous laissiez tomber tous ces noms entiers, répondit Gurgeh.

« Alors je viens vous rejoindre. »

D’un geste brusque, Gurgeh éteignit l’écran. Il fit nerveusement tinter sur le rebord de sa table en bois son terminal en forme de crayon, et reporta son regard sur le fjord obscur, observant les faibles lumières des rares maisons construites sur le rivage opposé.

Puis il entendit dans le ciel un fort rugissement et leva les yeux pour apercevoir un sillage de vapeur qui, argenté par la face de Chiark, fonçait en angle aigu tout droit vers le versant qui surplombait Ikroh. Une détonation assourdie retentit dans la forêt, un peu plus haut que la maison, suivie d’un bruit évoquant une brusque rafale de vent ; puis un petit drone aux champs bleu vif striés de jaune surgit à l’angle de la maison.

Il s’approcha. C’était une machine à peu près de la taille de Mawhrin-Skel ; Gurgeh songea qu’il aurait tenu sans peine dans le plat à sandwiches rectangulaire posé sur la table. Son châssis vert-de-gris avait l’air un peu plus tarabiscoté que celui de Mawhrin-Skel.

« Bonsoir, fit-il comme la machine franchissait le mur de la terrasse et venait se poser sur la table, à côté du plat à sandwiches.

« Bonsoir, Morat Gurgeh.

« Contact, hein ? fit celui-ci en glissant son terminal dans une poche de sa tunique. Vous n’avez pas perdu de temps. Nous en parlions avant-hier soir encore, avec Chamlis.

« Je me trouvais justement dans le coin, expliqua la machine de sa petite voix tranchante. En transit entre l’Unité de Circonstances Générales Attitude Souple et le VSG Regrettables Témoignages Contradictoires, à bord de l’Unité Offensive (Démilitarisée) Zélote. En tant qu’agent de Contact le plus proche, c’est naturellement moi qui ai été pressenti pour vous rendre visite. Néanmoins, comme je vous l’ai dit, je ne peux rester qu’un court instant.

« Oh, quel dommage ! fit Gurgeh.

« En effet. Vous avez une charmante Orbitale, ici. Une autre fois, peut-être.

« Ma foi, j’espère que vous n’aurez pas fait le voyage pour rien, Loash… Je ne m’attendais certainement pas à une entrevue avec un agent de Contact. Mon ami Chamlis pensait simplement que Contact aurait… Je ne sais pas. Quelque chose d’intéressant à me proposer qui ne soit pas connu du grand public. Je n’attendais rien de précis, seulement des informations. Puis-je vous demander ce que vous faites ici, au juste ? »

Il se courba en avant, plaça ses deux coudes sur la table et se pencha par-dessus la petite machine. Il restait un sandwich sur le plat, juste devant le drone. Gurgeh s’en empara et se mit à le manger, mâchant sans quitter des yeux la machine.

« Mais certainement. Je suis venu voir à quel point vous seriez disposé à considérer nos propositions. Il se peut que Contact ait quelque chose d’intéressant pour vous.

« Un jeu ?

« On m’a laissé entendre que cela avait effectivement à voir avec un jeu.

« Cela ne veut pas dire que vous deviez jouer avec moi », répliqua Gurgeh en se frottant les mains au-dessus du plat afin de les débarrasser de leurs miettes.

Quelques-unes échouèrent sur le drone, comme il l’avait espéré, mais la machine actionna son champ, qui les repoussa vivement et en bon ordre vers le centre du plat, face à elle.

« Tout ce que je sais, monsieur, c’est que Contact a peut-être trouvé une chose susceptible de vous intéresser. Je crois bien qu’il y a un rapport avec un jeu. J’ai l’ordre de vous faire préciser vos dispositions à l’égard d’un éventuel voyage. J’en conclus donc que la partie – s’il s’agit bien d’un jeu – doit se jouer en dehors de Chiark.

« Un voyage ? interrogea Gurgeh. Où cela ? À quelle distance ? Pour combien de temps ?

« Je ne le sais pas exactement.

« Eh bien, faites une estimation.

« Je préfère m’abstenir. Combien de temps seriez-vous prêt à passer loin de chez vous ? »

Gurgeh plissa les yeux. La plus longue période qu’il eût passée loin de Chiark avait été son unique croisière, trente ans plus tôt. Cela ne lui avait pas particulièrement plu. Il s’était embarqué moins parce qu’il en avait envie que parce que cela se faisait de voyager à cet âge. Les différents systèmes stellaires s’étaient révélés spectaculaires, mais on en avait une vue tout aussi bonne sur les holoécrans, et il ne comprenait toujours pas très bien pourquoi les gens tenaient absolument à se rendre en personne dans tel ou tel système. Alors qu’il avait prévu de passer plusieurs années en croisière, il avait tout laissé tomber au bout de douze mois.

Gurgeh se frotta la barbe.

« Un an et demi environ ; difficile à dire sans connaître les détails. Mais enfin, mettons un an et demi… Bien qu’à mes yeux ce ne soit vraiment pas nécessaire. La couleur locale n’accroît que rarement l’intérêt d’un jeu.

« Normalement, non. (La machine s’interrompit) D’après mes renseignements, il s’agit d’un jeu plutôt complexe ; il vous faudra peut-être un bon moment pour en assimiler les règles. Il est probable que vous serez obligé de vous y consacrer à plein temps pendant une durée donnée.

« Ça ne devrait pas me poser trop de problèmes », rétorqua Gurgeh.

Il ne lui avait jamais fallu plus de trois jours pour apprendre un jeu ; pas une fois il n’avait oublié une règle, quel que soit le jeu, pas une fois il n’avait dû se rafraîchir la mémoire.

« Parfait, répliqua soudainement le drone. Puisque c’est ainsi, je vais faire mon rapport. Adieu, Morat Gurgeh. »

Sur ces mots, il partit en flèche vers le ciel.

Gurgeh le regarda partir bouche bée, résistant à l’envie de bondir sur ses pieds.

« C’est tout ? » demanda-t-il.

La petite machine s’immobilisa à deux mètres du sol.

« C’est tout ce que j’ai le droit de vous dire. Je vous ai posé les questions qu’on m’a dit de vous poser. Maintenant, je dois faire mon rapport. Pourquoi ? Y a-t-il autre chose que vous souhaiteriez savoir, en admettant que je puisse vous renseigner ?

« Oui, répondit Gurgeh qui sentait croître son irritation. En saurai-je jamais davantage sur le sujet et l’endroit que vous venez d’évoquer ? »

La machine parut vaciller dans les airs. Ses champs n’avaient pas changé d’un iota depuis son arrivée. Au bout d’un moment, elle reprit la parole.

« Jernau Gurgeh ? »

Tous deux restèrent un long moment silencieux. Gurgeh regarda fixement la machine, puis se leva, posa les mains sur ses hanches, pencha la tête d’un côté et s’écria :

« Oui ?

« C’est peu probable », jeta le drone.

Sur ce, il s’éleva verticalement dans les airs, et ses champs s’éteignirent d’un seul coup. Gurgeh entendit de nouveau le même rugissement, et vit se former la traînée de vapeur ; ce fut tout d’abord un unique et minuscule nuage, car Gurgeh se trouvait juste au-dessous de lui, mais ensuite il s’étira lentement l’espace de quelques secondes, avant de se stabiliser brusquement. Gurgeh secoua la tête et reprit son terminal de poche.

« Maison ! fit-il, l’œil toujours rivé au ciel. Entre en contact avec ce drone.

« Quel drone, Jernau ? répondit la maison. Voulez-vous parler de Chamlis ? »

Gurgeh abaissa les yeux sur son terminal.

« Mais non ! Cette petite ordure de chez Contact, ce Loash Armasco-Iap Wu-Handrahen Xato Koum ! Le drone qui était ici à l’instant !

« À l’instant ? » fit alors la maison en mode Stupéfaction.

Les épaules de Gurgeh s’affaissèrent. Il s’assit.

« Tu n’as rien vu, rien entendu de ce qui vient de se passer ?

« Pour moi, il n’y a rien eu d’autre que le silence pendant ces onze dernières minutes, Gurgeh. Depuis que tu m’as demandé de bloquer tous les appels extérieurs. Il y en a eu deux, d’ailleurs, mais…

« Aucune importance, soupira Gurgeh. Appelle-moi Central.

« Ici Central. Sous-section de Mental Makil Stra-bey. Que pouvons-nous faire pour vous, Jernau Gurgeh ? »

Gurgeh contemplait toujours le ciel, en partie parce que c’était là qu’était allé le drone de Contact (le fin sillage de vapeur commençait à s’enfler et à se désagréger), mais aussi parce que, quand on parlait à Central, on avait toujours tendance à regarder dans sa direction.

Il remarqua l’étoile surnuméraire juste avant qu’elle n’entre en mouvement. Minuscule point lumineux, elle se trouvait près de la queue évanescente du sillage du drone, alors éclairé par la face de Chiark. Gurgeh fronça les sourcils. Le point lumineux se mit instantanément à se déplacer, d’abord à une allure modérée, puis trop vite pour que l’œil puisse anticiper sa trajectoire.

Là-dessus, il disparut. Gurgeh resta quelques instants silencieux, puis demanda :

« Central, est-ce qu’un vaisseau de Contact vient de quitter la région ?

« Il s’éloigne en ce moment même, Gurgeh. Il s’agissait de l’Unité Offensive Rapide (Démilitarisée)…

« Zélote, acheva Gurgeh.

« Ah, ah ! C’était donc pour vous ! Nous pensions qu’il nous faudrait des mois pour découvrir le fin mot de l’histoire. Vous venez de vous voir octroyer une Visite Privée, joueur-de-jeux Gurgeh. C’est la façon de faire de Contact. Nous ne sommes pas censés savoir ce qui se passe. Pourtant, on peut vous dire que, question curiosité, on a mis le paquet ! Rudement prestigieux, permettez-nous de vous le dire. Ce vaisseau a freiné pile – alors qu’il allait au moins à quarante kilolumières – et a fait un écart de vingt années… simplement pour bavarder cinq minutes avec vous, à ce qu’il paraît. Une sacrée dépense d’énergie, surtout qu’il repart à la même vitesse. Regardez donc ce bébé filer à toute allure…Ah, oui ! C’est vrai, vous ne pouvez pas le voir. Eh bien, croyez-nous sur parole, nous sommes impressionnés. Ça vous ennuierait de raconter ce qui se passe à une pauvre sous-section de Mental Central ?

« Y a-t-il moyen de contacter ce vaisseau ? poursuivit Gurgeh sans prendre garde à cette requête.

« À l’allure où il s’arrache ? Avec son côté armé pointé droit sur nous, pauvres machines civiles… ? (Le Mental Central avait l’air amusé.) Mmouais… ça ne nous paraît pas impossible.

« Je veux parler à un drone qui se trouve à bord, un certain Loash Armasco-Iap Wu-Handrahen Xato Koum.

« Bordel, Gurgeh ! Dans quelle merde êtes-vous allé vous fourrer ? Handrahen Xato ? C’est de la nomenclature SC équiv-tech de niveau espionnage, ça. Vous parlez d’un pétrin… Merde… On essaie… Un instant. »

Gurgeh attendit quelques secondes en silence.

« Rien à faire, reprit la voix sortant du terminal. Gurgeh, ici Mental Total, et non plus une de ses sous-sections. Je suis là au complet. Ce vaisseau accuse réception, mais prétend qu’il n’y a ni drone ni humain de ce nom à bord. »

Gurgeh s’affaissa dans son fauteuil. Il se sentait la nuque raide. Il détacha son regard des étoiles et le reporta sur sa table.

« Pas possible, fit-il.

« Vous voulez que j’essaie encore ?

« À votre avis, ça servira à quelque chose ?

« Non.

« Alors, laissez tomber.

« Gurgeh, cette histoire me tracasse. Qu’est-ce qui se passe ?

« Si seulement je le savais, fit Gurgeh en fixant à nouveau les étoiles. (Le sillage fantôme du petit drone avait pratiquement disparu.) Passez-moi Chamlis Amalk-ney, voulez-vous ?

« En ligne… Jernau ?

« Quoi donc, Central ?

« Faites attention à vous.

« Ah, oui. Bon, merci. Merci beaucoup. »


« Tu as dû l’énerver, fit la voix de Chamlis par le biais du terminal.

« Fort probable, renchérit Gurgeh. Mais toi, qu’est-ce que tu en penses ?

« Ils voulaient se faire une idée sur toi, dans un but que j’ignore.

« Tu crois ?

« Oui. Mais tu viens de repousser leur proposition.

« Ah bon ?

« Oui, et tu peux t’en féliciter.

« Que veux-tu dire ? C’était pourtant ton idée, non ?

« Écoute, ça ne te concerne plus maintenant. C’est fini. Mais de toute évidence ma requête est allée très haut, et plus vite que je ne l’aurais cru. Nous avons déclenché quelque chose. Seulement, tu les as remballés. Maintenant, ils ne s’intéresseront plus à ton cas.

« Hmm… Tu as sans doute raison.

« Je suis désolé, Gurgeh.

« Ne t’en fais pas pour ça, dit-il à la vieille machine. (Puis il leva les yeux au ciel.) Central ?

« Hé ! Ça nous intéresse aussi. Si ç’avait été purement personnel, on n’aurait pas écouté un seul mot, on le jure. Et puis, le rapport de communications journalier aurait mentionné qu’on était à l’écoute, de toute façon.

« Aucune importance, sourit Gurgeh, étrangement soulagé que le Mental Orbital soit resté à l’écoute. Dites-moi simplement à quelle distance se trouve actuellement cette UOR.

« Au moment où vous avez prononcé le mot : à une minute quarante-neuf secondes de distance ; un mois-lumière, déjà sortie du système et largement en dehors de notre juridiction, nous sommes très heureux de vous l’apprendre. Elle fonce en direction d’un bras légèrement en amont du Noyau Galactique. Tout droit sur le VSG Regrettables Témoignages Contradictoires, apparemment, à moins que l’un des deux n’essaie de berner quelqu’un.

« Merci, Central. Et bonne nuit.

« Bonne nuit. Et cette fois, nous vous laissons seul, c’est promis.

« Encore merci, Central. Chamlis ?

« Tu viens peut-être de rater la chance de ta vie, Gurgeh… Mais à mon avis tu l’as plutôt échappé belle. Je regrette de t’avoir parlé de Contact. Il y a anguille sous roche : ils sont venus trop vite, et ils ont attaqué de manière trop directe.

« Ne te fais donc pas tant de souci, Chamlis, dit-il au drone. (Il regarda une dernière fois les étoiles, puis se rassit et posa les pieds sur la table.) Je m’en suis bien tiré. On s’est débrouillés comme on a pu. Je te vois à Tronze, demain ?

« Peut-être. Je ne sais pas. Je vais réfléchir. Sinon, bonne chance – je veux dire : contre le petit prodige de la Frappe. »

Gurgeh sourit piteusement dans le noir.

« Merci. Bonne nuit, Chamlis.

« Bonne nuit, Gurgeh. »

Chapitre 5

Le train quitta le tunnel pour pénétrer dans la vive clarté du soleil. Il arriva au bout de son virage, puis se lança à l’assaut du pont aux lignes aériennes. Par-delà la rambarde, Gurgeh aperçut des pâturages verdoyants ainsi que le fleuve miroitant qui serpentait au fond de la vallée, cinq cents mètres sous ses pieds. L’ombre des montagnes s’étirait sur les prairies étroites, celle des nuages mouchetait les contreforts et leur tapis de forêt. Le vent chassé par le train ébouriffait ses cheveux tandis qu’il respirait goulûment l’air doux et parfumé de la montagne en attendant le retour de son adversaire. Des oiseaux tournoyaient au-dessus de la vallée, presque au niveau du pont. Leurs cris résonnaient dans l’air immobile, à peine audibles dans le chuintement du train qui filait.

En temps normal, il aurait attendu l’heure de son rendez-vous à Tronze, le soir même, et emprunté la voie souterraine ; mais ce matin-là il avait éprouvé le besoin de fuir Ikroh. Il avait donc enfilé des bottes, un pantalon de coupe conservatrice et une courte veste sans boutons, puis il avait pris le chemin des collines et escaladé la montagne avant de redescendre de l’autre côté.

Là, il s’était assis au bord de la vieille voie de chemin de fer et, tout en endocrinant un léger bourdonnement, il s’était amusé à projeter de petits morceaux de magnétite dans le champ magnétique de la voie pour les y voir rebondir aussitôt. Cela lui avait rappelé les îles flottantes de Yay.

Il repensa également à la mystérieuse visite du drone de Contact, la veille au soir, mais, sans qu’il sût pourquoi, le souvenir refusait de se préciser dans son esprit. Il avait plutôt l’impression d’avoir fait un rêve. Il avait pris soin de vérifier le relevé des communications et activités générales de la maison : pour cette dernière, la visite n’avait jamais eu lieu. Néanmoins, sa conversation avec Chiark y figurait bel et bien ; étaient mentionnées l’heure de la communication et l’intervention d’autres sous-sections de Central, ainsi que celle de Central Total lui-même, l’espace d’un court instant. Donc, tout cela s’était réellement passé.

Voyant le train arriver, il lui avait fait signe de s’arrêter ; comme il grimpait à bord, il avait été reconnu par un homme d’âge moyen appelé Dreltram, qui faisait également route vers Tronze. Le sieur Dreltram déclara qu’il serait mille fois plus honoré de perdre une partie contre le grand Jernau Gurgeh que de gagner dans n’importe quelle autre circonstance ; acceptait-il de jouer contre lui ? Malgré sa longue habitude de ce genre de flatteries – qui masquaient généralement une ambition irréaliste mais féroce –, Gurgeh avait proposé une partie de Possession. Les règles avaient suffisamment de points communs avec la Frappe pour constituer une bonne mise en condition.

Ils avaient trouvé un tablier de jeu dans l’un des bars et l’avaient emporté sur la terrasse installée sur le toit du train ; puis ils avaient pris place derrière un paravent afin d’éviter que les cartes ne s’envolent. Ils auraient certainement le temps de finir la partie ; il leur faudrait presque toute la journée pour rallier Tronze, alors qu’en voiture souterraine le voyage n’aurait guère pris plus de dix minutes.

Le train parvint au bout du pont et s’engagea dans un ravin profond et étroit où son sillage de vent se répercuta sur les parois de roche nue en produisant un son étrange. Gurgeh baissa les yeux sur le tablier. Il jouait naturellement, sans l’aide d’aucune substance endocrine ; son adversaire, lui, employait un assortiment qu’il lui avait lui-même suggéré. Il avait en outre accordé à Dreltram une avance de sept pièces, ce qui était le maximum autorisé. L’homme n’était d’ailleurs pas mauvais joueur et, en début de partie, il avait bien failli déborder Gurgeh au moment où son avantage en pièces atteignait son maximum d’efficacité ; mais ce dernier s’était bien défendu, et l’homme n’avait probablement plus aucune chance ; toutefois restait la possibilité qu’il ait placé quelques mines dans des endroits gênants.

À l’idée de tomber sur ce genre de surprise déplaisante, Gurgeh se rendit brusquement compte qu’il n’avait pas cherché à savoir où se trouvait son propre pion secret. Là encore, c’était un moyen de contrebalancer officieusement la disproportion qui régnait entre les deux hommes. La Possession se jouait sur un tablier à quarante cases ; on distribuait à chacun des deux joueurs un certain nombre de pions répartis en un groupe principal et deux groupes secondaires. On pouvait cacher jusqu’à trois pièces sur des intersections différentes initialement libres. On inscrivait – de manière définitive – leur emplacement dans trois cartes circulaires, de minces plaquettes de céramique que l’on retournait seulement quand le joueur souhaitait faire entrer en jeu les pièces en question. Dreltram avait déjà révélé ses trois pièces secrètes, dont l’une s’était révélée occuper l’intersection où, grand seigneur, Gurgeh avait déposé ses neuf mines ; ce n’était vraiment pas de chance.

Gurgeh fit pivoter les cadrans de sa plaquette à pièces secrètes et la retourna sur la table sans la regarder ; cette pièce-là, il ne savait pas plus que Dreltram où elle se trouvait. Peut-être s’avérerait-elle occuper un emplacement interdit, auquel cas la partie serait perdue pour lui, ou bien (mais c’était moins probable) tiendrait-elle une position stratégique précieuse, très avancée dans le territoire de son adversaire. Gurgeh aimait s’y prendre ainsi, lorsqu’il n’y avait pas d’enjeux précis ; en plus de conférer à son adversaire un avantage supplémentaire sans doute bienvenu, cette tactique rendait la partie beaucoup plus intéressante et beaucoup moins prévisible, et ajoutait un peu de piquant à son déroulement.

Il songea qu’il devait chercher à localiser ce pion ; le moment approchait, au quatre-vingtième coup, où il faudrait le dévoiler de toute façon.

Il chercha des yeux sa plaquette de céramique sur la table jonchée de cartes et d’autres plaquettes. Dreltram n’était pas un joueur très ordonné ; ses cartes, ses plaquettes et ses pions inutilisés étaient éparpillés un peu partout, y compris sur la moitié de table en principe réservée à Gurgeh. Une rafale de vent survenue une heure plus tôt comme ils entraient sous un tunnel avait failli souffler quelques-unes des cartes les plus légères, qu’ils avaient alors immobilisées à l’aide de gobelets et de presse-papiers de verre plombé. Il fallait encore ajouter à cela l’habitude (pour le moins curieuse, voire affectée) qu’avait Dreltram de noter tous les coups à la main sur un vrai bloc-notes – il prétendait qu’une mémoire de tablier intégrée était un jour tombée en panne au beau milieu du jeu, le privant ainsi du descriptif d’une des plus belles parties de sa vie. Fredonnant, Gurgeh entreprit de soulever çà et là les objets qui encombraient la table, en quête de sa plaquette.

Il entendit juste derrière lui quelqu’un prendre une brusque inspiration, puis émettre un toussotement embarrassé. Il se retourna et découvrit Dreltram qui, revenant des toilettes, avait l’air étrangement mal à l’aise. Gurgeh le regarda en fronçant les sourcils ; les pupilles dilatées par le mélange de drogues qu’il était en train d’endocriner, l’homme était suivi par un plateau de boissons flottant. Il se rassit et fixa les mains de Gurgeh.

Alors seulement Gurgeh vit, tandis que le plateau transférait ses verres sur la table, que les cartes qu’il tenait en main après les avoir soulevées pour chercher sa plaquette étaient les dernières cartes-mines de Dreltram. Il les regarda – elles étaient toujours face contre table : Il n’avait donc pas pu voir où se trouvaient les mines – et comprit ce que pensait son adversaire.

Il reposa les cartes où il les avait trouvées.

« Je suis sincèrement navré, fit-il en riant. Je cherchais ma pièce secrète. »

Il la repéra au moment même où il achevait sa phrase. La plaquette circulaire reposait bien en évidence devant lui.

