« Sa sortie était assez cavalière. »
— « Chiron ne veut pas rencontrer Nessus. Je ne te l’ai pas dit ? Ils tiennent Nessus pour fou. »
— « Ils sont tous fous. »
— « Ce n’est pas ce qu’ils pensent, mais ça ne veut pas dire que tu aies tort. Tu veux toujours y aller ? »
Pour toute réponse, Teela lui adressa le même regard incompréhensif que lorsqu’il avait tenté de lui expliquer le coup de fouet au cœur. « Tu veux toujours y aller », confirma Louis, tristement.
— « Bien sûr. Qui ne voudrait ? De quoi les Marionnettistes ont-ils peur ? »
— « Cela, je le comprends », dit Parleur-aux-Animaux. « Les Marionnettistes sont des poltrons. Mais je n’arrive pas à comprendre pourquoi ils tiennent tant à en savoir plus. Louis, ils voyagent presque à la vitesse de la lumière, et ils ont déjà dépassé le soleil à l’Anneau ; celui-ci ne présente pour eux aucun danger, ni maintenant ni plus tard, puisque ceux qui l’ont construit ne peuvent assurément pas voyager plus vite que la lumière. Je ne comprends pas quel est notre rôle dans tout cela. »
— « Évidemment »
— « Dois-je prendre cela pour une insulte ? »
— « Non, surtout pas. Mais nous ne cessons d’être confrontés avec des problèmes de surpopulation. Comment pourriez-vous comprendre ? »
— « D’accord. Voulez-vous m’expliquer ? »
Louis venait de scruter la jungle artificielle en quête de Nessus. « Nessus pourrait sans doute vous expliquer cela mieux que moi. Tant pis. Essayez d’imaginer un billion de Marionnettistes sur cette planète. Le pouvez-vous ? »
— « Je peux les sentir un par un. L’idée seule me donne des démangeaisons. »
— « Maintenant, imaginez-les sur l’Anneau-Monde. Plus facile, non ? »
— « Uurr. Oui. Avec plus de huit puissance sept fois autant de place… Mais je ne comprends toujours pas. Pensez-vous que les Marionnettistes aient des plans de conquête ? Comment feraient-ils ensuite pour se transférer sur l’Anneau ? Ils n’ont aucune confiance dans les astronefs. »
— « Je ne sais pas. Ils ne veulent pas non plus la guerre. Mais là n’est pas la question. La question est : peut-on vivre en sécurité sur l’Anneau-Monde ? »
— « Uurr. »
— « Vous voyez ? Peut-être pensent-ils à construire leurs propres Anneaux-Mondes. Peut-être s’attendent-ils à en trouver un vide, là-bas, dans les Nuages de Magellan. Ce n’est pas un espoir déraisonnable, en fait. Mais peu importe. Avant de faire quoi que ce soit, ils doivent en tester la sécurité. »
— « Voici Nessus. » Teela se leva et se dirigea vers le mur invisible. « Il a l’air ivre. Les Marionnettistes se saoulent-ils ? »
Nessus ne trottinait pas. Il s’approchait sur la pointe des pieds, contournant une plume jaune chrome longue de plus d’un mètre avec une circonspection exagérée, déplaçant un pied à la fois, dardant ses têtes plates en tous sens. Il avait presque atteint le dôme des conférences lorsqu’une sorte de grand papillon noir se posa sur sa croupe. Nessus poussa un cri aigu et bondit en avant comme pour sauter une haute palissade. Il atterrit en roulé-boulé. Quand il eut cessé de rouler, il demeura pelotonné sur lui-même, le dos arrondi, les jambes repliées, les têtes et les cous enfouis entre ses tibias.
Louis courait vers lui. « Phase dépressive ! » cria-t-il par dessus son épaule. Par un coup de chance, il retrouva l’entrée du dôme invisible et s’élança dans le parc.
Toutes les fleurs avaient la même odeur que les Marionnettistes. (Si toute vie, dans le monde marionnettiste, avait la même base chimique, comment Nessus pouvait-il se nourrir de jus de carotte chaud ?) Suivant les zigzags à angles droits d’une haie orange taillée et poussiéreuse, Louis arriva près du Marionnettiste.
