Jusqu’ici, ça ne va pas trop mal. La chance a de nouveau abandonné notre joueur-de-jeux. Toutefois, vous aurez sans doute remarqué qu’il n’est plus le même homme. Ah, ces humains !
Mais, quoi qu’il en soit, je resterai cohérent. Je ne vous ai pas encore dit qui je suis, et d’ailleurs je ne vais pas non plus vous le dire maintenant. Peut-être plus tard.
Peut-être.
Et de toute façon, l’identité a-t-elle une quelconque importance ? Personnellement, j’en doute. On est ce qu’on fait, et non ce qu’on pense. Seules comptent les interactions (cela n’empêche pas le libre arbitre, non incompatible avec la thèse qui veut que nous soyons définis par nos actes). Et d’abord, qu’est-ce que le libre arbitre ? Le hasard. Le facteur aléatoire. Si l’on admet qu’en dernière analyse l’individu n’est pas prévisible, alors le libre arbitre ne saurait être autre chose. Les gens qui ne saisissent pas ça m’énervent à un point !
Même un humain devrait pouvoir comprendre que c’est une évidence.
C’est le résultat qui compte, et non les moyens mis en œuvre pour l’obtenir (sauf, naturellement, si l’on considère le processus d’achèvement comme une série de résultats en soi). Quelle importance qu’un esprit soit constitué de grosses cellules animales spongieuses fonctionnant à la vitesse du son (dans l’air !), ou de nanomousse étincelante à réflecteurs et structures de cohérence holographiques, le tout agissant à la vitesse de la lumière ? (Je ne parlerai même pas du cerveau des Mentaux.) L’un comme l’autre, ce sont des machines, des organismes qui s’acquittent de la même tâche.
Tout cela n’est que matière commutant l’énergie sous une forme ou une autre.
Commutations. Mémoire. Cet élément aléatoire qui est le hasard et qu’on appelle choix : tous des communs dénominateurs.
Je le répète : « on » est ce que l’« on » fait. En psychologie, mon credo à moi c’est la dynamique du comportement – tendance « troubles du comportement ».
Et Gurgeh, dans tout ça ? Eh bien, disons que ses commutateurs fonctionnent bizarrement. Il pense autrement, il agit de manière insolite. Il est devenu quelqu’un d’autre. Il a vu ce que la ville, ce gigantesque hachoir à viande, pouvait produire de pire, il l’a très mal pris, et il s’est vengé.
Et le revoilà dans l’espace, la tête farcie de règles du jeu d’Azad ; son cerveau continue de s’adapter aux structures virevoltantes, commutatives, de cet ensemble de principes et de promesses pétri de charme et de sauvagerie. Et on l’emmène à travers l’espace vers le sanctuaire symbolisant le mieux l’Empire dans ce qu’il a de plus minable : Echronédal, où se dresse la vague de flamme ; la Planète du Feu.
Mais notre héros l’emportera-t-il ? Est-il possible qu’il l’emporte ? Et que représenterait sa victoire, d’ailleurs ?
Cet homme a-t-il encore beaucoup à apprendre ? Et que va-t-il faire de ce savoir ? Ou plutôt, qu’est-ce que ce savoir va faire de lui ?
Nous verrons bien. Tout se dénouera en temps voulu.
On reprend à partir de là, maestro…
Echronédal était à vingt années-lumière d’Eä. Arrivée à mi-chemin, la Flotte Impériale quitta la zone de poussière qui s’étendait entre le système solaire d’Eä et la direction générale de la galaxie principale ; un vaste bras en spirale envahissait donc la moitié du ciel, comme un million de pierres précieuses emportées par un maelström.
Gurgeh était impatient de débarquer sur la Planète du Feu. Le voyage lui paraissait interminable, et le vaisseau de ligne qu’il avait dû emprunter insupportablement exigu. Il passait le plus clair de son temps dans sa cabine. Les bureaucrates, les officiers de l’Empire et autres joueurs-de-jeux lui témoignaient une aversion manifeste, et, mis à part deux ou trois expéditions en navette jusqu’au cuirassé l’Invincible – le vaisseau amiral de la Flotte –, pour se rendre à une réception, il ne s’était guère montré en public.
La traversée s’effectua sans incident, et au bout de douze jours ils arrivèrent en vue d’Echronédal ; la planète, qui tournait autour d’une naine jaune au sein d’un système plutôt banal, était habitable par les humains, et ne comportait qu’une seule particularité.
Il n’était pas rare de rencontrer des renflements équatoriaux nettement marqués sur les planètes ayant autrefois été animées d’un mouvement de rotation rapide ; celui d’Echronédal était relativement discret, encore que suffisamment élevé pour constituer un ruban continental ininterrompu de terres émergées courant en gros entre les tropiques, le reste du globe étant enfoui sous deux vastes océans calottés de glace aux pôles. L’exception à la règle, aussi bien aux yeux de l’Empire qu’à ceux de la Culture, fut la découverte d’une vague de feu circulant continuellement autour de la planète sur le ruban-continent.
Le feu, qui mettait environ une demi-année standard pour accomplir son tour du monde, déferlait par-dessus les terres ; ses flancs frôlaient le rivage des deux océans, son front avançait presque en ligne droite, et ses flammes consumaient la végétation née des cendres du précédent passage. La totalité de l’écosystème terrestre de la planète avait évolué autour de ce perpétuel sinistre ; certaines plantes ne pouvaient pousser que sous les scories encore chaudes ; le développement de leurs graines était brusquement déclenché par la vague de chaleur. D’autres fleurissaient juste avant l’arrivée du feu, subissaient une croissance accélérée jusqu’à ce que les flammes les trouvent, et se servaient alors des courants ascendants que celles-ci engendraient pour expédier leur semence jusque dans la haute atmosphère, d’où elles retombaient là où elles pouvaient, pour s’enfouir dans la cendre. Quant à la faune terrestre d’Echronédal, elle se répartissait en trois catégories : il y avait les animaux qui se déplaçaient constamment en suivant l’amble régulier de la flamme, ceux qui évoluaient à l’intérieur des frontières circulaires de ses océans, et les différentes espèces qui s’enfouissaient dans le sol, se terraient dans les grottes ou survivaient grâce à toute une variété de mécanismes dans les lacs et les rivières.
Des oiseaux en faisaient le tour, tel un courant ininterrompu de plumes.
Le brasier restait dans les limites d’un gros feu de brousse pendant onze révolutions. Puis, à la douzième, il changeait.
Le bourgeon-de-cendre était une plante longue et filiforme qui poussait rapidement une fois que ses graines avaient germé ; sa base se renforçait, et durant les deux cents jours qui lui restaient avant que les flammes ne fassent de nouveau leur apparition, elle atteignait dix mètres de hauteur au moins. Au retour du feu, le bourgeon-de-cendre ne brûlait pas ; ses feuilles abondantes se refermaient sur sa cime, et sa croissance se poursuivait sous la cendre. Après onze de ces Grands Mois, onze baptêmes du feu, les bourgeons-de-cendre étaient devenus de grands arbres d’au minimum soixante-dix mètres de haut. Leurs propres processus chimiques provoquaient alors l’apparition de la Saison de l’Oxygène, puis de l’Incandescence.
Pendant la durée de ce cycle soudain, le feu n’avançait plus à l’amble : il se ruait en avant. Disparu, le feu de brousse étendu mais modéré, voire un peu maigre ; désormais, c’était un véritable enfer. Sous sa puissante chaleur, les lacs se volatilisaient, les rivières s’asséchaient, la roche s’effritait ; les animaux qui avaient trouvé leur moyen propre d’éviter les flammes des Grands Mois ou de vivre à leur rythme devaient adopter une autre méthode de survie : courir assez vite pour prendre une avance suffisante sur l’Incandescence, et donc la laisser en permanence derrière eux, partir vers le large ou gagner à la nage les rares îles, pour la plupart minuscules, qui émergeaient non loin de la côte, ou bien hiberner au cœur de vastes réseaux de grottes ou tout au fond des lacs, des rivières encaissées et des fjords. Les plantes aussi passaient alors à d’autres mécanismes de survie : elles s’enracinaient plus profondément, munissaient leurs graines de cosses plus épaisses ou équipaient leurs thermosemences en vue d’un voyage plus long à plus haute altitude, et en fonction du terrain recuit que celles-ci rencontreraient à l’arrivée.
Alors, la planète dont l’atmosphère étouffait sous la fumée, la cendre et la suie tanguait au bord de la catastrophe pendant tout un Grand Mois ; des nuages de fumée masquaient le soleil, et la température baissait progressivement. Puis, lentement, tandis que l’incendie à présent mineur poursuivait son chemin, l’atmosphère se dégageait, les animaux recommençaient à se reproduire, les plantes reprenaient leur croissance, et les petits bourgeons-de-cendre perçaient la cendre provenant de leurs propres racines carbonisées.
Les châteaux que l’Empire s’était construits sur Echronédal étaient suréquipés en systèmes de lutte contre l’incendie et conçus pour résister à toutes les vagues d’insupportable chaleur, tous les vents hurlants que savait produire l’extravagante écologie de cette planète ; et c’était dans la plus imposante de ces forteresses, Klaff, que depuis trois cents années standard se tenait la finale du jeu d’Azad ; celle-ci était programmée pour coïncider, dans la mesure du possible, avec l’Incandescence.
La Flotte Impériale arriva au-dessus d’Echronédal en pleine Saison de l’Oxygène. Le vaisseau amiral demeura non loin de la planète, tandis que son escorte de cuirassés se dispersait aux confins du système. Les navires de ligne restèrent jusqu’à ce que l’escadron de navettes de l’Invincible ait acheminé à la surface tous les joueurs-de-jeux, les officiels de la cour, les invités et les observateurs, puis partirent pour un système voisin. Les navettes plongèrent dans l’atmosphère limpide d’Echronédal pour venir se poser au château de Klaff.
La forteresse se dressait sur un éperon rocheux, situé au pied d’une chaîne de monts peu élevés aux formes arrondies, qui donnait sur une vaste plaine. En temps normal, on y avait vue sur une interminable steppe ponctuée de fines tiges de bourgeons-de-cendre à divers stades de leur développement ; mais on était à l’époque où ceux-ci se couvraient de branches et de fleurs : leur voûte de feuillages ondoyants palpitait au-dessus de la plaine comme un ciel couvert jaunâtre et enraciné au sol, et les troncs les plus hauts dépassaient le mur d’enceinte du château.
Lorsque l’Incandescence arriverait, elle déferlerait sur la forteresse comme une vague furieuse ; la seule chose qui sauvât le château de l’incinération était un viaduc de deux kilomètres allant d’un réservoir situé dans les collines à la citadelle de Klaff, où une série de citernes géantes reliées à un système complexe de dispositifs anti-incendie faisaient en sorte que la forteresse, alors hermétiquement close, soit inondée lors du passage du feu. Pour le cas où le système d’arrosage tomberait en panne, on avait creusé sous le château, dans la roche, de profonds abris où pourraient se regrouper les habitants en attendant que la vague de flammes soit passée. Jusqu’à présent, les eaux n’avaient jamais manqué de sauver la forteresse, laquelle demeurait chaque fois une oasis d’un jaune calciné au beau milieu d’un désert de feu.
Traditionnellement, l’Empereur était censé se trouver là au moment de l’incendie – quel que soit le vainqueur de la finale ; une fois les flammes éteintes, il émergeait de la citadelle et s’élevait dans la noirceur des volutes de fumée jusqu’aux ténèbres de l’espace, et de là jusqu’à son Empire. La synchronisation n’avait pas toujours été parfaite ; au cours des siècles passés, l’Empereur et sa cour avaient parfois dû attendre la fin de l’incendie dans un autre château, et en un certain nombre d’occasions ils étaient tout simplement arrivés trop tard. Néanmoins, cette fois-ci l’Empire avait calculé juste : selon toute probabilité, l’Incandescence – qui ne devait s’amorcer qu’à deux cents kilomètres du château, en direction du feu, là où les bourgeons-de-cendre perdaient brusquement leur taille et leur forme habituelle pour devenir les arbres gigantesques qui encerclaient Klaff – arriverait en gros au moment prévu, et fournirait ainsi au couronnement un décor à sa mesure.
Dès qu’ils eurent atterri, Gurgeh se sentit mal à l’aise. Eä était juste en deçà de ce que la Culture considérait – assez arbitrairement d’ailleurs – comme étant la masse planétaire standard, et possédait donc une gravité plus ou moins équivalente à la force produite par la rotation de Chiark Orbitale, ou à celle que créaient dans leurs champs anti-G le Facteur limite ou le Jeune voyou. Mais Echronédal, elle, faisait une fois et demie la masse d’Eä, et Gurgeh se sentait bien lourd.
Le château était depuis longtemps équipé d’ascenseurs à accélération progressive, et de manière générale seuls les serviteurs mâles empruntaient les escaliers ; mais les premiers jours (lesquels étaient d’ailleurs assez courts sur cette planète), le simple fait de marcher sur le plat procurait une sensation d’inconfort.
Les appartements de Gurgeh donnaient sur l’une des cours intérieures du château. Il s’y installa en compagnie de Flère-Imsaho – qui n’avait pas l’air le moins du monde incommodé par l’excès de gravité – et du serviteur mâle auquel avait droit tout finaliste. Gurgeh avait bien mis en doute la nécessité de se voir affecter un domestique (« Naturellement, avait commenté le drone, puisque vous en avez déjà un ! »), mais on lui avait expliqué que c’était une tradition, ainsi qu’un grand honneur pour le mâle en question. Il avait donc fini par accepter.
Le soir de leur arrivée, on donna une fête un peu désordonnée. Fatigués par leur long voyage et éprouvés par la gravité, les gens restèrent assis et discutèrent entre eux ; la conversation tourna principalement autour de l’enflure des chevilles. Gurgeh y fit une apparition, juste histoire de se montrer, il n’avait pas revu Nicosar depuis le grand bal célébrant le début des jeux : celui-ci n’avait pas daigné honorer de son impériale présence les réceptions données à bord de l’Invincible.
« Et cette fois, ne vous trompez pas », lui dit Flère-Imsaho comme ils entraient dans la grande salle du château.
L’Empereur avait pris place sur son trône, et saluait les invités au fur et à mesure qu’ils arrivaient. Gurgeh allait s’agenouiller comme les autres, mais Nicosar le vit, agita un index bagué et indiqua son propre genou.
« Mais voilà notre ami « Un-Genou » ! Vous n’avez pas oublié ? »
Gurgeh mit un genou en terre en inclinant la tête. Nicosar eut un rire sans force. Assis à la droite de l’Empereur, Hamin sourit.
Gurgeh alla s’asseoir, seul, dans un fauteuil poussé contre un mur près d’une armure ancienne. Ses yeux firent le tour de la pièce, sans aucun enthousiasme, et finirent par se poser sur un apical qui, debout dans un coin de la salle, s’entretenait avec un groupe d’apicaux en uniforme perchés sur de hauts tabourets tout autour de lui. Il fronça les sourcils. L’apical n’attirait pas seulement l’attention parce qu’il était le seul à se tenir debout, mais aussi parce qu’il paraissait enchâssé dans un squelette vert-de-gris porté par-dessus son uniforme de la Marine.
« Qui est-ce ? demanda Gurgeh à Flère-Imsaho qui, maussade, bourdonnait et crépitait entre son fauteuil et le mur où s’adossait l’armure.
« Qui ça ?
« L’apical à… l’exosquelette ? C’est comme ça qu’on dit ? Celui-là, là.
« Ça, c’est le maréchal Yomonul. Aux derniers jeux, il a parié, avec la bénédiction de l’Empereur, que s’il perdait il passerait toute une Grande Année en prison. Et il a perdu ; il espérait que l’Empereur refuserait de se passer pendant six ans des services d’un de ses meilleurs officiers, et userait donc à son égard de son droit de veto – licite lorsqu’il ne s’agit pas d’un pari corporel. Nicosar s’est bel et bien servi de son droit de veto, mais seulement pour ordonner qu’on l’enferme dans cet appareil plutôt que dans une cellule.
« Cette geôle portative est proto-consciente ; elle possède divers palpeurs indépendants et certaines caractéristiques traditionnellement attachées aux exosquelettes : micropile, bras et jambes à mouvements amplifiés… Elle a pour mission de laisser Yomonul accomplir son devoir de soldat, mais de lui imposer dans les autres domaines une discipline carcérale. Elle ne l’autorise à absorber que les mets les plus simples, lui interdit l’alcool, l’oblige à observer un régime d’exercice physique très strict, l’empêche de prendre part à toute manifestation mondaine – sa présence ici ce soir est certainement due à une dispense spéciale de l’Empereur –, et ne lui permet pas de copuler. En outre, il est contraint d’écouter les sermons d’un chapelain, qui vient lui rendre une visite de deux heures tous les dix jours.
« Le pauvre ! Je vois qu’il est également obligé de rester debout.
« Ma foi, je suppose qu’on ne doit pas essayer de se montrer plus malin que l’Empereur, répondit Flère-Imsaho. Quoi qu’il en soit, il aura bientôt fait son temps.
« Pas de remise de peine pour bonne conduite ?
« Le Service Impérial des Affaires Pénales ne pratique pas le rabais. En revanche, quand on se conduit mal, ils rallongent la sentence. »
Gurgeh secoua la tête en regardant, à l’autre bout de la salle, le prisonnier dans sa geôle individuelle.
« Impitoyable, hein, ce vieil Empire ?
« Ça, on peut le dire… Mais qu’il essaie de jouer des tours à la Culture et il apprendra ce qu’impitoyable veut dire. »
Gurgeh tourna la tête et posa sur la machine un regard surpris. Elle ronflait en flottant sur place dans sa grosse coque gris-brun qui paraissait encore plus dure et encore plus sinistre par rapport à l’éclat terne de l’armure vide.
« Mais dites-moi, je vous trouve d’humeur bien belliqueuse, ce soir !
« Et alors ? Vous feriez bien d’en faire autant.
« Vous voulez parler des jeux ? Je suis prêt.
« Vous allez vraiment prendre part à cet acte de propagande ?
« Quel acte de propagande ?
« Vous le savez très bien. Celui qui consiste à aider le Bureau à justifier artificiellement votre propre défaite. À faire semblant d’avoir perdu. À donner des interviews et à mentir.
« Mais oui. Pourquoi pas ? Cela me permet de jouer. Sinon, ils emploieraient peut-être d’autres moyens pour m’en empêcher.
« Vous voulez dire qu’ils vous tueraient ?
« Ou plutôt qu’ils me disqualifieraient, répondit Gurgeh en haussant les épaules.
« À votre avis, ça vaut le coup ? Rien que pour pouvoir jouer ?
« Non, mentit Gurgeh, mais je peux bien dire quelques mensonges ; ce n’est pas le bout du monde.
« Hmm », fit la machine.
Gurgeh attendit la suite, mais rien ne vint. Ils s’en allèrent quelques instants plus tard. Une fois debout, Gurgeh se dirigea tout droit vers la porte ; il fallut que le drone lui rappelle qu’il devait se retourner vers Nicosar et faire une génuflexion.
La première partie à laquelle il participa sur Echronédal, celle qu’il était officiellement censé perdre de toute façon, était naturellement un jeu à dix. Cette fois-ci, il n’y eut pas le moindre signe de coalition contre lui ; au contraire, quatre joueurs vinrent le trouver afin de former avec lui un front uni contre les cinq autres. C’était ainsi que se jouaient traditionnellement les jeux à dix, mais Gurgeh n’en avait pas encore fait l’expérience, sauf en tant que victime des alliances des autres.
Il se retrouva donc en train de discuter stratégie avec deux amiraux de la Flotte, un général et un ministre de l’Empire dans une pièce garantie inviolable – tant sur le plan optique que sur le plan électronique – par le Bureau des Jeux, et située dans une aile du château. Ils débattirent pendant trois jours de la tactique à adopter, puis jurèrent devant Dieu – Gurgeh donna sa parole comme les autres – qu’ils respecteraient cette entente jusqu’à ce que les cinq autres aient perdu, ou qu’ils aient eux-mêmes été contraints de s’incliner.
À l’issue des parties mineures, les deux camps étaient à peu près à égalité. Gurgeh découvrait que la stratégie de groupe comportait des avantages et des inconvénients. Il faisait de son mieux pour s’adapter et jouer en conséquence. Les joueurs se consultèrent à nouveau, puis se préparèrent pour la bataille qui allait se livrer sur le Tablier d’Origine.
Gurgeh éprouvait un grand plaisir. La répartition en équipes multipliait l’intérêt du jeu ; il ressentait une réelle solidarité envers les apicaux qui jouaient à ses côtés. Ils se secouraient mutuellement en temps de crise, se reposaient les uns sur les autres pendant les assauts conjugués et, dans l’ensemble, jouaient comme si leurs forces additionnées ne formaient véritablement qu’un seul camp. En tant qu’individus, il ne les trouvait pas excessivement sympathiques, mais, en tant que partenaires, il ne pouvait nier la tendresse qu’ils lui inspiraient ; à mesure que le jeu avançait et qu’ils repoussaient leurs concurrents, il se sentait de plus en plus triste à l’idée que bientôt ils en seraient réduits à s’entre-déchirer.
Lorsque vint le moment où les dernières résistances de l’adversaire furent écrasées, ces émotions disparurent presque entièrement. On s’était joué de lui, au moins en partie ; alors que lui respectait ce qu’il considérait comme l’esprit de leur convention, les autres s’en tenaient à la lettre. Pas un d’entre eux ne monta à l’assaut tant que les pions de l’autre équipe n’eurent pas été capturés ou neutralisés en totalité, mais quand il apparut clairement qu’ils allaient gagner, on assista à quelques manœuvres subtiles visant des positions qui prendraient de la valeur plus tard, au moment où l’entente qui les liait tomberait en désuétude. Lorsque Gurgeh s’en aperçut, il était presque trop tard ; et lorsqu’ils attaquèrent la deuxième partie de la manche, il était de loin le plus faible des cinq.
En outre, il devint évident que les deux amiraux coopéraient officieusement contre le reste, ce qui n’était guère surprenant, d’ailleurs. Une fois ligués, ces deux-là étaient bien plus forts que les trois autres.
En un sens, ce fut la faiblesse même de Gurgeh qui le sauva ; il montra par son jeu qu’il ne valait pas la peine qu’on lui consacre du temps et laissa les quatre autres se battre jusqu’au bout. Plus tard, il attaqua les amiraux ; ceux-ci avaient alors acquis suffisamment de force pour conjurer un éventuel débordement massif, mais à ce moment-là le potentiel modeste de Gurgeh était mieux à même de les entamer que les forces, pourtant supérieures, du général et du ministre.
La partie traîna en longueur tandis que les uns et les autres gagnaient puis perdaient alternativement du terrain ; Gurgeh remontait lentement mais sûrement et, à la fin, même s’il se fit éliminer avant les quatre autres, il avait accumulé suffisamment de points pour être assuré de passer au tablier suivant. Trois membres de l’équipe avaient si mal joué qu’ils durent déclarer forfait.
Gurgeh ne se remit jamais vraiment de l’erreur qu’il avait commise sur le premier tablier, et se tira très médiocrement du tablier de Forme. Il commençait à se dire que, finalement, l’Empire n’aurait pas besoin de mentir sur son compte en affirmant qu’il avait été éliminé à l’issue de la première manche.
Il poursuivait ses entretiens avec le Facteur limite en employant Flère-Imsaho comme relais ; l’écran-de-jeu de sa chambre lui permettait d’afficher les parties.
Il avait l’impression de s’être adapté à la gravité plus forte de la planète. Flère-Imsaho dut lui rappeler qu’il s’agissait d’une réaction génomanipulée ; ses os s’épaississaient rapidement, et sa musculature s’était développée sans attendre qu’il s’en occupe activement.
« Mais enfin, vous n’aviez pas remarqué que vous deveniez plus râblé ? lui demanda le drone d’un ton exaspéré tandis que Gurgeh se regardait dans le miroir de sa chambre.
« En fait, je croyais manger plus que de raison, répondit ce dernier en secouant la tête.
« Quelle perspicacité ! Je me demande s’il y a autre chose de nouveau en vous dont vous n’ayez pas conscience. On ne vous a donc rien appris sur la biologie de votre corps ?
« J’ai oublié », fit l’homme en haussant les épaules.
Il s’était également adapté au cycle jour/nuit plus court en vigueur sur cette planète, et plus vite que tous les autres invités, s’il fallait en croire leurs nombreuses récriminations. La plupart des gens, lui apprit le drone, prenaient des drogues qui faisaient coïncider leur rythme biologique avec le cycle local, dont les journées ne duraient que les trois quarts d’un jour standard.
« Génomanipulation, là aussi ? s’enquit-il un matin au petit déjeuner.
« Naturellement, voyons.
« J’ignorais ce dont nous étions capables.