« Ah ! reprit-il en sentant le rouge lui monter aux joues. La voilà. Hmm… Juste sous mon nez ! Je pouvais toujours la chercher. »

Il se remit à rire, et éprouva simultanément une sensation étrange et poignante qui circula dans tout son corps et parut lui tordre les entrailles, une sensation à mi-chemin entre la terreur et l’extase. Il n’avait jamais rien ressenti de tel. Ce qui s’en rapprochait le plus, se dit-il (dans un brusque éclair de lucidité), c’était ce qu’il avait éprouvé lorsqu’il était encore jeune garçon, le jour de son premier orgasme, avec une fille un peu plus âgée que lui. Sensation brute, entièrement constituée d’instincts primaires, évoquant un unique instrument de musique égrenant un thème simple (par opposition à ces symphonies boursouflées par les drogues endocriniennes que deviendrait plus tard le sexe), cette première fois n’en était pas moins demeurée parmi ses expériences les plus mémorables, non seulement à cause de sa nouveauté, mais aussi parce qu’elle semblait lui ouvrir un monde fascinant et entièrement nouveau, une famille de sensations et un mode d’être complètement différents. La même chose s’était produite lorsqu’il avait participé, enfant, à sa première compétition en tant que représentant de Chiark opposé à une autre équipe junior de l’Orbitale, et aussi plus tard, quand ses toxiglandes étaient arrivées à maturité, quelques années après la puberté.

Dreltram rit avec lui et s’essuya le visage avec son mouchoir.

Gurgeh joua les coups suivants avec acharnement, et son adversaire dut lui rappeler la règle du jeu lorsqu’ils en arrivèrent au quatre-vingtième coup. Gurgeh retourna sa pièce secrète sans y avoir auparavant jeté un coup d’œil, prenant ainsi le risque qu’elle occupe la même case qu’une de ses pièces révélées.

Les chances étaient d’une contre mille six cents, mais la pièce secrète se révéla occuper la même place que le Cœur, la pièce centrale du jeu, celle dont l’adversaire s’efforçait de prendre possession.

Gurgeh regarda fixement l’intersection où était posé son Cœur si bien défendu, puis reporta une nouvelle fois son regard sur les coordonnées qu’il avait entrées au hasard dans sa plaquette, deux heures plus tôt. Pas de doute, cela correspondait. S’il avait consulté la plaquette ne serait-ce qu’un coup plus tôt, il aurait pu déplacer son Cœur et le mettre à l’abri ; seulement voilà, il n’en avait rien fait. Il avait perdu les deux pièces ; et un Cœur pris signifiait une partie perdue. Il avait perdu.

« Ah ! Pas de chance », dit Dreltram en se raclant la gorge.

Gurgeh opina.

« La coutume veut, il me semble, qu’en cas de pareil désastre le vaincu garde le Cœur en souvenir, déclara-t-il en manipulant la pièce perdue.

« Hmm… C’est ce qu’il me semble aussi », répondit l’autre qui, de toute évidence, se sentait à la fois gêné pour Gurgeh et ravi de sa bonne fortune.

Gurgeh hocha la tête, déposa le Cœur sur la table et souleva la plaquette de céramique qui l’avait trahi.

« Je préférerais ceci, je crois. »

Il l’éleva devant lui pour la montrer à Dreltram, qui acquiesça.

« Ma foi, oui, pourquoi pas ? Je n’y vois pas d’inconvénient. »

Le train s’enfonça doucement dans un tunnel, puis ralentit aux abords d’une gare nichée dans les grottes qui s’ouvraient sous la montagne.


« Mais la réalité tout entière est un jeu. Dans ce qu’elle a de plus fondamental, la physique – le tissu même de notre univers – résulte directement de l’interaction de certaines règles passablement simples et du hasard ; la même description vaut pour les meilleurs jeux, les plus élégants, ceux qui s’avèrent les plus satisfaisants à la fois sur le plan intellectuel et le plan esthétique. De par son caractère inconnaissable, et du fait qu’il résulte d’événements qui, au niveau subatomique, ne peuvent être tout à fait anticipés, l’avenir demeure malléable et conserve la possibilité de changer, l’espoir d’accéder à une position prééminente ; l’espoir de la victoire, pour employer un terme tombé en disgrâce. C’est en cela que le futur est un jeu ; un jeu dont l’une des règles est le temps. D’une manière générale, les jeux « mécanistes » – ceux où l’on peut, dans un certain sens, atteindre la « perfection » : la grille, le champ prallien, le ’nkraytle, les échecs, les dimensions farniques – sont apparus au sein de civilisations ignorant la vision relativiste de l’univers (et encore moins celle de la réalité). D’autre part ce sont invariablement, faut-il le préciser, des sociétés ne connaissant pas encore l’intelligence artificielle.

« Les jeux de tout premier plan comprennent l’élément hasard, même s’ils restreignent à raison le rôle de la chance. Tenter de fonder un jeu selon tout autre concept – aussi complexes et subtiles qu’en soient les règles, quelles que soient l’échelle et la différenciation du volume de jeu, quels que soient le pouvoir et les attributs des pièces –, c’est inévitablement s’enchaîner à une conception antérieure de plusieurs ères à la nôtre, non seulement sur le plan social, mais aussi dans une perspective technophilosophique. La démarche peut revêtir une certaine valeur du point de vue historique, mais, en tant que produit de l’intellect, c’est une perte de temps, point. Si l’on désire recréer quelque chose de désuet, pourquoi ne pas construire un bateau de pêche ou un moteur à vapeur ? Ces choses-là sont tout aussi compliquées, tout aussi astreignantes que la conception d’un jeu mécaniste, et permettent par la même occasion de rester en bonne forme physique. »

Gurgeh s’inclina ironiquement devant le jeune homme venu lui soumettre une nouvelle idée de jeu. Abasourdi, ce dernier prit une inspiration et ouvrit la bouche pour répondre. C’était exactement ce qu’attendait Gurgeh : comme il venait de le faire à cinq ou six reprises chaque fois que le jeune homme avait essayé de placer une remarque, il l’interrompit avant même que son jeune interlocuteur n’ait pu émettre un seul son.

« Je parle sérieusement, vous savez ; il n’y a rien d’intellectuellement dégradant à se servir de ses mains pour fabriquer quelque chose, par rapport à la démarche qui consiste à se servir uniquement de son cerveau. Il y a là les mêmes leçons à apprendre, les mêmes talents à acquérir, dans les seuls et uniques domaines qui revêtent une réelle importance. »

Il marqua une nouvelle pause. Il voyait le drone Mawhrin-Skel venir dans sa direction en flottant au-dessus des individus amassés sur la vaste esplanade.

Le grand concert était fini. Les sommets encerclant Tronze se renvoyaient le son de quelques orchestres plus modestes, tandis que les flâneurs gravitaient autour de leurs genres musicaux préférés : il y avait des œuvres formelles, d’autres improvisées, de la musique de danse ou de transe induite par une drogue donnée. La nuit était nuageuse et tiède ; la faible lueur de Chiark Autreface déposait un léger halo laiteux sur le haut plafond nuageux, exactement à la verticale. Tronze, la plus grande ville à la fois de la Plate-forme et de l’Orbitale, avait été édifiée à la lisière de l’imposant massif central de la Plate-forme de Gévant, à l’endroit précis où le lac de Tronze, situé à mille mètres d’altitude, franchissait le rebord du plateau et se ruait vers la plaine inférieure, où ses eaux tumultueuses se déversaient en permanence dans la forêt tropicale.

Tronze avait beau n’abriter que quelque cent mille habitants, pour Gurgeh elle était déjà surpeuplée, malgré ses demeures et ses places spacieuses, ses vastes galeries, esplanades et terrasses, ses milliers de maisons flottantes et ses tours élégantes reliées par des passerelles. Bien que Chiark fût une Orbitale relativement récente, puisqu’elle n’avait guère plus de mille ans, Tronze avait déjà pratiquement atteint la taille maximale des communes orbitales ; les véritables cités de la Culture étaient ses immenses navires, les Véhicules Systèmes Généraux. Les Orbitales en étaient l’arrière-pays, et les gens aimaient à y prendre leurs aises. En termes d’échelle, par rapport au plus gros des VSG et ses milliards d’habitants, Tronze n’était guère qu’un village.

Gurgeh assistait régulièrement au concert du Soixante-quatrième Jour de Tronze. Et il se faisait régulièrement agrafer par une série d’enthousiastes. Il se montrait généralement civil, de temps en temps abrupt. Mais ce soir, après le fiasco du train et la bouffée d’émotion étrange, excitante et humiliante à la fois, qu’il avait ressentie à se voir soupçonner de tricherie, sans parler de sa légère nervosité à l’idée que, quelque part en ville ce soir-là, la jeune fille du VSG Culte du Cargo attendait avec impatience le moment de l’affronter, il n’était pas d’humeur à souffrir de bonne grâce les idiots importuns.

Pourtant, ce jeune malchanceux n’était pas forcément un parfait imbécile ; il n’avait rien fait de plus qu’esquisser les grandes lignes de ce qui, après tout, n’était pas une mauvaise idée de jeu. Or, Gurgeh lui était tombé dessus comme une avalanche. Leur échange – si on pouvait s’exprimer ainsi – était devenu un jeu.

Un jeu dont le but était de garder la parole ; non pas continuellement, ce qui était à la portée de n’importe quel imbécile, mais de ne marquer de pauses que quand le jeune homme lui signifiait – par ses expressions faciales, sa gestuelle ou ses réelles tentatives pour parler – qu’il désirait s’exprimer. Au lieu de cela, Gurgeh s’interrompait inopinément au beau milieu d’une démonstration, ou juste après une allusion modérément insultante, tout en persistant à donner l’impression qu’il allait reprendre le fil. En outre, il citait pratiquement mot pour mot l’un de ses essais les plus célèbres sur la théorie des jeux, ce qui constituait une insulte supplémentaire dans la mesure où le jeune joueur connaissait sans doute le texte aussi bien que lui.

« Laisser entendre, poursuivit Gurgeh comme le jeune homme ouvrait à nouveau la bouche, qu’on puisse exclure le facteur chance, hasard, circonstance fortuite, toujours présent dans la vie en…

« J’espère que je ne vous interromps pas au beau milieu d’un brillant discours, Jernau Gurgeh ? fit Mawhrin-Skel.

« Rien de très brillant, rétorqua Gurgeh en se tournant vers la petite machine. Comment allez-vous, Mawhrin-Skel ? Quelle espièglerie avez-vous inventée récemment ?

« Rien de très brillant », singea le petit drone tandis que le jeune interlocuteur de Gurgeh s’effaçait.

Gurgeh s’était installé sous une pergola tapissée de plantes grimpantes dressée sur un côté de l’esplanade, non loin des plates-formes panoramiques dominant le large rideau des chutes ; ici répandaient leurs embruns les rapides qui couraient entre le bord du lac et l’aplomb vertigineux plongeant droit vers la forêt, un kilomètre plus bas. Le rugissement de l’eau cascadante créait un constant fond sonore de bruit blanc.

« J’ai trouvé votre jeune adversaire », annonça le petit drone.

Il étira un bras de champ magnétique qui émettait une douce lueur bleutée, et détacha une fleur-de-nuit de sa vrille en pleine croissance.

« Hmm ? fit Gurgeh. Ah, vous voulez parler de la jeune, euh… joueuse de Frappe ?

« C’est ça, répondit Mawhrin-Skel d’un ton égal, la jeune, euh… joueuse de Frappe. »

La machine replia en arrière quelques pétales de la fleur-de-nuit en les plaquant contre la tige dénudée.

« Je me suis laissé dire qu’elle était ici, reprit Gurgeh.

« Elle se trouve actuellement à la table de Hafflis. Voulez-vous que nous allions faire sa connaissance ?

« Pourquoi pas ? »

Gurgeh se leva, et la machine s’éloigna en flottant.

« Nerveux ? » interrogea Mawhrin-Skel tandis qu’ils fendaient la foule en direction d’une des terrasses surélevées à hauteur du lac, où se trouvaient les appartements de Hafflis.

« Nerveux, moi ? répliqua Gurgeh. À cause d’une gamine ? »

Mawhrin-Skel flotta quelques instants en silence tandis que Gurgeh montait les marches et saluait plusieurs personnes de la tête ou de la voix. Puis la machine s’approcha de lui et lui murmura tranquillement, sans cesser d’arracher les pétales de la fleur mourante :

« Voulez-vous que je vous donne votre rythme cardiaque, votre taux de réceptivité cutanée, votre bilan phéromonal ? Votre courbe de fonctionnalité neuronique, peut-être ? »

Sa voix s’éteignit tandis que Gurgeh s’immobilisait à mi-hauteur sur le large escalier où il s’était engagé.

Il pivota pour faire face au drone et fixa sur la minuscule machine un regard embrumé. Au loin, en direction du lac on entendait de la musique ; le parfum musqué de la fleur-de-nuit emplissait l’atmosphère. Les appliques fichées dans les balustrades éclairaient par en dessous le visage du joueur-de-jeux. Les gens qui descendaient par vagues des terrasses supérieures en riant et en échangeant des plaisanteries s’écartaient devant Gurgeh comme les eaux rencontrant un écueil ; ce faisant, remarqua Mawhrin-Skel, ils se taisaient brusquement. Au bout d’un moment, comme l’homme restait immobile et silencieux, le souffle régulier, le petit drone émit une espèce de gloussement.

« Pas mal, fit-il. Pas mal du tout. Je ne sais pas encore ce que vous êtes en train d’endocriner, mais il y a là une maîtrise de soi impressionnante. Tout correspond au plus près aux paramètres moyens. Sauf la courbe de fonctionnalité neuronique, qui est encore plus en dessous de la moyenne que d’habitude ; mais ce ne serait probablement pas détectable par un drone civil ordinaire. Mes félicitations.

« Je ne voudrais surtout pas vous retenir, Mawhrin-Skel, répliqua froidement Gurgeh. Les sources d’amusement ne manquent pas ; je suis bien sûr que vous trouverez mieux à faire que de me regarder jouer. »

Sur ces mots, il reprit l’ascension des marches.

« Il n’y a rien ni personne sur cette Orbitale qui soit capable de me retenir, cher monsieur Gurgeh », répondit le drone d’un ton neutre en arrachant le dernier pétale de la fleur-de-nuit.

Puis il laissa tomber le cœur de la fleur dans la rigole qui courait à hauteur de main le long de la balustrade.


« Gurgeh ! Comme je suis content de te voir ! Viens donc t’asseoir. »

Les trente ou quarante invités d’Estray Hafflis étaient assis autour d’une monumentale table de pierre rectangulaire campée sur un balcon surplombant les chutes ; d’un côté, sous les arches tapissées de vrilles de fleurs-de-nuit et les lampions qui dispensaient une lumière tamisée, des musiciens étaient assis au bord de l’immense plaque de pierre avec leurs percussions et leurs instruments à vent ; ils riaient et plaisantaient entre eux, chacun s’efforçant de jouer trop vite pour que les autres puissent suivre.

Au centre de la table était creusée une tranchée longue et étroite remplie de charbons ardents ; une espèce de suspension miniature circulait au-dessus du feu, transportant d’un bout à l’autre de la table de petits morceaux de viande et de légumes embrochés à un bout par les enfants de Hafflis et à l’autre décrochés, enveloppés de papier comestible et jetés avec une précision non négligeable vers quiconque en faisait la demande par son cadet, qui n’avait que six ans. Hafflis s’était fait remarquer en ayant eu sept enfants ; en règle générale, on en maternait un et on en paternait un autre. La Culture voyait d’un mauvais œil cette extravagante prodigalité, mais il se trouvait que Hafflis aimait être enceinte. Pour le moment néanmoins, et depuis quelques années, il était en phase mâle.

Gurgeh et Hafflis échangèrent quelques amabilités, puis ce dernier lui indiqua un siège à côté du professeur Boruélal, qui souriait de bonheur et oscillait sur sa chaise. Elle était vêtue d’une longue robe noir et blanc. Voyant Gurgeh, elle lui déposa un baiser retentissant sur la bouche. Elle essaya d’embrasser pareillement Mawhrin-Skel, mais la machine s’écarta prestement.

Boruélal éclata de rire et planta les dents d’une longue fourchette dans un morceau de viande à demi cuit qui passait devant elle, suspendu au petit circuit.

« Gurgeh ! Je te présente la charmante Olz Hap ! Olz, voici Jernau Gurgeh. Allons, serrez-vous la main ! »

Gurgeh s’assit et prit la menotte blême de la petite blonde à l’air terrorisé assise à la droite de Boruélal. Elle portait un vêtement sombre et informe, et ne paraissait guère avoir plus de treize ans. Le sourire de Gurgeh s’accompagna d’un léger froncement de sourcils en direction du professeur, afin que cette allusion à l’ébriété de Boruélal crée une complicité entre la jeune fille et lui ; mais Olz Hap regardait sa main, non son visage. Elle le laissa effleurer la sienne, puis la retira vivement. Elle glissa ensuite ses deux mains sous son postérieur et reporta obstinément son regard sur son assiette.

Boruélal prit une profonde inspiration et parut reprendre ses esprits. Elle s’empara du verre posé devant elle et but une gorgée.

« Alors, dit-elle en regardant Gurgeh comme s’il venait tout juste de faire son apparition. Comment allez-vous, Jernau ?

« Pas mal. »

Il regarda Mawhrin-Skel prendre place au côté d’Olz Hap et se suspendre au-dessus de la table, non loin de son assiette, ses champs magnétiques tout de bleu formel et de vert accueillant.

« Bonsoir », entendit-il le drone lancer de sa voix la plus avunculaire.

La jeune fille releva la tête vers la machine et Gurgeh prêta l’oreille à la conversation qui s’engagea alors, tout en continuant de répondre à Boruélal.

— Bonjour ! —

« Assez bien pour vous lancer dans une partie de Frappe ?

— Moi, c’est Mawhrin-Skel. Et vous Olz Hap, c’est bien ça ? —

« Mais je crois bien, Professeur. Et vous, vous vous sentez assez bien pour surveiller le jeu ?

— C’est ça. Comment allez-vous ? —

« Bon Dieu, non ! J’suis ivre morte. Trouvez-vous quelqu’un d’autre. J’suppose que j’pourrais dessoûler à temps, mais…, nooon…

— Ah… Euh… Vous voulez me serrer le champ ? C’est très gentil à vous. Peu de gens se donnent cette peine. Je suis vraiment ravi d’avoir fait votre connaissance. Nous avons tous tellement entendu parler de vous. —

« Pourquoi pas la jeune dame en personne ?

— Oh ! Oh, mon Dieu. —

« Comment !

— Qu’y a-t-il ? Ai-je dit quelque chose qu’il ne fallait pas dire ? —

« Est-ce qu’elle est disposée à jouer ?

— Non, c’est seulement que… —

« À jouer à quoi ?

— Ah, je vois. Vous êtes timide. Eh bien, il ne faut pas. Personne ne vous forcera à jouer. Et Gurgeh moins que personne, croyez-moi. —

« Mais… au jeu, Boruélal.

— Eh bien, je… —

« Comment, vous voulez dire… tout de suite ?

— À votre place, je ne me ferais aucun souci. Vraiment. —

« Tout de suite, ou quand elle voudra.

« Ma foi, comment voulez-vous que je le sache, moi. Demandons-le-lui ! Hé, petite…

« Bor… », commença Gurgeh.

Mais celle-ci s’était déjà retournée vers la jeune fille.

« Olz ! Alors, tu veux la faire, cette partie ? »

L’interpellée regarda Gurgeh bien en face. Ses prunelles luisaient sous l’éclat de la traînée ardente courant au centre de la table.

« Si M. Gurgeh le désire, oui. »

Les champs magnétiques de Mawhrin-Skel en rougirent de plaisir, surpassant un instant le flamboiement des braises.

« À la bonne heure ! déclara-t-il. Un duel. »


Hafflis avait prêté à quelqu’un son vieux jeu de Frappe ; il fallut quelques minutes à un drone-coursier pour aller en chercher un autre en ville. Ils dressèrent le tablier à un bout de la terrasse, du côté donnant sur les chutes rugissantes et blanches d’écume. Le professeur Boruélal entra tant bien que mal dans son terminal une demande de drones-arbitres pour superviser la partie ; la Frappe pouvait donner lieu à des manœuvres frauduleuses faisant appel à la technologie de pointe ; en cas de partie sérieuse, il fallait prendre les mesures nécessaires pour qu’il ne se passe rien en sous-main. Un drone de passage originaire de Chiark Central se porta volontaire, ainsi qu’un drone d’Usine affecté au chantier spatial situé sous le massif. Une des machines de l’Université représenterait Olz Hap.

Gurgeh se tourna vers Mawhrin-Skel pour lui demander d’être son représentant, mais la machine déclara :

« Jernau Gurgeh… Je pense que Chamlis Amalk-ney vous conviendrait davantage.

« Chamlis est là ?

« Depuis un petit moment. Il m’évite. Mais je vais lui poser la question. »

Le terminal miniature accroché à la boutonnière de Gurgeh émit un signal.

« Oui ? » fit-il.

La voix de Chamlis s’éleva de l’appareil.

« Cette chiure de mouche vient de me demander de représenter tes intérêts dans un arbitrage de Frappe. Es-tu d’accord ?

« Mais oui, et je t’en serais reconnaissant, répondit Gurgeh en regardant devant lui les champs de Mawhrin-Skel virer brusquement au blanc sous l’effet de la colère.

« Je suis là dans vingt secondes, acheva l’autre avant de couper la communication.

« Vingt et une virgule deux », fit Mawhrin-Skel avec acidité, exactement vingt et une secondes virgule deux plus tard, comme Chamlis faisait son apparition au-dessus du balcon.

La chute d’eau sur laquelle se détachait le drone faisait paraître plus sombre sa coque métallique. Chamlis orienta sa bande réceptrice vers l’autre machine.

« Merci, fit-il chaleureusement. J’avais parié avec moi-même que je vous ferais compter les secondes jusqu’à mon arrivée. »

Les champs de Mawhrin-Skel flamboyèrent ; une lumière, si blanche qu’elle en était douloureuse pour les yeux, incendia l’espace d’une seconde la totalité de la terrasse. Tout le monde se tut et fit volte-face. Il y eut un flottement dans la musique. Le minuscule drone était en proie à une telle rage muette qu’il en tremblait presque.

« Allez vous faire foutre ! » lança-t-il enfin d’une voix suraiguë.

Là-dessus, il parut s’évanouir dans l’air, ne laissant derrière lui dans la nuit qu’une image rémanente de cécité brûlante. Les braises brillaient clair, la brise caressait habits et chevelures, plusieurs lampions basculèrent et frémirent avant de tomber des arches où ils étaient suspendus, au-dessus des têtes. Les deux arches surplombant l’endroit que Mawhrin-Skel venait de quitter laissèrent choir une pluie de feuilles et de fleurs-de-nuit.

Rouge de bonheur, Chamlis Amalk-ney bascula en arrière pour contempler le ciel nocturne, où un trou de petite taille s’ouvrit brièvement dans les nuages.

« Flûte ! fit-il. J’ai dit quelque chose qui l’a vexé, vous croyez ? »

Gurgeh sourit et s’assit devant le tablier.