Il s’agenouilla à son côté. « C’est Louis », dit-il. « Il n’y a pas de danger. » Avec précaution, il posa la main sur la tignasse qui recouvrait le crâne de Nessus et gratta doucement. Au contact, le Marionnettiste sursauta, puis s’immobilisa.
Cette crise-là était sérieuse. Inutile de l’obliger à affronter le monde immédiatement. Louis demanda : « Cet animal était-il dangereux ? Celui qui s’est posé sur vous ? »
— « Ça ? Non. » La voix de contralto était étouffée, mais toujours pure et sans inflexion. « C’était seulement un… hume-fleur. »
— « Comment cela s’est-il passé, avec Ceux-qui-dirigent ? » Nessus tressaillit : « J’ai gagné. »
— « Très bien. Et qu’avez-vous gagné ? »
— « Mon droit de procréer, et des partenaires.
— « Est-ce pour cela que vous avez peur ? » Qui sait, pensa Louis. Nessus était peut-être l’équivalent de l’araignée veuve noire mâle, condamnée par l’amour. Ou encore une vierge anxieuse… d’un sexe indéterminé.
Le Marionnettiste ajouta : « J’aurais pu échouer, Louis. Je les ai eus. J’ai bluffé. »
— « Continuez. » Louis se rendit compte que Teela et Parleur-aux-Animaux les avaient rejoints. Il continua à gratter doucement la crinière de Nessus. Celui-ci n’avait toujours pas bougé.
La voix de contralto assourdie poursuivit : « Ceux-qui-dirigent m’ont accordé le droit légal de procréer si je survis au voyage que nous allons entreprendre. Mais cela ne suffisait pas. Pour devenir un parent, il me faut des partenaires. Qui s’unirait volontairement avec un fou à la crinière ébouriffée ?
— « Il fallait que je bluffe. Trouvez-moi un partenaire, ai-je dit, ou j’abandonne l’entreprise. Si je me retire, le Kzin se retirera également. Ils enrageaient ! »
— « Je vous crois. Vous deviez être dans votre phase d’exaltation. »
— « Je m’y étais forcé. Je les ai menacés de ruiner leurs plans, et ils ont capitulé. Un volontaire altruiste, leur ai-je dit, doit promettre de s’unir avec moi si je reviens de l’Anneau. »
— « Bien joué. Avez-vous obtenu des volontaires ? »
— « L’un de nos sexes n’est… qu’une simple possession. Non-pensant, stupide. J’avais besoin d’un seul volontaire. Ceux-qui-dirigent… »
Teela l’interrompit. « Pourquoi ne dites-vous pas simplement : dirigeants ? »
— « J’essayais de traduire selon vos propres termes », expliqua le Marionnettiste. « Une traduction plus exacte serait Ceux-qui-dirigent-en-coulisse. Il y a un président choisi, un porte-parole ou… la traduction correcte de son titre est l’Ultime.
» C’est l’Ultime qui m’a accepté pour partenaire. Il a dit qu’il ne demanderait à personne d’autre de sacrifier à ce point son amour-propre. »
Louis siffla. « C’est quelque chose. Restez blotti, vous l’avez bien mérité. Il vaut mieux avoir peur maintenant, quand tout est fini. »
Nessus remua, il semblait se décontracter.
« Il y a une chose qui me chiffonne », remarqua Louis. « Ou je devrais vous appeler elle, ou je devrais appeler l’Ultime elle. »
— « Vous manquez de tact, Louis. On ne discute pas de sexe avec une race étrangère. » Une tête émergea d’entre les jambes de Nessus et le fixa d’un air désapprobateur. « Vous et Teela ne copuleriez pas en ma présence, n’est-ce pas ? »
— « Il se trouve justement que nous avons soulevé la question et Teela a dit… »
— « Je suis choqué », affirma le Marionnettiste.