« C’est ce que je vois, répliqua le drone. Bonté divine, Gurgeh ! Il y a onze mille ans que la Culture voyage dans l’espace ; ce n’est pas parce que vous vous êtes presque tous installés dans des conditions idéales, taillées sur mesure, que vous avez perdu votre faculté d’adaptation rapide. La force est dans la profondeur, la surabondance, l’excès de prévoyance dans la génomanipulation. Enfin, vous connaissez comme moi la philosophie de la Culture. »
Gurgeh regarda la machine, le sourcil froncé. Du geste, il indiqua les murs, puis son oreille.
Flère-Imsaho se mit à osciller de droite à gauche, équivalent chez les drones du haussement d’épaules.
Gurgeh sortit cinquième sur sept du Tablier de Forme. Il attaqua le Tablier du Devenir sans espoir de gagner, mais avec une faible chance de parvenir au titre de Qualifié. Vers la fin, il eut un style inspiré. Il commençait à se sentir très à l’aise sur le dernier des trois grands tabliers, et aimait utiliser le symbolisme des quatre éléments qui était intégré au jeu à ce stade à la place des paires de dés des autres étapes de chaque manche. Des trois grands tabliers, songeait-il, le Tablier du Devenir était celui dont on exploitait le moins les possibilités ; l’Empire paraissait n’en avoir qu’une compréhension imparfaite et ne lui accorder qu’une attention limitée.
Il alla jusqu’au bout. Ce fut l’un des amiraux qui gagna, mais Gurgeh se vit décerner de justesse le titre de Qualifié. Il n’y avait qu’un point d’écart entre lui et l’autre amiral : 5 523 à 5 522. Seule une égalité suivie d’une revanche auraient pu lui permettre de le rattraper, mais rétrospectivement il se dit plus tard que pas une minute il n’avait douté de sa participation à la manche suivante.
« Vous vous rapprochez dangereusement de la notion de destin, Jernau Gurgeh », répondit Flère-Imsaho lorsqu’il essaya de s’expliquer devant la machine.
L’homme était assis dans sa chambre, une main posée sur la table devant lui tandis que le drone lui ôtait le bracelet-Orbitale qu’il portait au poignet ; à cause du développement spontané de ses muscles, le bijou était à présent trop serré : il ne pouvait plus le faire glisser par-dessus sa main.
« Le destin…, répéta Gurgeh d’un air pensif. (Il hocha la tête.) Oui, c’est bien l’impression que j’ai, je crois.
« Et puis quoi encore ? s’exclama la machine en découpant le bracelet au moyen d’un champ. (Gurgeh crut que la petite image brillante allait disparaître, mais il n’en fut rien.) Dieu ? Des fantômes ? Le voyage dans le temps ? »
Le drone détacha le bracelet de son poignet et en joignit à nouveau les deux segments afin qu’il reforme un cercle. Gurgeh sourit.
« L’Empire. »
Il reprit possession du bracelet, se leva nonchalamment et se dirigea vers la fenêtre en manipulant l’Orbitale, les yeux fixés sur la cour dallée.
L’Empire ? se dit Flère-Imsaho. La machine pressa Gurgeh de lui remettre le bracelet afin qu’elle le replace dans son écrin. Il aurait été insensé de le laisser traîner ; quelqu’un aurait pu deviner ce qu’il représentait. J’espère sincèrement qu’il plaisante.
Puisque sa propre partie était terminée, Gurgeh eut le temps d’aller assister à celle de Nicosar. L’Empereur jouait dans la salle-de-proue de la forteresse, une vaste pièce en arc de cercle aux murs de pierre grise où pouvaient prendre place plus d’un millier de personnes. C’était là que se jouerait la dernière manche, celle qui désignerait le futur Empereur. La salle-de-proue était située tout au bout du château, du côté où arriverait le feu. De hautes fenêtres que n’obturaient pas encore les volets donnaient sur une mer jaune de corolles de bourgeons-de-cendre.
Gurgeh prit place dans une des galeries d’observation et regarda jouer l’Empereur. Nicosar privilégiait la prudence : il consolidait progressivement son avantage, avançant sans jamais prendre de risques, sans rien remettre en question, faisant des échanges avantageux sur le Tablier du Devenir et orchestrant les démarches des quatre individus qui jouaient dans le même camp que lui. Gurgeh fut impressionné ; le jeu de Nicosar était tout en faux-semblants. Le style laborieux et sans heurts qu’il manifestait tantôt n’était qu’un aspect de ses possibilités ; de temps en temps, juste au moment voulu, là où il était certain d’obtenir l’effet le plus dévastateur, arrivait un coup d’éclat d’une audace surprenante. De la même façon, chaque fois qu’un de ses adversaires tentait une manœuvre tout en finesse, il se voyait contré, voire surpassé par l’Empereur.
Gurgeh éprouva une certaine sympathie pour ceux qui jouaient contre Nicosar. Mieux valait encore mal jouer que montrer des accès de génie mais se faire écraser à chaque fois. C’était moins démoralisant.
« Vous souriez, Jernau Gurgeh. »
Absorbé qu’il était par la partie qui se jouait devant lui, Gurgeh n’avait pas vu approcher Hamin. Le vieil apical s’assit auprès de lui avec précaution. Les renflements visibles de sa tunique indiquaient qu’il portait un harnais anti-G afin de compenser en partie la gravité d’Echronédal.
« Bonsoir, Hamin.
« J’ai entendu dire que vous vous étiez qualifié. Bravo.
« Merci. Mais cela restera officieux, bien sûr.
« Ma foi, oui. Officiellement, vous êtes arrivé quatrième.
« Je ne m’attendais pas à une telle générosité de votre part.
« Nous avons tenu compte de l’obligeance avec laquelle vous avez accepté de coopérer. Vous êtes toujours disposé à nous aider ?
« Naturellement. Dites-moi simplement où se trouve la caméra.
« Demain, peut-être. (Hamin hocha la tête ; il regarda Nicosar, examinant l’excellente position stratégique qu’il occupait sur le Tablier du Devenir.) Pour le face-à-face, votre adversaire sera Lo Tenyos Krowo ; je dois vous avertir qu’il s’agit d’un très bon joueur. Êtes-vous tout à fait certain de ne pas vouloir abandonner dès maintenant ?
« Tout à fait certain. Après avoir causé la mutilation de Bermoiya, vous voudriez que je déclare forfait maintenant simplement parce que la pression est trop forte ?
« Je comprends votre point de vue, Gurgeh. (Hamin soupira sans quitter des yeux l’Empereur. Puis il hocha à nouveau la tête.) Oui, je le comprends. Mais quoi qu’il en soit vous n’avez fait que vous qualifier ; et d’extrême justesse, en plus. Et puis, Lo Tenyos Krowo est vraiment très, très bon. (Nouveau hochement de tête.) Oui, vous avez peut-être atteint vos limites. »
Il tourna vers Gurgeh un visage tout desséché.
« C’est fort possible, monsieur le recteur. »
Hamin opina d’un air absent et détourna les yeux, qu’il posa une nouvelle fois sur son Empereur.
Le lendemain matin, Gurgeh se prêta à quelques fausses prises de vues de sa position sur le tablier ; on reconstitua la partie qu’il venait de livrer, il joua quelques coups crédibles mais totalement dépourvus d’inspiration, et commit une faute indéniable. Le rôle de ses adversaires fut tenu par Hamin et deux autres professeurs âgés du Collège de Candsev ; Gurgeh fut surpris de voir à quel point ils savaient bien imiter le style-de-jeu des différents apicaux contre lesquels il avait joué.
Ainsi qu’on l’avait effectivement annoncé, Gurgeh termina quatrième. Il enregistra pour l’Agence d’Information Impériale une interview au cours de laquelle il se déclara très triste d’être éliminé de la Première Série, et très reconnaissant d’avoir eu la chance de jouer à l’Azad. C’était une expérience qu’on ne faisait qu’une seule fois dans sa vie. Il se sentait une dette éternelle envers le peuple azadien. Déjà considérable à l’origine, son respect pour le génie de l’Empereur-régent s’était encore considérablement accru. Il était impatient d’assister à la suite des jeux. Il adressait ses meilleurs vœux à l’Empereur, à son Empire, à son peuple et à ses sujets pour l’avenir radieux et prospère qui les attendait indubitablement.
Hamin et l’équipe de journalistes parurent très satisfaits de ces déclarations.
« Vous auriez dû être acteur, Jernau Gurgeh », lui fit remarquer Hamin.
Gurgeh prit le parti de croire que l’autre avait voulu lui faire un compliment.
Il contemplait d’en haut la forêt de bourgeons-de-cendre. Les arbres se dressaient à plus de soixante mètres de hauteur. Le drone lui avait appris qu’en période de pointe ils gagnaient presque vingt-cinq centimètres par jour ; par ailleurs, ils puisaient dans le sol une telle quantité de matière et d’eau que tout autour d’eux la terre se creusait, jusqu’à mettre au jour la partie supérieure de leur réseau de racines, lesquelles seraient consumées par l’Incandescence et mettraient alors toute une Grande Année à repousser.
C’était le crépuscule, court instant de ces courtes journées où la planète en rotation rapide laissait son éclatante naine jaune sombrer derrière l’horizon. Gurgeh inspira profondément. Pas trace d’odeur de brûlé. L’air était translucide, et l’on voyait briller dans le ciel quelques-unes des planètes du système solaire auquel appartenait Echronédal. Néanmoins, Gurgeh savait qu’il y avait dans l’atmosphère assez de poussière pour masquer à jamais la plupart des étoiles, et laisser indistincte et floue l’immense roue de la galaxie majeure, laquelle aurait été, sans le manteau gazeux qui recouvrait la planète, d’une beauté à couper le souffle.
Il était venu s’asseoir dans le minuscule jardin situé près du point culminant de la forteresse, afin de se trouver au-dessus de la majorité des bourgeons-de-cendre. Il se trouvait au niveau des cimes des arbres les plus élevés, qui ployaient sous les fruits. Les cosses contenant les fruits, de la taille d’un enfant lové, était remplies d’une substance très proche de l’alcool éthylique. Quand viendrait l’Incandescence, certaines tomberaient, d’autres resteraient accrochées ; mais toutes brûleraient.
En pensant à l’incendie, Gurgeh se sentit frissonner. Il restait environ soixante-dix jours, disait-on. Arrosage ou pas, tout être assis là où il se trouvait en ce moment lorsque arriverait le front de flammes serait grillé vif. La seule chaleur irradiée par le feu suffirait à le rôtir. Le jardin autour de Gurgeh serait réduit à néant ; le banc de bois où il avait pris place serait rapatrié à l’intérieur du château, derrière ses épais remparts de pierre et ses volets en métal ou en verre à l’épreuve du feu. Les jardins des cours intérieures plus profondément encloses au cœur du château survivraient, mais il faudrait les dégager de la gangue de cendre qu’y aurait déposé le vent. Au sein du château aux murs inondés, ou au plus profond des abris, les gens seraient en sécurité…, sauf s’ils étaient assez imprudents pour se faire surprendre au-dehors. On lui avait dit que cela s’était déjà produit par le passé.
Il vit Flère-Imsaho survoler les arbres en venant dans sa direction. On avait autorisé la machine à partir de son côté pourvu qu’elle informe les autorités de sa destination et emporte un indicateur de position. De toute évidence, il n’y avait rien sur Echronédal que l’Empire considérât comme particulièrement « sensible » sur le plan militaire. Le drone ne s’était guère réjoui des conditions qu’on lui imposait, mais finit par les accepter en se disant qu’il deviendrait fou à rester enfermé toute la journée dans le château. Il revenait de sa première expédition.
« Jernau Gurgeh.
« Bonjour, drone. Alors, on a observé les oiseaux ?
« Les poissons volants. J’ai préféré commencer par les océans.
« Et le feu, vous allez lui jeter un coup d’œil ?
« Pas pour l’instant. J’ai entendu dire que vous alliez jouer contre Lo Tenyos Krowo.
« Oui, dans quatre jours. On dit qu’il est excellent.
« C’est exact. Il fait également partie des gens qui connaissent la vérité sur la Culture. »
Gurgeh lança un regard furieux à la machine.
« Comment !
« Il n’y a jamais moins de huit personnes, au sein de l’Empire, qui sachent situer la Culture et évaluer sa taille ainsi que son niveau d’avancement technologique.
« Ah, bon ? fit Gurgeh entre ses dents.
« Depuis deux cents ans, l’Empereur, le chef des Services Secrets de la Marine et les six maréchaux connaissent la puissance et l’étendue de la Culture. Ils veulent que personne d’autre ne le sache ; c’est eux qui en ont décidé ainsi, et non nous. Ils ont peur ; d’ailleurs, c’est bien compréhensible.
« Drone, fit Gurgeh d’une voix forte. Vous est-il venu à l’esprit que je pouvais en avoir assez d’être constamment traité comme un enfant ? Pourquoi m’avoir caché cela, nom de nom ?
« Jernau, nous voulions simplement vous faciliter les choses. Pourquoi tout compliquer en vous révélant que certaines personnes savaient, alors qu’il n’existait qu’une probabilité extrêmement faible que vous soyez jamais appelé à entrer ne serait-ce qu’une seconde en contact avec l’une d’entre elles ? Honnêtement, si vous n’en étiez pas venu à jouer contre certains de ces individus, vous n’en auriez jamais rien su. Ce n’était pas utile. Je vous assure que nous cherchons simplement à vous aider. J’ai préféré vous mettre au courant au cas où Lo Tenyos Krowo prononcerait au cours du jeu des paroles qui vous laisseraient perplexe et perturberaient votre concentration.
« Eh bien, je regrette que vous ne vous préoccupiez pas autant de mon humeur que de ma concentration, fit Gurgeh en se levant et en allant s’appuyer au parapet qui marquait l’extrémité du jardin.
« Sincèrement désolé », dit le drone sans la moindre nuance de contrition dans la voix.
Gurgeh agita la main.
« C’est sans importance. Si je comprends bien, Lo Tenyos Krowo fait partie des Services Secrets de la Marine, alors, et non de l’Office des Échanges Culturels ?
« C’est cela. Officiellement, son poste n’existe pas. Mais à la cour chacun sait que c’est le joueur le plus haut placé et le moins fourbe qui se voit offrir cette fonction.
« Je me disais bien, aussi, que les Échanges Culturels étaient une curieuse administration pour un joueur d’aussi haut niveau.
« Eh bien, Krowo est en place depuis trois Grandes Années, et il y a des gens pour dire qu’il aurait pu être Empereur, s’il avait voulu ; mais il préfère rester là où il est. Ce sera un adversaire de taille.
« C’est ce que tout le monde me dit, répondit Gurgeh. (Les yeux tournés vers la lumière qui faiblissait à l’horizon, il fronça tout à coup les sourcils.) Qu’est-ce que c’était ? s’enquit-il. Vous avez entendu ça ? »
Le son retentit à nouveau. C’était une longue plainte spectrale qui s’élevait dans le lointain, presque noyée sous le calme bruissement de la voûte de bourgeons-de-cendre. Ténue, elle s’éleva en un crescendo discret mais dont les sonorités glaçaient le sang, un cri qui s’éteignit lentement. Gurgeh frissonna pour la deuxième fois de la soirée.
« Mais qu’est-ce que c’est donc ? fit-il à voix basse.
« Quoi, ces cris ? s’enquit le drone en s’approchant furtivement.
« Mais oui ! s’exclama Gurgeh en prêtant l’oreille au son pratiquement inaudible qui montait et descendait au gré de la douce brise tiède, émergeait des ténèbres en frémissant et s’élevait au-dessus des têtes bruissantes des bourgeons-de-cendre géants.
« Des animaux, répondit Flère-Imsaho, dont la silhouette indistincte se détachait, à l’ouest, sur le ciel aux couleurs des ultimes rayons du soleil couchant. En majorité de grands carnivores à six pattes appelés troshas. Vous avez vu une partie de la ménagerie de l’Empereur le soir du grand bal, vous vous rappelez ? »
Gurgeh hocha la tête sans cesser d’écouter, fasciné, les cris des bêtes lointaines.
« Comment échappent-ils à l’Incandescence ?
« Pendant le Grand Mois qui précède, les troshas partent en avant. Ceux que vous entendez en ce moment ne pourraient pas courir assez vite, même s’ils partaient maintenant. On les a pris au piège et enfermés dans des enclos pour servir à la chasse. Voilà pourquoi ils poussent ces hurlements : ils savent que le feu arrive, ils voudraient prendre la fuite. »
L’oreille tendue pour capter le faible cri des animaux condamnés, Gurgeh resta silencieux.
Flère-Imsaho attendit une minute ou deux, mais l’homme ne bougea pas. Il ne lui posa pas d’autres questions. Aussi la machine se retira-t-elle en direction des appartements de Gurgeh. Juste avant de franchir la porte et de rentrer dans le château, elle jeta un regard en arrière à l’homme qui agrippait des deux mains le parapet de pierre, au bout du jardinet. Il était légèrement voûté, la tête inclinée vers l’avant, immobile. Il faisait à présent très sombre, et un œil humain ordinaire n’aurait pu distinguer sa silhouette impassible.
Le drone hésita, puis disparut dans les entrailles de la forteresse.
Gurgeh n’aurait jamais cru que l’Azad soit le genre de jeu dont on puisse s’absenter une journée, et encore moins vingt jours d’affilée. Cette découverte s’accompagna pour lui d’une grande déception.
Il avait analysé de nombreuses parties passées de Lo Tenyos Krowo, et cela l’avait rendu impatient d’affronter le chef des Services Secrets. Le style de l’apical était excitant, beaucoup plus flamboyant – encore que plus erratique, à l’occasion – que celui de tous les autres joueurs de haute volée. La rencontre aurait dû être stimulante, exquise. Or, ce ne fut pas ainsi que les choses se passèrent. Au contraire, ce fut un moment de haine, de gêne et d’ignominie. Gurgeh écrasa proprement Krowo. Cet apical solidement charpenté, qui se montra tout d’abord plutôt jovial et serein, commit quelques erreurs primaires tragiques, sans compter celles qui résultaient d’une tactique véritablement inspirée, voire géniale, mais aboutirent finalement au même désastre. Il arrive, Gurgeh le savait, qu’on se heurte à un individu qui, du simple fait de son style, vous pose beaucoup plus de problèmes qu’il ne devrait ; parfois encore, vous vous retrouvez au milieu d’une partie où tout va de travers, quels que soient vos efforts, votre degré de lucidité et la finesse de vos initiatives. Le chef des Services Secrets de la Marine semblait confronté simultanément à ces deux problèmes. Le style-de-jeu de Gurgeh avait peut-être été concocté pour le mettre dans l’embarras, et l’apical manquait cruellement de chance.
Gurgeh ressentait une compassion réelle pour un Krowo manifestement plus perturbé par le déroulement du jeu que par son issue. Lorsque celui-ci s’acheva enfin, tous deux se réjouirent.
Flère-Imsaho assista aux derniers développements de la partie. Il lut les coups à mesure qu’ils s’affichaient sur l’écran, et y vit moins un jeu qu’une opération chirurgicale. Gurgeh, l’homme des jeux, le morat, était en train de mettre son adversaire en pièces. D’accord, l’apical jouait mal, mais cela n’empêchait pas Gurgeh de se montrer génial, et désinvolte en plus. En outre, il y avait dans son jeu un cynisme nouveau ; le drone avait eu beau s’y attendre, il fut tout de même surpris de voir cette tendance se manifester si vite et prendre une telle ampleur. La machine déchiffra les signaux qu’émettaient le visage et le corps de l’homme : irritation, pitié, colère, chagrin… Puis elle interpréta le jeu en soi, et ne trouva rien qui correspondit de près ou de loin à ces sentiments. Tout ce qui en ressortait, c’était la fureur ordonnée d’un joueur maniant le tablier et les pions, les cartes et les règles comme s’il s’agissait des commandes bien connues de quelque machine omnipotente.
Ça aussi, c’est nouveau, se dit la machine. L’homme avait changé, il s’était inséré plus profondément dans la société et dans le jeu. Elle avait été avertie de cette éventualité. L’une des raisons en était que Gurgeh parlait constamment eächic. Flère-Imsaho émettait toujours quelques doutes quand on cherchait à définir aussi précisément le comportement humain, mais on lui avait appris que, quand les sujets de la Culture passaient une longue période à parler exclusivement une autre langue que le marain, ils étaient susceptibles de présenter des altérations : ils agissaient différemment, ils se mettaient à penser dans l’autre langue, perdaient la structure interprétative minutieusement équilibrée du langage de la Culture, et abandonnaient ses subtils glissements de cadences, de tons et de rythmes, au profit d’un idiome presque invariablement plus sommaire.
Le marain était une langue artificielle conçue pour être phonétiquement et philosophiquement aussi expressive que le permettaient l’appareil phonatoire et le cerveau pan-humains. Flère-Imsaho la soupçonnait d’être un peu surestimée, mais après tout c’étaient des esprits plus évolués que le sien qui l’avaient rêvée puis mise au point, et, dix millénaires plus tard, les Mentaux les plus raffinés, les plus haut placés continuaient d’en penser le plus grand bien ; la machine se disait donc qu’il fallait certainement s’en remettre à leur intelligence supérieure. L’un des Mentaux dont il avait reçu ses instructions avait même comparé le marain à l’Azad. C’était un peu tiré par les cheveux, mais Flère-Imsaho avait su voir ce qu’exprimait en fait cette hyperbole.
L’eächic était une langue naturelle banale dont les racines mêmes prenaient le parti pris de substituer la sentimentalité à la compassion, l’agressivité à la solidarité. Pourvu qu’il la parle en permanence, un être relativement innocent et sensible comme Gurgeh ne pouvait que se laisser gagner par l’éthique particulière que véhiculait son infrastructure.
Aussi l’homme jouait-il maintenant comme ces carnivores qu’il avait tant écoutés ; il arpentait le tablier, tendait des pièges, établissait des diversions et définissait des champs de massacre ; il fondait sur son adversaire, le pourchassait, l’abattait, le dévorait, l’absorbait…
Comme s’il se sentait tout à coup mal à l’aise, Flère-Imsaho se glissa dans son déguisement, puis éteignit l’écran.
Le lendemain du jour où prit fin sa partie contre Krowo, Gurgeh reçut une longue lettre de Chamlis Amalk-ney. Il alla s’asseoir dans sa chambre pour regarder l’enregistrement du vieux drone. Celui-ci lui montrait des vues de Chiark tout en lui donnant les dernières nouvelles. Le professeur Boruélal était toujours dans sa retraite. Hafflis était enceinte. Olz Hap était partie en croisière avec son premier grand amour, mais reviendrait avant la fin de l’année pour reprendre ses cours à l’université. Lui-même travaillait toujours à son ouvrage historique.
Gurgeh regardait l’écran tout ouïe. Contact avait censuré la communication : il y avait des blancs qui, se dit Gurgeh, devaient correspondre aux passages révélant que Chiark n’était pas de nature planétaire, mais orbitale. Il en fut plus irrité qu’il ne l’aurait cru.
La lettre de Chamlis ne lui fit pas très plaisir. Tout cela lui paraissait tellement loin, tellement décalé. Il trouvait le discours du drone plus stéréotypé que sage ou sincèrement amical ; les individus sur l’écran lui paraissaient bêtes et mous. Amalk-ney lui fit voir Ikroh, et Gurgeh ressentit de la colère en apprenant que des gens venaient de temps en temps y faire un court séjour. Pour qui se prenaient-ils ?
La lettre ne comportait pas d’intervention directe de Yay Méristinoux ; elle en avait finalement eu assez de Blask et de la machine nommée Préashipleyl, et était partie poursuivre sa carrière de paysagiste sur [censuré]. Elle lui faisait ses amitiés. Au moment de son départ, elle avait amorcé la procédure d’altération virale qui aboutirait à sa transformation en homme.
Tout à la fin de la communication figurait un curieux passage, manifestement rajouté après l’enregistrement du signal principal. Il montrait Chamlis dans le grand salon d’Ikroh.
« Gurgeh, pouvait-on entendre. Ceci est arrivé aujourd’hui par courrier normal, expéditeur non précisé, aux bons soins de Circonstances Spéciales. (Suivit un panoramique qui, si quelque intrus mal venu n’avait pas modifié l’agencement des meubles, aurait dû s’achever sur une table. L’écran devint blanc. Chamlis reprit la parole.) C’est notre petit ami. Mais tout à fait inanimé. Je l’ai sondé, et j’ai demandé à [censuré] de m’envoyer son équipe de détection de micros ou caméras, histoire de jeter un coup d’œil de ce côté-là aussi. Il est bel et bien mort. Une simple coque sans esprit à l’intérieur ; comme un corps humain dont on aurait soigneusement prélevé le cerveau. Il y a une petite cavité au centre, qui devait abriter son mental. »
L’image revint ; il y eut de nouveau un panoramique, cette fois-ci pour revenir sur Chamlis.
« Seule conclusion possible : cette chose a fini par se laisser restructurer et on lui a fabriqué un nouveau corps. Toutefois, cela ne m’explique pas pourquoi on a expédié l’ancien ici. Fais-moi savoir ce que tu veux que j’en fasse. Écris vite. J’espère que cet enregistrement te trouvera en bonne santé et que tes entreprises, quelles qu’elles soient, sont couronnées de succès. Toutes mes ami… »
Gurgeh éteignit l’écran, bondit sur pieds, alla à la fenêtre et, les sourcils froncés, regarda dans la cour qu’il surplombait.