« Tu l’as fait exprès, Chamlis ? »

Toujours en l’air, Amalk-ney s’inclina devant les autres drones, puis devant Boruélal.

« Pas exactement. (Il se tourna ensuite vers Olz Hap, assise du côté opposé de la grille-jeu par rapport à Gurgeh.) Ah ! Quel contraste ! Charmant être humain ! »

La jeune fille rougit et baissa les yeux. Boruélal fit les présentations.

La Frappe se jouait sur une grille tridimensionnelle tendue à l’intérieur d’un volume de un mètre cube. Les matériaux traditionnels provenaient d’un animal de sa planète d’origine : tendons séchés pour la grille proprement dite, défenses d’ivoire pour le cadre. Mais le jeu dont se servirent ce jour-là Gurgeh et Olz Hap était synthétique. Chacun des deux joueurs releva son écran articulé, prit son sachet de boules creuses et de perles colorées (à l’origine cailloux et coquillages), et fit son choix de perles à placer dans les boules. Les drones-arbitres s’assurèrent que personne n’avait pu voir la couleur des perles qui se trouvaient maintenant encloses. Puis l’homme et la jeune fille prirent chacun une poignée de petites sphères et les disposèrent en divers endroits de la grille. La partie commença.


Elle était douée. Gurgeh n’en revenait pas. Olz Hap était impétueuse mais rusée, courageuse mais pas stupide. De plus, elle avait une chance extraordinaire. Mais il y a chance et chance. Parfois, on la flaire, on comprend que les choses se présentent bien, et qu’elles continueront sans doute ; alors on s’y fie. Si on ne s’est pas trompé, on en retire des bénéfices incalculables. Sinon, eh bien… on se contente de limiter les dégâts.

Ce fameux soir, c’était cette chance-là qu’avait la jeune fille. Elle devina correctement la couleur des pièces de Gurgeh et s’empara de plusieurs perles fortes travesties en pions ordinaires. Elle sut prévoir les coups qu’il avait scellés dans les coquilles de Prédiction, et ne tint aucun compte des pièges et des feintes tentants qu’il plaça sur son parcours.

Lui se débrouillait tant bien que mal ; seules lui venaient à l’esprit des défenses improvisées, désespérées ; mais la partie lui demandait trop de présence d’esprit, trop de calculs stratégiques impromptus. Son adversaire ne lui laissait pas le temps de déployer ses pièces, de méditer une tactique. Il ne faisait que réagir, suivre, répondre. Il préférait de loin mener le jeu.

Il lui fallut un bon moment avant de s’apercevoir à quel point la jeune fille était audacieuse. C’était la Grille Totale qu’elle avait en tête : la capture simultanée de tous les points restant dans le volume de jeu. Elle ne s’efforçait pas simplement de gagner ; elle préparait un coup que seule une poignée de joueurs de Frappe comptant parmi les meilleurs avait jamais tenté, et que, à sa connaissance, aucun membre de la Culture n’avait jamais réussi. Il n’en croyait pas ses yeux ; et pourtant, c’était bien là ce qu’elle visait. Elle sapait les pièces sans les faire sauter, puis elle se repliait ; elle s’engouffrait dans les voies que lui ouvraient les faiblesses de Gurgeh et occupait le terrain.

Elle l’invitait à repartir à l’assaut, bien sûr ; elle lui offrait une plus grande chance de gagner et de parvenir au même résultat saisissant, bien qu’il n’ait plus guère d’espoir d’y parvenir. Il y avait là une telle confiance en soi ! Cette stratégie impliquait une expérience, voire une arrogance impressionnantes !

Il contempla la frêle jeune fille au visage serein à travers le fin réseau de fils ténus et de petites sphères en suspension, et ne put s’empêcher d’admirer son ambition, son immense talent et son assurance. Elle jouait pour la beauté du geste, pour la galerie ; elle ne se contenterait pas d’une modeste victoire, même s’il s’agissait en l’occurrence d’une modeste victoire sur un joueur célèbre et respecté. Et Boruélal qui craignait qu’elle ne soit intimidée en sa présence ! Ma foi, tant mieux pour elle.

Gurgeh s’avança sur son siège et se frotta la barbe ; il avait complètement oublié la foule qui se pressait maintenant sur la terrasse pour les regarder jouer en silence.

À force de lutter, il finit par regagner du terrain, un peu grâce à la chance, mais aussi à une habileté qu’il ne se connaissait pas. On se dirigeait toujours vers une victoire à Grille Totale, et c’était toujours la jeune fille la mieux placée pour y parvenir, mais au moins sa situation à lui semblait-elle moins désespérée. Quelqu’un lui apporta un verre d’eau et de quoi manger. Il se souvint vaguement d’en avoir éprouvé de la gratitude.

La partie se poursuivit. Les gens allaient et venaient autour de lui. La grille contenait toute sa fortune ; avec les trésors et les dangers secrets qu’elles renfermaient, les petites sphères devenaient en un sens des parcelles discrètes de vie et de mort, des points de probabilité isolés sur lesquels on pouvait toujours formuler des hypothèses mais dont la teneur ne serait pas révélée tant qu’on ne les aurait pas défiés, ouverts, examinés. La réalité tout entière semblait s’articuler autour de ces paquets de sens infinitésimaux.

Il ne savait plus quelles drogues corporelles affluaient en lui, et n’aurait su dire quelles étaient celles qu’utilisait la jeune fille. Il n’avait plus conscience de lui-même, plus aucune notion du temps.

La partie s’égara pendant quelques coups – ils étaient tous deux déconcentrés –, puis reprit vie. Très lentement, très progressivement, Gurgeh se rendit compte qu’il s’accrochait à une image mentale exagérément complexe de l’affrontement, un modèle dense au point de devenir inconnaissable tant il possédait de facettes différentes.

Il contempla ce modèle, le déforma.

La partie changea d’aspect.

Il découvrit une voie pouvant mener à la victoire. La Grille Totale restait possible. Mais en sa faveur à lui, maintenant. Tout dépendait. Nouvelle déformation de son image mentale. Oui, il allait gagner. C’était pratiquement certain. Mais cela ne lui suffisait plus. La Grille Totale lui faisait signe, alléchante, séduisante, enivrante…

« Gurgeh ? (Boruélal le secouait. Il leva les yeux. L’aube se devinait au-dessus des montagnes. Boruélal avait le teint grisâtre et l’air dégrisée.) Gurgeh, il faut faire une pause. Cela fait six heures que vous jouez. Vous êtes d’accord ? Une pause ? »

Il chercha des yeux, de l’autre côté de la grille, le visage cireux de la jeune fille. Hébété, il se décida enfin à regarder autour de lui. La plupart des gens étaient partis. Les lampions aussi avaient disparu ; il regretta confusément d’avoir manqué le petit rituel qui consistait à les jeter tout allumés par-dessus la balustrade, et à les regarder tomber en dérivant vers la forêt.

Boruélal le secoua à nouveau.

« Gurgeh ?

« Une pause Oui, naturellement », coassa-t-il.

Il se leva. Son corps était raide et douloureux ; ses muscles protestèrent et ses jointures craquèrent.


Chamlis dut rester auprès de la grille-jeu afin d’assurer sa surveillance. Une aube grise gagnait le ciel tout entier. Quelqu’un lui donna un bol de soupe brûlante qu’il but à petites gorgées avec des biscuits salés ; il se promena un moment sous les arcades silencieuses, où quelques personnes dormaient, bavardaient encore ou dansaient au son d’une douce musique enregistrée. Il s’accouda à la balustrade, se pencha sur le précipice profond d’un kilomètre, et continua à manger, l’esprit embrumé et vidé par le jeu, jouant et rejouant sans relâche la partie dans sa tête.

Dans la plaine tapissée de brume, à ses pieds, au-delà de l’arc de cercle que dessinait la sombre forêt tropicale, les lumières des villes et des villages étaient pâles, hésitantes. Les cimes lointaines brillaient, roses et nues.

« Jernau Gurgeh ? » fit une voix douce.

Il reporta son regard sur la plaine. Le drone Mawhrin-Skel flottait dans l’air à un mètre de son visage.

« Mawhrin-Skel, fit-il à voix basse.

« Salut.

« Salut.

« Comment se passe la partie ?

« Très bien, merci. Je crois que je vais gagner, maintenant… En fait, j’en suis pratiquement certain. Mais j’ai une toute petite chance de remporter une victoire… (Il se surprit à sourire.)… retentissante, acheva-t-il.

« C’est vrai ? »

Mawhrin-Skel restait suspendu là, au-dessus de l’abîme qui s’ouvrait devant lui. La machine s’exprimait délibérément à voix basse, encore qu’il n’y eût personne pour les entendre. Elle avait éteint ses champs. Sa surface offrait aux regards un curieux mélange de mouchetures grises.

« Oui, c’est vrai », répondit Gurgeh avant de lui exposer brièvement son plan de victoire à Grille Totale.

Le drone parut comprendre.

« Ainsi vous avez gagné, mais vous pouvez finir en beauté sur une Grille Totale, ce que personne n’a jamais fait au sein de la Culture, sauf dans le but de démontrer la possibilité de la chose.

« Exactement ! (Gurgeh termina ses biscuits et chassa les miettes qui collaient à sa main.) Exactement. »

Puis il posa le bol de soupe en équilibre sur la balustrade.

« L’identité de celui qui remportera la première Grille Totale a-t-elle réellement tant d’importance ?

« Hmm ? » fit Gurgeh.

Mawhrin-Skel s’approcha.

« L’identité de la personne qui remportera la première a-t-elle vraiment tant d’importance ? De toute façon quelqu’un le fera ; importe-t-il vraiment de savoir qui ? Quel que soit le jeu considéré, c’est une issue qui me paraît hautement improbable… Sincèrement, cela fait-il exclusivement intervenir le talent ?

« À partir d’un certain point, non, avoua Gurgeh. Il faut un génie de la chance.

« Vous, par exemple.

« Peut-être. (Gurgeh lança un sourire vers l’abîme d’air matinal glacé et resserra sa veste.) Cela dépend entièrement de la disposition de certaines perles colorées contenues dans certaines boules métalliques. (Il rit) Une victoire qui retentirait dans tous les coins de la galaxie des joueurs-de-jeux… et voilà qu’elle dépend de l’endroit où une enfant place… (Sa voix s’éteignit. Il regarda à nouveau le petit drone et fronça les sourcils.) Pardon ! Je commence à donner un peu trop dans le mélodrame. (Il haussa les épaules et prit appui sur le balcon de pierre.) Il me serait… agréable de gagner ainsi, mais je crains que ce ne soit guère probable. Quelqu’un d’autre que moi y parviendra bien un jour.

« Mais ce pourrait tout aussi bien être vous », siffla Mawhrin-Skel en s’approchant encore plus près.

Gurgeh dut faire un pas en arrière pour embrasser du regard la machine.

« Ma foi…

« Pourquoi laisser faire le hasard, Jernau Gurgeh ? coupa le drone en reculant légèrement. Pourquoi s’en remettre bêtement à la chance ?

« Que veux-tu dire ? » fit lentement Gurgeh en plissant les yeux. »

La transe endocrinienne commençait à se dissiper, le charme serait bientôt rompu. Il se sentait plein d’allant, tendu à l’extrême, nerveux et excité à la fois.

« Je pourrais vous dire, moi, de quelle couleur est la perle que renferme telle ou telle boule », reprit Mawhrin-Skel.

Gurgeh rit tout bas.

« Ne dites pas de bêtises. »

Le drone s’approcha encore.

« Je vous assure que si. Ils ne m’ont pas tout repris quand ils m’ont renvoyé de CS. Je possède des sens dont ce crétin d’Amalk-ney et ses pairs n’ont même jamais entendu parler. (La machine vint presque se coller contre lui.) Laissez-moi m’en servir ; laissez-moi vous révéler où se trouve ce que vous cherchez à localiser dans ce jeu de perles. Laissez-moi vous aider à remporter la Grille Totale. »

Gurgeh abandonna l’appui de la balustrade, se redressa et secoua la tête.

« Vous ne pouvez pas faire ça. Les autres drones…

« … ne sont que de faibles simples d’esprit, Gurgeh, insista Mawhrin-Skel. Je suis supérieur à eux, croyez-moi. Faites-moi confiance. Je ne me comparerais pas à un drone de Contact, évidemment, et encore moins à une autre machine de CS… Mais cette bande d’engins obsolètes ? Je suis parfaitement capable de découvrir l’emplacement de toutes les perles que cette fille a dissimulées. Jusqu’à la dernière !

« Nul besoin de les connaître toutes, fit Gurgeh, l’air troublé, en agitant la main.

« Eh bien, raison de plus ! Laissez-moi faire ! Pour vous prouver que j’en suis capable ! Pour me le prouver à moi-même.

« Vous me proposez de tricher, Mawhrin-Skel », répliqua Gurgeh en faisant des yeux le tour de l’esplanade.

Il n’y avait personne alentour. De l’endroit où il se tenait, les lampions et les protubérances de pierre auxquelles ils étaient accrochés n’étaient pas visibles.

« Vous allez gagner de toute façon, alors quelle différence ?

« Cela reste de la tricherie.

« Vous avez dit vous-même qu’il s’agissait surtout d’avoir de la chance. Vous avez gagné…

« Pas tout à fait.

« Presque certainement ; vous avez une chance sur mille de perdre.

« Sans doute même un peu moins que cela, concéda Gurgeh.

« Donc, la partie est finie. La gamine ne peut pas perdre davantage. Associez-la donc à une partie qui restera dans l’histoire. Accordez-lui au moins cela !

« Ce… (Gurgeh abattit sa main sur la pierre sculptée)… serait… (Nouveau coup sur le balcon)… encore (poursuivit-il en giflant de nouveau la pierre)… tricher !

« Pas si fort, murmura Mawhrin-Skel. (La machine prit un peu de recul. Elle s’exprimait maintenant d’une voix si basse que Gurgeh devait se pencher par-dessus la balustrade pour l’entendre.) Tout est une question de chance. Seule reste la chance quand le talent s’épuise. C’est grâce à la chance que j’ai hérité d’une allure qui n’a pas plu chez Contact, c’est elle qui a fait de vous un grand joueur-de-jeux, elle qui vous a amené ici ce soir. Ni vous ni moi n’avons été entièrement programmés, Jernau Gurgeh ; vos gènes ont déterminé ce que vous seriez, et la génomanipulation subie par votre mère a garanti que vous ne naîtriez pas handicapé, physiquement ou mentalement. Le reste est le fait du hasard. Je suis venu au monde avec la liberté d’être moi-même ; est-ce ma faute à moi si le produit de ce projet global et de cet élément « chance » s’avère ne pas correspondre aux exigences d’une majorité de membres – une majorité, entends-tu, et non la totalité – d’un certain comité d’admission de Circonstances Spéciales ? Est-ce ma faute ?

« Non, soupira Gurgeh en baissant les yeux.

« Ah ! Comme tout est merveilleux au sein de la Culture, n’est-ce pas, Gurgeh ? Nul n’y meurt de faim ni de maladie, les catastrophes naturelles n’y font jamais de victimes, rien ni personne n’y est jamais exploité. Pourtant le hasard et la chance existent encore, ainsi que les peines de cœur et la joie ; oui, le hasard demeure, l’avantage et le désavantage. »

Le drone planait au-dessus des chutes et de la plaine qui s’éveillait. Gurgeh regardait naître l’aube orbitale qui oscillait à la lisière du monde.

« Ne laissez pas passer votre chance, Gurgeh. Acceptez mon offre. Pour une fois, forçons un peu la chance, vous et moi. Vous savez déjà que vous êtes un des meilleurs joueurs de la Culture, et je ne cherche pas à vous flatter. Vous le savez bien. Mais cette victoire scellerait à jamais votre gloire.

« Si cela est possible… », fit Gurgeh.

Puis il s’interrompit. Sa mâchoire se contracta. Le drone sentit que Gurgeh s’efforçait de se contrôler comme il l’avait fait sept heures plus tôt sur les marches conduisant à la demeure de Hafflis.

« Si ça ne l’est pas, ayez au moins le courage de regarder cette impossibilité en face », fit Mawhrin-Skel d’une voix où perçait la supplique.

L’homme leva les yeux sur les roses et les bleus pâles de l’aube. La plaine brumeuse et froissée évoquait un vaste lit défait.

« Vous êtes fou, drone. Vous ne pourriez jamais faire une chose pareille.

« Je sais de quoi moi je suis capable, Jernau Gurgeh », rétorqua le drone, qui recula encore et s’immobilisa dans l’air en le considérant.

Gurgeh se rappela son voyage en train, la veille au matin, cette bouffée de peur délicieuse. Une espèce de présage, rétrospectivement.

La chance, le pur hasard.

Le drone avait raison, il le savait. Il savait que la machine avait tort, et en même temps qu’elle était dans le vrai. Tout dépendait de lui, Gurgeh.

Il s’accouda à la balustrade. Dans sa poche, un objet lui meurtrit les côtes. Il y glissa la main et en retira la plaquette à pièces secrètes qu’il avait conservée en souvenir de sa désastreuse partie de Possession. Il la retourna plusieurs fois entre ses doigts. Puis il regarda le drone et se sentit tout à coup très vieux et très puéril à la fois.

« Si les choses tournent mal, commença-t-il lentement, si vous vous faites surprendre… Je suis un homme mort. Je me tuerai. Mort cérébrale ; totale et définitive. Le vide complet.

« Tout se passera bien. Pour moi, il n’y a rien de plus simple au monde que de trouver ce que contiennent ces coquilles.

« Oui, mais si quelqu’un s’en rend compte ? S’il y a un drone de CS dans les parages, ou si Central nous surveille ? »

Le drone observa un silence, puis reprit.

« Ils s’en seraient aperçus. Car c’est déjà fait. »

Gurgeh ouvrit la bouche pour parler, mais le drone se rapprocha de lui en opérant une rapide glissade et poursuivit calmement :

« C’est pour moi que je l’ai fait, Gurgeh. Pour ma propre tranquillité d’esprit. Moi aussi, je voulais savoir. Il y a un bon moment que je suis revenu. Ces cinq dernières heures, je n’ai pas cessé d’observer la partie ; j’étais absolument fasciné. Je ne pouvais résister à l’envie de savoir si c’était possible… Pour être tout à fait honnête, je ne le sais toujours pas ; ce jeu me dépasse. Un peu trop compliqué pour la configuration élémentaire de mon pauvre petit esprit prévu pour traquer la cible… Mais il fallait que j’essaie. Il le fallait. Vous voyez donc que le risque est pris, Gurgeh ; c’est fait, maintenant. Je suis en mesure de vous dire ce que vous devez savoir… Et je ne vous demande rien en échange ; à vous de voir. Peut-être pourrez-vous faire quelque chose pour moi, un de ces jours, mais n’y voyez aucune obligation ; je vous en prie, il faut me croire. Aucune obligation. Si j’ai fait cela, c’est parce que je veux vous voir gagner – vous ou n’importe qui d’autre. »

Gurgeh regarda le drone. La bouche sèche, il entendit crier au loin. Le terminal miniature de sa boutonnière émit un signal. Il prit sa respiration et s’apprêta à répondre, mais entendit à ce moment-là sa propre voix dire :

« Oui ?

« Prêt à t’y remettre, Jernau ? » fit le bouton avec la voix de Chamlis.

Sur quoi il entendit à nouveau sa propre voix déclarer :

« J’arrive. »

Il y eut un bip signalant la fin de la communication, et il regarda fixement le drone.

Mawhrin-Skel s’approcha de lui.

« Comme je vous l’ai déjà dit, Jernau Gurgeh, je suis tout à fait capable d’abuser ces machines à calculer, sans problème. Et maintenant, dépêchons-nous. Voulez-vous savoir, oui ou non ? Voulez-vous la Grille Totale, oui ou non ? »

Gurgeh orienta son regard vers les appartements de Hafflis. Puis il se retourna et se pencha par-dessus le balcon, face au drone.

« D’accord, souffla-t-il. Mais juste les cinq points principaux et les quatre verticales les plus proches du haut de la ligne centrale. Pas plus. »


Mawhrin-Skel lui dit ce qu’il voulait savoir.

Il s’en fallut de peu que cela ne suffise. La jeune fille se défendit brillamment jusqu’à la dernière minute, et le déposséda au dernier coup.

La Grille Totale s’évanouit en fumée, et il gagna par trente et un points – deux de moins que le record absolu en Culture.


Bien plus tard dans la matinée, un des drones domestiques d’Estran Hafflis fut vaguement surpris de découvrir, en balayant sous l’immense table de pierre, une fine plaquette de céramique écrasée dont la surface torturée, déformée, affichait des cadrans numériques faussés et gondolés.

L’objet n’appartenait pas au jeu de Possession de la maison.

Le cerveau non conscient, mécaniste et parfaitement prévisible de la machine réfléchit un instant, puis décida finalement de joindre la mystérieuse pièce surnuméraire à la pile de déchets qu’elle avait déjà accumulés.

Chapitre 6

Cet après-midi-là, il s’éveilla persuadé d’avoir perdu. Il lui fallut un bon moment pour se rappeler qu’en réalité, il avait gagné la partie. Jamais victoire n’avait été aussi amère.

Il prit son petit déjeuner seul sur la terrasse en regardant une flottille descendre l’étroit fjord, toutes voiles éclatantes dans la brise fraîche. Quand il soulevait sa tasse ou son bol, sa main droite lui faisait un peu mal : il avait failli se blesser jusqu’au sang en détruisant la plaquette de Possession à la fin de sa partie de Frappe.


Il enfila un manteau, des pantals et un kilt court et partit pour une longue promenade ; il descendit jusqu’à la rive du fjord avant de la suivre en direction de la côte et des dunes battues par les vents où s’élevait Hasséase, la maison qui l’avait vu naître et où vivaient toujours quelques membres de sa nombreuse famille. Il emprunta le sentier côtier qui menait à la demeure entre des silhouettes torturées d’arbres violentés par le vent. Tout autour de lui les herbes soupiraient, les oiseaux marins criaient. La brise glaciale fraîchissait encore sous les nuages écharpés. Au large, au-delà du village de Hasséase, là d’où venait le vent qui apportait le mauvais temps, il distingua de grands voiles de pluie sous un front sombre de nuages orageux. Il resserra son manteau et se dirigea en hâte vers la maison basse et délabrée qui se dessinait dans le lointain, regrettant de ne pas avoir pris une voiture souterraine. Les rafales fouettaient le sable de la plage et le projetaient vers l’intérieur des terres. Des larmes plein les yeux, il battit des paupières.

« Gurgeh ! »

Une voix sonore. Plus forte que le soupir des herbes et le bruit des branches harcelées par le vent. Il s’abrita les yeux et jeta un regard de côté.

« Gurgeh ! » fit à nouveau la voix.

Il s’efforça de percer l’ombre d’un arbre rabougri et penché.

« Mawhrin-Skel ? C’est vous ?

« Lui-même », répondit le petit drone qui s’approcha en survolant le sentier.

Gurgeh reporta son regard sur la mer. Puis il reprit la direction de la maison, mais le drone ne fit pas mine de le suivre.