— « Pourquoi ? » demanda Teela. La tête exposée du Marionnettiste se rétracta précipitamment. « Oh ! Sortez de là ! Je ne vous ferai aucun mal ! »
— « Vraiment ? »
— « Vraiment. Je vous assure. Je vous trouve gentil. »
Le Marionnettiste se déroula complètement. « Vous ai-je bien entendu dire que vous me trouviez gentil ? »
— « Oui. » Elle se tourna vers le mur orange qu’était Parleur-aux-Animaux et dit généreusement : « Vous aussi. »
— « Je ne désire pas vous offenser », dit le Kzin doucement. « Mais ne répétez jamais cela. Jamais ! »
Teela parut décontenancée.
Devant eux se dressait une haie orange poussiéreuse, haute de trois mètres et parfaitement droite, pourvue de tentacules bleus qui pendaient mollement. Leur aspect laissait deviner que la haie avait été autrefois carnivore. Elle délimitait la lisière du parc et Nessus conduisait son petit groupe droit vers elle.
Louis s’attendait à trouver une ouverture. Il fut surpris de voir Nessus pénétrer dans l’épaisseur de la haie, qui s’écarta pour lui livrer passage et se referma derrière lui.
Ils suivirent.
Au-dessus du parc, le ciel était bleu clair ; mais quand la haie se referma sur eux, il devint noir et blanc. Sur le ciel noir de la nuit perpétuelle, des nuages vagabonds reflétaient la lumière d’une ville immense. Car la ville était là, se profilant au-dessus d’eux.
À première vue, elle ne différait des villes terrestres que par les proportions. Les constructions étaient plus épaisses, plus massives, plus uniformes ; et elles étaient surtout beaucoup plus hautes, si hautes que le ciel était tout en fenêtres éclairées et balcons illuminés, avec une fine craquelure d’ombre au zénith. On trouvait là les angles droits absents des meubles des Marionnettistes ; car là, sur ces bâtiments, un angle droit était bien trop haut pour qu’on y cogne un genou maladroit.
Mais pourquoi la ville ne se profilait-elle pas également au-dessus du parc ? Sur la Terre, les bâtiments hauts de plus d’un kilomètre étaient rares. Ici, aucun n’était moins haut. Louis supposa que le parc était entouré de champs infléchisseurs de lumière. Il ne posa pas la question. C’était un des moindres miracles du monde marionnettiste.
« Notre appareil se trouve à l’autre bout de l’île », dit Nessus « En utilisant les disques marcheurs, nous y serons en moins d’une minute. Je vais vous montrer. »
— « Ça va mieux, maintenant ? »
— « Oui, Teela. Comme l’a dit Louis, le pire est passé. » Le Marionnettiste caracolait avec légèreté en avant des autres. « L’Ultime est à moi. Il suffit que je revienne de l’Anneau-Monde ! »
Le chemin était mou. Au regard, on aurait dit du ciment incrusté de particules iridescentes, mais sous le pied, c’était un sol humide et spongieux. Après avoir longé un pâté d’immeubles immense, ils arrivèrent à une intersection. « C’est par-là », dit Nessus, indiquant la direction d’un signe de tête.
« Ne marchez pas sur le premier disque. Suivez-moi. »
Au centre du carrefour se trouvait un grand rectangle bleu entouré de quatre disques bleus, un à l’entrée de chaque rue. « Vous pouvez marcher sur le rectangle si vous le voulez », continua Nessus, « mais pas sur n’importe quel disque. Suivez-moi. » Il contourna le premier disque, traversa l’intersection, trotta sur le disque opposé… et disparut.
Pendant un instant, tout le monde resta stupéfait. Puis, avec un cri de guerre, Teela courut vers le disque. Et disparut.
Parleur-aux-Animaux rugit et bondit. Aucun tigre n’aurait pu viser mieux. Louis se retrouvait seul.
« Par les Démons de la Brume », murmura-t-il d’un air émerveillé. « Ils ont des cabines de transfert ouvertes ! »
Et il alla de l’avant.
Il se retrouva sur un rectangle au centre de l’intersection suivante, entre Nessus et Parleur. « Votre compagne est partie en avant », dit Nessus. « J’espère qu’elle nous attendra. »
Le Marionnettiste sortit du rectangle dans la direction qui leur faisait face. En trois pas, il fut sur un disque. Il était parti.