Un sourire s’épanouit progressivement sur son visage. Au bout d’un moment, il partit d’un rire silencieux, puis se dirigea vers l’intercom et demanda à son serviteur de lui apporter du vin. Juste au moment où il portait son verre à ses lèvres, Flère-Imsaho entra par la fenêtre ; la coque enduite de poussière pâle, il rentrait encore d’un de ses safaris en pleine nature.
« Vous avez l’air bien content de vous, fit la machine. Que fête-t-on ? »
Gurgeh plongea son regard dans les profondeurs ambrées du liquide et sourit à nouveau.
« Les amis absents », répondit-il.
Il but.
La rencontre suivante était un jeu à trois. Gurgeh devait y affronter Yomonul Lu Rahsp, le maréchal emprisonné dans son exosquelette, ainsi qu’un colonel assez jeune, Lo Frag Traff. Il savait qu’on les considérait tous deux comme inférieurs à Krowo, mais le chef des Services Secrets avait tellement mal joué – d’ailleurs, il était peu probable qu’il conservât son poste – que pour Gurgeh rien ne prouvait qu’il dût s’attendre à avoir la partie plus belle contre ses deux prochains adversaires. Au contraire : quoi de plus naturel, pour ces deux militaires, que de se liguer contre lui ?
Nicosar devait affronter le vieux maréchal Vechesteder, ainsi que le ministre de la Défense, Jhilno.
Dans l’attente, Gurgeh passait ses journées à étudier. Flère-Imsaho, lui, poursuivait ses explorations. La machine lui dit avoir vu une averse torrentielle éteindre toute une portion du front de l’incendie en marche ; elle était retournée sur place deux ou trois jours plus tard et y avait découvert des plantes-amadou qui remettaient le feu à la végétation séchée. En tant que démonstration du degré d’intégration entre le feu et les autres aspects de l’écologie planétaire, commenta le drone, c’était particulièrement impressionnant.
Tant qu’il faisait jour, la course distrayait en partant à la chasse en forêt, et la nuit en assistant à des spectacles, en direct ou sur des écrans-holo.
Gurgeh trouvait ces divertissements prévisibles et assommants. La seule chose pour laquelle il éprouvât un certain intérêt était le duel ; il s’agissait le plus souvent de deux mâles qui s’affrontaient dans des fosses entourées de rangées de bancs circulaires où prenaient place des officiers impériaux et des joueurs qui lançaient des cris et faisaient des paris. Ce n’étaient que rarement des duels à mort. Gurgeh soupçonnait au château l’existence d’activités nocturnes d’une tout autre sorte, activités dont l’issue était forcément fatale pour l’un au moins des participants, et auxquelles on ne désirait pas le voir assister ; on ne voulait même pas qu’il soit au courant.
Mais de toute façon cela ne l’inquiétait plus.
Lo Frag Traff était un jeune apical au visage marqué d’une cicatrice bien visible, qui partait du sourcil, descendait le long de la joue jusqu’à proximité de la bouche. Il avait un jeu rapide et farouche, et sa carrière au sein de l’Armée Impériale présentait les mêmes caractéristiques. Son exploit le plus célèbre était le sac de la Bibliothèque d’Urutypaig. Traff était alors à la tête d’une petite unité terrestre en guerre contre une espèce humanoïde ; on avait livré bataille dans l’espace jusqu’à se retrouver momentanément dans l’impasse ; mais, grâce à son talent pour la chose militaire, et avec un peu de chance par-dessus le marché, Traff s’était retrouvé en mesure de menacer la capitale ennemie, et cela depuis le sol. L’ennemi avait sollicité la paix en posant comme condition au traité que sa grande bibliothèque, célèbre parmi toutes les espèces civilisées du Nuage Mineur, soit laissée intacte. Traff savait que, s’il rejetait cette exigence, les combats reprendraient ; aussi donna-t-il sa parole que pas une lettre, pas un pixel des antiques microfiches ne seraient détruits, et que l’ensemble serait maintenu in situ.
Traff avait reçu des ordres de son maréchal : la bibliothèque devait être détruite. C’était l’objet d’un des premiers édits formulés par Nicosar en personne, dès son accession au trône ; les races assujetties devaient comprendre qu’une fois qu’elles avaient eu le malheur de déplaire à l’Empereur rien ne pouvait plus les sauver du châtiment.
Qu’un de ses loyaux soldats ait violé le serment prononcé devant un tas de créatures étrangères, pas un seul citoyen de l’Empire ne s’en souciait ; mais Traff, lui, n’ignorait pas que la parole donnée était une chose sacrée, et que, s’il ne la respectait pas, personne ne lui ferait plus jamais confiance.
Il savait déjà ce qu’il allait faire. Il résolut le problème en bouleversant la structure de la bibliothèque tout entière ; il réorganisa tous les mots qu’elle contenait par ordre alphabétique, et le moindre pixel de chaque illustration fut trié par couleur, nuance et intensité. Les microfiches d’origine furent alors effacées, et on y ré-enregistra des volumes entiers de « le », de « la » et de « et » ; quant aux illustrations, ce n’étaient plus que des plages de couleur unies.
Naturellement, il y eut des émeutes ; mais à ce moment-là Traff contrôlait la situation. Comme il l’expliqua aux gardiens de la bibliothèque, que son méfait avait mis en fureur et qui parlaient de se suicider – ils mirent d’ailleurs leur menace à exécution –, ainsi qu’à la Cour Suprême de l’Empire, il avait tenu sa promesse : pas un mot, pas une image, pas un fichier n’avait été détruit ou confisqué à titre de trophée.
Au milieu de la partie sur le Tablier d’Origine, Gurgeh prit conscience d’un fait remarquable : Yomonul et Traff jouaient l’un contre l’autre, et non séparément contre lui, comme s’ils partaient du principe que Gurgeh allait gagner de toute façon et luttaient chacun pour la place de second. Gurgeh s’était aperçu que ces deux-là n’avaient guère d’amitié l’un pour l’autre ; Yomonul représentait la vieille garde du corps militaire, et Traff la nouvelle vague de jeunes aventuriers fougueux. Yomonul était le tenant de la négociation et de l’emploi minimum de la force, tandis que Traff préconisait les coups de main. Le premier avait les idées larges quant aux autres espèces ; Traff était xénophobe. Tous deux venaient de collèges traditionnellement concurrents, et toutes ces différences s’affichaient on ne peut plus clairement dans leurs styles-de-jeu respectifs ; celui de Yomonul était étudié, prudent, distant. Celui de Traff, agressif jusqu’à la témérité.
Ils adoptaient également des attitudes différentes envers l’Empereur. Yomonul avait un point de vue pragmatique, détaché, sur la fonction impériale, alors que Traff vouait une loyauté passionnée à Nicosar lui-même plus qu’à la position qu’il occupait. Chacun abhorrait les convictions de l’autre.
Quoi qu’il en fût, Gurgeh ne s’attendait pas à cela, à ce qu’ils le traitent plus ou moins par le mépris et se sautent mutuellement à la gorge. Une fois de plus, il se sentit floué : on ne le laissait pas jouer dans les règles. Maigre compensation, la dose de venin que recelait le jeu des deux militaires en guerre valait à elle seule le déplacement ; affreusement autodestructrice et gaspillée en pure perte, elle n’en restait pas moins indéniablement impressionnante. Gurgeh avançait tranquillement dans le jeu en accumulant les points tandis que les deux soldats se battaient entre eux. Il gagnait, certes, mais ne pouvait s’empêcher de penser que les deux autres retiraient du jeu un bénéfice bien plus grand que lui. Il n’aurait pas été étonné qu’on en vienne à l’option physique, mais Nicosar en personne avait interdit les paris pendant toute la durée de la manche ; l’Empereur n’ignorait pas l’antagonisme pathologique qui opposait les deux joueurs ; il ne voulait pas prendre le risque de devoir se passer des services de l’un ou de l’autre.
On en était au troisième jour de jeu sur le Tablier d’Origine. Gurgeh prenait son repas de midi, les yeux fixés sur un écran de table. Il restait encore quelques minutes avant la reprise du jeu, et Gurgeh restait seul à regarder le bulletin d’informations vanter les succès de Lo Tenyos Krowo, officiellement opposé à Yomonul et Traff. Celui qui avait imité le jeu de l’apical – ce ne pouvait être Krowo lui-même, car il s’était refusé à prendre la moindre part au subterfuge – réussissait très bien à contrefaire le style du chef des Services Secrets. Gurgeh eut un petit sourire.
« Alors, Jernau Gurgeh. On contemple sa victoire imminente ? » fit Hamin en se glissant dans le siège qui lui faisait face.
Gurgeh tourna l’écran vers le nouvel arrivant.
« Ne pensez-vous pas qu’il est encore un peu tôt pour cela ? »
Le vieil apical au crâne chauve jeta un regard à l’écran et sourit sans conviction.
« Hmm. Vous croyez ? »
Il tendit le bras et éteignit l’écran.
« Les choses changent, Hamin.
« En effet, Gurgeh, en effet. Mais à mon avis le cours du jeu, lui, ne sera pas modifié. Yomonul et Traff vont continuer à ne tenir aucun compte de vous et à se prendre à la gorge. Vous allez gagner.
« Alors, répondit Gurgeh en contemplant l’écran inerte, Krowo se retrouvera face à face avec Nicosar.
« Krowo, oui, peut-être ; nous saurons bien inventer un jeu qui donne le change. Mais vous, vous ne devez pas en arriver là.
« Je ne dois pas ? Il me semblait pourtant avoir fait tout ce que vous me demandiez. Que voulez-vous d’autre ?
« Refusez de jouer contre l’Empereur. »
Gurgeh plongea son regard dans les yeux gris pâle du vieil apical ; sertis dans un réseau de fines rides, ceux-ci lui retournèrent un regard tout aussi serein.
« Quel est le problème, Hamin ? Je ne représente pourtant plus une menace, que je sache. »
Hamin se mit à lisser le tissu très fin de sa manchette.
« Vous savez, Jernau Gurgeh, je hais sincèrement les obsessions. On en est tellement… aveuglé, n’est-ce pas ? (Il sourit.) Je commence à me faire du souci pour l’Empereur, Gurgeh. Je connais son désir de prouver que ses prétentions au trône sont parfaitement justifiées, qu’il est bel et bien digne du poste qu’il occupe depuis maintenant deux ans. Et je sais qu’il le prouvera ; seulement, je sais aussi ce qu’il souhaite – ce qu’il a toujours souhaité : affronter Molsce, et gagner. Ce qui, naturellement, n’est plus du domaine du possible ; l’Empereur est mort, vive l’Empereur. Il s’élèvera au-dessus des flammes… Mais à mon avis, c’est Molsce qu’il voit en vous, Jernau Gurgeh, et c’est contre vous qu’il croit devoir jouer, vous qu’il pense devoir vaincre. Vous, l’étranger, l’homme de la Culture, le morat, le joueur-de-jeux. Je ne crois pas que ce soit une bonne idée. En tout cas, ce n’est pas nécessaire. Vous perdriez de toute façon, je n’en doute pas, mais… Comme je vous l’ai déjà dit, les obsessions me dérangent. Il vaudrait beaucoup mieux pour toutes les personnes concernées que vous fassiez savoir le plus tôt possible que vous vous retirez de la compétition après cette partie.
« Privant ainsi Nicosar de la possibilité de me battre ? fit Gurgeh d’un air à la fois surpris et amusé.
« Oui. Mieux vaut qu’il continue à croire qu’il a quelque chose à prouver. Cela ne lui fera pas de mal.
« Je vais y réfléchir », répondit Gurgeh.
Hamin le dévisagea quelques instants.
« J’espère que vous comprenez à quel point je me montre franc avec vous, Jernau Gurgeh. Quel dommage, si cette honnêteté devait rester non reconnue, et non récompensée !
« En effet, acquiesça Gurgeh. Ce serait fort dommage. »
Un serviteur mâle apparut à la porte et annonça que la partie allait reprendre.
« Excusez-moi, monsieur le recteur, fit l’homme en se levant. (Le vieil apical le suivit du regard.) Le devoir m’appelle.
« Obéissez », l’enjoignit Hamin.
Gurgeh s’immobilisa et baissa les yeux sur la vieille créature toute ratatinée assise de l’autre côté de la table. Puis il tourna les talons et s’en fut.
Hamin reporta son regard sur l’écran de table désormais noir, comme s’il s’absorbait dans quelque jeu fascinant mais visible de lui seul.
Gurgeh sortit vainqueur du Tablier d’Origine et du Tablier de Forme. La lutte féroce qui opposait Traff et Yomonul se poursuivait ; tour à tour ils prenaient l’avantage. Traff attaqua le Tablier du Devenir avec une légère avance sur son aîné. Quant à Gurgeh, il avait pris un tel essor qu’il était devenu pratiquement invulnérable et pouvait à présent se reposer dans ses places fortes et assister en tant que spectateur à la guerre totale qui se livrait autour de lui, avant de faire une sortie pour écraser le vainqueur et ce qui restait de ses forces en déroute. Pour lui, c’était l’attitude la plus juste à adopter – et la plus opportune, naturellement : laisser les gamins s’amuser, puis rétablir l’ordre de force et ranger tous les jouets dans leur boîte.
Toutefois, cela ne remplaçait toujours pas le véritable jeu dont on voulait le priver.
« Êtes-vous satisfait ou mécontent, monsieur Gurgeh ? »
Le maréchal Yomonul vint trouver Gurgeh et lui poser cette question à l’occasion d’une pause, pendant que Traff débattait avec le Juge d’un point de procédure. Plongé dans ses réflexions au bord du tablier, Gurgeh n’avait pas entendu approcher l’apical emprisonné. Surpris, il releva les yeux et découvrit devant lui le maréchal, dont le visage ridé à l’expression légèrement amusée s’encadrait dans une cage de titane et de carbone. Ni l’un ni l’autre des deux soldats ne lui avait jusqu’à présent accordé la moindre attention.
« D’être tenu à l’écart ? » s’enquit-il.
L’apical tendit vers le tablier un bras entouré d’un lacis de tiges.
« Oui, et de gagner aussi facilement. Jouez-vous pour gagner, ou bien pour relever le défi ? »
L’exomasque facial de l’apical bougeait à chaque mouvement de sa mâchoire.
« Les deux, avoua Gurgeh. J’ai bien pensé intervenir, soit comme tierce partie, soit d’un côté ou de l’autre… Mais ceci ressemble trop à une guerre personnelle. »
L’apical âgé sourit ; sa cage crânienne s’inclina et se redressa sans heurt.
« C’est bien de cela qu’il s’agit, répondit-il. Vous vous en sortez très bien ainsi. À votre place, je ne changerais pas de tactique maintenant.
« Et vous ? s’enquit Gurgeh. Vous semblez passer un mauvais quart d’heure. »
Yomonul sourit à nouveau ; la mimique eut beau être imperceptible, son exomasque facial s’infléchit tout de même.
« De ma vie je n’ai jamais été aussi heureux. Et j’ai encore quelques surprises en réserve à l’intention de ce jeune homme, sans compter quelques tours à ma façon. Mais je me sens tout de même un peu coupable de vous laisser ainsi le champ libre. Vous allez tous nous mettre dans l’embarras, si vous jouez contre Nicosar et en sortez vainqueur. »
Gurgeh manifesta de la surprise.
« Vous m’en croyez capable ?
« Non. (Ainsi enserré et amplifié par sa cage sombre, le geste de l’apical parut d’autant plus emphatique.) Quand il le faut, Nicosar joue au mieux de ses possibilités, et s’il le fait il vous battra. Tant qu’il ne montre pas trop d’ambition. Non, il vous battra, parce que vous le mettrez en danger, et c’est là une chose qu’il respecte. Mais, euh… (Le maréchal se retourna ; Traff traversa le tablier en déplaçant quelques pions, puis s’inclina avec une courtoisie exagérée devant Yomonul. Ce dernier reporta son regard sur Gurgeh.) Je vois que c’est mon tour. Excusez-moi. »
Sur ces mots, il redescendit dans l’arène.
L’un des « tours » dont avait parlé Yomonul consistait peut-être à faire croire à Traff que sa conversation avec Gurgeh avait pour but de solliciter l’aide de l’homme de la Culture ; en effet, pendant un bon moment le jeune soldat se comporta comme s’il allait devoir se battre sur deux fronts à la fois.
Yomonul en retira un avantage certain. Il reprit une légère avance sur Traff. Gurgeh remporta la manche et la possibilité de jouer contre Nicosar. Hamin essaya bien de lui parler dans le couloir qui partait de la salle-de-jeu, juste après sa victoire, mais Gurgeh se contenta de sourire et de passer son chemin.
Les bourgeons-de-cendre oscillaient tout autour d’eux ; un vent léger éveillait des chuchotements dans la voûte de feuillages dorés. La cour, les joueurs-de-jeux et leur suite avaient pris place sur une haute tribune en pente raide, une superstructure en bois atteignant presque la taille d’un petit château. Au pied des gradins, au milieu d’une vaste clairière aménagée dans les bourgeons-de-cendre, on voyait un couloir long et étroit, une double haie de grosses poutres fichées en terre qui faisaient bien cinq mètres de haut. Elle formait l’étranglement d’une espèce de corral en forme de sablier ouvert sur la forêt aux deux extrémités. Nicosar était assis à l’avant de la tribune en bois en compagnie des joueurs les mieux placés, et avait donc une vue privilégiée sur l’alignement de poutres en forme d’entonnoir.
À l’arrière des gradins se trouvait une zone couverte où l’on préparait à manger. Un fumet de viande rôtie venait planer au-dessus des bancs avant de s’enfoncer dans la forêt.
« Voilà qui va leur mettre la bave aux lèvres », commenta le maréchal Yomonul en se penchant vers Gurgeh dans un ronronnement de servos.
Ils étaient assis côte à côte au premier rang de la plate-forme, non loin de l’Empereur. Tous deux tenaient un gros fusil à projectiles vissé sur un trépied posé devant eux.
« De quoi parlez-vous ? s’enquit Gurgeh.
« De l’odeur. (Yomonul sourit de toutes ses dents et indiqua du geste les feux et les grils qui fonctionnaient derrière eux.) L’odeur de la viande rôtie. Le vent la pousse vers eux. Cela va les rendre fous.
« Quelle chance, marmonna Flère-Imsaho », posé près des pieds de Gurgeh.
La machine avait déjà tenté de convaincre son compagnon de ne pas participer à la chasse.
Ce dernier fit la sourde oreille et hocha la tête.
« Évidemment », répondit-il à Yomonul.
Sur ces mots, il souleva le fût de son arme. Ancienne, celle-ci était à un coup ; pour réarmer, il fallait actionner une culasse mobile. Chaque fusil était pourvu de tracés différents à l’intérieur du canon ; les marques distinctives des balles retirées du corps des animaux abattus permettaient donc de tenir un décompte de points, et de répartir équitablement les peaux.
« Vous êtes sûr de vous être déjà servi de ces armes ? » interrogea Yomonul sans cesser de lui sourire.
L’apical était de bonne humeur. Encore quelques décades et il serait délivré de son exosquelette. D’ici là, l’Empereur avait autorisé un certain assouplissement de son régime : Yomonul avait le droit de voir du monde, de boire et de manger tout ce qui lui plaisait.
« J’ai déjà tiré au fusil », acquiesça Gurgeh, qui n’avait jamais de sa vie tenu une arme à projectiles.
Mais il y avait tout de même eu cette expérience avec Yay, dans le désert ; cela remontait maintenant à des années.
« Je parie que vous n’avez encore jamais tiré sur quelque chose de vivant », intervint le drone.
Yomonul heurta la coque de la machine d’un pied entouré de tiges de carbone.
« Silence, objet. »
Flère-Imsaho bascula lentement en arrière de manière que sa face avant, taillée en biseau, soit directement orientée vers Gurgeh.
« Objet ? » s’indigna-t-il d’une voix contenue mais bizarrement aiguë.
Gurgeh lui fit un clin d’œil et posa un doigt sur ses lèvres. Yomonul et lui échangèrent un sourire.
La chasse, comme ils disaient, s’ouvrit sur un éclatant concert de trompettes et sur le lointain rugissement des troshas. On vit sortir de la forêt une file d’Azadiens mâles, qui se mirent à courir le long des poutres en frappant celles-ci de leurs bâtons. Le premier trosha fit alors son apparition et, les flancs zébrés d’ombres, pénétra dans la clairière, puis dans le couloir de bois étranglé en son milieu. Un murmure excité s’éleva tout autour de Gurgeh.
« C’est un gros », fit Yomonul d’un ton admiratif tandis que la bête à six pattes et au pelage strié d’un noir aux reflets dorés entrait en bondissant dans le couloir.
Des déclics se firent entendre d’un bout à l’autre de la plate-forme : on se préparait à faire feu. Gurgeh souleva la crosse de son arme. Avec la gravité qui régnait sur cette planète, les fusils étaient plus faciles à manipuler ainsi vissés sur un trépied ; par la même occasion, leur champ de tir s’en trouvait limité, chose que les gardes toujours vigilants de l’Empereur ne manquaient certainement pas de trouver rassurante.
Le trosha se rua dans le couloir ; le mouvement de ses pattes devint flou sur le sol poussiéreux. Les spectateurs se mirent à lui tirer dessus, emplissant l’air de détonations assourdies et de bouffées de fumée grise. Des échardes de bois blanc se détachaient en virevoltant des poutres formant la haie ; des nuages de poussière s’enflaient subitement au sol. Yomonul visa et tira ; une véritable pétarade éclata autour de Gurgeh. Puis les fusils se turent, mais Gurgeh sentit tout de même quelque chose se refermer dans ses oreilles afin d’atténuer le vacarme ambiant. Il fit feu. L’effet de recul le prit par surprise ; sa balle avait dû passer bien au-dessus de la tête de l’animal.
Il regarda le couloir. La bête poussait des rugissements. Elle essaya de franchir d’un bond la haie côté forêt, mais retomba sous une salve de coups de feu. Elle fit encore quelques pas hésitants, traînant trois pattes brisées et laissant derrière elle une traînée de sang. Gurgeh perçut une autre détonation étouffée à côté de lui, et la tête du Carnivore fit un brusque saut de côté ; l’animal s’écroula. Une immense acclamation retentit. On ouvrit une double porte pratiquée dans la haie de poutres, et des mâles s’empressèrent de faire disparaître le cadavre. À côté de Gurgeh, Yomonul s’était levé pour saluer sous les vivats. Puis, brusquement, il se rassit dans un ronflement de moteurs d’exosquelette : la bête suivante émergeait de la forêt et se précipitait entre les parois de bois.
Après le quatrième trosha, ce fut un petit groupe de carnivores qui se présenta ; dans la mêlée générale, l’un d’entre eux escalada tant bien que mal la barrière de poutres et réussit à passer par-dessus. Là, il fit mine de pourchasser quelques-uns des mâles qui attendaient en dehors de la piste. Un garde posté au pied de la tribune l’abattit d’un seul tir de laser.
Au milieu de la matinée, alors qu’une montagne de cadavres striés s’arrondissait au milieu de la piste au risque que certains animaux s’échappent en grimpant sur les corps de leurs prédécesseurs, la chasse fut interrompue. Des mâles armés de crochets et d’aussières juchés sur deux ou trois petits tracteurs vinrent déblayer les détritus tièdes et sanguinolents. Tandis qu’ils s’affairaient, un individu assis de l’autre côté de l’Empereur abattit l’un des mâles. Il y eut quelques claquements de langue réprobateurs, mais aussi quelques hourras avinés. L’Empereur mit le contrevenant à l’amende, et déclara que si cela se reproduisait on se retrouverait à courir en compagnie des troshas. Toute l’assistance éclata de rire.
« Vous ne tirez guère, Gurgeh », remarqua Yomonul.
Ce dernier s’attribuait d’ores et déjà trois bêtes. Gurgeh, lui, trouvait la chasse sans intérêt depuis un bon moment et ne faisait plus que rarement feu. De toute façon, il ratait invariablement son coup.
« Je ne suis pas très bon à ce genre d’exercice, déclara-t-il.
« Eh bien, entraînez-vous ! »
Le maréchal exalté se mit à rire, puis lui asséna dans le dos une claque servo-amplifiée qui faillit lui couper le souffle.
Yomonul revendiqua une nouvelle victime. Il poussa une exclamation excitée et décocha un coup de pied à Flère-Imsaho.
« Va chercher ! » s’écria-t-il en riant.
Le drone s’éleva dans les airs avec lenteur et dignité.
« Jernau Gurgeh, commença-t-il. Je ne saurais en supporter davantage. Je rentre au château. Vous y voyez un inconvénient ?
« Pas le moindre.