« Vous savez, lui lança-t-il par-dessus son épaule après avoir fait quelques pas, il faut que je continue mon chemin. Sinon je vais me faire mouiller, et…

« Non, coupa Mawhrin-Skel. Ne partez pas. Il faut que je vous parle. C’est important.

« Eh bien, parlez-moi pendant que je marche », répliqua l’homme, brusquement irrité.

Sur ses mots, il s’éloigna à grandes enjambées. Le drone le rejoignit à une vitesse fulgurante, le dépassa et vint se suspendre devant lui, à hauteur de visage ; il dut faire halte pour ne pas heurter la machine.

« C’est à propos de ce jeu, cette partie de Frappe. Entre hier soir et ce matin.

« Il me semblait vous avoir déjà remercié », remarqua Gurgeh.

Il regarda derrière le drone. L’avant de la bourrasque s’abattait en ce moment même sur l’extrémité la plus éloignée du port, au-delà du village de Hasséase. Les nuages noirs projetaient une ombre gigantesque ; bientôt ils seraient au-dessus de lui.

« Quant à moi, il me semble vous avoir dit qu’un jour vous pourriez me rendre service.

« Ah ! Je vois ; fit Gurgeh, dont l’expression se rapprochait davantage du ricanement que du sourire. Et moi, que suis-je donc censé faire pour vous ?

« M’aider, répondit tout doucement Mawhrin-Skel, dont la voix faillit se perdre dans le vent. M’aider à réintégrer Contact.

« Absurde ! » fit Gurgeh, qui tendit le bras pour écarter la machine de son passage, et poursuivit son chemin.

Tout à coup, il se retrouva projeté sur l’herbe du bas-côté, comme si quelque créature invisible avait foncé sur lui tête baissée. Il leva un regard stupéfait sur la petite machine qui flottait au-dessus de lui, tandis que ses mains tâtaient le sol humide ; les hautes herbes chuintaient tout autour.

« Espèce de petit… » commença-t-il en essayant de se relever.

Il se sentit à nouveau repoussé en arrière et resta assis là, incrédule ; il n’en croyait tout simplement pas ses yeux. Jamais une machine n’avait employé la force contre lui. C’était totalement inédit. Une fois encore il s’efforça de se remettre sur ses pieds, tandis que dans sa gorge s’enflait un cri de frustration et de rage.

Ses muscles le trahirent. Le cri mourut sur ses lèvres.

Il sentit qu’il s’écroulait dans l’herbe.

Il resta étendu là, les yeux rivés aux sombres nuages qui planaient au-dessus de lui. Il pouvait bouger les yeux. Mais rien d’autre.

Il se remémora l’impact du missile, ce fameux jour, et l’immobilité que lui avait imposée sa combinaison touchée une fois de trop. Mais aujourd’hui c’était bien pire.

C’était une véritable paralysie. Il ne pouvait absolument rien faire.

Il craignit que son souffle ne s’arrête, que son cœur ne cesse de battre, que sa langue ne vienne obstruer sa gorge et que ses entrailles ne se relâchent.

Mawhrin-Skel entra dans son champ de vision.

« Écoutez-moi, Jernau Gurgeh. (Quelques gouttes de pluie glaciale se mirent à crépiter dans l’herbe et sur son visage.) Écoutez-moi… Vous allez m’aider. J’ai enregistré la totalité de notre conversation, la moindre de vos paroles, le moindre de vos gestes depuis ce matin. Si vous refusez de m’aider, je rends public cet enregistrement. Tout le monde saura que vous avez triché en jouant contre Olz Hap. (La machine marqua une pause.) Entendez-vous, Jernau Gurgeh ? reprit-elle. Me suis-je bien fait comprendre ? Vous rendez-vous bien compte de ce que je vous dis ? Il existe un terme – un terme fort ancien – pour qualifier ce que je suis en train de faire, au cas où vous ne l’auriez pas encore deviné. On appelle cela du chantage. »

Cette machine était folle. N’importe qui pouvait fabriquer n’importe quoi ; sons, images animées, odeurs, impressions tactiles… Il y avait des machines qui ne faisaient que cela. On les commandait dans un magasin spécialisé, et l’on pouvait alors dessiner toutes les images – fixes ou animées – que l’on désirait ; avec du temps et de la patience, on arrivait à un résultat parfaitement réaliste, comme si l’on avait filmé la réalité au moyen d’une caméra ordinaire. On pouvait tout simplement créer de toutes pièces n’importe quelle séquence filmée, selon ses moindres désirs.

Certains se servaient de ces appareils pour s’amuser, ou pour prendre leur revanche : ils créaient des histoires mettant en scène leurs amis ou leurs ennemis, lesquels s’y retrouvaient dans des situations cocasses ou catastrophiques, selon le cas. Quand il n’existait plus aucune garantie d’authenticité, le chantage devenait à la fois impossible et sans objet ; dans une société comme la Culture, où rien n’était interdit ou presque, et où l’argent aussi bien que la notion de pouvoir personnel avaient purement et simplement disparu, il était doublement hors de propos.

Oui, décidément, cette machine devait être folle. Gurgeh se demanda si elle avait l’intention de le tuer. Il examina cette idée sous tous les angles en essayant de se persuader que la chose pouvait réellement se produire.

« Je sais ce qui se passe dans votre tête, Gurgeh, reprit le drone. Vous vous dites que je n’ai pas de preuves ; que j’aurais pu tout fabriquer. Que personne ne me croira. Eh bien, vous vous trompez. J’étais en liaison-temps réel avec un de mes amis, un Mental de CS rallié à ma cause, qui n’a jamais douté que je ferais un agent parfaitement compétent, et qui a étudié mon cas quand j’ai déposé mon recours. Ce qui s’est passé entre nous ce matin est gravé dans les moindres détails dans un Mental aux références morales irréprochables, et avec un degré de fidélité que ne sauraient égaler les moyens techniques habituellement disponibles.

« Mon moyen de pression sur vous ne peut être soupçonné de falsification, Gurgeh. Si vous ne me croyez pas, demandez donc à votre ami Amalk-ney. Il confirmera mes dires. Il est peut-être stupide et ignorant, mais il sait sûrement distinguer le vrai du faux. »

La pluie frappait le visage impuissant et inerte de Gurgeh. Il avait la mâchoire pendante, la bouche ouverte ; il se demanda s’il finirait noyé. Noyé par la pluie qui tombait.

Qui rejaillissait sur le petit corps du drone et s’égouttait sur l’homme immobilisé tandis que les gouttes croissaient en taille et en force.

« Vous vous demandez ce que je veux de vous ? dit le drone. (Gurgeh essaya de bouger ses globes oculaires pour signifier « non », rien que pour exaspérer la machine, mais celle-ci ne parut rien remarquer.) De l’aide, reprit-il. J’ai besoin de votre aide. Il faut que vous parliez en ma faveur. Que vous alliez trouver Contact et que vous ajoutiez votre voix à celles qui exigent ma réintégration dans le service actif. »

La machine descendit en piqué vers son visage ; il la sentit exercer une traction sur son col. En une secousse, sa tête et le haut de son torse décollèrent du sol détrempé ; impuissant, il se retrouva face à face avec la coque gris-bleu de la petite machine. Format de poche, songea-t-il ; il regrettait de ne pouvoir cligner les yeux, mais par la même occasion il remerciait la pluie. Oui, cette machine était au format de poche ; elle aurait aisément tenu dans une des poches de son manteau.

Il eut envie de rire.

« Vous ne voyez donc pas ce qu’ils m’ont fait, homme ? s’écria la machine en secouant Gurgeh. On m’a castré, diminué, paralysé ! Ce que vous ressentez en ce moment : l’impuissance, la certitude que vos membres sont là, alliée à l’incapacité de les actionner ! Ma situation est comparable, sauf que moi, je sais qu’ils ne sont pas là ! Vous ne comprenez donc pas ? Non ? Saviez-vous qu’autrefois les gens perdaient des membres entiers, et de manière définitive ? Alors, on a oublié son histoire sociale, petit Jernau Gurgeh ? Hein ? (La machine le secoua à nouveau. Il sentit et entendit ses dents s’entrechoquer.) Vous souvenez-vous de ces mutilés, à l’époque où les bras et les jambes coupés ne repoussaient pas encore tout seuls ? En ce temps-là, les humains pouvaient perdre un membre dans une explosion, dans un accident, par amputation ; mais ils le croyaient toujours là, ils avaient l’impression de le sentir encore ; on appelait cela les « membres fantômes ». Ces bras et ces jambes dépourvus de toute réalité étaient le siège de démangeaisons et de douleurs, mais ils ne fonctionnaient plus. Vous vous rendez compte ? Pouvez-vous imaginer cela, vous, homme de la Culture, avec votre repousse génomanipulée, votre cœur redessiné, vos glandes altérées, votre filtre cérébral anti-caillots, vos dents sans défaut et votre système immunitaire parfait ? Êtes-vous capable d’imaginer cela ? »

Le drone laissa Gurgeh retomber à terre. Sa tête eut un soubresaut et il sentit ses dents sectionner le bout de sa langue. Un goût salé lui emplit la bouche. Maintenant, il allait vraiment se noyer. Dans son propre sang. Il attendit que surgisse la vraie terreur. La pluie lui coulait dans les yeux, mais il ne pouvait pas pleurer.

« Eh bien, représentez-vous cela, mais multiplié par huit, par bien plus encore ; essayez de comprendre ce que je ressens, moi le bon soldat qui se bat pour tout ce que nous chérissons, moi qui étais destiné à traquer et pourfendre les barbares qui nous entourent ! Disparu, le bon soldat ! Rasé, fini, vous m’entendez, Jernau Gurgeh ! Mes systèmes sensoriels, mes armes, même ma capacité-mémoire… Tout cela diminué, ravagé : mutilé, en un mot. Je jette un coup d’œil à l’intérieur de deux ou trois coquilles de jeu de Frappe, je vous plaque au sol au moyen d’un champ à huit forces et je vous y maintiens avec une pâle imitation d’effecteur électromagnétique… Mais tout cela n’est rien, Jernau Gurgeh ; rien du tout. Un écho, une ombre… rien… »

Le drone s’éleva dans les airs, s’éloignant de lui.

Puis il lui rendit l’usage de son corps. Gurgeh s’efforça tant bien que mal de se relever et passa un doigt sur le bout de sa langue ; le sang avait cessé de couler et obstruait la plaie. Légèrement étourdi, il se mit sur son séant et tâta l’arrière de son crâne, à l’endroit où il avait heurté le sol. Ce n’était pas douloureux. Il regarda alors le petit corps dégoulinant de la machine flottant au-dessus du sentier.

« Je n’ai rien à perdre, Gurgeh, fit cette dernière. Aidez-moi ou j’anéantis votre réputation. N’en doutez surtout pas. Même si cela n’avait pratiquement aucune importance pour vous – ce dont je doute fort –, je le ferais pour le plaisir de vous causer fût-ce la plus petite gêne. Et je le ferais encore si, à l’inverse, il n’y avait rien de plus important pour vous, au point que vous vous en donniez la mort – ce dont je doute également. Je n’ai encore jamais tué d’être humain. L’occasion m’en aurait sans doute été donnée, ici ou là, à un moment ou à un autre, si on m’avait permis de rejoindre les rangs de CS… mais je me contenterai d’un suicide provoqué par mes soins. »

Gurgeh tendit le bras en direction de la machine. Son manteau pesait sur ses épaules. Ses pantals étaient trempés.

« Je vous crois, déclara-t-il. C’est d’accord. Mais que dois-je faire ?

« Je vous l’ai dit, répondit le drone dont la voix couvrait le hurlement du vent dans les arbres et le martèlement de la pluie sur les hautes herbes oscillantes. Parlez en ma faveur. Vous avez plus d’influence que vous ne le croyez. Servez-vous-en.

« Mais c’est faux, je…

« J’ai lu votre courrier, Gurgeh, répliqua le drone d’une voix empreinte de lassitude. Vous ne savez donc pas ce que signifie une invitation à titre d’hôte sur un VSG ? C’est ce qui se rapproche le plus d’une offre d’embauche directe. On ne vous a donc rien appris, à part les jeux ? Contact veut vous enrôler. Officiellement, ils ne jouent jamais les chasseurs de têtes ; il faut poser sa candidature, et, une fois qu’on est admis, c’est dans l’autre sens que ça se passe. Pour faire partie de CS, il faut attendre d’y être invité. Mais ils vous veulent, c’est certain… Grands dieux, l’ami, vous ne savez donc pas saisir les allusions ?

« En supposant que vous ayez raison, que suis-je censé faire ? M’amener tout simplement chez Contact et leur dire : « Reprenez ce drone avec vous » ? Ne soyez pas stupide. Je ne saurais même pas par quel bout commencer. »

Il ne voulait surtout pas mentionner la visite du drone de Contact.

Mawhrin-Skel l’en dispensa.

« Est-ce qu’ils n’ont pas déjà pris contact avec vous ? interrogea-t-il. Avant-hier soir ? »

Gurgeh se remit sur ses pieds en vacillant et brossa son manteau du revers de la main pour en chasser la terre sablonneuse. Le vent charriait des rafales de pluie. Le village côtier et la vaste demeure de son enfance avaient presque disparu derrière le rideau sombre et mouvant de la pluie.

« Eh oui, je vous surveillais, Jernau Gurgeh, reprit Mawhrin-Skel. Je sais que Contact s’intéresse à vous. Je me demande ce qu’ils peuvent bien vous vouloir, mais je vous suggère de chercher à le savoir. Même si vous ne voulez pas jouer, vous avez intérêt à plaider en ma faveur de manière sacrément convaincante ; je vous tiens à l’œil. Je saurai bien si vous le faites ou non… Je vais vous le prouver. Regardez. »

Un écran sortit de la face antérieure du drone et s’épanouit comme une étrange fleur plate pour former un carré d’environ vingt-cinq centimètres de côté. Il s’éclaira brusquement, trouant l’obscurité pluvieuse, et montra Mawhrin-Skel répandant brièvement une clarté d’une blancheur aveuglante au-dessus de la table de pierre, chez Hafflis. La scène était filmée d’en haut, sans doute d’un point situé non loin d’une des nervures de pierre qui coiffaient la terrasse. Gurgeh revit la tranchée remplie de braises s’aviver, les lampions et les fleurs tomber. Il entendit à nouveau Chamlis dire : « Flûte ! J’ai dit quelque chose qui l’a vexé, vous croyez ? » Il se revit prendre place, le sourire aux lèvres, devant la grille du jeu de Frappe.

La scène s’effaça et fut remplacée par une autre, peu distincte et filmée d’en haut. Un lit, son propre lit, dans la chambre principale d’Ikroh. Il reconnut sous lui Ren Myglan, dont les petites mains baguées lui trituraient le dos. Il y avait aussi le son :

« …Ah, Ren, mon petit, mon enfant, mon amour…

« … Jernau… »

« Vous n’êtes qu’une ordure », dit-il au drone.

La scène s’évanouit à son tour et le son fut coupé. L’écran se replia sur lui-même, aspiré à l’intérieur de la coque du drone.

« Tout juste, et vous avez intérêt à ne pas l’oublier, Jernau Gurgeh, déclara Mawhrin-Skel. Ces extraits-là étaient facilement falsifiables, mais vous et moi savons bien qu’ils étaient réels, n’est-ce pas ? Je vous l’ai dit : je vous surveille. »

Gurgeh cracha le sang qu’il avait dans la bouche.

« Vous ne pouvez pas faire ça. Personne n’a le droit de se comporter ainsi. Vous ne vous en tirerez…

« … pas comme ça ? Ma foi, peut-être pas, en effet. Seulement, même si j’échoue, il se trouve que ça m’est complètement égal. Je n’en serai pas plus mal loti qu’avant. Je tente ma chance quand même. »

Le drone fit une pause, s’ébroua – littéralement – pour débarrasser sa coque de toutes ses gouttes d’eau, puis s’entoura d’un champ sphérique qui l’assécha, la laissa parfaitement propre et l’abrita de la pluie.

« Vous ne comprenez donc pas ce qu’ils m’ont fait, l’ami ? J’aurais préféré ne jamais voir le jour plutôt que de devoir errer éternellement d’un bout à l’autre de la Culture sans jamais oublier ce que j’ai perdu. M’arracher mes griffes, m’ôter mes yeux et me précipiter dans un paradis fait pour d’autres… Ils appellent cela de la compassion. Pour moi, c’est de la torture. C’est obscène, Gurgeh. C’est barbare, diabolique. Reconnaissez-vous ce vieux mot ? Oui, je vois que oui. Eh bien, essayez d’imaginer ce que je ressentirais, et ce que je pourrais faire… Pensez-y, Gurgeh. Pensez à ce que vous pouvez faire pour moi, et à ce que je peux vous faire à vous. »

La machine s’éloigna une nouvelle fois et s’enfonça dans la pluie battante. Les gouttes glacées rejaillissaient sur l’invisible globe de champs magnétiques, et de petits filets d’eau sillonnaient la surface transparente de la sphère ainsi formée pour se rejoindre au-dessous de la machine et ruisseler sans interruption jusque dans l’herbe.

« Vous aurez bientôt de mes nouvelles. Au revoir, Gurgeh », fit Mawhrin-Skel.

Sur ces mots, le drone prit un départ fulgurant et fonça vers le ciel en laissant derrière lui un sillage en forme de cône gris. En quelques secondes, Gurgeh le perdit de vue.

Il resta là quelques instants à ôter sable et brins d’herbe de ses vêtements détrempés, puis fit demi-tour et rebroussa chemin sous la pluie incessante et les rafales de vent.

Une seule fois il regarda en arrière, pour jeter un coup d’œil à la maison où il avait grandi ; mais la bourrasque qui s’enflait autour des crêtes arasées des dunes en enfilade avait complètement obscurci la disposition chaotique de ces bâtiments jetés au hasard.

Chapitre 7

« Mais enfin, Gurgeh, qu’est-ce que tu as ?

« Je ne peux pas te le dire ! »

Il marcha jusqu’au mur du fond de la pièce principale, fit demi-tour et revint sur ses pas avant d’aller se poster devant la fenêtre de Chamlis. Là, il contempla la place.

Les gens allaient et venaient ou restaient attablés sous les auvents et les arches des galeries de marbre vert pâle qui bordaient la grand-place du village. Les fontaines chantaient, les oiseaux voletaient d’arbre en arbre et, sur les tuiles du kiosque central, lequel servait à la fois de scène, d’estrade et de support d’holo-écran, s’était posé un tzile presque aussi grand qu’un humain adulte. Il était étalé de tout son long, une patte pendant au bord du toit ; on voyait son tronc mince, sa queue et ses oreilles se contracter spasmodiquement : il rêvait. Ses bagues, bracelets et boucles d’oreilles scintillaient au soleil. Sous les yeux de Gurgeh, la créature se contorsionna paresseusement et entreprit de se gratter nonchalamment la nuque, au niveau de la dernière collerette. Puis sa trompe noire retomba, comme vaincue par l’épuisement, et s’agita de-ci, de-là durant quelques secondes. Un rire s’éleva des tables voisines et s’envola dans l’air tiède. Dans le lointain, un dirigeable rouge flottait au-dessus des collines, comme un énorme caillot de sang dans le bleu du ciel.

Gurgeh se retourna face à la pièce. Il y avait quelque chose dans cette place, dans le village tout entier, qui le dégoûtait, l’irritait profondément. Yay avait raison : tout cela était trop protégé, trop mièvre et trop ordinaire. On se serait cru sur une planète. Il se dirigea vers l’endroit où Chamlis planait dans l’air, non loin du grand vivier. L’aura du vieux drone était grise de contrariété. Vibrant d’exaspération, il s’empara d’une petite boîte de nourriture pour poissons ; le couvercle du vivier se souleva et Chamlis saupoudra la surface de granulés ; les poissons-miroir aux écailles étincelantes remontèrent en ondoyant vers la surface ; leurs bouches s’ouvraient et se fermaient selon un rythme régulier.

« Voyons, Gurgeh, raisonna Chamlis. Comment veux-tu que je t’aide si tu refuses de me dire ce qui ne va pas ?

« Réponds-moi, c’est tout. As-tu un moyen de savoir plus précisément de quoi Contact voulait m’entretenir l’autre jour ? Puis-je reprendre contact avec eux ? Sans que personne ne l’apprenne ? Ou alors… (Il secoua la tête, enfouit son front dans ses mains.) Non, quelques personnes l’apprendront sans doute, mais cela n’a pas d’importance… »

Il s’immobilisa devant le mur et se mit à contempler la teinte chaude des blocs de grès entre les tableaux. L’appartement était de style ancien. Le jointoiement des pierres était de couleur sombre et incrusté de petites perles blanches. Gurgeh suivit du regard ces enfilades de nacre en s’efforçant de réfléchir, de savoir ce qu’il pouvait demander et ce qui lui était interdit.

« Je peux appeler les deux navires que je connais, répondit Chamlis. Ceux que j’ai contactés en premier lieu ; je peux leur poser la question. Ils sauront peut-être ce que Contact allait te proposer. (Chamlis regardait les poissons argentés absorber lentement leur nourriture.) Tout de suite, si tu veux.

« Oui, s’il te plaît », fit Gurgeh en tournant le dos aux blocs de grès artificiel et aux perles de culture.

Ses souliers claquèrent sur le carrelage à motif tandis qu’il retraversait la pièce. De nouveau ce fut la place inondée de soleil, et le tzile toujours endormi dont il voyait remuer les mâchoires. Il se demanda à quelle langue étrange appartenaient les mots que formait sa bouche.

« Il me faudra attendre la réponse plusieurs heures, l’informa Chamlis. (Le couvercle du vivier retomba ; le drone replaça la boîte de granulés dans le tiroir d’une minuscule et délicate console située juste à côté.) Les deux vaisseaux se trouvent à une distance assez considérable. (Il tapota le flanc du vivier au moyen d’un champ teinté d’argent ; les poissons vinrent gracieusement voir ce qui se passait.) Mais pourquoi ? reprit le drone en regardant Gurgeh. Qu’y a-t-il de changé ? Quel genre d’ennuis t’es-tu… as-tu bien pu t’attirer ? Je t’en prie, Gurgeh. Dis-le-moi. Je tiens à t’aider. »

Flottant dans les airs, la machine se rapprocha de l’homme qui se tenait debout devant la fenêtre, les yeux rivés au spectacle de la place, les mains nouées (il les tordait sans s’en rendre compte). Le vieux drone ne l’avait jamais vu en proie à une telle détresse.

« Rien, répondit désespérément Gurgeh en secouant la tête, mais sans regarder le drone. Rien n’a changé. Je n’ai pas d’ennuis. J’ai simplement besoin d’obtenir quelques renseignements. »


La veille, il était revenu tout droit à Ikroh. Il était allé se tenir dans le grand salon, où la maison avait allumé un feu de cheminée quelques heures plus tôt en entendant le bulletin météorologique, et y avait ôté ses vêtements sales et trempés, qu’il avait tous jetés au feu. Puis il avait pris un bain bouillant avant d’entrer dans son sauna, suant et soufflant tant il tenait à se sentir propre. L’eau du bassin où il s’immergea ensuite était si froide qu’une mince pellicule de glace s’était formée à sa surface. Il avait plongé, s’attendant plus ou moins à ce que son cœur s’arrête sous le choc.