— « Quelle installation », dit Louis avec admiration. Mais il était seul, car le Kzin avait déjà suivi Nessus. « On marche, et c’est tout. En trois pas, on franchit un bloc. C’est de la magie. Et peu importe la longueur des blocs ! » Il s’élança en avant.
Il avait des bottes de sept lieues. Il courait légèrement sur la pointe des pieds et le décor changeait tous les trois pas. Les signes circulaires, aux coins des bâtiments, devaient être des codes d’adresses ; grâce à eux, un piéton savait quand il avait atteint sa destination. Il lui suffisait alors de contourner les disques pour se rendre au milieu du bloc.
La rue était ponctuée de vitrines de boutiques que Louis eût aimé visiter. Ou était-ce quelque chose de tout à fait différent ? Mais les autres étaient en avance de plusieurs blocs. Louis les apercevait par intermittence au bout du canyon citadin. Il pressa l’allure.
Il se retrouva soudain face aux deux étrangers qui lui bloquaient le chemin.
« J’avais peur que vous ne manquiez le tournant », dit Nessus. Et il se dirigea vers la gauche.
— « Attendez… » Mais le Kzin avait disparu également. Où diable était Teela ?
Elle avait dû les précéder. Louis tourna à gauche et fit un pas en avant…
Des bottes de sept lieues. La ville défilait comme un rêve. Louis courait, la tête pleine de visions féeriques. Des voies rapides à travers les villes, avec des disques d’une couleur différente, un tous les dix blocs. Des disques longue distance, tous les cent kilomètres, chacun au centre d’une ville, avec des rectangles récepteurs grands comme un pâté de maisons. Des chemins pour traverser les océans : un pas pour aller dans une île ! Des îles pour marchepieds !
Des cabines de transfert ouvertes. Les Marionnettistes étaient incroyablement avancés. Les disques n’avaient qu’un mètre de diamètre, et il n’était même pas nécessaire d’être dessus entièrement pour qu’ils opèrent. Un pas et on sortait sur le rectangle récepteur suivant. C’était tanj loin des trottoirs mécaniques !
Tout en courant, Louis évoquait un Marionnettiste fantôme haut de centaines de kilomètres, marchant délicatement le long d’une chaîne d’îles ; posant les pieds avec précaution de peur d’en manquer une et de se mouiller les chevilles. Puis le Marionnettiste grandit et les îles devinrent des planètes… Les Marionnettistes étaient incroyablement avancés…
Il se retrouva devant une mer noire ; plus de disques de transfert. Au-delà de l’horizon, quatre pleines lunes se détachaient suivant une ligne verticale sur un fond d’étoiles. À mi-chemin de l’horizon se trouvait une île plus petite, brillamment illuminée. Les étrangers l’attendaient.
« Où est Teela ? »
— « Je ne sais pas », dit Nessus.
— « Par les Démons de la Brume ! Nessus, comment allons-nous la retrouver ? »
— « C’est elle qui doit nous retrouver. Aucune raison de s’inquiéter, Louis. Quand… »
— « Elle s’est égarée dans un monde étranger ! N’importe quoi peut lui arriver ! »
— « Pas dans ce monde-ci. Aucun monde n’est plus sûr que le nôtre. Lorsque Teela atteindra l’extrémité de l’île, elle s’apercevra que les disques marcheurs pour les îles voisines ne fonctionnent pas pour elle. Elle suivra alors les disques le long de la côte jusqu’à en rencontrer un qui fonctionne. »
— « Pensez-vous que nous soyons en train de parler d’un ordinateur perdu ? Teela est une jeune fille de vingt ans ! »
Teela surgit soudain à son côté. « Hello ! Je m’étais un peu perdue. Que se passe-t-il, ici ? »
Parleur-aux-Animaux eut un sourire moqueur, plein de lames acérées. Louis, évitant le regard étonné et interrogateur de Teela, sentit la chaleur lui monter aux joues. Mais Nessus dit simplement : « Suivez-moi. »
Ils suivirent le Marionnettiste vers une ligne de disques, le long du rivage, jusqu’à un pentacle d’un brun sale. Ils s’y engagèrent.