« Merci. Amusez-vous bien à développer votre adresse au tir. »
La machine plongea vers la piste, obliqua sur un côté et disparut à l’angle de l’estrade. Pendant tout le temps que cela lui prit, Yomonul la tint dans son viseur.
« Et vous le laissez s’en aller comme ça ? demanda-t-il à Gurgeh en riant.
« Je ne suis pas fâché d’en être débarrassé », rétorqua ce dernier.
Ils firent une pause pour déjeuner. Nicosar félicita Yomonul et le complimenta sur ses qualités de tireur. Gurgeh s’assit là encore à côté du maréchal, et mit un genou en terre lorsque le palanquin de l’Empereur arriva à leur niveau. Yomonul dit à Nicosar que son exosquelette l’aidait à viser en le stabilisant, sur quoi l’Empereur se déclara enchanté que l’appareil dût lui être retiré sous peu, dès la clôture officielle des jeux. Puis il jeta un coup d’œil à Gurgeh, mais ne lui adressa pas la parole ; le palanquin anti-G s’éleva de lui-même, et la garde impériale l’orienta par poussées successives vers la file de gens qui attendaient plus loin.
Après le déjeuner, l’assistance regagna ses places et la chasse reprit. Il y avait d’autres animaux à mettre à mort, et c’est à cette tâche que fut consacrée la première partie du court après-midi ; mais plus tard, les troshas revinrent. Jusque-là, sur les quelque deux cents troshas libérés de leurs enclos forestiers, sept seulement avaient réussi à arriver au bout de la piste et à s’enfuir dans les bois. Mais ils étaient blessés, et de toute manière ils seraient bientôt rattrapés par l’Incandescence.
Devant la plate-forme de tir, la terre de la piste était maculée de sang auburn. Gurgeh tirait en direction des animaux dont les pattes frappaient lourdement le sol détrempé, mais s’arrangeait toujours pour les manquer, surveillant les giclées de boue qui jaillissaient devant leur mufle tandis qu’ils passaient en trombe devant lui, blessés, hurlant et soufflant. Il trouvait le tout relativement déplaisant, mais reconnaissait que l’excitation des Azadiens était contagieuse et avait fini par le gagner. Manifestement, Yomonul s’en donnait à cœur joie. L’apical se pencha vers lui au moment où une femelle trosha de belle taille sortait à toute allure de la forêt, accompagnée de deux petits.
« Il faut vous entraîner encore, Gurgey, déclara-t-il. On ne pratique donc pas la chasse, chez vous ? »
La femelle et ses petits se ruèrent vers la piste.
« Pas beaucoup, non », reconnut Gurgeh.
Yomonul poussa un grognement, visa sa lointaine cible et fit feu. Un des petits s’effondra. La femelle fit un écart, s’arrêta et rebroussa chemin. L’autre petit poursuivit sa course avec hésitation. Il poussa un miaulement au moment où les balles le frappèrent. Yomonul rechargea son arme.
« Je ne pensais même pas que vous viendriez », reprit-il.
Touchée à la patte arrière, la femelle se détourna en grondant de son petit mort et fonça de nouveau vers l’avant en lançant des rugissements à son petit blessé, qui continuait d’avancer en chancelant.
« Je tenais à montrer que cela ne me faisait pas peur, répliqua Gurgeh en voyant la tête du petit blessé se relever brusquement et l’animal s’écrouler à côté de sa mère. Par ailleurs, j’ai chassé… »
Il allait employer le terme d’« Azad », lequel signifiait aussi bien machine, animal, tout organisme ou tout système, et se tournait donc vers Yomonul avec un petit sourire, lorsqu’il vit le visage de l’apical ; il comprit que quelque chose n’allait pas.
Yomonul tremblait. Il était là, agrippé à son arme, à demi tourné vers Gurgeh, le visage tremblotant dans sa cage sombre, la peau pâle et perlée de sueur, les yeux exorbités.
Gurgeh tendit instinctivement la main vers la tige qui soutenait l’avant-bras du maréchal, afin de lui offrir un appui.
On aurait dit que quelque chose venait de se briser en lui. Son arme décrivit soudain un arc de cercle, éjectant le trépied qui lui servait de support ; le gros silencieux vint viser Gurgeh en plein front. Ce dernier eut une brève vision du visage de Yomonul : la mâchoire contractée, un filet de sang coulant sur le menton, l’œil fixe, un tic agitant furieusement une de ses joues. Gurgeh se jeta de côté ; le coup partit, la balle passa au-dessus de sa tête et, tout en se laissant tomber de son siège avant de rouler derrière son propre trépied, il entendit un cri.
Avant qu’il ait pu se relever, il reçut un coup de pied dans le dos. Il se retourna et vit au-dessus de lui Yomonul osciller follement sur fond de visages pâles et choqués. Il se débattait avec la culasse de son fusil, essayant tant bien que mal de réarmer. Il lança un nouveau coup de pied qui, avec un bruit sourd, atteignit les côtes de Gurgeh. Celui-ci se recula vivement pour amortir le choc et, passant par-dessus l’avant de la tribune, tomba sur la piste.
Il entrevit un tournoiement de plaques de bois et de bourgeons-de-cendre, puis chut sur un garçon de piste qui se tenait juste au pied des gradins. Tous deux s’abattirent brutalement au sol, le souffle coupé. Gurgeh releva les yeux et vit Yomonul sur la plate-forme ; son exosquelette luisait d’un éclat mat sous les rayons du soleil, il levait son arme et la pointait sur lui. Deux apicaux arrivèrent derrière lui, prêts à le ceinturer. Sans même un regard en arrière, Yomonul écarta vivement les bras ; une de ses mains heurta violemment la poitrine d’un apical, tandis que l’autre recevait son fusil en plein visage. Tous deux s’effondrèrent ; les bras protégés par la cage de carbone se remirent prestement en position, et Yomonul pointa à nouveau son arme sur Gurgeh.
Celui-ci, qui s’était relevé, plongea pour se mettre à l’abri. La balle atteignit le mâle qui, cherchant toujours son souffle, était étendu derrière lui. Gurgeh se dirigea en chancelant vers la double porte de bois qui s’ouvrait sous la haute tribune où s’élevaient des cris : Yomonul avait sauté. Le maréchal atterrit entre Gurgeh et les portes ; il rechargea son arme au moment même où il toucha terre : son exosquelette absorbait aisément les chocs. Gurgeh se retourna, glissa sur le sol imprégné de sang et faillit tomber.
Mais il se redressa et s’engagea en courant entre le bord de la haie de poutres et celui de la plate-forme. Un garde en uniforme aimé d’un fusil FAR lui barrait le passage en levant un regard incertain sur les occupants de la tribune. Gurgeh rentra la tête dans les épaules et poursuivit sa course comme pour le dépasser sans s’arrêter. Lorsqu’il ne fut plus qu’à quelques mètres du garde, celui-ci fit mine de porter la main au laser qui pendait à son épaule. Une expression de surprise presque comique se peignit sur son visage plat une fraction de seconde avant que sa poitrine n’explose ; en tombant il pivota sur lui-même, coupant la trajectoire de Gurgeh et le faisant chuter à son tour.
Gurgeh fit une nouvelle roulade et passa par-dessus le cadavre du garde dans une série de tintements métalliques. Puis il se redressa et s’assit. Yomonul était à dix mètres de lui et courait maladroitement vers lui tout en rechargeant son arme. Le fusil du garde gisait aux pieds de Gurgeh. Celui-ci s’en empara, visa et tira.
Le maréchal voulut esquiver le rayon, mais, après toute une matinée de tir à l’arme à projectiles, Gurgeh avait machinalement prévu un éventuel effet de recul : le tir de laser frappa Yomonul en plein visage ; la tête de l’apical vola en éclats.
Yomonul ne s’arrêta pas pour autant ; il ne ralentit même pas. La cage crânienne pratiquement vide, le sang jaillissant du cou, esquilles et lambeaux de chair flottant derrière elle comme autant d’oriflammes, la silhouette emportée par sa course accéléra encore. Elle fonçait à présent vers lui, et semblait beaucoup plus assurée.
La chose pointa son arme droit sur le front de Gurgeh.
Abasourdi, celui-ci se figea sur place. Il approcha à nouveau de son œil le viseur du fusil FAR, mais trop tard, en s’efforçant de se relever. L’exosquelette sans tête n’était plus qu’à trois mètres de lui ; Gurgeh regarda la gueule noire du silencieux et sut qu’il était un homme mort. Pourtant, à ce moment-là l’étrange silhouette hésita ; la coquille vide qui se tenait à la place de sa tête fut rejetée en arrière et le fusil vacilla.
Quelque chose vint violemment heurter Gurgeh – par derrière, se rendit-il compte avec surprise tandis que tout devenait noir. Par derrière… puis plus rien.
Son dos lui faisait mal. Il ouvrit les yeux. Un volumineux drone de couleur brune bourdonnait dans l’espace qui le séparait d’un plafond blanc.
« Gurgeh ? » interrogea la machine.
Il déglutit et s’humecta les lèvres.
« Quoi ? » fit-il.
Il ne savait ni où il se trouvait, ni qui était ce drone.
« Gurgeh, c’est moi, Flère-Imsaho. Comment vous sentez-vous ? »
Flaire-Imsah-ho. Ce nom lui disait quelque chose.
« Un peu mal au dos, prononça-t-il en espérant ne pas se faire prendre. Gurgi ? Gurgey ? Ce devait être son nom.
« Pas étonnant. Un énorme trosha vous est rentré dedans par-derrière.
« Un énorme quoi ?
« Aucune importance. Rendormez-vous.
« … Dormir. »
Ses paupières se firent pesantes et le drone devint flou.
Il avait mal au dos. Il ouvrit les yeux et distingua un plafond blanc. Il chercha du regard Flère-Imsaho. Des cloisons de lambris sombre. Une fenêtre. Flère-Imsaho ; il était là. La machine vint vers lui en flottant dans les airs.
« Bonjour, Gurgeh.
« Bonjour.
« Vous vous rappelez qui je suis ?
« Je vois que vous posez toujours autant de questions stupides, Flère-Imsaho. Qu’est-ce que j’ai ?
« Des contusions, une côte fêlée, un léger traumatisme crânien. Vous devriez être sur pied dans un ou deux jours.
« Il me semble me rappeler… Vous disiez que j’avais été renversé par un trosha, n’est-ce pas ? Ou bien ai-je rêvé ?
« Non, vous n’avez pas rêvé. C’est bien ce que je vous ai dit. C’est ce qui est arrivé. De quoi vous souvenez-vous, exactement ?
« Je suis tombé des gradins… de la tribune, énonça-t-il lentement en s’efforçant de réfléchir. (Il était alité et il avait mal au dos. Il se trouvait dans sa chambre, au château, et les lumières étaient allumées ; donc il faisait sans doute nuit. Puis ses yeux s’écarquillèrent.) C’est Yomonul qui m’a fait tomber ! reprit-il tout à coup. Mais pourquoi ?
« Ça n’a plus d’importance maintenant. Rendormez-vous. »
Gurgeh voulut ajouter quelque chose, mais, tandis que le drone venait vibrer à ses oreilles, il se sentit à nouveau épuisé et abaissa les paupières une seconde, juste le temps de laisser reposer ses yeux.
Debout devant la fenêtre, Gurgeh regardait dans la cour. Le serviteur mâle emporta le plateau en faisant tinter les verres.
« Allez-y, dit-il au drone.
« Le trosha a escaladé la palissade pendant que tout le monde avait les yeux fixés sur Yomonul et vous. Il est arrivé par-derrière et s’est jeté sur vous. Il vous a heurté, puis a renversé l’exosquelette avant qu’il ait pu réagir. Les gardes l’ont abattu au moment où il s’apprêtait à éventrer Yomonul, et, le temps qu’on l’arrache à l’exosquelette, celui-ci s’était désactivé. »
Gurgeh secoua lentement la tête.
« Tout ce dont je me souvienne, c’est d’avoir été jeté par-dessus bord à coups de pied. (Il s’assit dans un fauteuil près de la fenêtre. La lumière vaporeuse de la fin d’après-midi déposait un halo doré à l’autre bout de la cour.) Et où étiez-vous, pendant tout ce temps ?
« Ici même ; je regardais une retransmission impériale de la chasse. Je suis désolé de vous avoir laissé là-bas, Jernau Gurgeh, mais cet horrible apical me donnait des coups de pied, et je trouvais cet obscène spectacle sanglant et répugnant au-delà de toute expression.
« Peu importe, répondit Gurgeh en agitant une main. Je suis vivant. (Il enfouit son visage dans ses mains.) Vous êtes sûr que c’est moi qui ai abattu Yomonul ?
« Mais oui ! Tout est enregistré. Voulez-vous que je vous repasse…
« Non, coupa Gurgeh, les paupières toujours closes, en arrêtant le drone d’un geste. Non, je ne veux pas voir ça.
« Je n’ai pas assisté à la fin en direct, reprit Flère-Imsaho. J’étais en train de regagner le lieu de la chasse quand Yomonul a tiré une première fois, tuant par erreur la personne qui se trouvait à côté de vous. Mais j’ai regardé l’enregistrement ; oui, vous l’avez bel et bien tué, avec le FAR du garde. Mais bien sûr, cela signifie simplement que celui qui contrôlait l’exosquelette à ce moment-là n’avait plus à lutter contre son occupant, c’est-à-dire Yomonul. Une fois ce dernier mort, l’exo a pu se déplacer beaucoup plus vite, et de manière beaucoup plus précise. Le maréchal a dû essayer de toutes ses forces de l’arrêter. »
Gurgeh garda les yeux rivés au plancher.
« Vous êtes certain de ce que vous dites ?
« Absolument. (Le drone se dirigea vers le mur-écran.) Écoutez, pourquoi ne pas vous repasser l’enre…
« Non ! » cria Gurgeh en se levant.
Il vacilla sur ses pieds et dut se rasseoir.
« Non, reprit-il un ton plus bas.
« Le temps que j’arrive, l’individu qui téléguidait l’exosquelette était parti ; mes palpeurs à micro-ondes ont brièvement capté quelque chose alors que je me trouvais à mi-chemin, mais le signal a disparu avant que je puisse le localiser avec précision. Une sorte de maser à phase pulsée. La garde impériale a également intercepté quelque chose ; quand on vous a emporté, ils avaient déjà commencé à fouiller la forêt. J’ai réussi à les convaincre que je connaissais mon affaire et je vous ai fait transporter ici. Ils ont envoyé une ou deux fois un médecin jeter un coup d’œil sur vous, mais rien de plus. Heureusement que je suis arrivé à temps : on aurait pu vous transporter à l’hôpital et pratiquer sur votre personne toutes sortes de tests vicieux… (La voix du drone exprimait sa perplexité.) C’est bien pour cela qu’à mon avis nous n’avons pas affaire à un simple coup monté des services de sécurité. Ils auraient tenté de vous tuer par des moyens beaucoup plus discrets, et se seraient tenus prêts à vous emmener à l’hôpital en cas d’échec partiel… Non, tout cela est trop désorganisé. Il se passe des choses bizarres, j’en suis certain. »
Gurgeh passa ses mains dans son dos, délimitant à nouveau avec soin l’étendue de sa contusion.
« Si seulement je me souvenais de tout ! J’aimerais vraiment savoir si j’ai réellement eu l’intention de tuer Yomonul », ajouta-t-il.
Sa poitrine lui faisait mal, et il se sentait nauséeux.
« À voir la façon dont vous vous y êtes pris, et connaissant vos médiocres talents de tireur, je parierais que non. »
Gurgeh leva les yeux sur la machine.
« Vous n’avez rien d’autre à faire, drone ?
« Eh bien, pas vraiment, non. Oh, à propos… L’Empereur veut vous voir dès que vous serez rétabli.
« Je vais y aller tout de suite, fit Gurgeh en se levant lentement.
« Vous êtes sûr ? À mon avis, ce n’est pas raisonnable. Vous n’avez pas l’air dans votre assiette ; à votre place, je m’allongerais. Je vous en prie, asseyez-vous. Vous n’êtes pas encore d’attaque. Et s’il vous en voulait d’avoir tué Yomonul ? Oh, je crois qu’il vaut mieux que je vous accompagne… »
Nicosar occupait un petit trône dressé devant une immense enfilade de fenêtres inclinées aux vitraux multicolores. Les appartements impériaux baignaient dans une lumière polychrome saturée ; de gigantesques tapisseries murales cousues de fils de métal précieux scintillaient comme un trésor dans une grotte sous-marine. Des gardes impassibles étaient postés le long des cloisons ainsi que derrière le trône ; çà et là, des courtisans et chambellans froissaient des papiers ou s’affairaient devant des écrans plats. Un officier de la Maison Impériale conduisit Gurgeh jusqu’au trône, abandonnant Flère-Imsaho à l’autre bout de la pièce sous le regard vigilant de deux gardes.
« Veuillez vous asseoir. (Nicosar lui indiqua un tabouret bas placé devant lui sur l’estrade.) Jernau Gurgeh, entama l’Empereur d’une voix posée, maîtrisée, presque monocorde. Nous vous présentons nos sincères excuses pour ce qui s’est passé hier. Nous nous réjouissons que votre guérison se révèle aussi rapide, même si nous n’ignorons pas que vous souffrez encore. Y a-t-il quelque chose que nous puissions faire ?
« Non, Votre Altesse. Je vous remercie.
« Nous nous en réjouissons. »
Nicosar hocha lentement la tête. Sa tenue était, comme à l’ordinaire, d’un noir que rien ne venait égayer. Cette mise sobre, sa frêle constitution et son visage sans charme formaient un contraste saisissant avec les fabuleuses éclaboussures colorées qui tombaient des vitraux obliques au-dessus de leur tête, ainsi qu’avec les vêtements somptueux des courtisans. L’Empereur reposa ses petites mains baguées sur les accoudoirs du trône.
« Naturellement, nous sommes fort chagriné de devoir nous passer de la considération et des bons et loyaux services de notre maréchal Yomonul Lu Rahsp, surtout dans ces circonstances tragiques, mais nous comprenons que vous n’aviez pas d’autre choix que de vous défendre. Vous ne ferez l’objet d’aucune poursuite, telle est notre volonté.
« Merci, Votre Altesse. »
Nicosar agita une main.
« Quant à celui qui a comploté contre vous et s’est rendu maître du dispositif carcéral de notre maréchal, sachez qu’il a été découvert et dûment interrogé. Nous sommes profondément blessé d’apprendre que le chef des conspirateurs n’est autre que notre mentor et guide, celui qui nous a suivi tout au long de notre existence, j’ai nommé le recteur du Collège de Candsev.
« Ham…, commença Gurgeh, qui s’interrompit aussitôt (L’expression de Nicosar était un modèle de mécontentement. Le nom du vieil apical mourut dans la gorge de Gurgeh.) Je… », reprit-il.
Nicosar leva une main.
« Nous tenons à vous informer que le recteur du Collège de Candsev, Hamin Li Srilist, a été condamné à mort pour le rôle qu’il a joué dans la conspiration ourdie contre vous. À notre connaissance, il se peut qu’on ait essayé à d’autres moments d’attenter à vos jours. Si cela se révélait exact, les circonstances seraient scrupuleusement examinées, et les criminels appelés à comparaître devant la justice.
« Certains membres de la cour, poursuivit Nicosar en fixant les bagues qui ornaient ses doigts, ont cru bon de protéger leur Empereur par des moyens… peu judicieux. L’Empereur n’a que faire de ce genre de protection contre un adversaire au jeu, même si celui-ci a recours à des artifices que, personnellement, nous nous interdisons. S’il s’est révélé nécessaire de mentir à nos sujets sur votre progression dans cette finale, c’est pour leur bien, et non pour le nôtre. Nous n’avons nul besoin d’être protégé contre les vérités déplaisantes. L’Empereur ne connaît pas la peur, seulement la discrétion. Nous serons heureux de retarder la partie devant opposer l’Empereur-régent et l’homme nommé Jernau Morat Gurgeh jusqu’à ce que ce dernier se sente assez bien pour jouer. »
Gurgeh se surprit à attendre que la voix calme, lente et légèrement chantante de Nicosar poursuive son monologue, mais, impassible, l’Empereur se tut.
« Je vous remercie, Altesse, proféra-t-il enfin, mais je préférerais qu’il n’y ait pas d’ajournement. Je me sens déjà presque assez bien pour reprendre immédiatement le jeu, et il reste de toute façon trois jours avant le début officiel de la partie. Je vous assure que ce retard ne se justifie aucunement. »
Nicosar hocha lentement la tête.
« Cela nous plaît. Néanmoins, au cas où Jernau Gurgeh souhaiterait revenir sur sa décision avant la date prévue pour le début de la partie, nous espérons qu’il n’hésiterait pas à en informer le Bureau Impérial, qui se ferait alors un plaisir d’ajourner la finale jusqu’à ce que Jernau Gurgeh se sente tout à fait capable de jouer au jeu d’Azad au maximum de ses possibilités.
« Je remercie encore Votre Altesse.
« Nous sommes content de constater que Jernau Gurgeh n’a pas été grièvement blessé, et nous félicitons qu’il ait pu se rendre à cette audience », conclut Nicosar.
Sur quoi il adressa un bref hochement de tête à Gurgeh, puis regarda en direction d’un chambellan qui attendait impatiemment à l’écart.
Gurgeh se leva, s’inclina et sortit à reculons.
« On n’est pas obligé de faire plus de quatre pas en arrière avant de lui tourner le dos, commenta Flère-Imsaho. Mais à part ça, vous avez été très bien. »
Ils étaient de nouveau dans la chambre de Gurgeh.
« La prochaine fois, j’essaierai de m’en souvenir, répondit ce dernier.
« Bref, on dirait que vous êtes hors de danger. J’ai un peu écouté aux portes, pendant votre petit tête-à-tête ; les chambellans sont généralement au courant de tout ce qui se passe. Apparemment donc, on a surpris un apical qui tentait de fuir le maser et les exocontrôles par la forêt ; il avait perdu l’arme qu’on lui avait donnée pour se défendre – cela valait mieux, d’ailleurs, parce que c’était en réalité une bombe –, ce qui leur a permis de le prendre vivant. Il a avoué sous la torture, et donné le nom d’un des sbires de Hamin, qui à son tour a tenté de marchander ses aveux. Alors ils s’en sont pris à Hamin.
« Vous voulez dire qu’ils l’ont torturé ?
« Un petit peu seulement. Il n’est plus tout jeune, et puis il fallait bien qu’il reste en vie pour subir le châtiment dont déciderait l’Empereur. L’apical exocontrôleur ainsi qu’un autre acolyte ont été empalés, le sbire marchandeur de Hamin a été enfermé dans une cage en pleine forêt et abandonné là en attendant l’Incandescence, et Hamin lui-même privé de drogues anti-G ; dans cinquante jours tout au plus, il sera mort.
« Hamin…, fit Gurgeh en secouant la tête. Je ne savais pas qu’il avait peur de moi.
« Ma foi, comme je vous le disais, il n’est plus tout jeune. Ces gens-là ont parfois des idées bizarres.
« Croyez-vous que je sois désormais en sécurité ?
« Oui. L’Empereur désire que vous restiez en vie afin de mieux vous anéantir sur les tabliers d’Azad. Personne d’autre n’oserait vous nuire. Vous pouvez vous concentrer sur le jeu. Et puis, de toute manière, je veille sur vous. »
Gurgeh posa un regard incrédule sur le drone bourdonnant.
Il ne détectait pas trace d’ironie dans sa voix.
Gurgeh et Nicosar entamèrent trois jours plus tard la première des parties mineures. La finale promettait de se dérouler dans une ambiance curieuse ; un sentiment de déception brutale imprégnait le château de Klaff : dans l’Empire, cet ultime affrontement était habituellement l’aboutissement de six années de travail et de préparation, l’apothéose de tout ce que représentait et défendait l’Azad. Or, cette fois-ci, la succession à la tête de l’Empire était déjà réglée. Nicosar s’était d’ores et déjà assuré de régner sur une autre Grande Année en battant Vechesteder et Jhilno, encore qu’aux yeux du reste de l’Empire l’Empereur dût encore vaincre Krowo pour remporter le sceptre. Même si Gurgeh remportait la finale, cela ne changerait rien ; certain orgueil impérial en sortirait quelque peu blessé, voilà tout. La cour et le Bureau Impérial en tireraient des leçons et, dorénavant, on réfléchirait à deux fois avant d’inviter des étrangers décadents mais sournois à participer au jeu sacré.
Gurgeh avait l’impression qu’un grand nombre des résidents de la forteresse auraient préféré quitter Echronédal, regagner Eä ; mais on devait encore assister à la cérémonie du sacre et à sa confirmation religieuse ; par ailleurs, nul ne serait autorisé à partir avant que le feu ne soit passé et que l’Empereur ne se soit relevé de ses cendres.