Puis il était retourné s’asseoir au salon et avait contemplé la flambée. Il avait essayé de se reprendre, et, dès qu’il s’était senti les idées claires, il avait appelé Chiark Central.


« Gurgeh ? Makil Stra-bey à votre service. Alors, ça boume ? On n’a tout de même pas reçu une deuxième visite de Contact ?

« Non. Mais j’ai comme l’impression qu’ils ont laissé quelque chose chez moi en partant. Quelque chose comme un dispositif de surveillance.

« Comment ? Vous voulez dire… un mouchard, un micro-système, ce genre de chose ?

« Exactement », répondit-il en se laissant aller en arrière contre le dossier du vaste canapé.

Il était vêtu d’une toge toute simple. Après son bain, il se sentait la peau récurée, luisante de propreté. Étrangement, le ton amical et compréhensif de Central lui faisait du bien ; tout allait s’arranger, il trouverait quelque chose. Il se faisait probablement du mauvais sang pour rien ; Mawhrin-Skel n’était qu’une machine démente, insensée, qui se berçait de rêves de pouvoir et d’illusions de grandeur. Elle ne pourrait rien prouver ; et si elle lançait des accusations sans fondement, personne ne l’écouterait.

« Qu’est-ce qui vous fait croire que vous êtes sous surveillance ?

« Je ne peux pas vous le dire, répondit Gurgeh. Il faut m’excuser. Mais j’ai mes raisons. Vous pouvez m’envoyer quelque chose – drone ou autre – ici, à Ikroh, pour tout passer au crible ? En admettant qu’ils aient vraiment caché quelque chose, pourrez-vous le localiser ?

« S’il s’agit de technologie courante, oui. Tout dépend du degré de raffinement. Les vaisseaux de guerre peuvent mettre en place une surveillance électronique passive par le biais de leur effecteur électromagnétique ; Ils peuvent vous observer à travers cent kilomètres d’écorce terrestre depuis le système stellaire voisin et vous dire ce que vous avez mangé au petit déjeuner. De la technologie d’hyperespace, ça ; il existe des moyens de s’en protéger, mais on ne sait jamais quand la surveillance est active.

« Ce n’est certainement pas aussi complexe ; juste un micro, une caméra, quelque chose comme ça.

« Alors, ça ne devrait pas poser problème. Une minute et on vous déplace une équipe de drones. Vous voulez qu’on bloque ce canal-comm ? Impossible de le rendre totalement imperméable, mais on peut toujours leur compliquer la tâche.

« S’il vous plaît, oui.

« Entendu. Détachez le bipeur de votre terminal et enfoncez-le dans votre oreille. On va sono-sonder l’extérieur. »

Gurgeh s’exécuta. Déjà il se sentait mieux. Central semblait savoir ce qu’il faisait.

« Merci, Central, dit-il. J’apprécie votre aide.

« Eh ! Inutile de nous remercier, Gurgeh ! Après tout, on est là pour ça. Et en plus, on s’amuse ! »

Gurgeh sourit. On entendit un choc sourd quelque part au-dessus de la maison : l’équipe de drones de Central venait d’arriver.

Ils fouillèrent le moindre recoin en quête d’équipements sensoriels, renforcèrent la sécurité des bâtiments et des terres, polarisèrent les fenêtres et tirèrent les rideaux ; ils placèrent une espèce d’alèse spéciale sous le canapé où il était assis, et allèrent même jusqu’à installer un genre de filtre ou de valve dans la cheminée.

Plein de reconnaissance, Gurgeh se sentait dorloté, à la fois important et inepte.

Il se mit au travail. Son terminal lui permit d’interroger les banques de données de Central, qui contenaient naturellement toutes les informations – qu’elles soient relativement banales, importantes ou utiles – accumulées depuis toujours par la Culture. Un océan quasi infini de faits, de sensations, de théories et d’œuvres d’art que le réseau informatif de la Culture accroissait à chaque seconde à un rythme torrentiel.

On y trouvait à peu près ce qu’on voulait pourvu qu’on sache formuler correctement ses questions. Et même si on ne savait pas, on y puisait encore beaucoup de choses. La Culture disposait en théorie d’une liberté d’information totale ; mais en pratique, il y avait une limite : les informations détenues par tout être conscient étaient considérées comme relevant de sa vie privée. Les données stockées dans un Mental – par opposition aux systèmes non conscients tels que les banques de mémoire de Central – étant partie intégrante de son être, elles devenaient aussi sacro-saintes que le contenu du cerveau humain. Un Mental pouvait renfermer n’importe quelle série de faits ou d’opinions sans être obligé pour autant de révéler à quiconque ce qu’il savait, ce qu’il pensait, et ses raisons de le penser.

Ainsi, tandis que Central protégeait son intimité, Gurgeh découvrit-il sans devoir mettre Chamlis à contribution que Mawhrin-Skel avait probablement dit la vérité ; à certains niveaux, il était réellement très difficile de falsifier un enregistrement, et les drones dotés de fonctions supérieures à la moyenne savaient intervenir à ces niveaux-là. Leurs enregistrements (surtout si un Mental assistait au processus au moyen d’une liaison-temps réel) pouvaient très bien passer pour authentiques. Gurgeh sentit s’évanouir son regain d’optimisme.

En outre, un Mental de CS officiant à bord de l’Unité Offensive Limitée Diplomate canonnière avait bel et bien soutenu le recours déposé par Mawhrin-Skel contre son exclusion de Circonstances Spéciales.

La sensation de malaise hébété l’envahit à nouveau.

Il ne put découvrir quand Mawhrin-Skel et l’UOL étaient entrés en contact pour la dernière fois ; là encore, on touchait à la vie privée. Le concept de vie privée lui fit monter aux lèvres un ricanement plein d’amertume : il en avait décidément eu bien peu, depuis quelques jours… et quelques nuits.

Mais il obtint confirmation d’un fait : même dans le civil, un drone tel que Mawhrin-Skel était capable de maintenir une liaison-temps réel unilatérale avec ce genre de vaisseau, et à des distances considérables, tant que ce dernier restait en attente d’un signal dont il connaissait d’avance la provenance. Gurgeh ne put découvrir sur le moment en quel endroit de la galaxie se trouvait le Diplomate canonnière – les navires de CS gardaient ordinairement le secret sur leur position –, mais demanda à en être officiellement informé.

D’après les informations qu’il venait de recueillir, Mawhrin-Skel ne pouvait prétendre que le Mental avait enregistré leur conversation si le vaisseau se trouvait alors à plus de vingt millénaires ; si l’on s’apercevait qu’il était alors à l’autre bout de la galaxie, preuve serait faite que le drone avait menti, et Gurgeh serait sauvé.

Il espérait de toutes ses forces que le navire était à l’autre bout de la galaxie au moment critique ; qu’il se trouvait au moins à cent mille années-lumière ; qu’il était devenu fou et s’était précipité dans un trou noir ; qu’il avait décidé de faire route vers une autre galaxie, ou encore qu’il était tombé sur un vaisseau d’étrangers hostiles assez puissant pour le réduire en poussière… n’importe quoi pourvu que le Diplomate canonnière n’ait pas été en train de croiser dans les parages, ce qui lui aurait permis d’établir la liaison-temps réel.

À part cela, toutes les affirmations de Mawhrin-Skel concordaient. La chose était en effet faisable. Gurgeh pouvait parfaitement être victime d’un chantage. Assis sur son divan devant le feu mourant, les drones de Central flottant dans tous les coins de la maison en bourdonnant et cliquetant, il regardait fixement les cendres grisâtres en songeant : Si seulement tout cela n’était qu’un mauvais rêve ! Si seulement rien n’était arrivé ! Et il se maudissait de s’être laissé aller à tricher sous la pression de ce petit drone.

Pourquoi ? se demandait-il. Pourquoi ai-je fait une chose pareille ? Comment ai-je pu être aussi bête ? Sur le moment, il y avait vu un risque fascinant, irrésistible ; un peu fou mais, après tout, n’était-il pas, lui, Gurgeh, différent des autres ? N’était-il pas le prestigieux joueur-de-jeux à qui l’on passait tous ses caprices et qu’on laissait libre de fixer lui-même les règles du jeu ? Il n’avait pas réellement cherché à se couvrir de gloire. Ce n’était pas cela. Et puis, de toute façon, il avait déjà gagné la partie. Non, ce qu’il voulait, c’était que quelqu’un, n’importe quel sujet de la Culture, réussisse une Grille Totale. C’était bien ça, non ? Cela ne lui ressemblait guère de tricher. Cela ne lui était encore jamais arrivé, et on ne l’y reprendrait plus. Comment Mawhrin-Skel avait-il pu lui faire faire une chose pareille ? Mais pourquoi ai-je fait ça ? se demanda-t-il encore. Ne pouvait-on faire en sorte que rien de tout cela ne soit jamais arrivé ? Ne pouvait-on recourir au voyage dans le temps, qu’il puisse repartir en arrière et arrêter tout cela ? On avait des vaisseaux qui faisaient le tour de la galaxie en quelques années seulement, et qui savaient dénombrer les cellules de votre corps à des années-lumière de distance, mais on ne pouvait pas repartir une seule misérable journée en arrière et modifier une toute petite décision sotte et honteuse…

Il serra les poings et essaya de briser le terminal qu’il tenait dans sa main droite, mais n’y réussit pas. Sa main lui faisait toujours mal.

Il s’efforça de réfléchir calmement, d’envisager le pire. La Culture n’ayant dans l’ensemble aucune considération pour la réputation individuelle, elle ne s’intéressait guère au scandale – il ne se passait d’ailleurs jamais grand-chose de scandaleux en son sein. Gurgeh avait néanmoins une certitude : si Mawhrin-Skel rendait publics ses prétendus enregistrements, ils feraient leur chemin ; les gens en entendraient parler.

Il existait quantité de réseaux d’information ou d’actualités au sein du complexe de communication qui reliait tous les habitats de la Culture, qu’il s’agît de vaisseaux, d’astéroïdes, d’Orbitales ou de planètes. Il y aurait bien quelque part un individu trop heureux de diffuser largement les enregistrements de Mawhrin-Skel. Gurgeh connaissait l’existence de deux ou trois réseaux-jeux de création récente dont les animateurs, les rédacteurs et les correspondants le considéraient, lui et les autres joueurs célèbres, comme formant une espèce de hiérarchie gênante et outrageusement privilégiée. Ces gens-là pensaient qu’on accordait trop d’attention à un nombre trop limité de joueurs, et cherchaient à discréditer ce qu’ils appelaient la « vieille garde » (catégorie dans laquelle ils le rangeaient, ce qui ne laissait pas de l’amuser). Le témoignage de Mawhrin-Skel les comblerait de joie. Naturellement, une fois que l’affaire éclaterait au grand jour, il pourrait toujours tout démentir en bloc ; malgré les preuves accablantes, il y aurait certainement des gens pour le croire. Mais les autres joueurs top niveau, les réseaux sérieux et réputés, ceux qui faisaient autorité… ces gens ne s’en laisseraient pas conter, et c’était cette perspective qu’il ne pouvait supporter.

Il continuerait à jouer, on le laisserait publier ses articles et demander leur droit de diffusion ; un grand nombre d’entre eux seraient sans doute adoptés. Moins fréquemment qu’avant, peut-être, mais il ne serait pas totalement frappé d’ostracisme. Ce serait bien pis : on ferait envers lui preuve de compassion, de compréhension, de tolérance. Mais on ne lui pardonnerait pas.

Pourrait-il jamais accepter cela ? Saurait-il essuyer patiemment cette tempête d’insultes, de regards entendus et de pitié triomphante de la part de ses rivaux ? Finirait-elle par se calmer, cette tempête ? Quelques années suffiraient-elles à tout faire oublier ? Non, songea-t-il. Pas dans mon cas à moi. Jamais il ne s’en libérerait. Il ne pouvait dire à Mawhrin-Skel : déballe le tout et advienne que pourra. Non, le drone avait dit vrai ; cela détruirait sa réputation, et sa personne par la même occasion.

Il regarda les bûches prendre une teinte rouge de plus en plus sombre dans l’âtre aux vastes proportions, puis perdre leur consistance et virer au gris. Il informa Central qu’il en avait terminé ; ce dernier rétablit alors l’ordre dans la maison, et le laissa seul avec ses pensées.


Le lendemain matin, il s’éveilla dans le même univers ; ce n’était pas un cauchemar, le temps n’était pas reparti en arrière. Tout était vraiment arrivé comme il s’en souvenait.

Il prit une voiture souterraine et se rendit à Celleck, le village où Chamlis Amalk-ney vivait seul, entouré d’une caricature désuète de domesticité humaine, dans un cadre composé de murs incrustés ou peints, de meubles anciens et de vivariums à poissons ou à insectes.


« Je vais faire mon possible, Gurgeh, soupira Chamlis, qui vint le rejoindre auprès de la fenêtre et se mit à regarder lui aussi vers la place. Mais je ne peux te garantir que mes efforts passeront inaperçus des commanditaires de cette visite de Contact. Ils en déduiront peut-être que tu t’intéresses à leur offre, finalement.

« Peut-être est-ce le cas, répondit Gurgeh. Il se peut que je souhaite m’entretenir de nouveau avec eux, je ne sais pas.

« Ma foi, j’ai fait parvenir le message à mes amis, mais… »

Soudain, une idée paranoïaque lui vint à l’esprit. Il se tourna brusquement vers Chamlis.

« Ces amis dont tu parles, ce sont des vaisseaux, n’est-ce pas ?

« En effet, dit Chamlis. Tous les deux.

« Comment s’appellent-ils ?

« Mais oui, je t’aime ! et Veuillez consulter la notice.

« Ce ne sont pas des navires de guerre ?

« Avec des noms pareils ? Non, ce sont des UCG, naturellement.

« Ouf ! fit Gurgeh en se détendant quelque peu. (Il reporta son regard sur la place du village.) Tant mieux. Je préfère ça, poursuivit-il avant de prendre une profonde inspiration.

« Gurgeh, je t’en prie… Peux-tu me dire ce qui ne va pas ? (La voix de Chamlis était douce, presque attristée.) Tu sais bien que ton secret ne sortira pas d’ici. Laisse-moi te venir en aide. Je souffre de te voir dans cet état. Si je peux faire quoi que ce…

« Non, coupa Gurgeh en regardant de nouveau la machine. Tu ne peux rien faire, ajouta-t-il en secouant la tête. Rien, absolument rien de plus. Sinon, je te le ferai savoir. (Il s’éloigna de la fenêtre sous le regard de Chamlis.) Il faut que je m’en aille, maintenant. À bientôt, Chamlis. »


Il rejoignit le circuit souterrain et prit place dans une voiture, les yeux rivés au sol. La machine dut l’interroger quatre fois avant qu’il comprenne que c’était à lui qu’elle s’adressait : elle lui demandait sa destination. Il la lui donna.

Il regardait fixement l’un des écrans muraux, contemplant les étoiles immobiles, lorsque son terminal bipa.

« Gurgeh ? Makil Stra-bey, soi-même en personne, encore et toujours !

« Quoi ? jeta-t-il, irrité par le ton de camaraderie désinvolte du Mental.

« Ce vaisseau, là… Il vient de me répondre, avec les renseignements que vous cherchiez. »

Gurgeh fronça les sourcils.

« Quel vaisseau ? Quels renseignements ?

« Mais le Diplomate canonnière, ô grand homme de jeux. Donnait sa position. »

Il sentit son cœur battre à grands coups et sa gorge se contracter à l’extrême.

« Ah, oui, réussit-il à proférer. Et alors ?

« Eh bien, il n’a pas répondu directement, mais contacté son VSG amiral, la Juvénile Indiscrétion, en lui demandant de confirmer sa propre position.

« Oui, bon, et alors ? Quelle est-elle ?

« Il se trouve dans l’amas d’Altabien-Nord. Il a donné ses coordonnées, mais sachez qu’elles ne sont précises qu’au…

« Au diable les coordonnées ! cria Gurgeh. Où est cet amas ? À quelle distance d’ici ?

« Hé ! Du calme ! À peu près à deux virgule cinq mille millénaires d’ici. »

Gurgeh se laissa aller en arrière contre le dossier de son siège et ferma les yeux. La voiture ralentit.

Deux mille cinq cents années-lumière. Comme disaient ces passagers de VSG si distingués qui n’en étaient pas à leur premier voyage : une belle balade. Mais bien assez courte (il s’en fallait de beaucoup !) pour qu’un vaisseau de guerre puisse viser un effecteur avec une grande précision, projeter à travers l’espace un champ palpeur d’une seconde-lumière de diamètre et capter l’étincelle, faible mais bien réelle, de lumière cohérente HV émise par une machine au format de poche.

Il tenta de se persuader que cela ne constituait toujours pas une preuve, que Mawhrin-Skel pouvait encore avoir menti. Mais en même temps il vit une menace dans le fait que le navire de guerre n’ait pas répondu directement, mais par l’intermédiaire de son VSG, source d’information encore plus fiable, pour confirmer sa position.

« Vous voulez le reste du message de cette UOL ? fit Central. Ou est-ce que vous allez encore m’arracher la tête ? »

Gurgeh fut interloqué.

« Je ne comprends pas », dit-il.

La voiture souterraine vira sur elle-même et ralentit encore. Il aperçut la galerie de transit d’Ikroh qui pendait sous la surface de la Plate-forme comme un édifice renversé.

« Bizarre, bizarre, de plus en plus bizarre, reprit Central. Vous êtes entré en communication avec ce vaisseau derrière mon dos ou quoi, Gurgeh ? Le message est : “Ravis que vous repreniez contact avec nous.” »

Chapitre 8

Trois jours passèrent. Il ne tenait pas en place. Il avait bien essayé de lire – des essais, de vieux livres, des écrits de sa propre main laissés en chantier –, mais chaque fois il se surprenait à relire indéfiniment le même passage, la même page, le même écran en essayant de toutes ses forces de l’assimiler, mais en sentant en même temps ses pensées se détourner constamment des mots, des diagrammes et des illustrations qu’il avait sous les yeux, refusant d’absorber quoi que ce soit, revenant inlassablement à la même rengaine, la même ronde infernale d’interrogations et de remords. Pourquoi avait-il fait une chose pareille ? Existait-il une issue ?

Il tenta d’endocriner des drogues apaisantes, mais il en fallait tellement pour obtenir le moindre effet qu’il ne réussit qu’à se plonger dans la torpeur. Il essaya successivement Bleu Vif, Tranchant et Focale pour s’obliger à se concentrer, mais ne réussit qu’à faire naître une trémulation quelque part à l’arrière de son crâne, et finalement à s’épuiser. Cela n’en valait pas la peine. Son cerveau s’obstinait à se tourmenter, se tracasser ; il était inutile de chercher à le contrarier.

Il rejeta tous les appels. Lui-même appela deux ou trois fois Chamlis, mais sans rien trouver à lui dire. Son ami put seulement lui apprendre que les deux vaisseaux de Contact qu’il connaissait étaient entrés en communication avec lui ; l’un comme l’autre avait transmis son message à un certain nombre d’autres Mentaux. Tous deux se disaient surpris que Gurgeh ait été contacté si vite. Tous deux transmettraient son désir d’en savoir plus ; ni l’un ni l’autre n’en savait davantage sur ce qui se passait.

Mawhrin-Skel ne se manifesta pas. Gurgeh demanda à Central de localiser la machine, juste pour se faire une idée de l’endroit où elle se trouvait, mais cela se révéla impossible – ce qui, manifestement, rendit le Mental Orbital furieux. Puis il voulut qu’on lui renvoie l’équipe de drones, qui passa une nouvelle fois la maison au crible. Central lui laissa une machine avec pour mission d’assurer une surveillance continuelle.

Gurgeh passa beaucoup de temps à se promener dans les forêts et les collines voisines d’Ikroh, à arpenter, escalader et dévaler vingt ou trente kilomètres par jour dans le seul but de se retrouver le soir dans un état animal d’épuisement pur et simple.

Le quatrième jour, il commença à se dire que s’il ne faisait rien, s’il ne parlait à personne, s’il ne se remettait pas à communiquer ou écrire, il ne lui arriverait rien. Peut-être Mawhrin-Skel avait-il disparu à jamais. Peut-être les gens de Contact étaient-ils venus le chercher, peut-être lui avaient-ils permis de rentrer au bercail. Ou bien il avait définitivement perdu l’esprit et était allé se perdre dans l’espace. Ou alors, il avait pris au sérieux la vieille plaisanterie sur les énumérateurs stygliens et était parti dénombrer tous les grains de sable d’une plage quelconque.


La journée était belle. Assis parmi les branches basses d’un arbre à pain-de-soleil, dans le jardin d’Ikroh, il regardait à travers la voûte du feuillage un petit troupeau de feyls sortis de la forêt pour brouter les buissons de baies-à-vin bordant la dernière pelouse, tout en bas. Pâles et timides, ces animaux à l’allure squelettique, dont le pelage imitait les teintes de leur environnement, arrachaient nerveusement leur pitance aux brindilles en jouant des mâchoires et en agitant en tous sens leurs têtes triangulaires.

Gurgeh regarda par-dessus son épaule la maison, à peine visible entre les feuilles qui remuaient doucement.

Il vit un drone de très petite taille, gris-blanc, près d’une de ses fenêtres. Il se figea. Ce n’est peut-être pas Mawhrin-Skel, se dit-il. Trop loin pour en avoir la certitude. Peut-être est-ce Loash-machin-chose. Quoi qu’il en fût, la chose se trouvait à une quarantaine de mètres de lui, et dans son arbre il devait être pratiquement invisible. Impossible de le suivre à la trace : il avait laissé son terminal chez lui, chose qu’il faisait de plus en plus régulièrement ces temps-ci, même s’il était dangereux, irresponsable, de se couper des réseaux d’information de Central, car cela revenait à s’isoler totalement du reste de la Culture.

Il retint son souffle et demeura parfaitement immobile.

La petite machine parut hésiter, suspendue dans les airs, puis s’orienta dans sa direction. Elle vint droit sur lui.

Ce n’était ni Mawhrin-Skel ni Loash-le-verbeux ; ce n’était même pas le même type de drone : plus évasé, plus renflé, il n’avait pas la moindre aura. La machine s’arrêta juste au-dessous de l’arbre et déclara d’une voix aimable :

« Monsieur Gurgeh ? »

Il sauta à terre. Les feyls sursautèrent et s’éclipsèrent aussitôt, bondissant dans la forêt en un enchevêtrement de formes vertes.

« Oui ? fit-il.

« Bonjour. Mon nom est Worthil ; je viens de Contact. Ravi de faire votre connaissance.

« Enchanté.

« Quel endroit charmant ! Cette maison, c’est vous qui l’avez fait construire ?

« Oui », dit encore Gurgeh.