Et se retrouvèrent sur un roc dénudé, brillamment éclairé par des tubes solaires. Une île rocheuse de la taille d’un spatioport privé. Au centre se trouvaient un bâtiment élevé et un astronef.
« Voici notre appareil », dit simplement Nessus.
Teela et Parleur exprimèrent leur désappointement : les oreilles du Kzin disparurent dans leur logement, tandis que Teela regardait avec envie l’île qu’ils venaient de quitter, le mur de lumière formé par les bâtiments hauts de plusieurs kilomètres qui se détachaient côte à côte contre la nuit cosmique. Mais Louis regardait, et il sentit ses muscles se détendre. Il en avait assez des miracles… Les disques marcheurs, la ville énorme, les quatre planètes sœurs couleur de citrouille suspendues au-dessus de l’horizon… tout cela était intimidant. Le vaisseau, lui, ne l’était pas. C’était une coque Taille 2 des Produits Généraux, pourvue d’une aile triangulaire parsemée de servo-propulseurs et de propulseurs à fusion. Quincaillerie familière et sans mystère.
Le Kzin le démentit. « Cette conception paraît bizarre, du point de vue d’un ingénieur marionnettiste. Nessus, ne vous sentiriez-vous pas plus en sécurité si le vaisseau se trouvait entièrement à l’intérieur de la coque ? »
— « Il ne serait pas plus sûr. Ce vaisseau représente une innovation majeure en matière de conception. Venez, je vais vous montrer. » Nessus trotta vers l’appareil.
La remarque du Kzin était judicieuse.
Les Produits Généraux, une entreprise commerciale des Marionnettistes, avaient vendu une grande quantité d’articles dans tout l’Espace connu ; mais leur succès s’était fondé sur les coques. Il y en avait quatre modèles depuis un globe de la grosseur d’un ballon de basket-ball jusqu’à la coque Taille 4 d’un diamètre de plus de trois cents mètres, la coque du Long Shot. La coque Taille 3, un cylindre aux extrémités arrondies et au ventre aplati, pouvait faire un bon vaisseau de passagers à équipage multiple. Un tel vaisseau les avait déposés quelques heures plus tôt sur le monde marionnettiste. La coque Taille 2 était un cylindre à la taille de guêpe, étroit et effilé aux extrémités. En général, elle n’offrait de place que pour un seul pilote.
Les coques des Produits Généraux étaient transparentes à la lumière visible. Elles étaient imperméables à toute autre forme d’énergie électromagnétique et à la matière sous n’importe quelle forme. La réputation de la compagnie s’appuyait sur cette garantie qui, elle, tenait depuis des centaines d’années et pour des millions de vaisseaux. Une coque des Produits Généraux était le summum en matière de sécurité.
L’appareil qu’ils contemplaient était construit à partir d’une coque Taille 2 des Produits Généraux.
Mais… autant que Louis pouvait en juger, seuls le système de subsistance et le shunt hyperspatial se trouvaient à l’intérieur de la coque. Tout le reste — une paire de servopropulseurs plats dirigés vers le bas, deux petits propulseurs à fusion dirigés vers l’avant, deux autres, toujours à fusion, plus gros, sur le bord postérieur de l’aile et deux énormes fuseaux aux extrémités de celle-ci — des fuseaux qui devaient contenir les appareils de détection et de communication, car Louis n’en aperçut aucun ailleurs — tout cela sur la grande aile delta !
La moitié du vaisseau se trouvait sur l’aile, exposée à tous les dangers que pouvait redouter un Marionnettiste. Pourquoi ne pas utiliser une coque Taille 3 et mettre tout à l’intérieur ?
Le Marionnettiste les avait conduits sous l’aile delta, jusqu’à la poupe effilée de la coque. « Notre but était d’avoir aussi peu d’ouvertures que possible », dit Nessus. « Vous voyez ? »
À travers la coque transparente, Louis vit un conduit épais comme sa cuisse passant de la coque à l’aile. Cela l’intriguait, jusqu’au moment où il se rendit compte que le conduit pouvait se rétracter d’une seule pièce à l’intérieur de la coque. Il découvrit ensuite le moteur qui commandait la manœuvre, et la porte métallique destinée à sceller l’ouverture.