Gurgeh et Nicosar étaient probablement les seuls à attendre la rencontre avec impatience ; même les joueurs-de-jeux et les observateurs étaient démoralisés à l’idée d’assister à une partie dont on leur avait d’avance interdit de discuter, même entre eux. Toutes les parties disputées par Gurgeh depuis son élimination officielle étaient sujet tabou. Elles n’existaient pas. Le Bureau Impérial des Jeux travaillait déjà très dur à concocter la version officielle de la finale entre Nicosar et Krowo. À en juger par leurs précédents résultats, Gurgeh ne doutait pas qu’elle serait parfaitement convaincante. Il lui manquerait peut-être l’ultime étincelle du génie, mais elle serait acceptée telle quelle.
Ainsi, tout était réglé d’avance. L’Empire disposait de nouveaux maréchaux (le remplacement de Yomonul allait toutefois occasionner quelques remaniements), de nouveaux généraux, amiraux, archevêques, ministres et juges. L’avenir de l’Empire était tout tracé, avec bien peu de changements par rapport à son cours passé. Nicosar maintiendrait sa politique actuelle ; les Prémisses déposées par les différents gagnants ne révélaient guère d’insatisfaction, et encore moins d’idées neuves. Courtisans et chambellans pouvaient donc respirer : rien ne changerait vraiment, et leur position n’était toujours pas menacée. Aussi observa-t-on, au lieu de la tension qui caractérisait habituellement la finale, une ambiance évoquant davantage celle des matches de démonstration. Seuls les deux concurrents estimaient participer à une vraie compétition.
Gurgeh fut tout de suite impressionné par le jeu de Nicosar. L’Empereur ne cessait de remonter dans son estime. Plus il analysait le style de l’apical, plus il se rendait compte qu’il avait décidément devant lui un joueur puissant et accompli. Il allait lui falloir plus que de la chance pour vaincre Nicosar ; pour ce faire, il devait devenir quelqu’un d’autre. Dès le début, il s’attacha à ne pas se faire battre à plate couture plutôt qu’à triompher de l’Empereur.
La plupart du temps, Nicosar jouait prudemment ; puis, brusquement, il se faisait remarquer par une brillante série de coups qui s’enchaînaient harmonieusement et semblaient tout d’abord l’œuvre d’un fou de génie, avant d’apparaître sous leur vrai jour : c’étaient en réalité des coups de maître, autant de réponses irréprochables apportées aux questions insolubles qu’ils avaient eux-mêmes posées.
Gurgeh fit de son mieux pour prévoir ces accès dévastateurs de force et de ruse combinées, et pour leur trouver une réplique une fois qu’ils étaient déclenchés. Mais dès la fin des parties mineures, c’est-à-dire quelque trente jours avant l’arrivée prévue du feu, Nicosar avait déjà sur lui un avantage considérable en pions et en cartes, à transférer sur le premier des trois grands tabliers. Gurgeh sentit que sa seule chance était de tenir bon, autant que possible, sur les deux premiers tabliers, et d’espérer récupérer un petit quelque chose sur le troisième.
Les bourgeons-de-cendre dressaient bien haut leurs têtes tout autour du château, montant à l’assaut de ses murailles comme une lente marée d’or. Gurgeh était revenu s’asseoir dans le même jardinet suspendu. Lors de sa première visite, il pouvait encore contempler l’horizon lointain par-dessus les bourgeons-de-cendre ; à présent, la vue était bouchée à vingt mètres par la plus proche de ces formidables cimes feuillues. Les derniers rayons du soleil épandaient l’ombre du château sur ce parterre végétal. Derrière Gurgeh s’allumaient les lumières de la forteresse.
Il observa les troncs brun roux des grands arbres en secouant la tête. Il avait été vaincu sur le Tablier d’Origine, et voilà qu’à présent il perdait aussi sur le Tablier de Forme.
Il était en train de passer à côté de quelque chose ; une certaine facette du style de Nicosar lui échappait. Il le savait, il en était même certain, mais il n’arrivait pas à savoir de quoi il s’agissait au juste. Il ne pouvait s’empêcher de penser que c’était probablement quelque chose de tout simple, malgré la complexité qu’exigeait sa mise en œuvre sur le tablier. Et cette chose, il aurait dû la repérer, l’analyser et l’appréhender depuis longtemps ; la retourner à son avantage. Pourtant, quelle qu’en fût la raison – sans doute, inhérente à sa propre compréhension du jeu – il s’en était révélé incapable. Tout se passait comme s’il avait perdu l’usage de tout un pan de son style, et il commençait à se demander si le coup qu’il avait pris sur la tête, le jour de la chasse, ne l’avait pas affecté plus qu’il ne l’avait cru.
Par ailleurs, le vaisseau ne semblait pas mieux saisir que lui ce qui n’allait pas dans sa façon de jouer. Sur le moment, les conseils du Mental paraissaient toujours sensés, mais, une fois sur le tablier, Gurgeh se rendait compte qu’ils étaient impossibles à mettre en pratique. S’il allait à l’encontre de ses propres instincts et s’obligeait à suivre les indications du Facteur limite, il aggravait encore sa situation ; rien ne vous posait davantage de problèmes sur un tablier d’Azad que l’expérimentation d’une tactique qui ne vous convainquait pas vraiment.
Il se remit lentement sur pied, étira son dos, qui ne lui faisait presque plus mal, et regagna sa chambre. Posté devant l’écran, Flère-Imsaho regardait un affichage-holo représentant un curieux diagramme.
« Qu’est-ce que vous faites ? » demanda Gurgeh en se laissant tomber dans un fauteuil moelleux.
Le drone se retourna et lui répondit en marain.
« J’ai trouvé le moyen de désactiver les micros ; nous pouvons maintenant nous parler en marain. Bonne nouvelle, n’est-ce pas ?
« Sans doute », répondit Gurgeh, toujours en eächic.
Il s’empara d’un petit écran plat afin de s’informer de ce qui se passait dans l’Empire.
« Eh bien, vous pourriez au moins vous servir de notre langue, après tout le mal que je me suis donné pour neutraliser leurs mouchards ! Ça n’a pas été facile, vous savez. Je ne suis pas conçu pour ce genre de tâche. J’ai dû absorber des quantités considérables de connaissances extraites de mes propres fichiers dans le domaine de l’électronique, de l’optique, des champs d’écoute et de toutes ces disciplines techniques. Je croyais que ça vous ferait plaisir, moi.
« Cela me procure une extrême et profonde sensation d’extase », prononça Gurgeh en marain, en détachant bien chaque mot.
Puis il reporta son attention sur le petit écran. Celui-ci lui apprit les nouvelles nominations, l’étouffement d’une insurrection dans un lointain système planétaire, l’évolution de la partie que disputaient Nicosar et Krowo – lequel avait moins de retard que Gurgeh –, la victoire remportée par les troupes impériales sur une race de monstres, et la dernière réévaluation du salaire des mâles désireux de s’engager dans l’armée.
« Qu’est-ce que vous regardez là, au fait ? interrogea-t-il en jetant un bref coup d’œil à l’écran mural où le tore de Flère-Imsaho tournait lentement sur lui-même.
« Vous ne le reconnaissez pas ? fit le drone d’une voix aux intonations montant dans les aigus afin d’exprimer la surprise. Je n’aurais jamais cru cela de vous ; il s’agit d’un modèle de la Réalité.
« De la… ? Ah, oui. (Gurgeh hocha la tête et revint à son petit écran, où l’on voyait un groupe d’astéroïdes se faire bombarder par des cuirassés impériaux impatients d’en écraser l’insurrection.) En quatre dimensions, et tout ça. »
Il passa rapidement d’une sous-chaîne à l’autre afin de trouver le canal des jeux. Quelques matches de deuxième série se jouaient encore sur Eä.
« Dans le cas de la Réalité proprement dite, disons plutôt sept dimensions applicables ; l’une de ces lignes… Vous m’écoutez ?
« Hmm ? Oui, oui. »
Les jeux d’Eä en étaient tous à leurs derniers stades. Les jeux secondaires d’Echronédal faisaient toujours l’objet de commentaires.
« … une de ces lignes faisant partie de la Réalité représente notre univers tout entier… on vous a sûrement appris tout cela, non ?
« Hmm », acquiesça Gurgeh.
Il ne s’était jamais particulièrement intéressé à la théorie spatiale, l’hyper-espace, les hypersphères, ce genre de choses ; rien de tout cela ne semblait intervenir d’une quelconque manière dans sa façon de vivre sa vie, alors, quel intérêt ? Il y avait certains jeux qu’on appréhendait mieux en quatre dimensions, mais Gurgeh ne s’attachait qu’à leurs règles particulières, et les théories d’ensemble ne prenaient un sens pour lui que dans la mesure où elles s’appliquaient à ces jeux-là de manière spécifique. Il appuya sur le bouton pour obtenir la page suivante… et se retrouva face à face avec une image de lui-même exprimant une fois de plus sa tristesse à l’idée d’avoir été éliminé, multipliant ses vœux au peuple et à l’Empire d’Azad, et remerciant tout le monde de lui avoir permis de… La voix d’un présentateur vint couvrir ses déclarations de moins en moins audibles, pour annoncer que Gurgeh s’était retiré des jeux de deuxième série qui se déroulaient sur Echronédal. Avec un sourire sans joie, Gurgeh regarda la réalité officielle à laquelle il avait bien voulu coopérer prendre progressivement corps et devenir un état de fait généralement accepté.
Il leva brièvement les yeux sur le tore qui tournait ; sur l’écran et un problème qui l’avait occupé plusieurs années auparavant lui revint en mémoire.
« Quelle est la différence entre l’hyper-espace et l’ultra-espace ? demanda-t-il au drone. Un jour le vaisseau m’a parlé d’ultra-espace, et je n’ai jamais réussi à savoir de quoi il s’agissait au juste. »
Le drone s’efforça de lui fournir l’explication demandée en s’appuyant sur son holo-modèle de la Réalité. Comme toujours, ses éclaircissements furent surabondants, mais, même si la réponse ne lui était guère utile, Gurgeh comprit tout de même de quoi il retournait.
Flère-Imsaho lui tapa sur les nerfs toute la soirée à bavarder interminablement en marain à propos de tout et de rien. Après l’avoir trouvé inutilement complexe, Gurgeh prenait plaisir à entendre à nouveau parler sa langue, et trouvait plutôt agréable de la parler ; mais au bout d’un moment il se lassa de la petite voix flûtée du drone. Ce soir-là, la machine parla jusqu’à ce que Gurgeh entame son analyse-de-jeu habituelle – et relativement déprimante – avec le vaisseau, toujours en marain.
Il passa une bonne nuit de sommeil, la meilleure depuis la chasse, et s’éveilla mystérieusement convaincu qu’il lui restait peut-être encore une chance de renverser le cours des événements.
Il lui fallut pratiquement toute la matinée pour comprendre ce que Nicosar avait en tête. Lorsqu’il y parvint enfin, il en eut le souffle coupé.
L’Empereur avait entrepris de vaincre non seulement Gurgeh, mais la Culture tout entière. Comment interpréter autrement l’emploi qu’il faisait des pions, des territoires et des cartes ? Il avait disposé l’intégralité de son camp à l’image d’un Empire : une représentation fidèle d’Azad.
Gurgeh eut une autre révélation soudaine, qui le frappa avec une intensité presque aussi forte : l’une des interprétations possibles – peut-être la meilleure – de son propre style-de-jeu était que depuis le début il jouait comme s’il était la Culture. Par habitude, en échafaudant ses positions et en déployant ses pièces, il avait en quelque sorte reproduit sa propre forme de société, recréé un réseau de forces et de relations dépourvu de toute hiérarchie apparente, de toute instance dirigeante solidement établie, et fondamentalement pacifique dans ses origines.
Dans toutes les parties qu’il avait disputées, c’étaient toujours les autres qui avaient pris l’initiative de l’attaque. Lui avait considéré la phase antérieure comme une préparation à la bataille, mais il se rendait compte à présent que, s’il avait été seul sur le tablier, il se serait comporté sensiblement de la même manière : en gagnant lentement du terrain, en consolidant progressivement, tranquillement, économiquement ses positions… Bien sûr, cela ne s’était jamais produit ; toujours il était attaqué, et une fois au cœur de la bataille il s’impliquait dans le conflit avec le même acharnement que plus tôt, quand il tentait de développer les structures et le potentiel de ses pièces non menacées et de ses territoires indisputés.
Les autres joueurs contre lesquels il avait concouru avaient tous inconsciemment essayé de s’adapter sans concessions à ce style inédit, et tous ils avaient échoué lamentablement. Nicosar, lui, ne visait rien de tel. Il avait choisi l’option inverse et fait du tablier son Empire, représenté dans sa totalité et avec le souci du moindre détail structurel dans les limites qu’imposait l’échelle du jeu.
Gurgeh en resta pétrifié. Cette vérité lui apparut tel un lent lever de soleil qui se transforme soudain en nova, tel un mince filet de compréhension qui se mue peu à peu en torrent, en fleuve, en marée, puis en raz de marée. Il joua les coups suivants de manière machinale ; c’étaient de simples réactions aux initiatives de l’adversaire, et non manifestations mûrement réfléchies de sa stratégie, aussi limitée, aussi inappropriée que se révélât à présent cette dernière. Il avait maintenant la bouche sèche et les mains tremblantes.
Évidemment. Voilà ce qui lui avait échappé, la fameuse facette cachée ; flagrante, étalée au grand jour devant les yeux de tous, elle était effectivement invisible, car trop évidente pour être exprimée par des mots, pour être comprise. C’était tellement simple, tellement élégant, tellement formidablement ambitieux, mais si fondamentalement pragmatique, et si proche de la vision qu’avait Nicosar de la fonction du jeu !
Pas étonnant qu’il ait tant souhaité affronter l’homme de la Culture, si c’était là ce qu’il avait en tête depuis le tout début !
Des informations sur la Culture et sa véritable nature – informations que Nicosar et une poignée de personnalités de l’Empire étaient seuls à posséder – figuraient là, bien en vue sur le tablier, mais sans doute parfaitement indéchiffrables pour qui n’était pas déjà au courant ; si l’allure générale du tablier-Empire de Nicosar composait un tableau complet offert à tous les regards, les hypothèses concernant les forces de son adversaire étaient formulées en termes de fractions d’un ensemble plus vaste.
En outre, il y avait dans l’attitude de l’Empereur face à ses pièces et à celles de son concurrent une espèce de cruauté qui frôlait le sarcasme, une tactique destinée à perturber Gurgeh. L’Empereur envoyait les pièces à leur perte avec une insensibilité allègre là où Gurgeh aurait préféré rester en arrière pour essayer de se préparer et de rassembler ses forces. Là où Gurgeh aurait accepté la reddition et la consécration de sa défaite, Nicosar faisait des ravages.
Par certains côtés, la différence était minime – un bon joueur ne gaspillait pas ses pièces et ne se livrait pas au massacre pour le plaisir – mais il y avait là-dessous une violence en marche, une espèce de saveur particulière, comme une puanteur, une brume silencieuse planant sur le tablier.
Il vit alors qu’il se défendait exactement comme Nicosar attendait qu’il le fasse : en s’efforçant de sauver ses pièces, de prendre des initiatives raisonnées, réfléchies, conservatrices et, en un sens, en cherchant à ne pas voir la façon qu’avait Nicosar d’expédier brutalement ses pièces au combat et d’arracher à son adversaire des bandes de territoire, lambeaux de chair déchiquetée. Sous un certain angle, Gurgeh s’était désespérément efforcé de ne pas jouer contre Nicosar ; l’Empereur avait un jeu brusque, dur, dictatorial et fréquemment inélégant, et il était fort judicieusement parti du principe que, quelque part en lui, l’homme de la Culture ne voudrait pas de tout cela.
Gurgeh entreprit de faire le point, évaluant les possibilités qui s’offraient encore à lui tout en jouant quelques parades supplémentaires sans conséquence, pour se donner le temps de réfléchir. Le but du jeu était la victoire ; il l’avait oublié. Rien d’autre ne comptait ; rien d’autre ne dépendait de l’issue du jeu. Le jeu lui-même était hors de propos ; on pouvait donc lui donner tous les sens qu’on voulait, et la seule barrière qu’il eût encore à négocier était celle qu’avaient élevée ses propres sentiments.
Il fallait qu’il riposte, mais comment ? En devenant la Culture ? Un autre Empire ?
Il incarnait d’ores et déjà la Culture, et cela ne lui réussissait pas – et puis, sur le terrain de l’impérialisme, comment égaler une Altesse impériale ?
Il était là, debout sur le tablier dans ses atours ajustés et vaguement ridicules, à peine conscient de ce qui l’entourait. Il lutta pour s’arracher au jeu l’espace d’un instant et embrassa du regard la vaste salle-de-proue du château et ses pierres apparentes, puis les fenêtres ouvertes sur la voûte jaune des bourgeons-de-cendre, les rangées de sièges à moitié vides, les gardes impériaux et les arbitres officiels, les gros appareils de protection électronique en forme de cornes noires, les nombreux spectateurs, leurs costumes variés et leurs diverses allures. Tout cela traduit dans le langage du jeu, comme filtré par une puissante drogue qui transmuterait tout ce qu’il voyait en image déformée de l’emprise qu’elle-même exerçait sur son cerveau.
Il songea aux miroirs, puis aux champs inverseurs – qui conféraient une impression plus artificielle sur le plan technique, mais nettement plus réelle sur le plan de la perception. L’écriture en miroir portait bien son nom ; l’écriture inversée était l’écriture ordinaire. Il vit le tore fermé de la Réalité irréelle qu’étudiait Flère-Imsaho, il se remémora Chamlis Amalk-ney et ses mises en garde contre la duplicité ; toutes choses qui ne voulaient rien dire et qui, en même temps, signifiaient pourtant quelque chose ; des harmoniques de sa propre pensée.
Clic ! Allumé/éteint. Comme s’il était une machine. Passé par-dessus la courbe de catastrophe, tombé, et tant pis. Il oublia tout et joua la première chose qui lui vint à l’esprit.
Il regarda ce qu’il avait fait. Jamais Nicosar n’aurait joué ainsi.
Une démarche archétypique de la Culture. Il sentit le cœur lui manquer. Il avait espéré quelque chose d’autre, quelque chose de mieux.
Il regarda à nouveau. Ma foi, c’était peut-être une démarche typique de la Culture, mais au moins était-elle agressive : menée à terme, elle réduirait à néant toute la stratégie de prudence à laquelle il s’était tenu jusqu’à présent, mais il n’y avait rien d’autre qu’il puisse faire s’il voulait conserver fût-ce l’ombre d’une chance de résister à Nicosar. Faire comme si l’enjeu était réellement considérable, comme s’il se battait pour défendre la Culture tout entière ; se décider à gagner, quoi qu’il arrive, quoi qu’il en coûte…
Enfin… il avait fini par trouver un angle d’attaque, après tout.
Il savait très bien qu’il allait perdre, mais au moins ce ne serait pas la déroute.
Petit à petit, il remodela tout son plan-de-jeu afin qu’il reflète désormais l’essence profonde d’un militant de la Culture. Il renonça à des zones entières du tablier là où son revirement ne fonctionnerait pas, tandis qu’il ramenait, regroupait, restructurait là où il aurait de l’effet ; il faisait des sacrifices lorsque c’était nécessaire, il rasait tout sur son passage quand il y était obligé. Il n’essaya pas d’imiter la stratégie d’assaut/repli-retour/invasion, rudimentaire mais dévastatrice, qu’avait adoptée Nicosar, mais disposa ses forces et ses pièces à l’image d’une puissance qui saurait en fin de compte parer ces coups de massue ; peut-être pas tout de suite, mais plus tard, quand elle serait prête.
Enfin il commença à amasser quelques points. La partie n’était pas gagnée pour autant, mais restait encore le Tablier du Devenir, où il aurait au moins la possibilité de se battre.
À deux ou trois reprises, alors qu’il se trouvait assez près de son adversaire pour lire sur ses traits, il surprit sur le visage de l’apical une curieuse expression ; il en retira la certitude d’être sur la bonne voie ; de toute façon, d’une certaine manière, l’Empereur s’y était attendu. Sur son visage comme sur le tablier, ce dernier montrait à présent qu’il savait à qui il avait affaire ; il y avait même une forme de respect dans sa façon de réagir : il le reconnaissait, tous deux jouaient maintenant à armes égales.
Gurgeh avait la vive impression d’être un fil électrique parcouru d’une énergie terrible ; il était comme un gigantesque nuage prêt à envoyer la foudre frapper le tablier, un formidable raz de marée fonçant vers le rivage endormi, une colossale bouffée d’énergie en fusion surgissant du cœur d’une planète, un dieu doté du pouvoir de détruire et de créer à sa guise.
Il ne contrôlait plus ses endosécrétions ; les diverses substances qui se mêlaient dans son sang avaient pris le pas sur sa volonté, et son cerveau saturé, enfiévré, ne connaissait plus qu’une idée : gagner, dominer, maîtriser ; une série de flèches pointant toutes vers le même désir, une détermination unique et absolue.
Les pauses, les périodes de sommeil, tout cela ne comptait pas. Il n’y avait plus que les intervalles entre la vie réelle sur le tablier et le jeu lui-même. Il fonctionnait ; il parlait au drone, au vaisseau et à d’autres gens, il mangeait, il dormait, il allait çà et là… Mais tout cela n’était rien ; hors de propos. Tout ce qui se trouvait en dehors n’était qu’un décor, une toile de fond pour le jeu.
Il vit les forces adverses déferler brusquement sur le vaste tablier ; elles parlaient un langage étrange, elles chantaient un curieux chant qui était à la fois une parfaite combinaison d’harmoniques et un combat dont l’objet était le contrôle de l’écriture des thèmes. Ce qu’il avait devant lui était en fait un gigantesque organisme ; les pions paraissaient se mouvoir sous l’influence d’une volonté qui n’était ni la sienne ni celle de l’Empereur, mais par l’effet d’une force finalement dictée par le jeu lui-même, l’ultime expression de son essence propre.
Il vit tout cela ; il sut que Nicosar en avait également conscience, mais qu’ils étaient probablement les seuls. Ils étaient comme deux amants s’aimant en secret et en sécurité dans l’immense nid que la salle formait autour d’eux, étroitement enlacés sous les yeux de centaines d’individus qui regardaient et qui voyaient, mais qui ne savaient pas déchiffrer la scène à laquelle ils assistaient, et ne devineraient jamais sa véritable nature.
La partie du Tablier de Forme s’acheva. Gurgeh avait perdu, mais il n’était plus au bord de l’abîme, et Nicosar emportait sur le Tablier du Devenir un avantage qui était loin d’être décisif.
Les deux adversaires furent séparés, un acte prit fin ; le dernier allait bientôt commencer. Gurgeh quitta la salle-de-proue épuisé, vidé de toute énergie et éperdu de bonheur, et dormit pendant deux jours. Ce fut le drone qui l’éveilla.
« Gurgeh ? Vous êtes réveillé ? Vous n’êtes plus dans les vapes ?
« De quoi parlez-vous ?
« De vous, du jeu. Qu’est-ce qui se passe ? Même le vaisseau s’avoue incapable de comprendre ce qui est arrivé sur ce tablier. »
Le drone flottait au-dessus de lui, gris-brun, en émettant un faible bourdonnement. Gurgeh se frotta les yeux, battit des paupières. C’était le matin ; il restait encore dix jours environ avant l’arrivée du feu. Gurgeh eut l’impression de s’éveiller d’un rêve plus criant de vérité, plus réel encore que la réalité. Il bâilla et s’assit dans son lit.
« Ah bon ? J’étais dans les vapes ?
« C’est le moins qu’on puisse dire. Autant demander si la douleur est douloureuse, et les supernovæ lumineuses. »
Gurgeh s’étira et eut un petit sourire satisfait.
« Nicosar prend les choses de manière impersonnelle », déclara-t-il en se levant.
Il se dirigea vers la porte-fenêtre en traînant les pieds, puis sortit sur le balcon. Flère-Imsaho émit une série de petits claquements désapprobateurs et s’empressa de lui jeter une robe de chambre sur les épaules.
« Si vous recommencez à parler par énigmes, j’abandonne…
« Comment ça, par énigmes ? (Gurgeh inspira profondément l’air tiède. Puis il fit jouer les muscles de ses bras et de ses épaules.) Ce vieux château a fière allure, n’est-ce pas, drone ? reprit-il en cherchant appui sur la balustrade avant de prendre encore une profonde inspiration. Ils s’y entendent, pour construire des châteaux, hein ?
« C’est possible, mais malheureusement Klaff n’a pas été bâti par l’Empire. Les Azadiens l’ont ravi à une autre espèce humanoïde possédant une cérémonie semblable à celle qui permet à l’Empire de sacrer son Empereur. Mais ne détournez pas la conversation. Je vous ai posé une question. Qu’est-ce que c’est que ce style-de-jeu ? Vous êtes bizarre, évasif, depuis quelques jours ; je n’ai pas insisté parce que j’ai bien vu que vous vous concentriez, mais le vaisseau et moi nous aimerions être tenus au courant.
« Nicosar joue le rôle de l’Empire ; d’où son style-de-jeu. Je n’ai pas eu d’autre choix que d’incarner à mon tour la Culture ; voilà d’où vient mon propre style. C’est aussi simple que ça.