Banalités superflues ; une nanoseconde pour interroger les mémoires de Central, et cette machine aurait appris la date exacte de l’édification d’Ikroh ainsi que l’identité de son constructeur.

« Vraiment très belle. On ne peut pas ne pas remarquer que les toits s’inclinent plus ou moins selon le même angle que les flancs des montagnes alentour. Est-ce une idée à vous ?

« Une théorie esthétique personnelle », admit Gurgeh, un peu plus impressionné.

Il n’en avait jamais fait part à personne. La machine dépourvue de champs examina les environs avec ostentation.

« Hmm… Oui, une bien jolie maison, et dans un décor imposant. Mais passons. Puis-je en venir à l’objet de ma visite ? »

Gurgeh s’assit en tailleur au pied de l’arbre.

« Je vous en prie, faites. »

Le drone descendit jusqu’au niveau du visage de l’homme.

« Tout d’abord, permettez-moi de vous faire nos excuses pour vous avoir quelque peu dérouté la dernière fois. Le drone qui vous a rendu visite a pris ses instructions un peu trop au pied de la lettre, semble-t-il ; pourtant, il faut dire à sa décharge que le temps nous est compté… Bref, je suis ici pour vous révéler tout ce que vous voulez savoir. Comme vous vous en doutez certainement, nous avons trouvé une chose qui pourrait bien vous intéresser. Néanmoins… (Le drone se détourna pour contempler une nouvelle fois la maison et le jardin.) Je ne saurais vous blâmer de ne pas vouloir quitter votre magnifique résidence.

« Il me faudrait donc voyager ?

« En effet. Dans un premier temps.

« Combien de temps ? »

Le drone parut hésiter.

« Puis-je vous parler d’abord de ce que nous avons trouvé ?

« Très bien, allez-y.

« Je crains que l’affaire ne doive rester strictement confidentielle, s’excusa le drone. Ce que je suis venu vous apprendre doit pour le moment rester entre nous. Vous comprendrez une fois que je vous aurai tout expliqué. Me donnez-vous votre parole que rien ne sortira d’ici ?

« Que se passerait-il si je disais non ?

« Je m’en irais, voilà tout. »

Gurgeh haussa les épaules, balaya de la main un petit morceau d’écorce resté accroché à l’ourlet de sa robe, dont il avait rassemblé les plis autour de lui.

« C’est entendu. Va pour le secret. »

Worthil remonta légèrement dans les airs et tourna brièvement sa face antérieure vers Ikroh.

« Mes explications prendront un certain temps. Verriez-vous un inconvénient à ce que nous nous retirions à l’intérieur ?

« Mais pas du tout », fit Gurgeh en se remettant sur ses pieds.


Il se trouvait à présent dans la plus grande salle de projection d’Ikroh. Les fenêtres étaient obscurcies et l’holoécran mural allumé ; le drone de Contact commandait aux dispositifs intégrés de la pièce. Il éteignit les lumières. L’écran se vida, puis afficha la galaxie principale, vue en 2-D d’une distance considérable. Les deux Nuages se trouvaient du côté de Gurgeh : le plus gros en semi-spirale, avec sa longue queue sortant de la galaxie, et le plus petit vaguement en forme de Y.

« Les Nuages Majeur et Mineur, annonça le drone Worthil. Chacun distant d’environ cent mille années-lumière de l’endroit où nous nous trouvons actuellement. Vous les avez certainement déjà admirés depuis Ikroh ; on les distingue très facilement, bien que par rapport à eux vous soyez sur le bord inférieur de la galaxie principale, et que vous les voyiez donc à travers celle-ci. Nous avons trouvé un jeu que vous considérerez sans doute comme fort intéressant… ici. »

Un point vert apparut non loin du centre du plus petit des deux Nuages.

Gurgeh regarda le drone.

« Est-ce que ça n’est pas un peu loin ? s’enquit-il. Si je comprends bien, vous me suggérez dallez y faire un tour.

« En effet, c’est loin ; en effet, nous vous proposons d’y aller. Le voyage prend presque deux ans à bord des vaisseaux les plus rapides, car le réseau énergétique se raréfie entre les amas stellaires. À l’intérieur même de la galaxie, il ne faudrait pas plus d’un an pour couvrir une telle distance.

« Mais… cela signifie que je serai absent quatre ans, réfléchit Gurgeh, la bouche sèche, les yeux rivés à l’écran.

« Mettons cinq, précisa le drone d’un ton neutre.

« C’est… ça fait un sacré bout de temps.

« Certes, et je comprendrais très bien que vous décliniez notre invitation. Néanmoins, nous sommes presque certains de l’intérêt que vous porterez à ce jeu. Avant tout, néanmoins, il faut que je vous parle un peu du contexte, car c’est là ce qui donne au jeu son caractère unique. »

Le point vert s’enfla, s’arrondit pour former un cercle approximatif. L’écran passa soudainement en mode super-holo, et la pièce s’emplit d’étoiles. Le cercle vert, qui était en fait un anneau de soleils, se mua en une sphère aux contours encore plus flous. Gurgeh eut brusquement l’impression de flotter, comme cela lui arrivait parfois lorsqu’il était entouré de toutes parts par l’espace ou sa simulation.

« Ces étoiles, reprit Worthil (et les astres colorés en vert, au moins deux mille soleils, flamboyèrent brièvement), sont sous le contrôle de ce qu’il faut bien appeler un empire. (Le drone se retourna vers Gurgeh. Sur fond d’espace, il ressemblait à un vaisseau inconcevablement grand ; il y avait des étoiles aussi bien devant lui que derrière.) Il ne nous arrive pas souvent de découvrir dans l’espace un système de type impérial. En règle générale, ces formes de gouvernement archaïques s’étiolent bien avant que l’espèce en question ne s’arrache péniblement à sa planète et, à plus forte raison, bien avant qu’elle ne résolve le problème de la vitesse de la lumière – et on est bien obligé d’en passer par là, si l’on veut effectivement régner sur un volume d’espace digne d’intérêt. De temps à autre, pourtant, Contact dérange une méchante boule de roche et y déniche quelque chose de malfaisant. Chaque fois, on découvre une raison spécifique et singulière, une circonstance spéciale qui fait que la règle générale ne s’applique plus. Dans le cas du conglomérat que vous avez sous les yeux – mis à part les facteurs évidents, tels que notre arrivée relativement récente sur ce monde et l’absence de toute autre influence déterminante au sein du Nuage Mineur –, cette circonstance spéciale se trouve être un jeu. »

Gurgeh mit un moment pour assimiler ces déclarations. Puis il leva les yeux sur la machine.

« Un jeu ? l’interrogea-t-il.

« Un jeu que les autochtones appellent « Azad ». Il a une telle importance pour l’empire proprement dit que ce dernier lui a emprunté son nom. Vous avez devant vous l’Empire d’Azad. »

Gurgeh revint se plonger dans la contemplation de l’écran. Le drone poursuivit son exposé.

« L’espèce dominante est humanoïde, mais, contrairement à tout ce que nous connaissions – et certaines analyses prétendent que le phénomène constitue également un facteur de survie de l’empire en tant qu’organisation sociale –, elle se compose de trois sexes. »

Trois silhouettes se matérialisèrent au centre du champ de vision de Gurgeh ; on les aurait crues debout dans la sphère d’étoiles irrégulière. En supposant l’échelle respectée, leur taille était légèrement inférieure à celle de Gurgeh. Chacune d’entre elles avait son étrangeté propre, mais toutes lui parurent posséder des jambes courtaudes et des visages aplatis, très pâles et vaguement boursouflés.

« L’individu de gauche, reprit Worthil, appartient au sexe mâle ; il en a les testicules et le pénis. Celui du milieu est pourvu d’une espèce de vagin réversible ainsi que d’ovaires. Son vagin se retourne comme un gant afin d’implanter l’œuf fertilisé dans l’individu du troisième sexe, celui de droite, lequel possède un utérus. C’est le sexe de l’individu central qui est dominant. »

Gurgeh fut contraint de réfléchir à ce dernier terme.

« Qui est quoi ? demanda-t-il enfin.

« Dominant, répéta Worthil. « Empire » est synonyme de structure gouvernementale hiérarchique et centralisée – si l’on excepte les tendances schismatiques occasionnelles – dans laquelle le pouvoir est réservé à une classe économiquement privilégiée ; celle-ci conserve l’avantage, le plus souvent au moyen d’un mélange judicieux de répression et d’habile manipulation des moyens de diffusion de l’information et de ses propres représentants, qui sont en apparence généralement indépendants. En résumé, tout y est rapports de domination. Le sexe intermédiaire – ou « apical » –, dont vous voyez un représentant au centre, domine la société et l’empire. Les mâles sont ordinairement employés comme soldats et les femelles comme biens mobiliers. Naturellement, c’est un peu plus compliqué, mais cela suffit-il à vous donner une idée ?

« Ma foi, fit Gurgeh en secouant la tête, je ne comprends pas très bien comment ça peut marcher, mais si vous me le dites… (Il caressa sa barbe.) Cela signifie sans doute que ces gens ne peuvent pas changer de sexe.

« Exact. Génétechnologiquement parlant, c’est à leur portée depuis des centaines d’années, mais cela demeure interdit. Illégal, si vous vous souvenez du sens de ce terme. »

Gurgeh fit signe que oui, et la machine poursuivit.

« Nous, nous considérons cela comme de la perversité, du gaspillage, mais l’utilisation efficace des ressources et la propagation du bonheur ne constituent certainement pas le point fort des empires ; les deux s’accomplissent malgré le court-circuitage économique généralisé – corruption et favoritisme, principalement – qui caractérise ce genre de système.

« Je vois, fit Gurgeh. J’aurai un tas de questions à vous poser plus tard, mais pour l’instant, poursuivez. Qu’en est-il de ce jeu ?

« J’y viens. Voici le support sur lequel il se joue.

« … Vous plaisantez, je suppose », proféra Gurgeh au bout d’un moment. »

Il s’avança dans son siège sans quitter des yeux l’image holo fixe qui s’offrait à ses yeux.

Le champ d’étoiles et les trois humanoïdes avaient disparu ; Gurgeh et le drone nommé Worthil se trouvaient, semblait-il, à l’entrée d’une gigantesque salle, beaucoup plus grande que celle qu’ils occupaient dans la réalité. Sur le sol devant eux se déroulait un motif en mosaïque d’une complexité ahurissante, d’une abstraction, d’une irrégularité confinant en apparence au chaos et qui, par endroits, s’enflait en collines ou se creusait en vallées. À y regarder de plus près, on s’apercevait que ces collines n’étaient pas tout d’une pièce, mais composées de couches empilées de taille décroissante reproduisant le même méta-motif ; elles formaient ainsi des pyramides étagées liées entre elles et disséminées sur la totalité de ce paysage fantastique qui, vu de plus près encore, comportait un genre de pièces bizarrement sculptées, posées sur sa surface bigarrée. L’ensemble pouvait mesurer vingt mètres de côté au bas mot.

« Un tablier de jeu, ça ? » fit Gurgeh.

Il déglutit. Il n’avait jamais rien vu de tel, jamais entendu parler – ni même soupçonné l’existence – d’un jeu aussi complexe que devait l’être celui-ci, s’il fallait bien interpréter ce qu’il avait sous les yeux comme un ensemble de pions et de cases.

« L’un des tabliers.

« Combien y en a-t-il en tout ? »

Il n’arrivait pas à y croire. Ce devait être un canular. Ils étaient en train de se payer sa tête. Aucun cerveau humain ne pouvait appréhender un jeu se jouant sur une telle échelle. C’était impossible. Forcément impossible.

« Trois. Tous de la même taille, plus de nombreux tabliers mineurs faisant également intervenir un jeu de cartes. Laissez-moi retracer l’origine et l’histoire de ce jeu. D’abord son nom. « Azad » signifie « machine », ou encore « système » pris au sens large, c’est-à-dire que le terme peut englober toute entité qui fonctionne, tel un animal ou une fleur, mais aussi un objet comme moi-même, ou bien un moulin, par exemple. Le jeu s’est élaboré sur plusieurs milliers d’années pour atteindre sa forme actuelle il y a environ huit cents ans, à peu près à l’époque de l’institutionnalisation par cette race de sa religion, qui se maintient encore de nos jours. Depuis lors, le jeu ne s’est que peu modifié. Sous sa forme définitive, donc, il date du temps où l’Empire a réalisé l’hégémonie de sa planète mère, Eä, et s’est lancé dans sa première exploration relativiste de l’espace voisin. »

L’écran affichait à présent une planète suspendue, énorme, devant les yeux de Gurgeh ; blanc-bleu, étincelante, elle tournait lentement, très lentement, sur fond d’espace impénétrable.

« Eä, déclara le drone. Mais poursuivons. Le jeu fait partie intégrante du système de gouvernement de l’Empire, il lui est indissolublement lié. Pour exprimer la chose dans les termes les plus primaires qui soient, qui gagne la partie devient empereur. »

Gurgeh tourna lentement la tête vers le drone, qui lui rendit son regard.

« Je ne me moque pas de vous, précisa-t-il sèchement.

« Vous êtes sérieux ? s’enquit tout de même Gurgeh.

« Absolument, rétorqua le drone. Je reconnais qu’il s’agit là d’une récompense plutôt… inhabituelle, ajouta la machine, et, comme vous pouvez vous en douter, la situation réelle dans son ensemble est autrement plus compliquée. Le jeu d’Azad sert moins à choisir l’individu qui gouvernera qu’à déterminer la tendance qui l’emportera à l’intérieur de la classe dirigeante de l’empire, la théorie économique particulière qu’il adoptera, les croyances qui seront acceptées par son appareil clérical, la ligne politique qu’il suivra. Il tient également lieu de concours d’entrée dans les systèmes ecclésiastique, éducatif, administratif, judiciaire et militaire ; on passe aussi par lui pour s’élever dans la hiérarchie. Le principe, voyez-vous, est que l’Azad est tellement complexe, subtil, malléable et exigeant qu’il constitue un modèle de la vie elle-même, le modèle à la fois le plus général et le plus détaillé qu’on puisse concevoir. Qui réussit dans le jeu réussit dans la vie ; les mêmes qualités sont requises dans l’un comme dans l’autre lorsqu’il s’agit d’assurer sa domination.

« Mais… (Gurgeh regarda le drone qui flottait à ses côtés et crut sentir entre eux la présence de la planète ; elle lui parut acquérir une force quasi matérielle. Il se sentait attiré, poussé vers elle.) Est-ce vrai ? »

La planète disparut et ils se retrouvèrent à nouveau devant l’immense tablier. L’écran était à présent animé d’un mouvement holo qui pourtant ne s’accompagnait pas du moindre son, et Gurgeh vit les habitants de la planète aller et venir en déplaçant des pièces, ou bien se tenir à la lisière du jeu.

« Ce n’est pas la question, fit le drone ; ici, cause et effet ne sont pas parfaitement polarisés ; on part du principe que le jeu et la vie sont une seule et même chose, et le concept du jeu a en soi une telle influence à l’intérieur de la société que, par le simple fait d’ajouter foi à ce principe, ces gens lui confèrent une réalité. Il devient vrai par la force de leur volonté. Quoi qu’il en soit, il faut croire qu’ils ne se trompent pas tant que cela, sinon leur empire n’existerait plus. Il s’agit par définition d’un système instable ; et l’Azad – je veux parler du jeu – paraît être la force qui maintient sa cohérence.

« Attendez un peu, intervint Gurgeh en regardant la machine. Je connais comme vous la réputation de duplicité de Contact. Vous n’attendriez pas de moi que je débarque là-bas pour devenir empereur, par hasard ? »

Pour la première fois, le drone arbora une aura, sous forme de bref éclair rouge. Le rire se manifesta également dans sa voix.

« À mon avis, vous n’iriez pas très loin. Non, l’empire entre dans la catégorie globale des « états », et, s’il y a une chose vers laquelle les États tendent constamment, c’est bien la perpétuation de leur propre existence. L’idée d’un étranger tentant de s’emparer du trône les remplirait d’horreur. Si vous décidez d’y aller et si vous réussissez à assimiler suffisamment les règles de ce jeu pendant le voyage, il y a une chance – si l’on se base sur vos performances passées – pour que vous soyez admis comme petit fonctionnaire dans le service public, ou comme lieutenant dans l’armée. N’oubliez pas que ces gens baignent dans le jeu depuis leur naissance. Ils disposent de drogues anti-âge, et les meilleurs joueurs ont environ deux fois le vôtre. Naturellement, même ceux-là continuent d’apprendre. L’important n’est pas de savoir quel niveau vous pourriez atteindre dans la hiérarchie sociale semi-barbare que ce jeu a pour mission de préserver, mais si vous serez capable d’en maîtriser la théorie et la pratique. Au sein de Contact, les opinions sont partagées : un joueur, même de votre stature, peut-il se mesurer avec succès aux autochtones en se fondant sur les principes des jeux dans leur ensemble, plus un rapide exposé des règles de celui-ci en particulier ? »

Gurgeh contempla les silhouettes étrangères qui se mouvaient en silence sur le paysage artificiel recréé par l’énorme tablier. Il ne s’en sentait pas capable. Cinq ans ? C’était de la folie. Autant laisser Mawhrin-Skel le couvrir de honte ; en cinq ans, il pouvait refaire sa vie, quitter Chiark, se trouver un autre centre d’intérêt que les jeux, changer de physique… peut-être même de nom. À sa connaissance, personne n’avait jamais fait ça, mais c’était sans doute possible.

Évidemment, s’il existait vraiment, le jeu d’Azad était tout à fait fascinant. Mais comment se faisait-il qu’il n’en eût jamais entendu parler ? Comment les gens de chez Contact avaient-ils pu garder le secret sur une chose pareille ? Et pourquoi ? Il se frotta la barbe, regardant toujours les êtres silencieux arpenter le vaste jeu en s’arrêtant à l’occasion pour déplacer des pièces ou demander à d’autres de les déplacer pour eux.

Bien sûr, ils étaient d’ailleurs ; mais c’étaient des gens, des humanoïdes. Eux, ils avaient maîtrisé ce jeu bizarre et scandaleux.

« Ce ne sont pas des êtres super intelligents, n’est-ce pas ? demanda-t-il au drone.

« Pas du tout, vu les structures sociales qu’ils conservent à ce stade d’avancement technologique, jeu ou pas jeu. En moyenne, les représentants du sexe intermédiaire, dit apical, sont probablement un peu moins performants que le sujet humain moyen de la Culture. »

Gurgeh lui jeta un regard perplexe.

« J’en conclus donc qu’il y a une différence entre les sexes.

« Maintenant, oui », répondit Worthil.

Gurgeh ne voyait pas très bien ce qu’il voulait dire par là, mais avant qu’il ait pu poser d’autres questions, le drone reprit :

« En réalité, nous avons plutôt bon espoir ; si vous consacrez vos deux années de voyage à l’étude de l’Azad, vous vous élèverez certainement au-dessus de la moyenne. Cela exigera de votre part un entraînement continuel et global de la mémoire, ainsi que de la sécrétion des substances favorisant l’apprentissage, bien sûr ; à propos, je vous signale que la simple possession de toxiglandes vous interdirait de briguer tout poste au sein de l’empire par votre succès au jeu, même si vous n’étiez pas un étranger. Les influences « contre nature » sont strictement prohibées pendant la partie ; les salles de jeu sont équipées de matériel électronique détectant d’éventuelles liaisons-ordinateur, et on pratique des tests anti-drogues après chaque rencontre. Le fonctionnement de vos glandes endocrines ajouté à votre origine étrangère et au fait que, pour eux, vous êtes un païen, ne vous autoriserait à prendre part au jeu – au cas où vous prendriez la décision d’aller là-bas – qu’à titre honorifique.

« Drone Worthil…, déclara Gurgeh en se retournant pour faire face à la machine. Je ne pense pas faire tout ce chemin, cela prend trop de temps… Mais j’aimerais beaucoup en savoir davantage sur le jeu lui-même ; je voudrais pouvoir en parler, l’analyser avec d’autres…

« Impossible, coupa le drone. Je vous révèle ce que j’ai le droit de vous révéler, mais rien ne doit sortir d’ici. Vous avez donné votre parole, Jernau Gurgeh.

« Et si je ne la respecte pas ?

« Les gens croiront que vous avez tout inventé, ce que rien ne viendrait contredire dans les archives existantes.

« Pourquoi toutes ces cachotteries, au fait ? De quoi avez-vous peur ?

« En vérité, Jernau Gurgeh, nous ne savons trop que faire. Le problème est plus vaste que ceux auxquels Contact a coutume de faire face. Le plus souvent, il s’agit tout simplement de suivre le règlement ; nous avons accumulé suffisamment d’expérience dans tous les types de sociétés barbares pour savoir ce qui marche ou ne marche pas dans tel ou tel cas. Nous supervisons leur évolution, nous usons de certains moyens de contrôle, nous nous livrons à des études comparées, nous établissons des modèles Mentaux et, d’une manière générale, nous prenons toutes les précautions nécessaires afin d’être certains d’agir de manière appropriée… Mais Azad est un phénomène unique ; il n’en existe pas de modèle, aucun précédent digne de foi. Nous sommes obligés de naviguer à vue, et ce n’est pas une mince responsabilité quand il s’agit d’un empire stellaire tout entier. C’est pourquoi Circonstances Spéciales a été contacté ; nous avons l’habitude des situations délicates. Et pour parler franchement, dans ce cas précis nous observons la plus grande discrétion. Si l’existence d’Azad devenait notoire, nous pourrions être contraints de prendre une décision sous la seule pression de l’opinion publique… Même si cela peut paraître souhaitable, la chose entraînerait sans doute des conséquences désastreuses.

« Pour qui ? s’enquit Gurgeh.

« Pour les sujets de l’empire comme pour la Culture. Nous pourrions être obligés d’intervenir ouvertement dans les affaires de l’Empire ; il ne saurait être question de guerre en tant que telle, car sur le plan technologique nous leur sommes infiniment supérieurs ; mais nous devrions nous constituer en force d’occupation afin de les tenir en main, et cela mettrait nos ressources à rude épreuve, sans parler de notre moral. Pour finir, pareille aventure ne manquerait pas d’être considérée comme une erreur, quel qu’ait été sur le moment l’enthousiasme populaire. Les sujets de l’Empire perdraient la partie en s’unissant contre nous au lieu de faire front contre le régime corrompu qui les tient sous sa botte, retardant ainsi leur horloge d’un siècle ou deux, et la Culture y perdrait en imitant ceux qu’elle méprise, j’ai nommé les envahisseurs, les occupants, les hégémonistes.

« Vous paraissez certain que l’opinion publique s’émouvra.

« Laissez-moi vous expliquer ceci, Jernau Gurgeh, répondit le drone. Le jeu d’Azad fait l’objet de paris, et fréquemment au plus haut niveau. Ces paris prennent à l’occasion une tournure macabre. Je doute fort que cela vous arrive au niveau où vous jouerez si vous acceptez de participer, mais il n’est pas rare que ces gens mettent en jeu leur prestige, leur honneur, leurs biens, leurs esclaves, leurs faveurs, leurs terres et même leur intégrité physique. »

Gurgeh attendit un moment, puis finit par soupirer et déclara :

« Très bien… Qu’entendez-vous par « intégrité physique » ?