« Dans un vaisseau ordinaire », expliqua le Marionnettiste, « la coque comprend de nombreuses ouvertures : pour les senseurs qui n’utilisent pas la lumière visible, pour les propulseurs à réaction s’il y en a, pour les conduits de carburant. Ici, nous n’avons que deux ouvertures, le conduit et le sas. L’un pour les connexions, l’autre pour les passagers. Chacun d’eux peut être condamné.
» Nos ingénieurs ont revêtu la paroi intérieure de la coque d’un conducteur transparent. Lorsque le sas est fermé et que le conduit des connexions est condamné, l’intérieur devient une surface conductrice ininterrompue. »
— « Champ de stase », devina Louis.
— « Exactement. En cas de danger, tout le système de subsistance est plongé dans un champ de stase du type Négrier pour une période de plusieurs secondes. En stase, le temps cesse de s’écouler, rien ne peut donc menacer les passagers. Nous ne sommes pas assez inconséquents pour faire confiance à la coque seule. Les lasers utilisant la lumière visible peuvent pénétrer une coque des Produits Généraux tuant les passagers sans endommager le vaisseau, et l’antimatière peut la désintégrer entièrement. »
— « J’ignorais cela. »
— « On n’en fait pas grande publicité… »
Louis retourna sous l’aile delta, où Parleur-aux-Animaux examinait les propulseurs. « Pourquoi y en a-t-il autant ? »
Le Kzin renifla avec dédain. « Un Humain aurait-il oublié la Leçon Kzinti ? »
— « Oh !… » Il était évident que n’importe quel Marionnettiste ayant étudié l’histoire kzinti ou humaine devait connaître la Leçon Kzinti. Un propulseur à réaction est une arme dont la puissance dévastatrice est directement proportionnelle à son efficacité en tant que propulseur. Il y avait là des servo-propulseurs pour un usage pacifique, et des propulseurs qui pouvaient servir au combat.
« Je sais maintenant comment vous avez appris à manier des appareils propulsés par fusion. »
— « Évidemment, on m’a entraîné pour la guerre, Louis. »
— « Dans l’éventualité d’une autre guerre Hommes-Kzinti ! »
— « Dois-je faire la preuve de mes talents de guerrier, Louis ? »
— « Vous en aurez l’occasion », interrompit le Marionnettiste. « Nos ingénieurs ont conçu ce vaisseau pour qu’il soit piloté par un Kzin. Voulez-vous examiner les commandes, Parleur ? »
— « Tout de suite. Il me faudrait aussi les caractéristiques de vol, les comptes rendus d’essais, et cetera. Le shunt hyper-spatial est-il d’un type standard ? »
— « Oui. Et il n’y a pas eu de vols d’essai. »
Typique, pensa Louis tandis qu’ils marchaient vers le sas. Ils s’étaient contentés de construire l’engin et de le laisser là, en les attendant. Ils ne pouvaient faire autrement. Aucun Marionnettiste n’aurait voulu le tester en vol.
Où était Teela ?
Il allait l’appeler quand elle réapparut sur la plaque réceptrice du pentacle. Elle était retournée s’amuser avec les disques marcheurs, complètement oublieuse du vaisseau. Elle les suivit à bord, se retournant encore pour regarder avec envie en direction de la ville marionnettiste, au-delà de l’eau noire.
Louis l’attendit à la porte intérieure du sas, prêt à l’admonester pour son insouciance. Il aurait pensé qu’après s’être perdue une fois elle aurait appris à se tenir tranquille !
La porte s’ouvrit. Teela était radieuse. « Oh ! Louis, je suis si contente d’être venue ! Cette ville… c’est tellement amusant ! » Elle lui empoigna les mains et les serra, rayonnant d’un enthousiasme qu’elle ne pouvait exprimer. Son sourire était un soleil.
Il dut renoncer. « C’était amusant », dit-il, et il l’embrassa très fort. Il se dirigea vers le poste de pilotage, son bras autour de la taille mince de Teela, suivant du pouce la courbe de sa hanche.