« Ça n’en a pas l’air.
« Plutôt violent. Une espèce de viol mutuel, pour vous donner une idée.
« Il me semble que vous devriez reprendre vos esprits, Jernau Gurgeh.
« Mais je… (Gurgeh se rendit compte de ce qu’il allait dire et s’interrompit.) Je ne les ai jamais perdus, imbécile ! Et maintenant, si vous vous trouviez quelque chose d’utile à faire, par exemple commander mon petit déjeuner ?
« Bien, maître », répondit Flère-Imsaho d’un ton maussade.
Sur ce, la machine rentra dans la chambre. Gurgeh contempla cet immense tablier vide qu’était le ciel bleu au-dessus de sa tête ; son esprit fourmillait déjà de plans à mettre en œuvre sur le Tablier du Devenir.
Au cours des quelques jours qui les séparaient encore de la partie finale, Flère-Imsaho vit son compagnon s’absorber encore plus intensément en lui-même. Il n’entendait presque plus rien de ce qu’on lui disait ; il fallait lui rappeler de manger et de dormir. Aussi incroyable que cela pût lui paraître, la machine le surprit par deux fois assis seul, le regard perdu dans le vide, le visage douloureusement contracté. Elle avait alors pratiqué un sondage-ultrasons à distance et découvert que sa vessie était sur le point d’éclater ; il fallait aussi lui dire d’aller se soulager ! Il passait ses journées, l’une après l’autre, à regarder fixement devant lui ou à analyser fébrilement des rediffusions de parties anciennes. De plus, alors que ses endodrogues avaient cessé de faire effet pendant une courte période après ses deux jours de sommeil, il s’était aussitôt remis à endocriner, et cette fois sans interruption. Le drone analysa ses ondes cérébrales au moyen de son Effecteur et se rendit compte que, même quand il le croyait endormi, ce n’était pas à proprement parler dans le sommeil que l’homme était plongé ; plutôt dans une série de rêves lucides contrôlés, du moins en apparence. De toute évidence, ses toxiglandes fonctionnaient en permanence à plein régime ; et pour la première fois son corps arborait plus de signes révélateurs de consommation abusive de drogues que celui de son adversaire.
Comment réussissait-il à jouer dans cet état ? Si cela n’avait tenu qu’à elle, la machine aurait empêché l’homme de jouer séance tenante. Seulement, elle avait reçu des ordres. Elle avait un rôle à tenir, et jusqu’à présent elle l’avait tenu ; tout ce qu’elle pouvait faire à présent, c’était attendre et voir ce qui allait arriver.
La partie du Tablier du Devenir attira plus de monde que les deux précédentes ; les autres joueurs-de-jeux en étaient toujours à s’efforcer de comprendre cet affrontement bizarre, complexe, insondable, et tenaient à voir ce qui allait arriver sur le dernier tablier ; l’Empereur abordait celui-ci avec un avantage considérable, mais l’étranger avait la réputation d’y exceller.
Gurgeh se replongea dans le jeu comme un être amphibie dans l’étreinte accueillante de l’eau. L’espace de quelques coups, il se contenta de jouir de cette sensation : il était de nouveau dans son élément, il retrouvait la joie sans mélange de l’affrontement, il se délectait du moindre infléchissement de ses forces et ses potentialités, de la tension captivante qui entourait chaque pion, chaque position. Puis il se détourna de cette approche ludique pour se mettre plus sérieusement à édifier et traquer, créer et relier, détruire et sectionner ; à pourchasser pour tuer.
Le Tablier redevint Empire d’un côté, Culture de l’autre. Tous deux plantèrent simultanément le décor, un champ de bataille mortel, glorieux, splendide, d’une finesse et d’une suavité insurpassables, une scène de prédation mutuelle formée à partir des croyances de Nicosar aussi bien que des siennes. Une image de leurs deux esprits ; un hologramme de pure cohérence se consumant comme une vague de feu dressée, de part et d’autre du tablier, une carte exacte des paysages de pensée et de foi qui régnaient dans leurs têtes.
Il entama la lente progression qui était à la fois défaite et victoire avant de s’en rendre compte lui-même. On n’aurait jamais rien vu d’aussi subtil, d’aussi complexe et d’aussi beau sur un tablier d’Azad. Il le croyait fermement ; il en était intimement convaincu. Grâce à lui, cela deviendrait une réalité.
Le jeu continuait.
Pauses, journées, soirées, conversations, repas… toutes ces choses se succédaient comme dans une autre dimension ; une vision monochrome, une image plate et granuleuse. Lui était ailleurs, bien loin de tout cela. Une autre dimension, une autre image. Son crâne n’était qu’une bulle contenant un tablier-de-jeu, lui-même n’était qu’un pion comme les autres, voué à être déplacé dans tous les sens.
Nicosar et lui ne se parlaient pas, mais ils conversaient ; ils s’informaient mutuellement de leurs humeurs et de leurs sentiments par un canal à la texture exquise, par l’intermédiaire de ces pions qu’ils déplaçaient et qui les mouvaient à leur tour. Un chant, une danse, un poème sans défaut. À présent, il y avait tous les jours foule dans la salle-de-jeu, une foule entièrement absorbée par l’œuvre fabuleusement confondante qui reprenait forme sous leurs yeux ; une foule qui s’efforçait de déchiffrer ce poème, de percer en profondeur cette image mouvante, d’écouter cette symphonie, de toucher cette sculpture vivante, et par là de comprendre.
Cela peut durer longtemps, songea un jour Gurgeh. Et au moment où la banalité de ce propos le frappait, il vit que c’était fini. Le point culminant était passé. Il n’était plus là, il était détruit, il ne reviendrait plus jamais. Le jeu n’était pas achevé, mais il était terminé. Une épouvantable tristesse l’envahit, s’empara de lui comme d’un pion et le déséquilibra ; il faillit tomber. Il dut se diriger vers son siège surélevé et s’y hisser péniblement, comme un vieil homme.
« Oh… », s’entendit-il prononcer.
Il regarda Nicosar, mais l’Empereur ne s’était encore aperçu de rien. Il contemplait des cartes-éléments en cherchant à modifier le territoire en avant de la percée qu’il projetait.
Gurgeh n’en croyait pas ses yeux. Le jeu venait de prendre fin ; pourquoi les autres ne s’en rendaient-ils pas compte ? Il dévisagea désespérément les officiels, les spectateurs, les observateurs et les Juges. Qu’avaient-ils donc tous ? Il reporta son regard sur le tablier, espérant de toutes ses forces que quelque chose lui avait échappé, qu’il avait commis une quelconque erreur laissant encore une initiative à Nicosar, que ce ballet parfaitement réglé allait durer un peu plus longtemps. Mais il ne vit rien ; c’était tout. Il releva les yeux sur l’affichage horaire. Il était presque l’heure de lever la séance. Dehors, il faisait nuit noire. Il s’efforça de se remémorer la date. Le feu allait bientôt arriver, non ? Ce soir, peut-être ; ou alors demain. Peut-être était-il déjà là ? Non, même lui s’en serait rendu compte. Les fenêtres larges et hautes de la salle-de-proue n’avaient pas encore été oblitérées par leurs volets ; elles s’ouvraient sur l’obscurité où guettaient les gigantesques bourgeons-de-cendre chargés de fruits.
Fini fini fini. Sa magnifique partie – leur magnifique partie… Morte. Qu’avait-il fait là ? Il plaqua ses deux mains sur sa bouche. Imbécile de Nicosar ! L’Empereur était tombé dans le piège, il avait mordu à l’hameçon, il s’était engouffré sur la piste et l’avait suivie jusqu’à se faire déchiqueter devant la tribune, salves d’échardes devant le feu qui venait.
Par le passé, des empires étaient tombés aux mains des barbares, et cela se reproduirait sans aucun doute. Gurgeh savait cela depuis l’enfance. Les enfants de la Culture apprenaient ces choses-là. Les barbares envahissent, et se font envahir en retour. Pas toujours ; certains empires se dissolvent et cessent d’exister, mais bien d’autres absorbent l’invasion. Beaucoup intègrent les barbares et finissent par les conquérir. Ils les forcent à vivre comme les individus qu’ils s’apprêtent à dominer. L’architecture du système les canalise, les dupe, les séduit et les transforme, exigeant d’eux une chose qu’ils n’auraient pas pu donner plus tôt, mais qu’ils en viennent progressivement à offrir. Les empires survivent, les barbares survivent, mais l’empire n’existe plus et les barbares sont introuvables.
La Culture était devenue l’Empire, et l’Empire les barbares. Nicosar paraissait triompher, avec ses pièces disséminées un peu partout qui s’adaptaient, capturaient, modifiaient et s’avançaient pour la mise à mort. Mais ce serait signer leur arrêt de mort/métamorphose : elles ne pouvaient survivre en tant que telles ; c’était évident, non ? Elles deviendraient la propriété de Gurgeh, ou seraient désormais neutres ; à lui de les ressusciter. Fini.
Il sentit des picotements naître à la racine du nez et se laissa aller en arrière, submergé de tristesse devant la foi du jeu, attendant que viennent les larmes.
Mais elles ne vinrent pas. Réprimande bien méritée de la part de son corps pour avoir aussi judicieusement utilisé les éléments dans le jeu, et en particulier l’eau. Il allait noyer les assauts de Nicosar ; l’empereur jouait avec le feu : il serait douché. Pas de larmes pour lui.
À ce moment-là, quelque chose cessa d’exister en lui ; quelque chose qui reflua, s’éteignit, relâcha brusquement son étreinte. La salle était fraîche, pénétrée de parfum d’ambiance et du bruissement de la voûte végétale formée au-dehors par les bourgeons-de-cendre, derrière les vastes baies vitrées. Dans les galeries, les spectateurs échangeaient des propos à voix basse.
Il regarda autour de lui et aperçut Hamin dans les rangs réservés aux Collèges. Le vieil apical semblait tout ratatiné ; on aurait dit un pantin. Une toute petite enveloppe décharnée, l’ombre de lui-même. Un visage creusé de rides et un corps déformé. Gurgeh le contempla attentivement. Était-ce un de leurs fantômes ? Était-il là depuis le début ? Était-il en vie ? Intolérablement âgé, l’apical semblait fixer obstinément le centre du tablier, et, l’espace d’un instant absurde, Gurgeh se dit que le vieux était déjà mort. Que, ultime ignominie, son cadavre desséché avait été exposé dans la salle-de-proue à titre de trophée.
Là-dessus, la trompe retentit, marquant la fin de la séance, et deux gardes impériaux vinrent pousser le fauteuil roulant de l’apical agonisant dont la tête rétrécie, grisonnante, se tourna brièvement vers Gurgeh.
Ce dernier avait l’impression de revenir de très loin, d’un grand voyage qui venait tout juste de s’achever. Il regarda Nicosar, lequel s’entretenait avec deux de ses conseillers tandis que les Juges prenaient note des positions respectives à la clôture, et que les spectateurs des galeries se levaient en bavardant entre eux. Nicosar avait-il réellement l’air préoccupé, voire soucieux, ou bien était-ce un tour que lui jouait son imagination ? C’était possible. Tout à coup, Gurgeh se sentit profondément navré pour l’Empereur, pour eux tous, pour tout le monde.
Il soupira, et ce fut comme si le dernier souffle d’un formidable ouragan venait de le traverser. Il étira ses membres et se remit sur pied. Il regarda le tablier. Oui, c’était fini. Il avait réussi. Il restait encore beaucoup à faire, et bien des choses se produiraient encore : mais Nicosar allait perdre. Il pouvait encore choisir la sauce à laquelle il serait mangé : avancer et se faire absorber, se replier et se faire annexer, perdre la tête et tout raser… Mais son tablier-Empire était fichu.
Ses yeux rencontrèrent fugitivement ceux de l’Empereur. Il vit à son expression que Nicosar n’avait pas encore tout à fait compris, mais il se rendit compte qu’à son tour l’apical lisait sur ses traits, et qu’il y discernait sans ambiguïté le changement qui venait de prendre place en lui, qu’il y décelait des émanations de victoire… Gurgeh baissa les yeux devant ce pénible spectacle, tourna les talons et sortit.
Il n’y eut ni acclamations ni félicitations. Personne d’autre qu’eux deux n’avait compris ce qui se passait. Flère-Imsaho se montra aussi alarmé, aussi irritant que d’habitude, mais lui non plus n’avait rien remarqué, et la machine lui demanda tout de même ce qu’il pensait de la tournure que prenait le jeu. Gurgeh répondit par un mensonge. Le Facteur limite estimait qu’on entrait dans la phase critique. Gurgeh ne prit pas la peine de le détromper. Mais tout de même, il s’était attendu à autre chose de la part du vaisseau.
La tête vide, il dîna seul. Il passa le reste de la soirée dans une piscine aménagée au cœur du château, au sein de l’éperon rocheux sur lequel on avait édifié la forteresse. Là encore il resta seul ; tous les autres étaient montés dans les tours et sur les hauts remparts, quand ils ne s’étaient pas embarqués en aéro pour contempler le lointain rougeoiement qui colorait le ciel à l’ouest, là où l’Incandescence s’amorçait.
Gurgeh nagea jusqu’à se sentir fatigué, puis se sécha, enfila des pantals, une chemise et une veste légère ; ensuite, il partit se promener le long du mur d’enceinte du château.
La nuit était sombre et les nuages bas ; les bourgeons-de-cendre géants dépassaient en hauteur les murs de la forteresse et masquaient la lointaine lueur de l’Incandescence en marche. Des gardes impériaux postés à l’extérieur s’assuraient que personne n’irait allumer prématurément l’incendie ; Gurgeh dut faire la preuve qu’il n’avait rien sur lui qui puisse produire une flamme, voire une simple étincelle, avant qu’on ne le laisse sortir ; au château on préparait les volets, et les chemins de ronde étaient détrempés : on éprouvait les systèmes d’inondation.
Les bourgeons-de-cendre craquaient et bruissaient dans l’obscurité que ne dérangeait pas un souffle d’air, exposant des surfaces neuves, sèches comme l’amadou, à l’air plein de senteurs, tandis que leurs multiples couches d’écorce se détachaient des énormes globes pleins de liquide inflammable suspendus aux plus hautes branches. L’air nocturne était tout imprégné de la puanteur entêtante de leur sève.
Une sensation d’expectative planait sur l’ancienne forteresse, une atmosphère sacrée d’anticipation mêlée de crainte respectueuse dont même Gurgeh ressentait la nouveauté presque tangible. En entendant le chuintement des aéros qui rentraient en survolant la portion de forêt détrempée qui jouxtait le château, Gurgeh se rappela que tout le monde avait ordre de se trouver au château à minuit au plus tard ; il rebroussa donc chemin, lentement, absorbant l’ambiance lourde d’impatience paisible comme si c’était une substance précieuse qui viendrait bientôt à disparaître ou qui, peut-être, ne reparaîtrait jamais.
Pourtant, il n’était pas fatigué ; simplement, la lassitude plaisante suscitée par sa baignade se manifestait à présent sous la forme d’un fourmillement en arrière-fond. Aussi, lorsqu’il emprunta l’escalier, ne s’arrêta-t-il pas en arrivant au niveau de sa chambre, mais poursuivit-il son ascension au moment même où la trompe sonnait minuit.
Gurgeh déboucha enfin sur un rempart haut perché que surplombait une tour courtaude. Le chemin de ronde était humide et sombre. L’homme se tourna vers l’ouest, où une vague lueur rouge incendiait la lisière du ciel. L’Incandescence était encore à bonne distance, derrière l’horizon, et son rougeoiement se reflétait sur la voûte nuageuse comme une aube artificielle aux teintes plombées. Malgré cette lumière, Gurgeh sentit la profondeur, l’immobilité de la nuit qui descendait tout autour du château en étouffant tous ses bruits. Il découvrit une porte dans la tour et grimpa jusqu’aux mâchicoulis, tout en haut. Là, il s’accouda au parapet et dirigea son regard vers le nord, où moutonnaient les collines. Il entendait goutter un dispositif d’arrosage qui fuyait quelque part au-dessous de lui, et écoutait le frémissement à peine audible des bourgeons-de-cendre qui se préparaient pour leur propre destruction. Les collines étaient parfaitement invisibles ; il renonça à tenter de les discerner, et se retourna vers la bande rouge sombre qui s’incurvait très légèrement dans le ciel, à l’ouest.
Une trompe retentit quelque part dans le château, puis une autre, et encore une autre. D’autres sons s’élevèrent : des faibles cris, des bruits de pas précipités, comme si le château se réveillait tout à coup. Gurgeh se demanda ce qui se passait. Il resserra autour de lui sa veste légère, sentant tout à coup la fraîcheur de la nuit, tandis qu’une petite brise venue de l’est se mettait à souffler.
La tristesse qui l’avait accompagné tout au long de la journée était toujours là ; ou plutôt elle s’était infiltrée en lui ; ainsi, elle était moins visible, mais elle faisait davantage partie de lui. Comme ce jeu avait été beau ! Comme il y avait pris plaisir ! Comme il s’en était délecté… Mais seulement en s’efforçant de provoquer sa fin, seulement en s’assurant que cette joie serait de courte durée. Il se demanda si Nicosar avait enfin compris ; l’Empereur devait au moins se douter de quelque chose. Gurgeh s’assit sur un petit banc de pierre.
Il se rendit brusquement compte que Nicosar allait lui manquer. D’une certaine manière, il ne s’était jamais senti aussi proche de personne ; il y avait eu dans ce jeu une intimité profonde, une communauté d’expérience et de sensation qu’aucune autre forme de relation n’aurait su égaler.
Au bout d’un moment, il soupira et se releva ; il retourna s’accouder au parapet et regarda le chemin de ronde pavé qui courait au pied de la tour. Là se tenaient deux gardes impériaux, à peine discernables dans la faible lumière qui s’échappait de la porte ouverte de la tour. Ils tournaient vers lui des visages livides. Gurgeh ne sut pas s’il devait les saluer. L’un d’eux leva le bras : une vive lumière l’éblouit, et il se protégea les yeux. Une troisième silhouette, encore ; plus sombre, qu’il n’avait pas encore remarquée, se glissa vers la tour et en franchit le seuil éclairé. Le rayon de la torche mourut. Les deux gardes prirent position de chaque côté de la porte de la tour.
Des pas résonnèrent dans l’escalier. Gurgeh retourna s’asseoir sur le banc et attendit.
« Morat Gurgeh, je vous souhaite le bonsoir. »
C’était la voix de Nicosar. La silhouette noire et légèrement voûtée de l’Empereur d’Azad émergea de la tour.
« Altesse…
« Asseyez-vous, Gurgeh », coupa la voix posée.
Nicosar vint rejoindre l’homme sur le banc. Son visage ressemblait à une lune indistincte et blanchâtre voguant devant lui, uniquement éclairée par la faible lueur de l’escalier. Gurgeh se demanda si Nicosar le voyait. Son visage lunaire se détourna pour faire face à l’horizon tout barbouillé de carmin.
« On vient d’attenter à mes jours, Gurgeh, fit tranquillement l’Empereur.
« On… on a… ? balbutia ce dernier, atterré. Votre Altesse n’a rien ? »
Le visage-lune pivota brusquement vers lui.
« Non. (L’apical leva une main.) Je vous en prie, ne me donnez pas du « Votre Altesse » ici. Nous sommes seuls ; vous n’enfreignez pas le protocole. Je tenais à vous expliquer en personne pourquoi le château est placé sous la loi martiale. La Garde Impériale a maintenant la situation bien en main. Je ne redoute pas d’autre attaque, mais il faut être prudent.
« Mais qui voudrait faire une chose pareille ? Qui voudrait s’en prendre à vous ? »
Nicosar dirigea son regard vers le nord et ses collines invisibles.
« Nous avons des raisons de croire que les coupables ont tenté de prendre la fuite par le viaduc dans l’intention de gagner les lacs de retenue, aussi y ai-je également expédié des gardes. (Il se retourna lentement vers l’homme de la Culture, et reprit la parole d’une voix douce.) Vous m’avez mis dans une drôle de situation, Morat Gurgeh.
« Je… (Gurgeh soupira et regarda ses pieds.) Oui. (Il releva les yeux sur le disque pâle que traçait le visage devant lui.) Je suis désolé. Je veux dire… C’est presque fini. »
Il entendit sa voix s’étrangler et se sentit incapable de regarder Nicosar en face.
« Ma foi, reprit posément l’Empereur, c’est ce que nous allons voir. Demain matin, j’aurai peut-être une surprise pour vous. »
Gurgeh en resta interdit. Le visage d’une pâleur brumeuse qui se dessinait sous ses yeux était trop flou pour qu’il en déchiffre l’expression, mais se pouvait-il que Nicosar parlât sérieusement ? L’apical devait bien se rendre compte que sa position était sans espoir ; avait-il vu quelque chose qui avait échappé à Gurgeh ? Aussitôt, il s’inquiéta. Ses certitudes étaient-elles exagérées ? Personne ne s’était aperçu de rien, même pas le vaisseau. Et s’il s’était trompé ? Il souhaita revoir le tablier, mais même l’image mentale imparfaitement détaillée qu’il en gardait demeurait assez précise pour montrer clairement leurs positions respectives ; la défaite de Nicosar était implicite, mais indubitable. Il était sûr que l’Empereur n’avait plus aucun moyen de s’en sortir ; le jeu devait prendre fin ainsi.
« Dites-moi, Gurgeh, reprit Nicosar d’un ton égal. (Le disque blanc lui fit de nouveau face.) Combien de temps aviez-vous réellement consacré à l’apprentissage du jeu ?
« Nous vous avons dit la vérité. Deux ans. De manière intensive, mais…
« Ne me racontez pas d’histoires, Gurgeh. Cela n’en vaut plus la peine.
« Nicosar, pourquoi vous mentirais-je à vous ? »
Le visage-lune opina lentement.
« Comme vous voudrez. (L’Empereur resta quelques instants silencieux.) Vous devez être bien fier de votre Culture. »
Il prononça ce dernier mot avec un dégoût que Gurgeh aurait trouvé comique s’il n’y avait pas pressenti une telle sincérité.
« Fier ? fit-il. Je ne sais pas. Ce n’est pas moi qui l’ai faite ; il se trouve simplement que j’y suis né, et je…
« Ne soyez pas simplet, Gurgeh. Je parle de la fierté qu’on éprouve à l’idée de faire partie de quelque chose. La fierté de représenter votre peuple. Oserez-vous me dire que vous ne ressentez rien de tout cela ?
« Je… Un peu, peut-être, oui. Mais je ne suis pas ici en champion, Nicosar. Je ne représente rien d’autre que moi-même. Je suis ici pour jouer à ce jeu, c’est tout.
« C’est tout, répéta tranquillement Nicosar. Eh bien, il nous faut admettre que vous avez bien joué. »
Gurgeh enrageait de ne pas pouvoir voirie visage de l’apical. Avait-il bien entendu la voix lui manquer ? Était-ce bien un frémissement qu’il avait discerné dans sa voix ?
« Je vous remercie. Mais vous y êtes pour beaucoup : la moitié, et même plus, car vous avez…
« Je n’ai que faire de vos louanges ! »
Une des mains de Nicosar partit brusquement et alla frapper Gurgeh en plein visage. Ses lourdes bagues lui labourèrent les lèvres et les joues.
Gurgeh bascula en arrière, abasourdi ; la tête lui tournait tant le choc était grand. Nicosar bondit sur ses pieds et se dirigea vers le parapet ; ses mains agrippèrent la pierre sombre. Gurgeh effleura son visage ensanglanté. Sa main tremblait.
« Vous me dégoûtez, Morat Gurgeh, fit Nicosar en regardant la lueur rouge, à l’ouest. Votre moralité insipide et aveugle ne rend même pas compte de votre succès ici, et vous traitez ce jeu guerrier comme s’il s’agissait d’une danse obscène. Il est là pour qu’on lui livre bataille, pour qu’on lutte contre lui, et vous, vous avez tenté de le séduire. Vous l’avez perverti ; vous avez remplacé le regard sacré que nous portions sur lui par la pornographie malpropre que vous avez apportée avec vous… Vous l’avez souillé… espèce de mâle. »
Gurgeh tamponna le sang qui perlait sur ses lèvres. Il était toujours en proie au vertige.
« C’est… c’est peut-être votre vision des choses, Nicosar. (Il avala une petite quantité d’épais sang salé.) Mais je ne crois pas que vous vous montriez très juste envers…
« Juste ? cria l’Empereur, qui vint se dresser de toute sa hauteur devant Gurgeh, masquant à sa vue l’incendie au loin. Et à quoi sert d’être juste, s’il vous plaît ? La vie est-elle juste, elle ? (Il empoigna Gurgeh par les cheveux et se mit à lui secouer la tête.) Alors ? Est-elle juste ? »
Gurgeh se laissa secouer. Au bout d’un moment, l’Empereur le lâcha et retira sa main comme s’il avait touché quelque chose de sale. Gurgeh s’éclaircit la voix.