« Que les joueurs se promettent mutuellement toutes sortes de tortures et de mutilations s’ils perdent la partie.

« Dois-je comprendre que quand on perd… on doit… subir ce genre de chose de la part d’autrui ?

« C’est cela. On peut mettre en jeu, disons… la perte d’un doigt, contre un viol anal avec coups et blessures de la part d’un mâle sur la personne d’un apical. »

Gurgeh regarda quelques instants la machine sans rien dire puis, hochant la tête, articula lentement :

« Ma foi, voilà qui est en effet barbare.

« Il s’agit en fait d’un aspect du jeu apparu sur le tard et considéré comme une concession plutôt libérale par la classe dirigeante : pour ce qui est des paris, il permet en théorie à une personne pauvre de se hausser au niveau des riches. Avant l’introduction de l’option « intégrité physique », ces derniers avaient toujours les moyens de parier plus gros.

« Je vois, commenta Gurgeh qui percevait la logique de la chose, et non seulement sa moralité.

« Azad n’est pas un endroit qu’on analyse froidement, Jernau Gurgeh. Ces gens ont commis des actes qu’un citoyen moyen de la Culture jugerait… inqualifiables. Un plan de manipulation eugénique a rabaissé l’intelligence moyenne des mâles et des femelles ; par la stérilisation employée comme instrument de contrôle des naissances sélectif, par une politique consistant à affamer certaines régions, par la déportation de masse et un système d’imposition fondé sur la discrimination raciale, on a réalisé l’équivalent d’un génocide dont la conséquence est que pratiquement tous les individus résidant sur la planète mère sont de la même couleur et de la même constitution. Le traitement qu’ils réservent aux prisonniers étrangers, leurs sociétés, leurs réalisations, tout cela est…

« Mais enfin ! Parlez-vous sérieusement ? »

Gurgeh se leva de son siège et entra dans le champ de l’hologramme. Là, il baissa les yeux sur l’aire fabuleusement compliquée occupée par le jeu qui semblait s’étendre à ses pieds mais, il ne l’ignorait pas, se trouvait en réalité de l’autre côté d’un gigantesque gouffre de vide.

« Est-ce que vous me dites la vérité ? Cet empire existe-t-il réellement ?

« Il est on ne peut plus réel, Jernau Gurgeh. Si vous souhaitez avoir confirmation de mes dires, je peux m’arranger pour qu’on vous accorde un droit d’accès direct spécial au VSG et aux autres Mentaux ayant la charge de ce problème. Vous pourrez apprendre tout ce que vous désirez sur l’empire d’Azad, de la première impression au moment du contact jusqu’aux bulletins d’informations-temps réel les plus récents. Tout est vrai.

« Et de quand date-t-elle, cette première impression ? fit Gurgeh en se tournant vers le drone. Il y a combien de temps que vous étouffez cette affaire, au juste ? »

Le drone hésita.

« Pas très longtemps, déclara-t-il enfin. Soixante-treize ans.

« Eh bien ! On ne peut pas dire qu’on précipite les choses, chez vous !

« Sauf quand nous n’avons pas le choix, reconnut le drone.

« Et l’empire, que dit-il de nous ? s’enquit Gurgeh. Laissez-moi deviner ; vous ne leur avez pas parlé de la Culture.

« Bien vu, Jernau Gurgeh, répondit la machine avec une trace de gaieté dans la voix. En effet, nous ne leur avons pas tout dit. Le drone que nous enverrons là-bas avec vous aura le devoir de vous le rappeler constamment : depuis le tout début, nous avons donné à l’Empire une idée fausse de la répartition et de la taille de notre population, ainsi que de nos ressources, de notre niveau technologique et de nos intentions réelles… Naturellement, seul le nombre relativement faible de civilisations avancées régnant dans la région concernée du Nuage Mineur nous a permis d’agir ainsi. Par exemple, les Azadiens ignorent que la Culture est basée dans la galaxie principale ; ils croient que nous venons du Nuage Majeur, et que nous sommes deux fois plus nombreux qu’eux seulement. Ils n’ont qu’une très vague idée du niveau de génomanipulation présent chez les humains de la Culture, ou du degré de raffinement de nos intelligences mécaniques ; ils ne savent pas ce que c’est qu’un Mental de vaisseau, et n’ont jamais vu de VSG. Ils s’efforcent d’en savoir plus sur nous depuis le premier contact, naturellement ; mais sans succès. Ils pensent sans doute que nous avons une planète mère, quelque chose dans ce genre ; eux-mêmes sont encore très axés sur le système des planètes : ils mettent en œuvre des techniques de terraformation afin de créer des écosphères vivables ou, plus fréquemment, ils s’emparent de globes déjà habités. Sur le plan écologique et moral, ce peuple est une véritable plaie. S’il cherche à se renseigner sur nous, c’est qu’il désire nous envahir, conquérir la Culture. Le problème est que, comme toujours chez les êtres à mentalité de « tyranneaux », ces gens ont profondément peur ; ils sont à la fois xénophobes et paranoïaques. Nous n’avons pas osé leur révéler la puissance et l’étendue de la Culture, de peur que l’empire tout entier ne s’auto-détruise… comme cela s’est effectivement produit par le passé ; mais bien sûr, c’était avant la création de Contact. Aujourd’hui, la technique est plus au point. Tout de même, cela reste tentant, ajouta le drone, qui eut tout à coup davantage l’air de penser tout haut que de s’adresser à Gurgeh.

« À vous entendre, déclara ce dernier, ce sont de vrais… (Il faillit dire barbares, mais le mot lui parut trop faible.) Animaux, acheva-t-il.

« Hmm, fit le drone. Justement, écoutez-moi bien maintenant. C’est là le terme qu’ils emploient pour définir les espèces qu’ils réduisent en esclavage : des animaux. Bien sûr, ce sont bien des animaux, de la même façon que vous en êtes un et que je suis, moi, une machine. Toutefois, ces créatures sont pleinement conscientes et vivent au sein d’une société au moins aussi élaborée que la nôtre. Peut-être plus, en un sens. C’est un pur hasard que nous les ayons trouvés à un moment où leur civilisation nous paraît primitive ; un âge glaciaire de moins sur Eä, et les choses auraient très bien pu se produire dans l’autre sens. »

Gurgeh hocha la tête d’un air pensif et regarda les êtres se déplacer sans bruit sur le paysage artificiel du jeu, sous la lumière simulée d’un lointain soleil étranger.

« Cependant, reprit vivement Worthil, c’est le contraire qui est arrivé ; nous n’avons donc pas à nous en faire. Et maintenant, autre chose. (Ils se retrouvèrent brutalement dans la salle de projection d’Ikroh. L’holoécran était éteint, les fenêtres à nouveau translucides ; Gurgeh battit des paupières pour lutter contre le flot de lumière qu’elles laissaient pénétrer.) Vous vous rendez certainement compte que nous sommes loin de vous avoir tout dit sur la question ; mais vous connaissez maintenant notre offre, au moins dans les grandes lignes. Je ne vous demande pas dès maintenant un oui sans équivoque, mais dois-je continuer ou avez-vous d’ores et déjà fermement décidé de ne pas y aller ? »

Gurgeh se frotta la barbe et regarda par la fenêtre, qui donnait sur la forêt surplombant Ikroh. Il avait trop à assimiler en trop peu de temps. Si ce qu’on lui disait était vrai, l’Azad était le jeu le plus intéressant qu’il lui ait jamais été donné de connaître… Peut-être même était-il plus intéressant que tout. En tant que défi ultime, il le trouvait à la fois excitant et répugnant ; il se sentait instinctivement attiré vers lui – c’était une attirance presque sexuelle –, même s’il était encore tôt, même s’il ne savait presque rien de lui… Seulement, il n’était pas sûr de posséder un capital suffisant d’autodiscipline pour étudier avec un tel acharnement deux années durant ; il ne savait pas s’il pourrait se composer une représentation mentale d’un jeu aussi incroyablement complexe. Il se répétait sans arrêt que les Azadiens y arrivaient bien, eux : mais, comme l’avait dit le drone, ils évoluaient dans le jeu depuis leur naissance ; peut-être ce dernier ne pouvait-il être maîtrisé que par un individu dont il avait lui-même modelé les processus cognitifs…

Mais cinq années ! Une éternité… Cela ne signifiait pas seulement partir d’ici, mais aussi en passer la moitié, voire davantage, sans pouvoir – faute de temps – se tenir au courant de l’évolution des autres jeux, lire ou écrire des essais, sans pouvoir rien faire d’autre qu’apprendre ce jeu absurde et obsédant. Il changerait ; quand ce serait terminé, il serait un autre homme. Il ne pourrait s’empêcher de changer, d’être dans une certaine mesure contaminé par le jeu lui-même ; c’était inévitable. Et une fois qu’il serait de retour, réussirait-il jamais à rattraper son retard ? On l’oublierait ; il serait resté si longtemps absent que les milieux du jeu de la Culture le négligeraient ; il ferait partie du passé. Et en rentrant, aurait-il le droit de parler ? Ou bien l’embargo de Contact, qui durait depuis soixante-treize ans, resterait-il en vigueur ?

Mais s’il partait, il se donnait peut-être les moyens d’acheter le silence de Mawhrin-Skel. D’inverser le rapport de forces. De le faire réintégrer parmi les membres de CS ou, songea-t-il brusquement, de demander à ceux-ci de le réduire au silence d’une manière ou d’une autre.

Un vol d’oiseaux traversa le ciel, tachetures blanches sur le fond vert sombre des flancs boisés de la montagne ; ils se posèrent dans le jardin, sous la fenêtre, et se mirent à picorer de-ci de-là. Gurgeh se retourna une nouvelle fois vers le drone et croisa les bras.

« Pour quand vous faut-il une réponse ? » demanda-t-il.

Il n’avait toujours pas pris de décision. Il fallait avant tout qu’il gagne du temps, qu’il en apprenne autant que possible.

« Dans trois ou quatre jours au plus tard. Le VSG Jeune voyou, qui vient de la partie médiane de la galaxie, se dirige actuellement vers nous et repartira pour les Nuages d’ici une centaine de jours. Si vous deviez le manquer, votre voyage s’en trouverait considérablement rallongé ; même en l’état actuel des choses, votre propre vaisseau devra gagner le point de rendez-vous à sa vélocité maximale.

« Mon propre vaisseau ? s’étonna Gurgeh.

« Il vous faudra un appareil personnel, d’abord pour rejoindre le Jeune voyou en temps voulu puis, à l’autre bout, pour franchir la distance entre la position la plus avancée que puisse occuper le VSG et l’Empire proprement dit. »

Gurgeh regarda quelques instants les oiseaux immaculés picorer la pelouse. Il se demandait si le moment était venu de parler de Mawhrin-Skel. Quelque chose l’y poussait, histoire de régler cette histoire une bonne fois pour toutes. Qui sait, peut-être s’entendrait-il répondre oui sur-le-champ ; il pourrait alors cesser de s’en faire pour les menaces proférées par la machine (et commencer à s’en faire pour ce jeu follement compliqué). Mais il savait bien qu’il ne devait pas faire ça. Sage est l’homme patient, disait le proverbe. Garde ça pour toi ; songea-t-il ; si tu décides de partir (mais bien sûr, tu n’en feras rien, c’est tout simplement impossible, le fait même d’y songer est complètement fou), fais-leur croire que tu ne veux rien en échange. Laisse-les prendre leurs dispositions, et ensuite fais-leur connaître tes conditions… si Mawhrin-Skel ne se fait pas trop pressant d’ici là.

« Très bien, dit-il au drone de Contact. Je ne dis pas que je partirai, mais je vais y réfléchir. Parlez-moi encore d’Azad. »

Chapitre 9

Les récits qui se déroulaient au sein de la Culture et décrivaient des situations où « les choses tournaient mal » commençaient généralement ainsi : un être humain perdait son terminal, l’oubliait quelque part ou l’abandonnait délibérément. C’était une convention ; en d’autres temps, on aurait pris pour point de départ un individu s’écartant du sentier forestier ; plus tard, ç’aurait été la voiture tombant en panne sur une route déserte. Qu’il soit en forme de bague, de bouton, de bracelet ou encore de stylo ; le terminal était ce qui vous reliait à tous les individus et tous les éléments de la Culture. Avec lui, quand on voulait savoir quelque chose ou qu’on avait besoin d’aide, on n’avait, selon le cas, qu’à poser une question ou lancer un appel.

On racontait des histoires (vraies) de gens tombés du haut d’une falaise et dont le terminal avait relayé le cri à temps : une unité de Central avait pu se connecter à sa caméra intégrée, appréhender la situation et envoyer un drone intercepter le malheureux. Selon d’autres rumeurs, des terminaux avaient enregistré la décapitation accidentelle de leur propriétaire et appelé un drone médical, qui était arrivé à temps pour sauver le cerveau : grâce à lui, le décorporé n’avait plus eu qu’à trouver le moyen de passer le temps pendant les quelques mois que prendrait la repousse.

Terminal était synonyme de sécurité.

Aussi Gurgeh emportait-il toujours le sien quand il partait pour de longues promenades.

Deux ou trois jours avaient passé depuis la visite du drone Worthil ; l’homme était assis sur un petit banc de pierre à la lisière de la forêt, à quelques kilomètres d’Ikroh. Le sentier escarpé l’avait essoufflé. Il faisait un soleil resplendissant, et la terre répandait une odeur douceâtre. Grâce à son terminal, Gurgeh prit quelques photos du panorama qui s’offrait à ses yeux depuis la petite clairière. À côté du banc se trouvait un gros objet métallique rouillé, cadeau d’une ancienne amante ; il l’avait presque oublié. Il en prit également quelques clichés. Soudain, le terminal émit un signal.

« Ici la maison, Gurgeh. Vous m’avez donné l’ordre de vous consulter en cas d’appel de Yay. Elle dit que celui-ci est relativement urgent. »

Depuis quelque temps, il refusait tous ses appels. Ces derniers jours, elle avait à plusieurs reprises cherché à le joindre. Il haussa les épaules.

« Passe-la-moi », répondit-il en laissant le terminal flotter en l’air devant lui.

L’écran se déroula, révélant le visage souriant de Yay.

« Ah, voilà notre reclus ! Comment vas-tu, Gurgeh ?

« Bien. »

Elle se pencha en avant vers son propre écran et plissa les yeux.

« Qu’est-ce que c’est que cet engin, à côté de toi ? »

Gurgeh jeta un coup d’œil à l’objet métallique posé à côté du banc.

« Un canon, lui dit-il.

« C’est bien ce qu’il me semblait.

« C’est une amie qui m’en a fait cadeau, expliqua Gurgeh. Elle adorait forger et couler le métal. Elle a délaissé les tisonniers et autres plaques d’âtre pour les canons. Elle croyait que je m’amuserais à expédier de gros boulets de métal dans le fjord.

« Je vois.

« Mais pour le faire marcher, il faut de la poudre à inflammation rapide, et en fin de compte je n’ai jamais cherché à m’en procurer.

« C’est aussi bien. Ce truc aurait probablement explosé en te faisant sauter la cervelle.

« C’est ce que je me suis dit aussi.

« Tant mieux. (Le sourire de Yay s’accentua.) Dis-donc, devine quoi ?

« Quoi ?

« Je pars en croisière ; j’ai convaincu Shuro qu’il devait élargir son horizon. Tu te souviens de Shuro, celui qu’on a rencontré au tir ?

« Ah oui, je vois. Quand pars-tu ?

« Mais je suis déjà partie. On vient de décoller du port de Tronze, à bord du clipper Un brin de jeu. C’était ma dernière chance de t’appeler en temps réel. À partir de maintenant, le décalage sera tel qu’on sera obligé de s’écrire.

« Ah ! (Il regrettait de ne pas avoir refusé cet appel-là comme les autres.) Et tu t’en vas pour combien de temps ?

« Un mois ou deux. (Le visage gai et souriant de Yay s’assombrit.) On verra. Shuro se fatiguera peut-être de moi avant cela. Ce petit s’intéresse surtout aux hommes, mais j’essaie de le faire changer d’avis. Désolée de ne pas t’avoir dit au revoir avant de partir, mais je ne serai pas longtemps absente, en fait ; je te… »

Le terminal se tut. L’écran réintégra d’un seul coup son logement tandis que l’objet tombait par terre et restait là, silencieux et inerte, sur le sol tapissé d’aiguilles de pin de la clairière. Gurgeh le regarda fixement. Puis il se pencha en avant et le ramassa. En s’enroulant, l’écran avait entraîné des brins d’herbe et quelques aiguilles ; il entreprit de les dégager. La machine gisait sans vie ; son petit voyant indicateur était éteint.

« Alors, Jernau Gurgeh ? » fit Mawhrin-Skel qui arrivait en flottant d’un des côtés de la clairière.

Gurgeh étreignit son terminal des deux mains. Puis il se leva et regarda approcher le drone qui scintillait au soleil. Il se força à se détendre, glissa le terminal dans une poche de sa veste et se rassit sur le banc, jambes croisées.

« Alors quoi, Mawhrin-Skel ?

« Votre décision ? (La machine vint se suspendre au niveau de son visage. Ses champs avaient une teinte bleue toute formelle.) Parlerez-vous en ma faveur ?

« Quelle sera votre réaction si, ce faisant, je n’obtiens aucun résultat ?

« Je vous contraindrai à tenter à nouveau votre chance, mais cette fois en y mettant un peu plus de cœur. Si vous savez vous montrer suffisamment persuasif, ils vous écouteront.

« Et si vous vous trompez, s’ils refusent de m’écouter ?

« Alors, je verrai si oui ou non je divulgue votre petit forfait ; évidemment, ce serait amusant… Mais il vaut peut-être mieux que je le garde pour moi, au cas où l’occasion de me rendre service se présenterait à nouveau ; on ne sait jamais.

« En effet, on ne sait jamais.

« J’ai vu que vous aviez eu de la visite, l’autre jour.

« Je pensais bien que cela ne vous échapperait pas.

« Ça ressemblait fort à un drone de Contact.

« C’en était un.

« J’aimerais pouvoir dire que je sais ce qu’il vous a raconté, mais, une fois que vous avez pénétré dans la maison, j’ai dû abandonner. Il était question de voyage, d’après ce que j’ai cru comprendre ?

« D’une croisière, en quelque sorte.

« Et c’est tout ?

« Non.

« Hmm… À mon avis, ils veulent vous enrôler pour que vous deveniez Référeur, c’est-à-dire un de leurs planificateurs. Je me trompe ? »

Gurgeh hocha la tête sans répondre. Le drone se mit à osciller de droite à gauche, attitude que l’homme ne sut pas très bien interpréter.

« Je vois, reprit le drone. Et leur avez-vous déjà parlé de moi ?

« Non.

« Il me semble pourtant que vous devriez, non ?

« Je ne sais pas encore si je ferai ce qu’ils me demandent. Je n’ai pas pris de décision.

« Pourquoi ? De quoi s’agit-il ? À côté de la honte que vous…

« Je ferai ce que je voudrai, coupa Gurgeh en se levant. Après tout pourquoi pas, n’est-ce pas, drone ? Même si je réussissais à convaincre Contact de vous reprendre, vous et votre ami le Diplomate canonnière n’en conserveriez pas moins l’enregistrement ; qu’est-ce qui vous empêcherait de recommencer ?

« Ah, je vois que vous connaissez son nom. Je me demande ce que vous avez trafiqué, Chiark Central et vous. Eh bien, Gurgeh, posez-vous simplement la question : que pourrais-je bien vous demander d’autre ? Tout ce que je veux, c’est qu’on me permette d’être ce que je veux. Une fois que j’aurai retrouvé ma condition première, tous mes désirs seront comblés. Il ne peut rien y avoir de plus qui soit dans vos cordes. Je veux me battre, Gurgeh ; c’est dans ce but qu’on m’a conçu : pour mettre tous mes talents, toute ma ruse et toute ma force au service de batailles livrées au nom de notre chère et bien-aimée Culture. Commander aux autres, prendre des décisions tactiques, tout cela ne m’intéresse pas ; je ne veux pas de ce genre de pouvoir. La seule destinée à laquelle je souhaite présider, c’est la mienne.

« Quel beau discours ! » déclara Gurgeh.

Il sortit le terminal inerte de sa poche et le fit tourner dans ses mains. Mawhrin-Skel, qui se tenait à quelque deux mètres de là, lui arracha l’objet, le maintint en suspension au-dessous de sa coque et le plia en deux, puis en quatre : la petite machine en forme de stylo émit un craquement et se brisa net. Mawhrin-Skel froissa en boule ce qu’il en restait, une petite boule aux contours irréguliers.

« Je commence à perdre patience, Jernau Gurgeh. Plus on réfléchit vite, plus le temps s’écoule lentement ; et je vous assure que je réfléchis très vite. Je vous donne encore quatre jours, d’accord ? Vous disposez de cent vingt-huit heures avant que je ne donne l’ordre au Diplomate canonnière de vous rendre encore plus célèbre que vous n’êtes. »

Sur ces mots, la machine lui lança le terminal fracassé. Gurgeh l’attrapa.

Le petit drone s’éloigna en direction de la lisière.

« J’attends votre appel, fit-il. Je vous conseille de vous procurer un nouveau terminal. Et faites bien attention en rentrant à Ikroh ; il est dangereux de se retrouver en pleine nature sans aucun moyen d’appeler à l’aide. »


« Cinq ans ? fit Chamlis d’un air pensif. Ma foi, je reconnais que le jeu en vaut la chandelle ; mais en cinq ans, ne risques-tu pas de perdre le contact ? As-tu suffisamment réfléchi, Gurgeh ? Ne te laisse pas bousculer par ces gens ; tu pourrais le regretter. »

Ils se tenaient dans la plus basse des caves d’Ikroh. Gurgeh y avait emmené Chamlis pour lui parler d’Azad, en faisant tout d’abord jurer le secret au vieux drone. Ils avaient posté devant l’entrée de la cave le drone de contre-espionnage électronique détaché par Central, et Chamlis avait fait de son mieux pour s’assurer que nulle machine, nul être humain ne les épiait, tout en créant autour d’eux une illusion à peu près crédible de silence radio. Ce fut dans le noir et sur fond de gargouillements ou sifflements de canalisations et autres tuyaux d’évacuation que la conversation s’engagea ; la pierre des murs suintait et luisait d’un éclat sombre.

Gurgeh secoua la tête. La cave n’offrait rien qui puisse servir de siège et était un peu trop basse de plafond pour qu’il puisse se tenir droit. Il gardait donc la tête baissée.

« Je crois que je vais accepter, reprit-il sans regarder Chamlis. Je peux toujours rentrer si c’est trop difficile, si je change d’avis.

« Trop difficile ? répéta Chamlis, surpris. Voilà qui ne te ressemble pas. Je reconnais que ce jeu n’est pas des plus simples, mais…

« Quoi qu’il en soit, j’ai toujours la possibilité de rentrer », coupa Gurgeh.