Maintenant, il en était sûr. Teela Brown n’avait jamais souffert, n’avait jamais appris la prudence, ne comprenait pas la peur. Sa première souffrance lui serait une horrible surprise. Elle pourrait en être détruite complètement.
Elle souffrirait à la vue du cadavre de Louis Wu.
Les dieux ne protègent pas les fous. Les fous sont protégés par d’autres fous plus compétents.
Une coque Taille 2 des Produits Généraux est large de six mètres et longue de quatre-vingt-dix, avec des extrémités effilées à l’avant et à l’arrière.
La plus grande partie du vaisseau se trouvait à l’extérieur de la coque, sur l’aile immense et fine. L’important système de subsistance comprenait trois cabines, un long carré étroit, le poste de pilotage, une rangée de placards, plus l’autocuisine, des autodocs, des récupérateurs, des batteries, etc. Le tableau de bord était installé selon les normes kzinti et les instructions écrites en kzinti également. Louis se dit qu’en cas d’urgence il pourrait sans doute piloter le vaisseau, mais il ne s’y risquerait qu’à la dernière extrémité. Les placards recelaient une inquiétante pléthore de matériel d’exploration. Il n’y avait rien que Louis eût pu désigner en disant : « Ceci est une arme. » Mais beaucoup de choses pouvaient en tenir lieu. Il y avait aussi quatre cycloplanes, quatre propulseurs individuels (ceinture sustentatrice plus réacteur catalytique), des testeurs d’air et de nourriture, des fioles de vitamines synthétiques, des trousses médicales, des senseurs et des filtres à air. Quelqu’un croyait dur comme tanj que ce vaisseau atterrirait quelque part.
Pourquoi pas, après tout ? Les gens de l’Anneau-Monde, à la fois puissants comme ils semblaient l’être, et limités par l’absence présumée d’hyperpropulsion, pourraient bien les inviter à atterrir. C’était peut-être ce qu’espéraient les Marionnettistes.
Il n’y avait rien là que Nessus n’aurait pu désigner en disant : « Ceci n’est pas une arme. Nous en aurons besoin pour telle ou telle raison. »
Il y avait trois races à bord ; quatre si on considérait les Humains mâle et femelle comme deux races différentes, ce qu’un Kzin ou un Marionnettiste pourrait fort bien faire. (À supposer que Nessus et l’Ultime soient du même sexe ? Peut-être la procréation requérait-elle deux mâles et une femelle non pensante.) Les habitants de l’Anneau-Monde pourraient constater du premier coup d’œil que plusieurs espèces d’êtres intelligents étaient capables de coexister en bons termes.
Pourtant, beaucoup de ces objets — les lampes laser, les tétaniseurs — pouvaient servir d’armes.
Ils décollèrent sur les servo-propulseurs, pour éviter d’endommager l’île. Une demi-heure plus tard, ils avaient échappé à la faible gravité des planètes marionnettistes. Louis réalisa alors que, à part Nessus et l’image de Chiron, ils n’avaient vu aucune Marionnettiste sur leur planète.
Lorsqu’ils furent en hyperpropulsion, Louis passa une heure et demie à examiner dans le détail le contenu des placards. Autant savoir à quoi s’en tenir ! Mais l’armement et le reste du matériel lui laissèrent une impression désagréable, un sombre pressentiment.
Trop d’armes, et aucune qui ne pût servir à quelque autre usage. Des lampes laser. Dés propulseurs à fusion… Au cours de la cérémonie qui marqua leur premier jour d’hyperpropulsion, Louis proposa de baptiser le vaisseau Foutu Menteur. Pour des raisons qui leur étaient personnelles, Teela et Parleur approuvèrent. Pour les siennes propres, Nessus ne fit pas d’objection.
Ils restèrent en hyperpropulsion pendant une semaine, couvrant un peu plus de deux années-lumière. Quand ils regagnèrent l’espace einsteinien, ils se trouvaient dans le système de l’étoile K9 ; et le sombre pressentiment n’avait pas quitté Louis Wu.
Quelqu’un croyait dur comme tanj qu’ils atterriraient sur l’Anneau-Monde.