« Non, la vie n’est pas juste. Pas intrinsèquement. »
Exaspéré, l’apical se détourna et saisit à nouveau entre ses mains le faîte incurvé des remparts.
« Mais on peut s’efforcer de la rendre juste, reprit Gurgeh. C’est un but qu’on peut se fixer. On peut choisir de tendre vers lui, ou bien de s’en détourner. Nous avons opté pour la première solution. Je regrette que vous nous trouviez si répugnants pour cela.
« Le mot « répugnant » est faible pour décrire ce que je ressens à l’égard de votre précieuse Culture, Gurgeh. Je ne suis même pas sûr de disposer des termes adéquats pour vous dire ce que j’en pense, de cette… Culture. Vous ne connaissez ni la gloire, ni la fierté, ni la notion de culte. Vous détenez un certain pouvoir, je l’ai constaté. Je sais ce dont vous êtes capables… Mais vous n’en restez pas moins des impuissants. Et vous le serez toujours. Les êtres humbles, pitoyables, apeurés, lâches… ceux-là ne durent pas éternellement, aussi terribles et imposantes que soient les machines à l’intérieur desquelles ils rampent. Un jour viendra où vous vous effondrerez ; et ce n’est pas votre batterie d’engins flamboyants qui vous sauvera. Ce sont les forts qui survivent. Voilà ce que nous enseigne la vie, Gurgeh, voilà ce que nous montre le jeu. La lutte pour la suprématie, le combat qui révèle la valeur. Et ce ne sont pas là des phrases creuses. C’est la vérité ! »
Gurgeh contempla les mains pâles qui agrippaient la pierre sombre. Que répondre à cet apical ? Devaient-ils discuter âprement métaphysique, ici, maintenant, avec cet outil imparfait qu’était le langage, alors qu’ils venaient de passer dix jours à concevoir l’image de leurs visions du monde concurrentes, la plus parfaite qu’ils soient en mesure d’exprimer, quel que soit le moyen choisi ?
Et d’ailleurs, qu’avait-il à répondre ? Que l’intelligence pouvait surpasser la force aveugle de l’évolution et sa tendance à mettre l’accent sur la mutation, la lutte et la mort ? Que la coopération consciente était plus efficace que la compétition sauvage ? Que l’Azad pouvait être tout autre chose qu’un simple combat, si l’on s’en servait pour structurer, communiquer, définir… ? Il avait déjà fait tout cela, dit tout cela mieux qu’il ne saurait le faire à présent.
« Vous n’avez pas gagné, Gurgeh, reprit Nicosar d’une voix basse mais dure, presque un croassement. Les individus dans votre genre ne gagneront jamais. (Il fit volte-face et abaissa son regard sur lui.) Pauvre mâle pitoyable. Vous jouez, mais vous ne comprenez rien à rien, n’est-ce pas ? »
Gurgeh perçut dans la voix de l’apical une pitié qui rendait un son sincère.
« Il me semble que vous en avez d’ores et déjà décidé », répondit-il à Nicosar.
L’Empereur rit et se retourna vers les lointains reflets de l’incendie qui, vaste comme un continent, demeurait encore au-delà de l’horizon. Son rire s’acheva par une sorte de toussotement. Il fit un geste en direction de Gurgeh.
« Les gens de votre espèce ne comprendront jamais. Vous ne ferez jamais qu’être exploités. (Il secoua la tête dans le noir.) Rentrez dans votre chambre, morat. À demain matin. (Le visage-lune se tourna vers l’horizon et la lueur rougeâtre dont était frotté le ventre des nuages.) D’ici là, le feu sera parvenu jusqu’à nous. »
Gurgeh attendit quelques instants. C’était comme s’il avait déjà pris congé ; il se sentait renvoyé, tombé dans l’oubli. Il avait même l’impression que les dernières paroles prononcées par Nicosar ne lui avaient pas réellement été destinées.
L’homme se leva sans hâte et redescendit l’escalier au travers de la tour faiblement éclairée. Les deux gardes en encadraient la porte, impassibles. Gurgeh releva les yeux vers le sommet de la tour et y vit Nicosar derrière les créneaux ; son visage pâle et plat était tourné vers le feu qui venait, mains blanches arrimées à la pierre froide. Il contempla quelques secondes ce spectacle, puis tourna les talons et s’en fut. Il redescendit en traversant des couloirs et des salles où rôdaient des gardes impériaux qui renvoyaient tous les invités dans leurs chambres, verrouillaient les portes, surveillaient tous les escaliers et tous les ascenseurs, et allumaient toutes les lumières afin que la forteresse silencieuse brûle dans la nuit comme un grand vaisseau de pierre voguant sur une mer d’or sombre.
Lorsque Gurgeh atteignit sa chambre, Flère-Imsaho était devant l’écran, en train de passer d’une chaîne à l’autre. La machine lui demanda à quoi était due l’agitation qui régnait dans le château. Gurgeh le lui dit.
« Ce n’est sûrement pas si grave, commenta le drone avec ce vacillement latéral qui était chez les drones l’équivalent du haussement d’épaules. (Il revint à son écran.) Ils ne passent pas de musique militaire. Toutefois, les communications vers l’extérieur sont coupées. Qu’est-ce que vous avez à la bouche ?
« Je suis tombé.
« Hmm…
« Peut-on contacter le vaisseau ?
« Naturellement.
« Alors dites-lui donc de se mettre en route. On va peut-être avoir besoin de lui.
« Ah-ha ! On devient prudent, à ce que je vois. Bon, entendu. »
Gurgeh alla se coucher, mais resta éveillé à écouter le rugissement sans cesse accru du vent.
Posté tout en haut de la tour, l’apical contempla l’horizon pendant des heures ; on l’aurait cru encastré dans la pierre comme une statue blafarde ou un arbuste né d’une graine errante. Le vent d’est fraîchissant bousculait les vêtements sombres de la silhouette immobile et enveloppait de ses mugissements la forteresse à la fois noire et luisante, s’engouffrant sous la voûte ondulante des bourgeons-de-cendre avec un fracas de vagues océanes.
L’aube se leva. Elle illumina tout d’abord les nuages, puis nimba d’or l’horizon oriental encore vierge. Au même moment apparut dans la sombre citadelle de l’ouest où flamboyait la lisière des terres une brusque étincelle d’un jaune orangé vif, incandescent, qui vacilla, hésita et disparut, puis revint, s’aviva et se mit à s’étendre.
L’homme dont la silhouette se découpait tout en haut de la tour recula devant cette brèche qui s’élargissait dans le ciel rouge-noir et, l’espace d’un instant – après avoir jeté un bref coup d’œil en arrière pour apercevoir l’aube une dernière fois –, se balança sur place, comme pris entre les flots de lumière rivaux qui s’écoulaient des deux horizons incendiés.
Deux gardes se présentèrent à la porte de la chambre. Ils la déverrouillèrent et informèrent Gurgeh et sa machine qu’ils étaient attendus dans la salle-de-proue. Gurgeh était vêtu de sa robe azadienne. Les gardes lui dirent que pour la partie de ce matin-là on devait abandonner les vêtements traditionnels : tel était le bon vouloir de l’Empereur. Gurgeh jeta un coup d’œil à Flère-Imsaho et alla se changer, il enfila une chemise propre ainsi que les pantals et la veste légère qu’il portait la veille.
« Ainsi je suis enfin admis au rang de spectateur, constata le drone alors qu’ils se dirigeaient vers la salle de jeu. Quel honneur ! »
Gurgeh ne fit aucun commentaire. Divers petits groupes encadrés par des gardes faisaient leur apparition en divers endroits du château. Dehors, derrière les portes et les fenêtres d’ores et déjà protégées par leurs volets, le vent hurlait.
Gurgeh n’avait pas eu envie de prendre son petit déjeuner. Le vaisseau était entré en communication avec lui, ce matin-là, afin de le féliciter. Il avait enfin compris. En fait, il pensait que Nicosar conservait une chance de s’en tirer, mais seulement pour parvenir à l’égalité. Par ailleurs, la stratégie d’ensemble qu’il lui serait nécessaire d’appliquer à cette fin n’était à la portée d’aucun cerveau humain. Le vaisseau avait poussé sa vitesse au maximum et regagné son orbite d’attente, prêt à intervenir dès qu’il sentirait que quelque chose n’allait pas. Il verrait par les yeux de Flère-Imsaho.
Lorsqu’ils atteignirent la salle-de-proue et le Tablier du Devenir, Nicosar était déjà là. L’apical portait l’uniforme de commandant en chef de la Garde Impériale, une tenue austère et subtilement menaçante que venait dûment compléter un sabre de cérémonie. Avec sa vieille veste, Gurgeh se sentit mal fagoté. La salle-de-proue était presque comble. Escortés par des gardes qui semblaient être présents partout à la fois, les spectateurs continuaient de s’engager entre les gradins. Sans tenir aucun compte de Gurgeh, Nicosar s’entretenait avec un officier de la Garde.
« Hamin ! » fit Gurgeh en se dirigeant vers le siège qu’occupait celui-ci au premier rang.
Le vieil apical au corps filiforme et contorsionné était tassé sur lui-même entre deux robustes gardes, il faisait peine à voir. Son visage était jaunâtre et tout ratatiné. L’un des gardes fit signe à Gurgeh de ne pas approcher davantage. Il vint donc se tenir en face du banc, et s’accroupit afin de se trouver à la hauteur du visage tout ridé du vieux recteur.
« Hamin, vous m’entendez ? »
L’idée absurde que l’apical était mort lui vint une nouvelle fois à l’esprit, puis les paupières racornies battirent, un œil s’ouvrit, rouge-jaune et gluant de sécrétions cristallines. La tête, qui semblait rétrécie, remua légèrement.
« Gurgeh… »
L’œil se referma, la tête dodelina. Gurgeh sentit une main se poser sur sa manche ; on le guida jusqu’à son siège, tout au bord du tablier.
On avait fermé les fenêtres des galeries, dont les carreaux vibraient dans leur cadre de métal, mais les volets antifeu n’avaient pas encore été rabattus. Dehors, sous un ciel de plomb, on voyait les hauts bourgeons-de-cendre secoués par la bourrasque ; le grondement du vent formait une basse continue sous-tendant les conversations étouffées des spectateurs qui, dans un bruit de piétinement continuel, cherchaient toujours leurs places dans le vaste hall.
« Est-ce qu’on n’aurait pas déjà dû fermer les volets ? » demanda Gurgeh au drone.
Il avait pris place sur son siège surélevé, Flère-Imsaho bourdonnant et crépitant dans les airs derrière lui.
« Si, répondit ce dernier. Le feu est à moins de deux heures d’ici. Ils peuvent toujours les rabattre à la dernière minute, si nécessaire, mais d’ordinaire on n’attend pas si longtemps. À votre place, je ferais très attention, Gurgeh. Légalement, l’Empereur n’a pas le droit d’en appeler à l’option physique à ce stade, mais il se passe des choses bizarres. Je le sens. »
Gurgeh eut envie d’émettre un commentaire sarcastique sur les capacités sensitives du drone, mais il avait l’estomac trop noué ; et puis, lui aussi sentait quelque chose. Il regarda en direction de Hamin. L’apical desséché n’avait pas bougé. Il avait toujours les yeux fermés.
« Il y a autre chose, reprit Flère-Imsaho.
« Quoi ?
« Un appareil qui n’était pas là jusqu’à présent, au plafond. »
Gurgeh s’arrangea pour jeter un coup d’œil discret vers le haut. Le fatras d’ECM et de dispositifs de brouillage ne lui paraissait guère différent des autres jours, mais il devait bien admettre qu’il ne l’avait jamais inspecté attentivement.
« Quel genre ? s’enquit-il.
« Du genre à résister de façon inquiétante à toutes mes tentatives de sondage sensitif, ce qui n’est pas normal. Par ailleurs, ce colonel de la Garde, là, porte sur lui un micro télé-optique caché.
« L’officier qui parle avec Nicosar ?
« Oui. Est-ce que ce n’est pas contraire au règlement ?
« En théorie, si.
« Vous voulez soumettre la question au Juge ? »
Ledit Juge se tenait au bord du tablier, encadré par deux gardes à la carrure impressionnante. Il avait l’air lugubre et apeuré. Lorsque ses yeux tombaient par hasard sur Gurgeh, ils semblaient voir à travers lui.
« J’ai comme l’impression que cela ne servirait pas à grand-chose, murmura ce dernier.
« Moi aussi. Vous voulez que j’appelle le vaisseau pour lui dire de venir ?
« Est-ce qu’il peut être là avant le feu ?
« De justesse. »
Gurgeh n’eut pas besoin de réfléchir très longtemps.
« Allez-y, faites-le, ordonna-t-il.
« Signal émis. Vous vous rappelez l’exercice que nous avons fait, avec cet implant ?
« Oh, j’en garde un souvenir très vif…
« Formidable, fit le drone avec amertume. Un déplacement à grande vitesse dans un environnement hostile, avec dans les parages du matériel Effecteur générateur de zone grise. Il ne me manquait plus que ça. »
La salle était pleine, les portes refermées. Le Juge lança un regard plein de vindicte au colonel de la Garde qui se tenait auprès de Nicosar. L’officier en question répondit par un hochement de tête très bref. Le Juge annonça la reprise de la partie.
Nicosar joua deux ou trois coups sans conséquence. Gurgeh ne voyait pas du tout où l’Empereur voulait en venir. Il devait bien avoir quelque chose en tête, mais quoi ? On aurait dit que cela n’avait rien à voir avec le fait de gagner. Il essaya d’intercepter les yeux de Nicosar, mais l’apical refusait obstinément de le regarder. Gurgeh frotta sa lèvre et sa joue entaillées. Je suis invisible, songea-t-il.
Les bourgeons-de-cendre se balançaient et se tordaient sous la tempête qui faisait rage au-dehors ; leurs feuilles avaient atteint leur envergure maximale et, fouettées par les rafales, paraissaient se fondre les unes dans les autres pour former un unique et gigantesque organisme jaune terne qui guettait, frémissant, derrière les murs du château. Dans la salle, Gurgeh sentait les gens s’agiter nerveusement, échanger des murmures et jeter des regards aux fenêtres toujours dépourvues de volets. Les gardes étaient en faction devant les issues, prêts à tirer.
Nicosar suivait apparemment un plan bien précis, plaçant des cartes-éléments dans des positions définies. Gurgeh ne voyait toujours pas l’idée qui présidait à tout cela. Le vacarme de la bourrasque qui rugissait derrière les fenêtres agitées de tremblements réussissait presque à couvrir la voix des spectateurs. L’odeur de la sève et des sucs volatils des bourgeons-de-cendre imprégnait l’air de la salle ; quelques lambeaux de feuilles séchées avaient réussi à s’infiltrer ; elles montaient en flèche, voletaient ou se recroquevillaient au gré des courants d’air qui sillonnaient le grand hall.
Haut dans le ciel couleur de pierre, une violente lueur orangée illuminait les nuages. Gurgeh commençait à transpirer ; il allait et venait de part et d’autre du tablier, réagissait aux coups de Nicosar en essayant de lui soutirer ce qu’il avait en tête. Il entendit quelqu’un crier dans la galerie réservée aux observateurs, puis d’autres gens le faire taire. Vigilants, les gardes se tenaient en silence devant les portes et tout autour du tablier. Le colonel de la Garde avec qui Nicosar s’était entretenu un peu plus tôt se tenait au côté de l’Empereur. Au moment où il regagnait son siège surélevé, Gurgeh crut voir couler des larmes sur ses joues.
Jusqu’à présent, Nicosar était resté assis. Tout à coup, il se leva et, s’emparant de quatre cartes-éléments, gagna à grands pas le centre du terrain de jeu.
Gurgeh avait envie de hurler, sauter en l’air, de faire quelque chose, n’importe quoi. Mais il se sentait cloué sur place, paralysé d’horreur. Une tension s’était emparée des gardes, les mains de l’Empereur tremblaient visiblement. Dehors, la tempête giflait les bourgeons-de-cendre tel un être conscient fulminant de dépit ; un javelot orange jaillit pesamment au-dessus des cimes, se tordit un instant contre la muraille de ténèbres qui se dressait derrière lui ; puis retomba progressivement et disparut.
« Oh, sacré bon Dieu de merde ! chuchota Flère-Imsaho. Ça n’est plus qu’à cinq minutes de nous.
« Quoi ? interrogea Gurgeh en jetant un regard à la machine.
« Cinq minutes, reprit le drone avec un hoquet tout à fait réaliste. Normalement, il devrait être encore à une heure d’ici. Ce n’est pas possible qu’il ait fait aussi vite. Ils ont dû allumer un autre foyer. »
Gurgeh ferma les yeux. Du bout de la langue, qu’il sentait sèche comme un bout de papier, il tâta la petite bosse dans sa bouche.
« Le vaisseau ? » s’enquit-il en rouvrant les yeux.
Le drone resta quelques instants silencieux.
« Aucune chance », répondit-il enfin d’une voix neutre, résignée.
Nicosar se courba et plaça une carte-feu sur un symbole-eau figurant déjà sur le tablier, dans un plissement de terrain surélevé. Le colonel de la Garde tourna imperceptiblement la tête sur le côté en remuant les lèvres, comme pour chasser d’un souffle une poussière qui se serait déposée sur le col montant de son uniforme.
Nicosar se redressa en regardant autour de lui et parut tendre l’oreille, pour ne percevoir finalement que les hurlements de la tempête.
« Je viens d’intercepter une pulsation d’infrasons, déclara Flère-Imsaho. Une explosion, à un kilomètre au nord. Le viaduc. »
Impuissant, Gurgeh regarda Nicosar marcher sans hâte vers une autre de ses positions sur le tablier et superposer deux cartes : le feu sur l’air. Le colonel parla à nouveau dans le micro caché près de son épaule. Le château trembla sur ses bases ; une série de secousses ébranlèrent le hall.
Les pièces du tablier trépidèrent ; l’assistance se leva en poussant des cris. Les vitres se craquelèrent dans leurs encadrements et s’écrasèrent sur les dalles, laissant pénétrer dans la salle le hurlement aigu de l’orage incandescent accompagné d’une grêle de feuilles tourbillonnantes. Un mur de flammes explosa au-dessus des cimes, emplissant de feu le bas de l’horizon envahi de bouillonnements noirs. La carte-feu suivante trouva sa place : terre. Gurgeh avait l’impression que le château se mouvait sous ses pieds. Le vent entrait violemment par les fenêtres, envoyait rouler sur le tablier les pièces les plus légères, telle une espèce d’invasion irrépressible et absurde, et fouettait les robes du Juge et de ses assesseurs. Les spectateurs se bousculaient pour sortir des galeries, tombant les uns sur les autres pour accéder aux issues, où les gardes tenaient leurs armes prêtes à tirer.
Le ciel était empli de feu.
Nicosar regarda Gurgeh en posant sa dernière carte-feu sur l’élément-fantôme : la Vie.
« C’est de plus en plus inquié… griiiiiiiii !… » fit Flère-Imsaho d’une voix criarde qui s’interrompit brusquement.
Gurgeh fit volte-face et vit la grosse machine vibrer dans les airs, entourée d’une vive aura de feu vert.
Les gardes ouvrirent le feu. Les portes du hall se rabattirent d’un seul coup et les gens se poussèrent mutuellement pour les franchir. Mais dans la salle les gardes envahirent soudainement le tablier, tirant en direction des galeries et des gradins, provoquant des explosions de laser parmi la foule en fuite, abattant les apicaux, les mâles et les femelles qui se débattaient sous les rafales de crachotements lumineux et les détonations assourdissantes.
« Graaaaaak ! » grinça Flère-Imsaho.
La coque luisante de la machine avait viré au rouge sombre, et il commençait à s’en échapper de la fumée. Pétrifié, Gurgeh regardait. Nicosar se tenait non loin du centre du tablier, entouré de ses gardes, et lui souriait.
Le feu faisait rage au-dessus des bourgeons-de-cendre. Les derniers blessés se traînèrent enfin vers la sortie, et la salle se retrouva vide. Flère-Imsaho était suspendu dans les airs ; il émit une lumière jaune, orange, blanche, puis commença à s’élever dans les airs. De grosses gouttes de métal fondu s’écrasèrent sur le tablier et, poursuivant son ascension, la machine s’enveloppa tout à coup d’un manteau de fumée et de flammes. Brusquement, le drone partit au travers du hall en accélérant, comme propulsé par une gigantesque main invisible. Il alla percuter le mur opposé et explosa dans un éclair aveuglant accompagné d’une onde de choc qui faillit renverser Gurgeh et le faire tomber de son siège surélevé.
Les gardes qui entouraient l’Empereur quittèrent le tablier et se mirent à escalader les gradins et envahir les galeries en achevant les blessés. Ils ne s’occupaient pas de Gurgeh. Des détonations se faisaient entendre de l’autre côté des portes menant au reste du château, là où gisaient les morts qui, dans leurs costumes aux couleurs vives, formaient une sorte de tapis obscène.
Nicosar s’approcha nonchalamment de Gurgeh, s’arrêtant pour repousser d’un coup de pied les pièces d’Azad qui se trouvaient sur son chemin ; il marcha sur une petite mare de feu crachotante issue du sillage de débris en fusion que Flère-Imsaho avait laissé derrière lui. D’un geste presque négligent, il tira son épée.
Gurgeh agrippa les accoudoirs de son siège. Dehors, l’enfer hurlait dans les cieux. Des feuilles tourbillonnaient de part et d’autre de la salle comme une pluie sèche et incessante. Nicosar vint s’immobiliser devant Gurgeh. Il souriait. L’Empereur cria pour couvrir le vacarme de la tempête.
« Alors ? Surpris ? »
Gurgeh pouvait à peine parler.
« Qu’avez-vous fait ? Pourquoi avez-vous fait cela ? croassa-t-il.
« J’ai rendu le jeu réel », répondit Nicosar en haussant les épaules.
Il embrassa la salle du regard, surveillant le carnage. Ils étaient maintenant seuls : les gardes se répandaient dans le château en massacrant tout sur leur passage.
Les victimes gisaient çà et là, par terre et dans les galeries, affalées sur les gradins, tassées dans les coins, étendues les bras en croix sur les dalles, la robe criblée de trous auréolés de brun dus aux brûlures des lasers. La fumée couvait sous les vêtements et s’échappait du plancher ; une odeur de chair brûlée écœurante et douceâtre emplissait le hall.
Nicosar soupesa le lourd sabre à double tranchant qu’il tenait d’une main gantée en le contemplant d’un œil attristé. Gurgeh sentit ses entrailles se contracter douloureusement et ses mains se mettre à trembler. Il sentit un curieux goût métallique naître dans sa bouche, et craignit tout d’abord que l’implant ne refasse surface après avoir été, pour une raison ou pour une autre, rejeté par son organisme ; mais il savait parfaitement qu’il n’en était rien. Pour la première fois de sa vie, il se rendait compte que la peur avait réellement un goût particulier.
Nicosar soupira imperceptiblement, se redressa de toute sa taille, de telle sorte qu’il parut emplir entièrement le champ de vision de Gurgeh, et approcha lentement son sabre du joueur.
Drone ! se dit Gurgeh. Mais le drone n’était plus qu’une balafre noirâtre maculant le mur du fond.
Vaisseau ! Mais l’implant niché sous sa langue restait obstinément muet, et le Facteur limite se trouvait encore à des années-lumière de là.
La pointe du sabre était à quelques centimètres du ventre de Gurgeh ; elle se mit à remonter lentement sur sa poitrine en direction de sa gorge. Nicosar ouvrit la bouche pour parler puis se ravisa, secoua la tête d’un air exaspéré et tendit brusquement en avant la main qui tenait le sabre.
Gurgeh détendit les deux jambes et frappa l’Empereur en plein ventre. Nicosar se plia en deux ; Gurgeh fut rejeté en arrière et tomba de son siège. Le sabre siffla au-dessus de sa tête.
Le siège s’écrasa au sol ; Gurgeh roula plusieurs fois sur lui-même, puis se releva d’un bond. Nicosar était toujours plié en deux, mais n’avait pas lâché son sabre. Il revint vers Gurgeh, titubant et brandissant son arme comme si des ennemis invisibles se dressaient entre eux. Gurgeh se jeta tout d’abord de côté, puis s’élança sur le tablier en direction des portes du hall. Dans son dos, derrière les fenêtres, le feu qui surplombait les bourgeons-de-cendre martyrisés par le vent masquait complètement les nuages de fumée noire ; la chaleur était presque tangible, on en sentait la pression sur la peau et les yeux. Gurgeh posa un pied sur un pion chassé par la bourrasque ; l’homme perdit l’équilibre et tomba.
Nicosar se lança à sa poursuite d’un pas mal assuré.
Le matériel de brouillage émit une plainte, puis un bourdonnement ; il s’en échappa un filet de fumée. Des éclairs bleus jouaient furieusement autour des appareils suspendus.