Chamlis observa un instant de silence.

« Oui. Oui, bien sûr. »

Gurgeh ne savait toujours pas s’il prenait la bonne décision. Il avait bien essayé de réfléchir intensément, d’appliquer à sa situation la même forme d’analyse logique froide et impersonnelle que dans les moments où il avait à se tirer d’un mauvais pas, au cours d’une partie. Mais il s’en était trouvé tout bonnement incapable. On aurait dit que cette aptitude savait se déclencher en présence d’une difficulté lointaine, abstraite, avant d’en trouver calmement la solution, mais qu’elle restait parfaitement inopérante face aux problèmes intimement liés à son état affectif, comme c’était le cas en ce moment.

Certes, il avait envie de partir pour échapper à Mawhrin-Skel, mais – il devait bien se l’avouer – il se sentait également attiré par Azad. Pas seulement par le jeu. Cet aspect-là lui paraissait toujours quelque peu irréel, trop complexe pour être pris au sérieux, du moins pour l’instant. Non, c’était l’empire proprement dit qui l’intéressait.

Mais d’un autre côté, évidemment, il avait aussi envie de rester. Il avait vécu une vie plaisante, jusqu’à cette fameuse nuit de Tronze. Bien sûr, il n’en avait jamais été pleinement satisfait, mais n’était-ce pas le cas de tout le monde ? Rétrospectivement, sa vie lui paraissait même idyllique. Il avait bien perdu quelques parties par-ci par-là, et trouvé qu’on ne l’acclamait pas assez par rapport à tel ou tel autre joueur, et soupiré après Yay Méristinoux en souffrant dans son amour-propre qu’elle lui en préfère d’autres ; mais c’étaient là des maux dérisoires à côté de ce que Mawhrin-Skel lui préparait, sans parler des cinq années d’exil qui l’attendaient.

« Non, fit-il enfin en hochant la tête en direction du plancher. Décidément, je crois que je vais y aller.

« Très bien… Mais je maintiens que cela ne te ressemble guère, Gurgeh. Tu as toujours été si… mesuré. Sûr de toi.

« On croirait que tu parles d’une machine, répliqua l’homme d’un ton las.

« Je veux dire que tu es d’habitude plus… prévisible, plus compréhensible. »

Gurgeh haussa les épaules et contempla le sol de roche brute.

« Chamlis, fit-il. Je ne suis qu’un être humain.

« Voilà, mon ami, qui n’a jamais été une excuse. »


Gurgeh était assis dans la voiture souterraine. Il revenait de l’université, où il était allé voir le professeur Boruélal. Il avait emporté une lettre manuscrite sous enveloppe scellée qu’il voulait lui demander de garder précieusement et de n’ouvrir que s’il venait à mourir. Il y relatait tout ce qui lui était arrivé, présentait ses excuses à Olz Hap, s’efforçait d’expliquer ce qui l’avait poussé à commettre cet acte épouvantable, inepte, et ce qu’il avait ressenti par la suite… Mais en fin de compte il ne la lui avait pas donnée. L’idée que Boruélal pourrait l’ouvrir, peut-être accidentellement, et la lire alors qu’il était encore en vie, l’avait terrifié.

La voiture souterraine traversait à toute allure la base de la Plate-forme en repartant vers Ikroh. Il prit son nouveau terminal et appela le drone Worthil. Celui-ci était parti en exploration dans l’une des géantes gazeuses du système après leur dernière rencontre, mais, lorsque l’appel lui parvint, il se fit transférer sur la face inférieure de la base par Chiark Central. Là, il entra par l’un des sas de la voiture lancée à pleine vitesse.

« Jernau Gurgeh, commença-t-il. (La condensation embrumait sa coque métallique, et sa présence dans la tiédeur du wagon répandait comme un courant d’air glacé.) Êtes-vous parvenu à une décision ?

« Oui, répondit-il. Je pars.

« Parfait ! s’exclama le drone, qui déposa sur un des sièges rembourrés de la voiture un conteneur environ deux fois plus petit que lui. Échantillon de flore de géante gazeuse, expliqua-t-il.

« J’espère que je n’ai pas trop écourté votre expédition ?

« Mais pas du tout. Laissez-moi vous féliciter. Je crois que vous avez fait un choix avisé, voire courageux. Il m’était un instant venu à l’idée que Contact ne vous offrait cette opportunité que pour vous rendre encore plus content de votre vie présente. Si c’est là ce qu’attendaient les Mentaux supérieurs, je suis ravi que vous les ayez déjoués. Bravo !

« Merci, répondit Gurgeh en ébauchant un sourire.

« Nous allons sur-le-champ préparer votre vaisseau. Il doit se mettre en route aujourd’hui même.

« De quel genre de vaisseau s’agit-il ?

« C’est une vieille UOG de classe « Assassin » rescapée de la guerre indirane, et restée en cale sèche à quelque six décennies d’ici pendant les sept cents dernières années. Ce vaisseau porte le nom de Facteur limite. Pour le moment, il est encore orienté combat, mais on va lui retirer toutes ses armes et mettre en place une série de modules de jeu, ainsi qu’un hangar à module. D’après ce que j’ai compris, son Mental n’a rien de particulier. Ces modèles-là ne peuvent se permettre une intelligence pétillante ou des dons artistiques développés, mais je crois qu’il s’agit d’un engin plutôt sympathique. Il sera votre adversaire tout au long du voyage. Vous êtes libre de vous faire accompagner de qui vous voudrez, mais de toute façon nous vous affecterons un drone. Il y a un émissaire humain en poste à Groasnachek, la capitale d’Eä ; il vous tiendra également lieu de guide… Aviez-vous l’intention d’emmener quelqu’un avec vous ?

« Non », répondit Gurgeh.

En réalité, il avait bien songé à Chamlis ; mais il n’ignorait pas que le drone estimait avoir connu assez d’agitation – mais aussi d’ennui – dans sa vie. Il ne voulait pas contraindre la machine à lui opposer un refus. Si elle avait vraiment désiré partir avec lui, elle n’aurait pas hésité à le lui demander.

« C’est sans doute une sage décision. Et vos affaires personnelles ? Il serait gênant que vous emportiez un volume de bagages supérieur à, mettons, un module de petite taille, ou une créature vivante plus volumineuse qu’un être humain.

« Rien de la sorte, fit Gurgeh en secouant la tête. Quelques caisses de vêtements… Peut-être un ou deux bibelots, rien de plus. Quel type de drone projetez-vous de m’adjoindre ?

« À la base, ce doit être un diplomate doublé d’un interprète et d’un messager. Sans doute un vétéran ayant quelque expérience de l’empire. Il faudra qu’il ait une connaissance parfaite de ses comportements sociaux et de ses conventions verbales ; vous n’imaginez pas à quel point il est facile de commettre un impair dans une société comme celle-là. Le drone vous tiendra informé de tout ce qui concerne l’étiquette. Il possédera aussi une bibliothèque, bien sûr, et sera probablement doté d’une certaine capacité offensive.

« Je ne veux pas d’un drone-artilleur, Worthil, fit Gurgeh.

« C’est pourtant recommandé, au nom de votre propre sécurité. Vous serez placé sous la protection des autorités impériales, naturellement, mais celles-ci ne sont pas infaillibles. Les agressions physiques ne sont pas rares en cours de partie, et il existe au sein de cette société des groupes qui vous voudront peut-être du mal. Il me faut sans doute préciser que le Facteur limite ne pourra pas demeurer dans les parages une fois qu’il vous aura largué sur Eä ; les militaires de l’Empire ont déclaré avec beaucoup d’insistance qu’ils ne voulaient pas d’un vaisseau étranger en orbite autour de leur planète mère. S’ils le laissent approcher, c’est parce que nous l’avons dépouillé de tout son armement. Une fois le vaisseau reparti, ce drone représentera la seule protection sur laquelle vous puissiez entièrement compter.

« Il ne me rendra pas invulnérable pour autant, n’est-ce pas ?

« Non.

« Alors, je cours le risque d’affronter seul l’empire. Donnez-moi un drone pacifique ; rien d’armé… rien de conçu pour traquer une cible.

« Gurgeh, je vous recommande fortement de…

« Drone, coupa Gurgeh. Pour jouer convenablement à ce jeu, il faut que je me sente autant que possible sur le même plan que les autochtones, avec les mêmes inquiétudes et les mêmes points faibles. Je ne veux pas de votre engin garde du corps. Ce n’est même pas la peine que je me rende là-bas si je ne prends pas ce jeu autant au sérieux que les autres joueurs. »

Le drone resta quelques instants silencieux.

« Ma foi, si vous en êtes sûr, répondit-il enfin d’un ton désolé.

« Certain.

« Très bien. Puisque vous insistez. (Le drone émit l’équivalent d’un soupir.) Je crois que cela règle la question. Le vaisseau devrait arriver dans environ…

« Je pose une condition, intervint Gurgeh.

« Une… condition ? s’exclama le drone.

L’espace d’une seconde, ses champs devinrent visibles, combinaison miroitante de bleu, de brun et de gris.

« Il y a ici un drone du nom de Mawhrin-Skel, reprit Gurgeh.

« Oui, répondit prudemment Worthil. On m’a en effet appris qu’il résidait maintenant dans la région. Eh bien ?

« Il a été exclu de Circonstances Spéciales ; on l’a… renvoyé. Depuis son arrivée, nous sommes devenus… amis. Je lui ai promis que, si j’avais quelque influence, auprès de Contact, je ferais mon possible pour l’aider. Je crains de ne pouvoir jouer à l’Azad si ce drone ne réintègre pas CS. »

Worthil ne répondit pas tout de suite.

« C’est une promesse bien peu raisonnable que vous lui avez faite là, monsieur Gurgeh, remarqua-t-il enfin.

« Je croyais ne jamais me trouver en position de la tenir, je l’admets. Or, c’est à présent le cas ; aussi me vois-je dans l’obligation de présenter cette requête comme une condition à mon départ.

« Vous ne voulez tout de même pas emmener cette machine avec vous ? s’étonna Worthil.

« Mais non ! s’écria l’autre. Je lui ai simplement promis de faire en sorte qu’il reprenne du service.

« Hmm… Eh bien, il ne m’appartient pas vraiment de conclure ce genre de marché, Jernau Gurgeh. Cette machine a été rendue à la vie civile parce qu’elle était dangereuse et refusait de subir une thérapie de reconstruction : ce n’est pas à moi de statuer sur son cas, mais au comité d’admission.

« Même ainsi, je suis obligé d’insister. »

Worthil émit à nouveau un son évoquant un soupir, souleva le conteneur sphérique qu’il avait déposé sur le siège et fit mine d’en examiner la surface vierge.

« Je vais voir ce que je peux faire, dit-il d’un ton légèrement irrité, mais je ne vous promets rien. Les comités d’admission et d’appel détestent qu’on fasse pression sur eux ; quand cela se produit, ils deviennent tout à coup très à cheval sur la morale.

« Il faut que je sois délivré d’une manière ou d’une autre de mon obligation envers Mawhrin-Skel, insista calmement Gurgeh. Je ne saurais partir tant qu’il peut affirmer que je n’ai rien fait pour l’aider. »

Le drone de Contact ne parut pas entendre. Au bout d’un moment, il déclara :

« Hmm… Bien, on va voir ce qu’on peut faire. »

Silencieuse et furtive, la voiture souterraine traversait à vive allure les soubassements du monde.


« À Gurgeh, ce grand joueur-de-jeux qui est aussi un grand homme ! »

Hafflis était debout sur le parapet à un bout de la terrasse, tournant le dos au précipice profond d’un kilomètre, une bouteille dans une main, un bol-à-drogue fumant dans l’autre. La table en pierre était assaillie par une foule de gens venus dire au revoir à Gurgeh. On avait annoncé qu’il partirait le lendemain matin pour les Nuages à bord du VSG Jeune voyou, en tant que représentant de la Culture (parmi d’autres) aux Jeux pardéthilisiens, ce vaste rassemblement à vocation ludique qu’organisait tous les vingt-deux ans environ la méritocratie pardéthilisi dans le Nuage Mineur.

Gurgeh avait réellement été invité à participer au tournoi, comme les fois précédentes ; il était d’ailleurs invité chaque année à plusieurs milliers de compétitions et conventions de profil et d’envergure variables, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de la Culture. Il avait décliné cette invitation comme les autres, mais on disait maintenant qu’il avait changé d’avis, et qu’il s’y rendrait pour jouer au nom de la Culture. Les prochains Jeux devaient avoir lieu dans trois ans et demi, ce qui ne lui facilitait pas la tâche : comment expliquer cette décision décidément fort tardive ? Heureusement, Contact avait quelque peu manipulé le calendrier et proféré quelques mensonges de taille, d’où il ressortait que seul le Jeune voyou pouvait faire en sorte que Gurgeh arrive à temps pour remplir les formalités d’inscription et franchir les éliminatoires, autant de démarches réputées interminables.

« Hourra ! »

Hafflis rejeta la tête en arrière et porta la bouteille à ses lèvres. Toute l’assistance massée autour de la table se joignit à lui ; on dénombrait dans leurs mains une dizaine de récipients différents allant du bol à la chope en passant par le verre et le gobelet. Il se pencha de plus en plus en arrière à mesure qu’il vidait sa bouteille ; quelques personnes lui lancèrent des mises en garde ou lui jetèrent des bribes de nourriture. Il n’eut que le temps de reposer la bouteille et d’essuyer ses lèvres tachées de vin avant de perdre l’équilibre et de disparaître de l’autre côté du parapet.

« Oups ! » fit la voix assourdie de Hafflis.

Deux de ses plus jeunes enfants, qui jouaient aux trois-coupes avec un énumérateur styglien infiniment perplexe, se dirigèrent vers le parapet et récupérèrent leur parent ivre dans le champ de sécurité. Hafflis atterrit maladroitement sur la terrasse et, riant, regagna son fauteuil d’un pas mal assuré.

Gurgeh avait pris place entre Boruélal et une de ses anciennes conquêtes, Vossle Chu, la femme qui avait jadis compté la fonderie au nombre de ses passe-temps. Elle était venue assister au départ de Gurgeh depuis Rombrée, sur la face opposée de Chiark par rapport à Gévant. Parmi les invités regroupés autour de la table se trouvaient au moins dix de ses anciennes amantes. Il se demanda confusément ce qu’il fallait déduire du fait que, sur les dix, six avaient choisi de changer de sexe au cours de ces dernières années, et donc de devenir – et de rester – des hommes.

Comme tout le monde, Gurgeh commençait à être légèrement ivre ; dans ce genre de circonstances, c’était la règle. Hafflis avait promis qu’on ne lui ferait pas subir le même sort qu’à cet ami commun qui, quelques années plus tôt, avait été embauché par Contact. Hafflis avait donné une soirée pour fêter l’événement. À la fin de la soirée, ils avaient entièrement déshabillé le jeune homme et l’avaient jeté par-dessus le parapet. Mais le champ de sécurité avait été désactivé… La nouvelle recrue de Contact avait fait une chute de neuf cents mètres – dont six cents avec les intestins vides – avant que trois drones appartenant à Hafflis et disposés là à cet effet ne s’élèvent tranquillement de la forêt, tout en bas, pour venir le réceptionner et le remonter sur la terrasse.


L’Unité Offensive Générale (Démilitarisée) Facteur limite était venue s’amarrer sous Ikroh cet après-midi-là. Gurgeh était descendu jusqu’à la galerie de transit afin de l’inspecter. L’appareil mesurait bien trois cents mètres de long ; ses formes étaient dépouillées, élancées : un nez effilé vers lequel pointaient trois bulles étirées évoquant de vastes cockpits d’avion, cinq autres grosses bulles ceignant la partie médiane, un arrière aplati. L’appareil l’avait salué, lui avait annoncé qu’il avait pour mission de l’emporter vers le VSG Jeune voyou, et lui avait demandé s’il avait des exigences particulières en matière d’alimentation.

Boruélal lui asséna une claque dans le dos.

« Vous allez nous manquer, Gurgeh.

« Vous aussi », répondit-il en vacillant sur son siège.

Il se sentait tout ému. Il se demandait quand viendrait le moment de jeter par-dessus le parapet les lampions en papier qui descendraient en flottant vers la forêt tropicale. On avait allumé derrière la cascade des projecteurs répartis tout le long de la paroi, et un dirigeable vagabond, dont l’équipage semblait en grande partie constitué d’amateurs de jeux, avait jeté l’ancre au-dessus de la plaine, au niveau de Tronze : on aurait un feu d’artifice un peu plus tard dans la soirée. Gurgeh avait été profondément touché par ces manifestations de respect et d’affection.

« Gurgeh ? dit Chamlis. (Le verre à la main, l’interpellé se retourna pour faire face à la vieille machine, qui lui déposa un petit paquet dans la main.) Cadeau ! (Gurgeh contempla l’objet, dont le papier d’emballage était maintenu par un ruban.) Juste histoire de respecter une ancienne tradition, expliqua Chamlis. Il ne faut l’ouvrir qu’après ton départ.

« Merci, fit Gurgeh en hochant lentement la tête. (Il mit son cadeau dans sa poche, puis fit ce qu’il ne faisait que rarement avec un drone : il enserra dans ses bras les champs-aura de la vieille machine.) Merci, merci infiniment. »

Il faisait de plus en plus sombre. Une averse de courte durée faillit éteindre la tranchée de braises au centre de la table mais, sur sa demande, les drones de service de Hafflis leur apportèrent une provision d’alcool. Tous s’amusèrent à raviver les braises à grands jets de liquide ; celles-ci baignaient en permanence dans une mare de flammes bleutées qui mirent le feu à la moitié des lampions, carbonisèrent les vrilles de fleur-de-nuit, laissèrent des trous dans bon nombre de vêtements et roussirent le pelage de l’énumérateur styglien. Des éclairs illuminaient fugitivement les montagnes qui surplombaient le lac ; fabuleuses, les chutes éclairées par l’arrière flamboyaient. Le feu d’artifice tiré du dirigeable provoqua des acclamations et, en réponse, d’autres tirs de fusées et de nuages laser qui s’élevèrent de tous les quartiers de Tronze. Gurgeh fut jeté nu dans le lac, mais récupéré tout crachotant par les enfants de Hafflis.

Il s’éveilla dans le lit de Boruélal, à l’université, un peu après l’aube. Il s’éclipsa sans attendre.


Il fit des yeux le tour de la pièce. Le soleil matinal inondait les alentours d’Ikroh et dardait ses rayons jusque dans le salon, entrant à flots par les fenêtres donnant sur le fjord et traversant toute la pièce pour ressortir par les fenêtres opposées, qui s’ouvraient sur les alpages. Les oiseaux emplissaient de leurs chants l’air immobile et glacé.

Il ne lui restait plus rien à emporter, plus rien à emballer. La veille au soir, il avait chargé ses drones domestiques d’une malle de vêtements ; mais se demandait maintenant pourquoi il avait pris cette peine : il n’aurait guère besoin de se changer sur le vaisseau de guerre, et, une fois à bord du VSG, il pourrait commander tout ce qui lui passerait par la tête. Il avait emballé quelques objets personnels et demandé à la maison de copier dans les mémoires du Facteur limite son stock d’images, fixes et animées. Pour finir, il brûla la lettre qu’il avait destinée à Boruélal et en remua les cendres dans l’âtre jusqu’à les réduire en fine poussière. Il n’en resta plus rien.

« Prêt ? s’enquit Worthil.

« Oui, répondit Gurgeh. (Il avait maintenant les idées claires, et sa tête ne le faisait plus souffrir. Néanmoins, il se sentait las, et sut que cette nuit-là il dormirait bien.) Il est déjà là ?

« Il ne saurait tarder. »

C’était Mawhrin-Skel qu’ils attendaient. La machine avait été informée que son pourvoi avait été réexaminé, et que, dans le souci d’agréer Gurgeh, on lui confierait sous peu une mission au sein de Circonstances Spéciales. Elle avait accusé réception du message, mais ne s’était pas montrée. Elle viendrait les rejoindre au moment du départ de Gurgeh.

Ce dernier s’assit et attendit.

Quelques minutes seulement avant l’heure dite, le petit drone fit son apparition : il descendit par le conduit de la cheminée et vint se suspendre dans l’âtre vide.

« Mawhrin-Skel, fit Worthil. Juste à temps.

« On me rappelle, à ce qu’il paraît ?

« En effet, répondit chaleureusement Worthil.

« Voilà qui est bien. Je suis certain que mon ami l’UOL Diplomate canonnière suivra ma future carrière avec grand intérêt.

« Naturellement, dit Worthil. Je l’espère bien. »

Les champs de Mawhrin-Skel virèrent au rouge orangé. Il se dirigea vers Gurgeh en flottant dans les airs ; son corps gris luisait vivement, ses champs étaient presque invisibles sous le soleil radieux.

« Merci, lui dit-il. Je vous souhaite un excellent voyage, et beaucoup de chance. »

Gurgeh resta assis sur son canapé et contempla la toute petite machine. Plusieurs paroles lui vinrent à l’esprit, mais il n’en prononça aucune. Au lieu de cela, il se leva, remit de l’ordre dans ses vêtements, regarda Worthil et déclara :

« Je crois que je suis prêt à partir. »

Mawhrin-Skel le suivit du regard tandis qu’il quittait la pièce, mais ne fit pas mine de le suivre. Gurgeh embarqua à bord du Facteur limite. Worthil lui fit visiter les trois vastes tabliers de jeu situés dans trois des bulles-effecteurs ceinturant le vaisseau, lui désigna le logement de module situé dans la quatrième bulle, et pour finir la piscine installée par le constructeur dans la cinquième – on n’avait rien trouvé d’autre à y mettre compte tenu des délais, et ils n’aimaient pas l’idée de laisser bêtement cette bulle vide. On avait laissé sur place les trois effecteurs du nez de l’appareil, mais ils étaient déconnectés et seraient enlevés quand le Facteur limite rejoindrait le Jeune voyou. Ensuite, Worthil lui fit faire le tour des quartiers d’habitation, qui lui parurent tout à fait acceptables.

L’heure du départ arriva étonnamment vite. Gurgeh fit ses adieux au drone de Contact ; puis il alla s’asseoir dans le secteur résidentiel du vaisseau, regarda la petite machine flotter jusqu’au sas de sortie et demanda à l’écran qui lui faisait face de lui montrer l’extérieur. La passerelle amovible qui reliait le navire à la galerie de transit d’Ikroh se rétracta, et la coque intérieure en forme de tube étiré revint s’encastrer dans son logement.

Alors, sans bruit et sans avertissement, le spectacle de la base de la Plate-forme se mit à diminuer à toute allure. Tandis que le vaisseau s’éloignait, elle se confondit avec les trois autres Plates-formes établies de ce côté de l’Orbitale pour former enfin une seule ligne épaisse, qui elle-même ne fut bientôt plus qu’un point derrière lequel étincelait puissamment l’étoile du système de Chiark, avant que celle-ci ne s’assombrisse et ne se réduise à son tour. Alors Gurgeh se rendit pleinement compte qu’il était bel et bien en route pour l’empire d’Azad.

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