Nicosar ne se rendit compte de rien : il sauta sur Gurgeh, qui s’écarta. Le sabre s’abattit sur le tablier à quelques centimètres de sa tête. Gurgeh se releva tant bien que mal et franchit d’un bond une section qui montait en plan incliné. Nicosar le suivit, bousculant et piétinant tout sur son passage.
Les appareils de brouillage explosèrent et, dans une pluie d’étincelles, s’écrasèrent au centre du terrain multicolore, à quelques mètres de Gurgeh qui fut contraint de s’arrêter et de se retourner. Il fit face à Nicosar.
Quelque chose de blanc fendit l’air, estompé par le mouvement.
Nicosar éleva le sabre au-dessus de sa tête.
L’objet se brisa d’un coup, sectionné par un champ palpitant de couleur vert-jaune. Nicosar sentit le changement de poids dans sa main et leva les yeux d’un air stupéfait. La lame pendait dans le vide, suspendue à un petit disque blanc : Flère-Imsaho.
« Ha ha ha ! » tonna ce dernier, dont la voix couvrait le hurlement du vent.
Nicosar jeta sur Gurgeh le sabre tronqué, réduit à l’état de simple poignée ; un champ vert-jaune l’intercepta et le renvoya vers Nicosar. L’Empereur se baissa prestement, puis partit en zigzaguant à travers le tablier au milieu d’une tempête de fumée et de feuilles tourbillonnantes. Les bourgeons-de-cendre étaient secoués en tous sens ; des éclairs blancs et jaunes éclataient entre leurs troncs tandis que le mur de flammes qui faisait rage au-dessus d’eux avançait en direction du château.
« Gurgeh ! dit Flère-Imsaho. (La machine avait brusquement fait son apparition devant le visage de l’homme.) Accroupissez-vous et rentrez la tête dans les épaules. Allez ! »
Gurgeh s’exécuta, et s’assit sur ses talons en nouant ses bras autour de ses jambes. Le drone flottait au-dessus de sa tête, et il distingua tout autour de lui le voile brumeux d’un champ.
La muraille de bourgeons-de-cendre n’allait pas tarder à se rompre ; des langues de feu ainsi que de brusques explosions s’infiltraient implacablement entre les troncs, les ébranlant et les mettant en pièces. Il avait l’impression que la chaleur lui flétrissait la peau sur les os du visage.
Une silhouette se découpa tout à coup sur les flammes. C’était Nicosar, armé d’un des gros fusils laser dont étaient équipés les gardes. Il se tenait tout contre les fenêtres, légèrement de côté et, tenant l’arme à deux mains, visait soigneusement Gurgeh. Ce dernier regarda dans l’orifice sombre du canon, large comme le pouce ; ses yeux remontèrent jusqu’au visage de Nicosar au moment où l’apical appuyait sur la détente.
C’était sa propre image qu’il avait sous les yeux.
Il contempla son visage déformé, juste assez longtemps pour constater que, à l’instant qui était peut-être celui de sa mort, Jernau Morat Gurgeh avait l’air plutôt surpris, et franchement idiot… Puis le champ-miroir s’effaça, et ce fut de nouveau Nicosar qu’il eut en face de lui.
L’apical se tenait exactement au même endroit, oscillant légèrement. Pourtant, il y avait manifestement quelque chose qui clochait. Quelque chose de changé. Cela aurait dû lui sauter aux yeux, et pourtant il n’arrivait pas à savoir quoi.
L’Empereur bascula en arrière, fixant un regard dénué d’expression sur le plafond maculé de fumée, à l’emplacement qu’avait occupé avant de tomber le matériel de brouillage. Puis la rafale brûlante entrant par la fenêtre le frappa de plein fouet, et il culbuta de nouveau vers l’avant, penchant dangereusement vers le sol, entraîné par le poids du canon portable dans ses mains gantées.
Alors Gurgeh vit. Il vit le petit trou noir, assez grand pour qu’on y glisse le pouce, qui se découpait nettement au milieu du front de l’apical. Une légère fumée s’en échappait.
Le cadavre de Nicosar heurta bruyamment le sol, éparpillant les pions.
Le feu fit son entrée.
La digue de bourgeons-de-cendre qui le retenait jusqu’alors céda devant les flammes, et fut remplacée par une énorme vague de lumière aveuglante accompagnée d’une onde de chaleur qui s’abattit comme un coup de marteau. Alors, tout autour de Gurgeh le champ devint noir ; la pièce, le feu, tout cela s’estompa. Loin, très loin à l’arrière de son crâne, il perçut une étrange vibration ; il se sentit soudain vidé de son énergie, creux et complètement épuisé.
Puis tout s’éloigna de lui, et il n’y eut plus que les ténèbres.
Gurgeh ouvrit les yeux.
Il était étendu sur une terrasse, avec au-dessus de lui une voûte de pierre en surplomb. Ses alentours immédiats avaient été balayés, mais partout ailleurs le sol était recouvert d’une couche de cendre gris foncé épaisse d’un centimètre. Tout était terne. Les dalles étaient tièdes sous son corps, l’air était frais et chargé de fumée.
Il se sentait bien. Ni engourdissement ni mal de tête.
Il se remit sur son séant ; un objet posé sur sa poitrine tomba, roula sur les pierres plates polies et aboutit dans la poussière. Il le ramassa. C’était le bracelet-Orbitale ; il brillait toujours. Manifestement intact, il poursuivait inlassablement son propre cycle jour-nuit. Il le glissa dans la poche de sa veste. Puis il tâta ses cheveux, ses sourcils, sa veste : même pas roussis.
Le ciel était gris fer, noir sur l’horizon. Il y distingua d’un côté un petit disque vaguement violet, et se dit que ce devait être le soleil. Il se mit sur pied.
Une suie couleur d’encre tombant de la sombre voûte nuageuse comme une espèce de neige en négatif recouvrait progressivement la cendre. Il traversa la terrasse et ses dalles déformées écaillées par la chaleur, en direction du balcon. À cet endroit-là, le parapet s’était effondré. Gurgeh alla se tenir juste au bord du vide.
Le paysage avait changé. À la place de la muraille jaune d’or de bourgeons-de-cendre qui bouchait la vue à quelque distance du mur d’enceinte, on ne voyait plus que la terre ; une terre d’un brun noirâtre, à l’air recuit, sillonnée de longues fissures que ni la fine cendre grise ni la pluie de suie n’avaient encore réussi à combler. Une friche stérile, à perte de vue. Des fumerolles s’échappaient encore des craquelures et se dressaient comme autant de spectres d’arbres avant d’être emportées par le vent. Le mur d’enceinte était noirci, carbonisé, et présentait des brèches par endroits.
Quant au château lui-même, il était tellement endommagé qu’on aurait dit qu’il venait de subir un interminable siège. Certaines tours s’étaient écroulées et de nombreux appartements, bâtiments administratifs et salles annexes s’étaient effondrés sur eux-mêmes ; leurs fenêtres balafrées par les flammes ne renfermaient plus que le vide. Des colonnes de fumée s’élevaient paresseusement, comme des bannières ondoyantes, jusqu’au point culminant de la forteresse en ruine où le vent s’emparait d’elles en les découpant en fanions.
Gurgeh fit le tour de la terrasse et, traversant la couche de neige noire que formait la suie, gagna les portes-fenêtres de la salle-de-proue. Ses pieds ne réveillaient aucun écho. Les particules de suie le firent éternuer et lui piquèrent les yeux. Il pénétra dans la pièce.
Les dalles avaient conservé leur chaleur sèche ; il avait l’impression d’entrer dans un vaste four noyé d’ombre. Dans la grande salle-de-jeu, parmi les débris indistincts de poutrelles tordues et de blocs de pierre tombés, s’étendait toujours le tablier, gondolé, voilé, éventré. Son arc-en-ciel de couleurs n’était plus qu’une palette de gris et de noirs. Les soulèvements et effondrements désordonnés provoqués par l’incendie avaient rendu absurde sa topographie, où un équilibre étudié régnait naguère entre les différentes élévations et dénivellations du terrain.
Des poutres gauchies, recuites, ainsi qu’une série de trous dans le plancher et les murs signalaient l’ancien emplacement des galeries d’observation. L’appareillage de protection électronique tombé du plafond au milieu de la salle gisait à moitié fondu au centre du tablier d’Azad, parodie de montagne hérissée de verrues.
Gurgeh se tourna vers la fenêtre devant laquelle s’était tenu Nicosar et partit dans cette direction, arpentant la surface gémissante du tablier dévasté. Il s’accroupit ; de violents élancements dans ses genoux lui arrachèrent un grognement de douleur. Il tendit la main vers le petit tas de poussière conique déposé au pied d’un pilier par une tornade miniature au cœur du brasier, à la lisière du tablier, non loin d’un morceau de métal noirci en forme de L qui pouvait être un vestige de fusil.
La cendre gris-blanc était douce et tiède ; il y trouva mêlé un bout de métal en forme de croissant. À demi fondu, l’anneau comportait toujours une monture de pierre précieuse qui creusait une espèce de minuscule cratère sur le rebord ; néanmoins, la pierre proprement dite n’était plus là. Il examina l’anneau et le fit tourner plusieurs fois dans ses mains, soufflant dessus pour en ôter la cendre. Au bout d’un moment, il replaça la bague dans le tas de poussière. Puis, après une courte hésitation, il sortit de sa poche le bracelet-Orbitale et l’ajouta au petit cône gris, retira ses deux bagues anti-poison et les y déposa également. Pour finir, il recueillit une poignée de cendre tiède au creux de sa paume et la contempla d’un air songeur.
« Bonjour, Jernau Gurgeh. »
Il se retourna et se remit sur pied en enfonçant prestement sa main dans la poche de sa veste, comme s’il avait honte de ce qu’il venait de faire. Le petit corps blanc de Flère-Imsaho entra par la fenêtre ; dans ce lieu où tout était fracassé et fondu, il paraissait minuscule, immaculé et parfaitement net. Un petit objet gris de la taille d’un doigt de bébé se détacha du sol aux pieds de Gurgeh et monta vers le drone. Une trappe s’ouvrit dans la coque impeccable de Flère-Imsaho ; le micro-missile réintégra le drone. Une section de la machine pivota sur elle-même, puis l’ensemble redevint fixe.
« Bonjour, fit Gurgeh en marchant vers le drone. (Il survola du regard la pièce ravagée, puis regarda son compagnon.) Vous allez me raconter ce qui s’est passé, j’espère.
« Asseyez-vous, Gurgeh. Je vais vous le dire. »
L’homme prit place sur un bloc de pierre tombé du plafond, et jeta un regard dubitatif vers l’endroit d’où il s’était détaché, c’est-à-dire au-dessus des fenêtres.
« Ne vous en faites pas, le rassura Flère-Imsaho. Vous ne risquez rien. J’ai vérifié le toit. »
Gurgeh reposa ses mains sur ses genoux.
« Alors ? dit-il.
« Commençons par le commencement, reprit Flère-Imsaho. Permettez-moi tout d’abord de me présenter sous mon vrai nom ; je m’appelle Sprant Flère-Imsaho Wu-Handrahen Xato Trabiti, et je ne suis pas un drone-bibliothèque. »
Gurgeh acquiesça. Il reconnaissait certains des titres qui avaient tant impressionné Chiark Central, bien longtemps auparavant. Il ne fit aucun commentaire.
« Si j’avais été un drone-bibliothèque, à l’heure qu’il est vous seriez mort. Même si vous aviez pu échapper à Nicosar, vous auriez été incinéré quelques minutes plus tard.
« Je vous suis très obligé, intervint Gurgeh. Merci. (Sa voix rendait un son plat, exténué ; pas particulièrement reconnaissant) Je croyais qu’ils avaient réussi à vous avoir ; à vous tuer.
« Ils ont bien failli, commenta le drone. Toutes ces étincelles, c’était pour de vrai. Nicosar avait dû mettre la main sur du matériel effecteur équiv-tech. Ce qui signifie – ou signifiait – que l’Empire était en contact avec une autre civilisation avancée. J’ai sondé ce qui reste de leurs appareils ; ça peut venir de Homomda. De toute façon, le vaisseau embarquera le tout aux fins d’analyse.
« À propos, où est-il ? Je croyais me retrouver à bord, et non ici.
« Il est arrivé à toute allure une heure et demie après le début de l’incendie. Il aurait pu nous enlever tous les deux, mais j’ai estimé que nous étions plus en sécurité là où nous étions. Je n’ai pas eu de mal à vous isoler du feu ; quant à vous maintenir inconscient grâce à mon effecteur, là encore, aucun problème. Le vaisseau nous a largué au passage deux drones supplémentaires, et a continué sur sa lancée en freinant et changeant de cap. En ce moment même, il est en train de revenir. Il devrait apparaître là-haut dans cinq minutes. Nous pouvons le regagner à bord du module en toute sécurité. Comme je vous l’ai déjà dit, le déplacement n’est pas sans risques. »
Gurgeh émit un petit gloussement nasal. Une fois de plus, il fit des yeux le tour de la pièce.
« J’attends toujours, dit-il à la machine.
« Les gardes impériaux se sont déchaînés, sur ordre de Nicosar. Ils ont fait sauter l’aqueduc, les citernes et les abris, et tué tous les gens qu’ils rencontraient. Ils ont également tenté de s’emparer de l’Invincible. Mais la Marine s’est défendue. Conséquence de l’échange de coups de feu qui s’est déroulé à bord, le vaisseau s’est écrasé quelque part dans l’océan septentrional. Un sacré plouf : le raz de marée a emporté une belle quantité de bourgeons-de-cendre arrivés à maturité, mais à mon avis le feu n’en souffrira pas trop. Personne n’a voulu assassiner Nicosar, l’autre soir ; ce n’était qu’une ruse destinée à placer le château et le jeu sous le contrôle de la garde, qui fait tout ce que l’Empereur lui commande.
« Mais pourquoi ? interrogea Gurgeh d’un ton las en décochant un coup de pied à une bulle soufflée par le feu dans le métal du tablier. Pourquoi Nicosar leur a-t-il ordonné de faire tout cela ?
« Il leur a dit que c’était le seul moyen de vaincre la Culture et de le sauver, lui. Ils ignoraient qu’il était condamné comme les autres ; ils croyaient qu’il connaissait le moyen de s’en tirer personnellement. Mais ils auraient peut-être obéi même sans cela. Ils avaient subi un entraînement spécial. Bref, ils ont exécuté les ordres. (La machine poussa une sorte de gloussement.) Enfin, pas tous. Quelques-uns ont laissé intact l’abri qu’ils étaient censés faire sauter, et y ont entraîné d’autres gens à leur suite. Vous n’êtes donc pas l’unique survivant. Les autres sont pour la plupart des domestiques ; Nicosar avait veillé à ce que tous les gens importants soient rassemblés ici. Les drones du vaisseau se trouvent actuellement en compagnie des rescapés. On les garde sous clef jusqu’à ce que vous soyez en sécurité loin d’ici. Ils ont suffisamment de rations pour tenir jusqu’à ce qu’on vienne les récupérer.
« Continuez.
« Vous vous sentez capable d’entendre la suite, vous êtes sûr ?
« Dites-moi simplement le pourquoi de tout cela, soupira Gurgeh.
« On s’est servi de vous, Jernau Gurgeh, reprit le drone d’un ton neutre. La vérité est que vous jouiez bel et bien au nom de la Culture, tandis que Nicosar jouait pour l’Empire. J’ai moi-même révélé à l’Empereur, la veille du début de la finale, qu’en réalité vous étiez notre champion, notre représentant ; et que si vous l’emportiez nous débarquerions. Nous écraserions l’Empire et imposerions notre ordre. Si c’était lui qui gagnait, nous nous garderions d’intervenir aussi longtemps qu’il serait Empereur, et de toute façon pendant dix Grandes Années.
« Voilà pourquoi Nicosar a agi ainsi ; il n’était pas simplement mauvais perdant. C’était son Empire qu’il risquait. Et puisque c’était là sa seule raison de vivre, pourquoi ne pas disparaître auréolé de gloire ?
« Et c’était vrai ? s’enquit Gurgeh. Nous aurions réellement pris le pouvoir ?
« Gurgeh, répondit Flère-Imsaho. Je n’en ai pas la moindre idée. Cela ne fait pas partie de mes instructions ; nous n’avons pas besoin de le savoir. Cela n’a pas d’importance. Lui croyait que c’était vrai.
« Ce n’est vraiment pas du jeu, commenta Gurgeh en adressant à la machine un sourire dénué d’humour, de faire pression sur quelqu’un en lui annonçant la veille de la partie que les enjeux sont d’une telle nature.
« À la guerre comme à la guerre.
« Mais alors, pourquoi ne m’a-t-il pas dit ce qui était en jeu ?
« Devinez.
« Le pari n’aurait plus tenu et nous aurions débarqué quand même, armés jusqu’aux dents.
« Exact ! »
Gurgeh secoua la tête, brossa sa manche où s’était déposé un peu de suie, et ne fit qu’y répandre une traînée noire.
« Vous pensiez vraiment que j’allais gagner ? demanda-t-il au drone. Contre Nicosar ? Vous le croyiez, même avant notre arrivée ici ?
« Même avant votre départ de Chiark, Gurgeh. Dès que vous avez manifesté un peu d’intérêt à l’idée de partir. Il y avait déjà un certain temps que CS cherchait quelqu’un dans votre genre. L’Empire était mûr pour la décadence depuis des dizaines d’années ; il suffisait de le pousser un peu, mais il n’attendait que cela pour tomber. Un débarquement « armé jusqu’aux dents », comme vous dites, n’est presque jamais la bonne façon de procéder ; il fallait jeter le discrédit sur l’Azad – je veux parler du jeu proprement dit. Car c’est lui qui a maintenu la cohésion de l’Empire pendant toutes ces années, lui le pivot, la charnière ; mais il en devenait par la même occasion le point le plus sensible. (Le drone contempla ostensiblement les débris torturés qui encombraient la salle tout autour d’eux.) Les choses ont pris une tournure un peu plus spectaculaire que nous ne l’avions escompté, je suis bien obligé de l’admettre, mais apparemment toutes les analyses que nous avons effectuées sur vos capacités et sur les faiblesses de Nicosar se sont révélées exactes. Les grands Mentaux qui nous manipulent, vous et moi, comme autant de pions, m’inspirent un respect sans cesse croissant. Ce sont décidément des machines extrêmement intelligentes.
« Elles savaient que j’allais gagner ? demanda Gurgeh d’un ton chagriné, le menton posé au creux de la main.
« On ne peut pas savoir une chose pareille, Gurgeh. Cependant, elles ont dû supputer que vos chances étaient bonnes. On m’a donné une explication partielle quand j’ai reçu mes instructions… Elles vous considéraient quasiment comme le meilleur joueur-de-jeux de la Culture, et pensaient qu’à partir du moment où vous vous intéresseriez d’assez près à ce jeu aucun joueur d’Azad ne saurait vous arrêter, même s’il le pratiquait depuis de nombreuses années. Vous avez passé toute votre vie à apprendre des jeux ; il était impossible que l’Azad comporte une règle, une tactique, un concept que vous n’ayez pas déjà rencontré dix fois dans votre carrière. Simplement, il se trouve qu’il les réunissait tous en un seul jeu. Non, ces gens n’ont jamais eu l’ombre d’une chance. Il vous fallait simplement quelqu’un pour veiller sur vous, et vous pousser discrètement dans la bonne direction au moment opportun. (Le drone descendit et remonta sur place : petite révérence.) Votre serviteur !
« Toute ma vie, répéta doucement Gurgeh en contemplant, derrière le drone, le paysage morne et inanimé qui s’étendait de l’autre côté des hautes fenêtres. Soixante années… Et depuis combien de temps la Culture connaissait-elle l’existence de l’Empire ?
« Environ… Ah ! Vous vous dites que c’est nous qui vous avons formé ! Eh bien, vous vous trompez. Si nous pratiquions ce genre de choses, nous n’aurions nul besoin de « mercenaires extérieurs » tels que Shohobohaum Za pour prendre en charge les basses – les très basses œuvres.
« Za ? s’enquit Gurgeh.
« Ce n’est pas son vrai nom ; il ne fait pas du tout partie de la Culture. Eh oui, c’est ce qu’on pourrait appeler un « mercenaire ». On ne peut que s’en féliciter, d’ailleurs ; sinon, la police secrète vous aurait abattu devant le chapiteau. Vous vous rappelez comme ce petit effarouché de Flère-Imsaho s’est discrètement mis à l’écart, ce fameux jour ? Je venais juste d’abattre un de vos assaillants avec mon FAR ; aux ultra-rayons X, pour que les caméras n’enregistrent rien. Un autre s’est fait tordre le cou par Za ; il avait entendu dire qu’il se passerait peut-être quelque chose. J’imagine que d’ici deux ou trois jours, il sera à la tête d’une guérilla armée sur Eä. (Le drone vacilla légèrement dans l’air.) Voyons… Que vous dire d’autre ? Ah, oui ! le Facteur limite n’est pas aussi innocent qu’il en a l’air, lui non plus. Quand nous étions à bord du Jeune voyou, nous lui avons bien ôté ses vieux effecteurs, mais c’était pour les remplacer par des neufs. Deux seulement, logés dans deux des trois bulles près du nez de l’appareil. Nous avons laissé la bulle vide en clair et projeté un holo de bulle vide dans les deux autres.
« Mais je suis allé dans les trois ! protesta Gurgeh.
« Non, rectifia le drone, vous êtes allé trois fois dans la même. Le vaisseau n’avait qu’à faire pivoter le logement contenant les couloirs, trafiquer l’anti-G et demander à quelques drones de modifier légèrement le décor quand vous passiez de l’une à l’autre, ou plutôt quand vous empruntiez un couloir dans un sens, puis un autre en sens inverse pour, en fait, revenir sur vos pas. Tout cela pour rien, d’ailleurs ; mais dans l’éventualité où le besoin d’armement lourd se serait fait sentir, nous l’aurions eu sous la main. C’est en prévoyant tout par avance qu’on peut se sentir en sécurité, vous ne trouvez pas ?
« Si, si », soupira Gurgeh.
Il se remit sur pied et sortit sur la terrasse, où la neige de suie tombait régulièrement et sans bruit.
« Puisqu’on parle du Facteur limite, reprit Flère-Imsaho d’un ton enjoué, ce vieux dépravé se trouve actuellement au-dessus de nos têtes. Le module est en route. Dans deux minutes tout au plus vous serez à bord ; vous pourrez prendre un bon bain et quitter ces vêtements malpropres. Êtes-vous prêt à partir ? »
Gurgeh regarda par terre et, traînant les pieds, répandit de la suie et des cendres sur les dalles.
« Qu’avons-nous à emballer, de toute façon ? fit-il.
« Pas grand-chose, en effet. J’étais trop occupé à vous empêcher de griller pour retourner chercher vos affaires. Et de toute manière, la seule chose à quoi vous paraissez tenir, c’est cette vieille veste défraîchie. Et cette chose, là… ce bracelet. Vous l’avez récupéré ? Je l’ai laissé posé sur votre poitrine quand je suis parti en exploration.
« Oui, merci, répondit Gurgeh en regardant l’immensité noire et désolée qui s’étendait jusqu’à l’horizon enténébré. (Il leva les yeux ; le module perça brusquement la voûte nuageuse brun foncé en traînant derrière lui un sillage de vapeur.) Merci », répéta-t-il.
Le module décrivit un arc, effleura le sol puis fonça à travers le désert calciné en direction du château, soulevant un nuage de cendre et de suie sur son passage. Il ralentit, vira, et, comme un coup de tonnerre tardif, le bruit qui accompagna son piqué supersonique emplit de craquements les alentours de la forteresse.
« Merci pour tout », acheva Gurgeh.
L’appareil présenta sa face arrière au château et s’éleva dans les airs jusqu’à parvenir au niveau du balcon. La porte arrière s’ouvrit et une passerelle horizontale se déplia. L’homme traversa la terrasse, enjamba le parapet et pénétra dans les entrailles fraîches de la machine.
Le drone suivit et la porte se referma.
Le module s’éloigna instantanément, entraînant dans son ascension une formidable cascade tourbillonnante de cendre et de suie, puis disparut dans les sombres nuages qui surplombaient la forteresse comme un éclair solide tandis que ses roulements de tonnerre éclataient au-dessus de la plaine, du château et des collines qui moutonnaient plus loin.
La cendre se redéposa ; la suie continua de tomber, douce et silencieuse.
Le module revint quelques minutes plus tard chercher les drones du vaisseau et les restes du matériel effecteur endommagé, puis laissa une fois pour toutes le château derrière lui et reprit de l’altitude afin de rejoindre le vaisseau qui l’attendait.
Un court instant plus tard, le petit groupe de rescapés hébétés libérés par les deux drones-de-vaisseau – principalement des domestiques, des soldats, des concubines et des employés administratifs – sortit en trébuchant dans cette nuit qui régnait en plein jour et cette suie qui ressemblait à de la neige, afin de prendre toute la mesure de leur exil temporaire dans cette forteresse à la grandeur passée, et de revendiquer leur terre anéantie.